Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/LESPINASSE (Julie-Jeanne-Éléonore DE), femme de lettres française

La bibliothèque libre.
Administration du grand dictionnaire universel (10, part. 2p. 408).

LESPINASSE (Julie-Jeanne-Éléonore DE), femme de lettres française, née à Lyon en 1732, morte en 1776. Elle était fille de Mme  d’Albon et d’un père inconnu : on a nommé le cardinal de Tencin. Placée au couvent par sa mère, qui se souciait peu de reconnaître cette fille adultérine, on l’y laissa le plus longtemps possible ; sa mère la prit ensuite comme demoiselle de compagnie et lui légua en mourant une petite rente. Elle passa de cette maison, en la même qualité, dans celle de la fille légitime de Mme  d’Albon, la marquise de Vichy. Mme  Du Deffant, déjà aveugle, entendit parler d’elle, de son esprit, de ses bonnes manières et résolut de se l’attacher ; elle la demanda à Mme  de Vichy, sa belle-sœur, et sollicita pour l’obtenir l’appui de la duchesse de Luynes. On voit que c’était une négociation en règle : « Je suis aveugle, écrivait-elle à la duchesse (1754) ; je sens tout le malheur de ma situation, et il est bien naturel que je cherche les moyens de l’adoucir. Rien n’y serait plus propre que d’avoir auprès de moi quelqu’un qui pût me tenir compagnie et me sauver de l’ennui et de la solitude.... Le hasard m’a fait rencontrer une personne dont l’esprit, le caractère, la fortune me conviennent extrêmement. C’est une fille de vingt-deux ans, qui n’a point de parents qui l’avouent, ou du moins qui veuillent et qui doivent l’avouer. »

Le cardinal de Tencin, consulté, émit un avis favorable, et Mme  Du Deffant put écrire à Mlle  de Lespinasse : « Faites vos paquets, ma reine, et venez faire le bonheur et la consolation de ma vie ; il ne tiendra pas à moi que cela ne soit bien réciproque. »

Mlle  de Lespinasse resta chez elle une dizaine d’années ; Marmontel a donné à leur rupture les proportions d’un événement : « Il ne fallait pas moins qu’un ami tel que d’Alembert pour adoucir et rendre supportable à Mlle  Lespinasse la tristesse et la dureté de sa condition ; car c’était peu d’être assujettie à une assiduité perpétuelle auprès d’une femme aveugle et vaporeuse ; il fallait, pour vivre avec elle, faire comme elle du jour la nuit et de la nuit le jour ; veiller à côté de son lit, l’endormir en faisant la lecture ; travail qui fut mortel à cette fille naturellement délicate et dont jamais sa poitrine épuisée n’a pu se rétablir ; elle y résistait cependant, lorsque arriva l’incident qui rompit sa chaîne.

« Mme  Du Deffant, après avoir veillé toute la nuit chez elle-même ou chez Mme  de Luxembourg, qui veillait comme elle, donnait tout le jour au sommeil et n’était visible qu’à six heures du soir. Mlle  de Lespinasse, retirée dans sa petite chambre, ne se levait guère qu’une heure avant sa dame ; mais cette heure si précieuse, dérobée à son esclavage, était employée à recevoir chez elle ses amis personnels, d’Alembert, Chastellux, Turgot et moi, de temps en temps. Or, ces messieurs étaient aussi la compagnie habituelle de Mme  Du Deffant, mais ils s’oubliaient chez Mlle  de Lespinasse, et c’étaient des moments qui lui étaient dérobés. Aussi ce rendez-vous particulier était-il pour elle un mystère ; car on prévoyait bien qu’elle en serait jalouse. Elle le découvrit : ce ne fut, à l’entendre, rien de moins qu’une trahison.

« Elle en fit les hauts cris, accusant cette pauvre fille de lui soustraire ses amis, et déclarant qu’elle ne voulait plus nourrir ce serpent dans son sein. Leur séparation fut brusque ; mais Mlle  Lespinasse ne restait point abandonnée. Tous les amis de Mme  Du Deffant étaient devenus les siens ; il lui tut facile de leur persuader que la colère de cette femme était injuste, et les sociétés de Paris les plus distinguées se disputèrent le bonheur de la posséder. D’Alembert, à qui Mme  Du Deffant proposa impérieusement l’alternative de rompre avec Mlle  de Lespinasse ou avec elle, n’hésita point et se livra tout entier à sa jeune amie. »

D’Alembert n’était pas le seul soupirant empressé auprès d’elle ; Turgot, Marmontel, le marquis d’Ussé la suivirent dans sa retraite ; le vieil ami de la marquise Du Deffant, le président Hénault, voulait même l’épouser. Elle eut à son tour un salon, où se rassemblèrent les esprits d’élite du temps, presque toute la société de la vieille marquise, ce qui faillit la faire crever de dépit. Bonne fille au fond, Mlle  de Lespinasse voulut se raccommoder avec Mme  Du Deffant et lui écrivit en ce sens ; mais celle-ci lui répondit sur un ton si aigre, qu’elle renonça à toute réconciliation. Elle en prit gaiement son parti ; cependant, au milieu de la vie insouciante et même un peu galante qu’elle mena dès lors, elle éprouva quelques vives contrariétés. Ce qui est absolument invraisemblable, tout en étant vrai, c’est qu’elle mourut d’un chagrin d’amour, malgré tous ses charmes et tout son esprit.

Mlle  de Lespinasse a aimé, et aimé vivement ; sa nature passionnée se montrait extrême dans ses défauts comme dans ses qualités. On sait le profond attachement que lui portait d’Alembert ; il s’était déclaré son soupirant en titre. Lui, l’enfant sans famille, sans amitié, avait reporté sur elle tout l’amour qu’il aurait donné à une mère, à une épouse. Huit ans entiers, elle agréa ses soins, heureuse, orgueilleuse même, d'une célébrité qui rejaillissait sur elle ; mais elle ne l’aimait pas, et elle brisa son cœur ; d’Alembert mourut de cet amour dédaigné. À son tour elle souffrit, justifiant d’avance la strophe désolée de Henri Heine : « Un homme aime une femme qui ne l’aime pas et qui en aime un autre qui ne l’aime point non plus. C’est une histoire toujours vieille et toujours jeune, et ceux qui en sont les héros ont le cœur brisé. » Elle adora d’abord le comte de Moura, fils de l’ambassadeur d’Espagne en France, et qui avait dix ans de moins qu’elle. Cette affection devint si ardente que la famille du comte le rappela à Madrid. Mlle  de Lespinasse fut désespérée de cette rupture forcée, et cependant, quelque temps après, elle s’éprit d'une passion insensée pour le comte de Guibert, alors simple colonel, auquel elle ne craignit point d’adresser ces lignes brûlantes : « Mon ami, je souffre, je vous aime, et je vous attends. » Marié à une femme distinguée qui lui portait un sérieux et vif attachement, Guibert se laissa aimer sans répondre aux avances de Mlle  de Lespinasse ; et ce mépris la tua. « Oh ! que vous avez bien vengé M. de Moura ! » lui écrivit-elle un jour.

Et d’Alembert ! que devenait-il au milieu de ces amours qui lui enlevaient toute espérance de toucher le cœur de l’indifférente ? d’Alembert foulait aux pieds sa philosophie, oubliait sa propre dignité d’homme jusqu’à aller chercher et porter les lettres que le comte de Moura envoyait d’Espagne Mlle  de Lespinasse, joyeux des bonheurs de l’infidèle, désespéré de ses douleurs. À l’heure de la mort seulement, elle parut avoir l’intuition des souffrances et du sacrifice de ce grand cœur. Elle le fit appeler, lui demanda pardon, le nomma son exécuteur testamentaire, et lui remit une liasse de lettres.... Hélas ! elle était femme, c’est-à-dire perfide jusqu’à la fin !... Ces lettres qu’elle lui recommandait avec tant d’insistance, c’était la correspondance qu’elle avait échangée avec M. de Guibert !

Les Lettres de Mlle  de Lespinasse ont été publiées par Mme  de Guibert avec une préface de M. Barere (Paris, 1809, 2 vol. in-8°). Il existe aussi un volume portant pour titre : Nouvelles lettres suivies d’un portrait de M. de Moura et d’autres opuscules (1830, in-8°) ; mais ces lettres paraissent apocryphes.

Le lendemain de la mort de Mlle  de Lespinasse, son ancienne amie, Mme  Du Deffant, écrivait : « Mlle  de Lespinasse est morte cette nuit, à deux heures après minuit. Ç’aurait été pour moi, autrefois, un événement ; aujourd’hui, ce n’est rien du tout. »

Lespinasse (LETTRES DE Mlle  DE), publiées par la veuve même de M. de Guibert (1809, 2 vol. in-8°). Ces lettres reproduisent la correspondance très-passionnée de Mlle  de Lespinasse avec M. de Guibert de 1773 à 1776.

Pour trouver un pareil monument d’invincible et aveugle passion, il faudrait remonter dans le moyen âge, jusqu’aux lettres latines d’Héloïse. Les lettres de Mlle  de Lespinasse, comme l’a fort bien dit M. Sainte-Beuve, « sont véritablement la nouvelle Héloïse en action, préférable même à celle de Rousseau, car l’amour n’y déclame point. Ces Lettres forment au reste un véritable roman, sans intrigue, sans péripéties, et dans lequel les joies et les tortures d’une âme enivrée parlent à l’âme. Une œuvre pareille ne s’analyse guère. La violence des sentiments y est trop capricieuse pour qu’on puisse en déterminer la marche régulière ; la lecture seule eut donner une idée de ce cri ardent et prolongé. Comme s’il eût fallu que rien ne manquât à ce puissant tableau de la passion peinte par elle-même, il y à lutte d’abord entre un ancien amour, paisible, doux et délicieux au souvenir (l’amour qu’elle avait éprouvé pour le comte de Moura), et le nouvel amour, tyrannique, plein d’angoisses et de déchirements : de cette lutte naissent les regrets, les remords, et cependant la passion redouble. Le bruit des succès de M. de Guibert la trouble, et son amour si violent ne se tourne point en jalousie : elle n’est point de ces « femmes du monde qui n’ont pas besoin d’être aimées, car elles veulent seulement être préférées. » Elle n’a point de ces fiertés de coquetterie, elle se dit avec Félix :

J’entre en des sentiments qui ne sont pas croyables ;
J’en ai de violents, j’en ai de pitoyables,
J’en ai même de...

Elle n’ose dire : J’en ai même de bas... Qu’importent les caprices de son amant pourvu qu’il lui fasse une place dans son affection ? Bientôt pourtant elle s’aperçoit que celui à qui elle a sacrifié M. de Moura n’a point un cœur digne de tant d’amour ; il la néglige pour courir de succès en succès, de soupers en soupers ; quand elle lui redemande ses lettres, il tire de sa poche une prodigieuse quantité de papiers et lui donne d’un air distrait un billet de Mme  de Boufflers. Elle voudrait s’arracher à ce lien ; elle prépare le mariage de son amant ; elle s’intéresse à sa jeune femme ; elle essaye de calmer ses vives ardeurs, qui s’échappent malgré elle en mots de feu. « Mon ami, je vous aime comme il faut aimer, avec excès, avec folie, avec transport et désespoir.... Oui, vous devriez m’aimer à la folie ; je n’exige rien, et je pardonne tout. » Comme nous l’avons dit plus haut, Mlle  de Lespinasse mourut de cet amour mal placé.

« Le mérite inappréciable de ses Lettres, dit Sainte-Beuve, c’est qu’on n’y trouve point ce qu’on trouve dans les livres ni dans les romans ; on y a le drame pur au naturel, tel qu’il se révèle çà et là chez quelques êtres doués : la surface de la vie tout à coup se déchire, et on lit à nu. Il est impossible de rencontrer de tels êtres, victimes d’une passion sacrée et capables d’une douleur si généreuse, sans éprouver un sentiment de respect et d’admiration, au milieu de la profonde pitié qu’ils inspirent. Pourtant, si l’on est sage, on ne les envie pas ; on préférera un intérêt calme, doucement animé ; on traversera, comme elle le fit un jour, les Tuileries par une belle, matinée de soleil, et avec elle on dira : « Oh ! qu’elles étaient belles ! le divin temps qu’il faisait ! l’air que je respirais me servait de calmant ; j’aimais, je regrettais, je désirais ; mais tous ces sentiments avaient l’empreinte de la douceur et de la mélancolie. Oh ! cette manière de sentir a plus de charme que l’ardeur et les secousses de la passion !... »