Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/MARMONT (Auguste-Frédéric-Louis VIESSE DE), duc DE RAGUSE, maréchal de France et membre de l’Institut

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Administration du grand dictionnaire universel (10, part. 4p. 1227-1228).

MARMONT (Auguste-Frédéric-Louis VIESSE DE), duc DE RAGUSE, maréchal de France et membre de l'Institut, né à Châtillon-sur-Seine en 1774, mort à Venise en 1852. Son père, capitaine au régiment de Hainaut, le destinait à la magistrature ; mais le jeune Marmont céda à la vocation irrésistible qui le poussait vers la carrière des armes, et, à dix-sept ans, il fut reçu élève sous-lieutenant à l'école d'artillerie de Châlons, où il se distingua par ses goûts et ses aptitudes pour les sciences exactes, qualités qui devaient le rendre un des meilleurs généraux d'artillerie de son temps. Il débuta comme lieutenant au siège de Toulon et se fit remarquer de Bonaparte, dont le coup d'œil pénétrant eut bientôt discerné le rare mérite du jeune officier, et qui se l'attacha dès cette époque. En 1795, Marmont servit comme capitaine à l'armée du Rhin, où il commanda l'artillerie de l'avant-garde de Desaix, et, l'année suivante, il suivit Bonaparte à l'armée d'Italie comme aide de camp du nouveau général en chef. Il prit une part brillante à cette immortelle campagne, dont il revint avec le grade de chef de brigade, ayant à peine vingt-trois ans. Il accompagna ensuite Bonaparte dans l'expédition d’Égypte, se distingua à la prise de Malte, où il enleva le drapeau de l'ordre ; au siège d'Alexandrie, dont il enfonça une des portes à coups de hache ; à la bataille des Pyramides, au succès de laquelle il contribua avec le général Rampon, par la destruction d'un corps de mameluks. Chargé ensuite de la défense d'Alexandrie contre les attaques combinées des flottes anglaise, russe et turque, il résista victorieusement à un effroyable bombardement, malgré les horreurs de la peste et de la famine, auxquelles la ville était en proie. De retour en France avec son général en chef, il prit une part active au 18 brumaire, et reçut ensuite le commandement de l'artillerie destinée à la nouvelle campagne d'Italie. Le premier consul le chargea d'organiser le passage du mont Saint-Bernard, et il sut vaincre tous les obstacles qu'il devait rencontrer dans une entreprise aussi difficile. À Marengo, l'artillerie de Marmont jeta le désordre dans les rangs autrichiens, et Kellermann en profita habilement pour charger et couper l'armée ennemie, jusqu'à ce moment victorieuse. Nommé général de division d'artillerie, puis premier inspecteur général de cette arme, il y apporta de grands perfectionnements et commanda quelque temps après l'armée française en Hollande. Le 14 juin 1804, il fut fait grand officier de la Légion d'honneur, et grand-aigle le 2 février 1805, puis colonel général des chasseurs à cheval. Lorsque la guerre éclata de nouveau entre la France et l'Autriche, vers la fin de l'année 1805, Marmont prit une grande part au blocus et à la reddition d'Ulm. L'année suivante, il reçut le commandement supérieur de l'armée de Dalmatie, avec le titre de gouverneur général des provinces illyriennes, dégagea Raguse, assiégée par les Russes, et vainquit ces derniers en plusieurs circonstances. Dans ce nouveau poste, il révéla tous les talents d'un grand administrateur, introduisit une foule d'améliorations dans son gouvernement, et ouvrit à travers les marais et les montagnes une route de 300 kilomètres, qui inaugura une ère nouvelle pour le pays. Cette activité infatigable faisait dire de lui par les Dalmates : « Les Autrichiens pendant huit ans ont discuté des plans de route sans les exécuter ; Marmont est monté à cheval, et, quand il en est descendu, elle était terminée. » Lorsque l'empereur d'Autriche visita la Dalmatie, en 1818, à la vue des travaux accomplis par le général français, il dit en riant au prince de Metternich : « Il est bien fâcheux que le maréchal Marmont ne soit pas resté en Dalmatie deux ou trois ans de plus. »

Vers la fin de 1807, Marmont fut créé duc de Raguse, puis, lorsque commença la campagne d'Autriche de 1809, il reçut l'ordre de réunir son corps d'armée et d'opérer sa jonction avec les troupes d'Eugène de Beauharnais, opération qu'il exécuta heureusement après avoir battu les Autrichiens en diverses rencontres. Toutefois, il ne prit aucune part à la bataille de Wagram ; il se tint à Znaïm, malgré les instructions contraires qu'il avait reçues de Napoléon, et se vit sur le point d'être écrasé par les débris de l'armée autrichienne. Il n'en fut pas moins alors nommé maréchal de France. Marmont reprit ensuite ses fonctions en Dalmatie, et les continua jusqu'en 1811, époque à laquelle il fut appelé à remplacer Masséna dans le commandement de l'armée de Portugal, qui venait de rentrer en Espagne. Il eut alors la tâche difficile de surveiller et de combattre Wellington. Ses premiers succès lui inspirèrent une confiance fatale, et, le 22 juillet 1812, il perdit contre le général anglais la bataille des Arapiles, dans laquelle lui-même eut le bras droit fracassé par un boulet dès le commencement de l'action, ce qui contribua sans doute à notre défaite. Dans la campagne de 1813, en Allemagne, Marmont eut le commandement du sixième corps de la grande armée et prit une grande part aux batailles de Lutzen, de Bautzen, de Dresde et de Leipzig. Dans la campagne de 1814, qui avait lieu chez nous cette fois, le duc de Raguse se signala par des prodiges d'activité et d'audace sous les murs de Paris surtout, où il lutta contre les Russes avec une indomptable énergie ; il défendit en désespéré les hauteurs de Belleville ; mais la supériorité du nombre était trop écrasante pour qu'on pût conserver le moindre espoir, et les maréchaux Marmont et Mortier durent se résigner à la douloureuse nécessité de traiter avec l'ennemi ; toutefois Mortier se refusa à signer la capitulation. Quant à Marmont, il se retira sur Essonne avec son corps d'armée, qui se montait à environ 20,000 hommes.

Nous voici arrivés à une phase bien contestée encore de la vie du maréchal Marmont, phase qui a attiré sur son nom plus de célébrité que tous ses succès militaires ; nous voulons dire sa trahison présumée. Nous résumerons ici la question telle qu'elle a été étudiée et élucidée par M. Thiers, qui nous semble avoir jugé l'homme et les circonstances avec une grande impartialité ; mais disons tout de suite, pour expliquer dans quelle terrible situation d'esprit a dû se trouver Marmont, disons qu'il avait entendu à Paris la formidable explosion de haines qui venait d'éclater contre l'Empire et contre l'auteur de tous les malheurs de la France, disons qu'il avait été enveloppé par les intrigues, non-seulement des royalistes, mais encore de ceux qui, à l'exemple de Talleyrand, se retournaient contre l'Empire après l’avoir servi, et qui répétaient sur tous les tons au maréchal qu'une plus longue fidélité à un seul homme serait l'immolation de tous les intérêts de la patrie.

Le 4 avril 1814, Napoléon rédigeait lui-même et signait le fameux acte suivant :

« Les puissances alliées ayant proclamé que l'empereur Napoléon était le seul obstacle au rétablissement de la paix en Europe, l'empereur Napoléon, fidèle à son serment, déclare qu'il est prêt à descendre du trône, à quitter la France et même la vie, pour le bien de la patrie, inséparable des droits de son fils, de ceux de la régence de l'impératrice et des lois de l'Empire. Fait en notre palais de Fontainebleau, le 4 avril 1814. » On voit que, dans cet acte, Napoléon réservait les droits de sa femme et de son fils ; deux jours après, 6 avril, il signait cette autre formule : « Les puissances alliées ayant proclamé que l'empereur Napoléon était le seul obstacle au rétablissement de la paix en Europe, l'empereur Napoléon, fidèle à ses serments, déclare qu'il renonce pour lui et ses héritiers aux trônes de France et d'Italie, parce qu'il n'est aucun sacrifice personnel, même celui de la vie, qu'il ne soit prêt à faire à l'intérêt de la France. » Ici, l'abdication est absolue ; quel événement avait donc apporté cet immense changement dans la rédaction ? C'est maintenant que se dévoile le rôle joué par Marmont dans ces tristes journées.

Tandis que les maréchaux, réunis autour de Napoléon à Fontainebleau, s'efforçaient de lui arracher son abdication personnelle, scène qui est restée célèbre, mais dont on a exagéré la violence, le gouvernement provisoire établi à Paris sous les auspices des souverains alliés faisait tous ses efforts pour détacher Marmont de Napoléon. Établi à Essonnes avec 20,000 hommes, dans une forte position, il permettait à l'empereur, en réunissant les autres débris de ses troupes, de tenter un effort désespéré sur les ennemis, de leur livrer même dans Paris une bataille qui pouvait devenir désastreuse pour eux. Marmont fut donc circonvenu par les agents du gouvernement provisoire ; on parla à son ambition, à sa vanité, à son patriotisme même, en lui dévoilant le tableau des calamités que l'opiniâtreté de Napoléon pouvait déchaîner sur la capitale et sur la France, tristes éventualités qui n'étaient certes pas invraisemblables. Ces considérations frappèrent son esprit, et, après de longues et cruelles indécisions, il consentit à entrer en pourparlers avec le prince de Schwarzenberg, commandant de l'armée autrichienne, et tous deux convinrent des conditions suivantes :

« Marmont devait, avec son corps d'armée, quitter l'Essonne le lendemain, gagner la route de la Normandie, où il se mettrait à la disposition du gouvernement provisoire, et comme il ne se dissimulait pas les conséquences d'un acte pareil, car non-seulement il enlevait à Napoléon près du tiers de son armée, mais la position si importante de l'Essonne, il avait stipulé que, si par suite de cet événement, Napoléon tombait dans les mains des monarques alliés, on respecterait sa vie, sa liberté, sa grandeur passée, et on lui procurerait une retraite à la fois sûre et convenable. Cette seule précaution, dictée par un repentir honorable, condamnait l'acte de Marmont, en révélant toute la gravité que lui-même y attachait. »

Cet arrangement devait rester secret jusqu'à son exécution ; Marmont en instruisit seulement ses généraux divisionnaires, auxquels il apprit l'abdication conditionnelle de Napoléon, et il les trouva tout disposés à marcher dans la voie qu'il venait d'ouvrir. Marmont dut alors se rendre à Paris avec les autres maréchaux pour y plaider la cause de Napoléon auprès des souverains alliés. Sur ces entrefaites, le général Souham, qui commandait à la place de Marmont, reçut l'ordre de se rendre à Fontainebleau ; il crut alors, avec les autres généraux, Compans, Bordesoulle, Meynadier, que Napoléon était instruit de tout ; et ils résolurent de précipiter le mouvement convenu, même en l'absence de Marmont. Ils prévinrent donc le prince de Schwarzenberg de leur dessein, et, le 5 avril, vers 4 heures du matin, le 6e corps franchit l'Essonne. Officiers et soldats ignoraient le secret de cette marche ; ils ne commencèrent à concevoir des soupçons qu'en voyant les ennemis border paisiblement les routes et les laisser passer sans faire feu. Les murmures commencèrent à éclater alors, et tout présageait un soulèvement en arrivant à Versailles. Une seule division ne suivit point le mouvement, celle du général Lucotte, à qui l'ordre parut suspect, et qui refusa de l'exécuter ; mais la ligne de l'Essonne n'en fut pas moins perdue pour Napoléon, qui dut voir dans cette défection la ruine de ses dernières espérances.

La nouvelle de ce grave événement produisit dans l'esprit des souverains alliés un effet décisif ; jusqu'alors ils avaient eu des ménagements pour Napoléon, qui était encore redoutable pour eux ; mais sa terrible épée venait de lui être arrachée des mains, et Alexandre annonça aux négociateurs, Caulaincourt, Ney et Macdonald, que les souverains ne pouvaient plus se contenter d'une abdication conditionnelle, qu'il leur fallait l'abdication absolue de Napoléon pour lui et sa famille. Telle est l'explication de la différence qui existe entre les deux formules que nous avons données plus haut.

Marmont avait été consterné en apprenant ce qui venait de se passer : « Je suis perdu, s'écria-t-il, déshonoré à jamais ! » Mais il se borna à des exclamations et ne tenta aucun effort pour réparer le mal, ou du moins pour diminuer la part de responsabilité qui allait peser sur lui. Tout à coup on apprit que le 6e corps, instruit enfin du véritable rôle qu'on venait de lui faire jouer, était en pleine révolte à Versailles contre ses généraux ; ce fut encore Marmont qu'on chargea d'user de son influence sur l'esprit de ses soldats pour les ramener à l'obéissance, et il y réussit en les flattant, puis en leur démontrant l'impossibilité de résister à l'ennemi, en leur promettant même de revenir se mettre à leur tête dès que l'armée serait reconstituée.

« Ainsi s'accomplit cette opération, qu'on a appelée la trahison du maréchal Marmont. Si l'acte de ce maréchal avait consisté à préférer les Bourbons à Napoléon, la paix à la guerre, l'espérance de la liberté au despotisme, rien n'eût été plus simple, plus légitime, plus avouable ; mais, même en ne tenant aucun compte des devoirs de la reconnaissance, on ne peut oublier que Marmont était revêtu de la confiance personnelle de Napoléon, qu'il était sous les armes et qu'il occupait sur l'Essonne une position capitale ; or, quitter en ce moment cette position avec tout son corps d'armée, par suite d'une convention secrète avec le prince de Schwarzenberg, ce n'était pas opter comme un citoyen libre de ses volontés entre un gouvernement et un autre, c'était tenir la conduite du soldat qui déserte à l'ennemi ! Cet acte malheureux, Marmont a prétendu depuis n'en avoir qu'une part, et il est vrai qu'après en avoir voulu et accompli lui-même le commencement, il s'arrêta au milieu, effrayé de ce qu'il avait fait ! Ses généraux divisionnaires, égarés par une fausse terreur, reprirent l'acte interrompu et l'achevèrent pour leur compte, mais Marmont, en venant s'en approprier la fin par sa conduite à Versailles, consentit à l'assumer tout entier sur sa tête, et à en porter le fardeau aux yeux de la postérité ! » (Hist. du Consulat et de l'Empire.)

Oui, le jugement est juste dans sa sévérité ; en regard des principes inflexibles de la morale, il n'est pas de compromis possible avec les circonstances mêmes et avec sa conscience. Cette réserve faite en l'honneur d'un sentiment que rien ne devrait étouffer, et dont l’histoire doit maintenir le haut et sacré caractère, qui pourrait s’armer contre l’infortuné Marmont d’un rigorisme impitoyable ? Est-ce la France, qu’il croyait arrêter sur le bord de l’abîme où allait la précipiter un insensé ? Est-ce cet insensé lui-même, Napoléon enfin ? De quel droit se serait-il plaint que Marmont, pour sauver la France, eût trahi le serment qu’il lui avait prêté, lui qui, pour la noyer dans un déluge de calamités, avait effrontément foulé aux pieds tous les siens ? Résumons-nous : Marmont fut coupable ; mais si jamais coupable eut des titres au bénéfice des circonstances atténuantes, ce fut le commandant du 6e corps.

Marmont ne joua aucun rôle politique dans les événements qui suivirent et n’exerça qu’une très-médiocre influence, bien que Louis XVIII l’eût nommé commandant d’une compagnie de ses gardes du corps, pair de de France et chevalier de Saint-Louis. La réprobation publique s’était attachée à son nom et elle n’a pas encore cessé dans tous les esprits, dans les préjugés populaires du moins. Comme le dit M. Rapetti, « il eut des faveurs, mais pas d’importance. Les royalistes purs eussent rougi de devoir de la reconnaissance à une trahison, et ils se montraient ingrats ; les royalistes les moins purs se montraient naturellement les plus ingrats. Les hommes de l’Empire les plus réconciliés avec le nouvel ordre de choses tenaient à éloigner toute comparaison entre une trahison et leur ralliement, et ils affichaient leur soin à se préserver du voisinage de M. de Raguse. Quant à l’opinion populaire, elle demeurait implacable. Dans les rues, on avait fait un mot du nom de Raguse : on disait raguser pour tromper. Marmont, qui avait rêvé un grand rôle politique, se trouva réduit à l’isolement et à l’impuissance. » Pendant les Cent-Jours, Marmont suivit Louis XVIII à Gand, et, après Waterloo, le roi le combla de nouveaux honneurs. En 1816, l’Académie des sciences le choisit pour un de ses premiers membres libres. En 1830, pendant les journées de Juillet, Marmont fut chargé du commandement de l’armée de Paris, et, en cette qualité, dut défendre les fatales ordonnances. Ce rôle allait achever de le rendre impopulaire. Au plus fort de la lutte, un vieux royaliste lui dit : « Maréchal, voulez-vous sauver le roi, le peuple de Paris et votre nom ?… Arrêtez les ministres, tous les signataires, tous les conseillers des ordonnances ; faites-les transporter à Vincennes, liés, garrottés comme des criminels, comme les seuls coupables. Le peuple satisfait, apaisé par vous, posera les armes ; le roi, qui ne se trouvera plus en présence d’une révolte, pourra faire des concessions. Vous, vous serez exilé ; mais on pardonne aisément à qui nous tire d’un mauvais pas. Vous nous reviendrez bientôt et vous serez le sauveur, le pacificateur, l’homme de la royauté, de la liberté. » Ce conseil était sage ; malheureusement Marmont ne voulut pas le suivre ; il se sentait écrasé par le souvenir de 1814 ; et, en effet, pour prendre de ces résolutions audacieuses, décisives, il faut avoir derrière soi un passé irréprochable.

On connaît l’issue de la lutte : Marmont essaya en vain de résister au lion déchaîné, malgré l’habileté de ses dispositions. Une députation composée de Laffitte, des généraux Gérard et Lobau, etc., se rendit auprès de Marmont pour le prier d’arrêter l’effusion du sang ; le maréchal écrivit alors à Charles X, qui se montra inflexible, et, le lendemain, 29 juillet, le drapeau tricolore flottait sur le dôme des Tuileries. C’est alors qu’eut lieu à Saint-Cloud cette scène scandaleuse, dans laquelle le duc d’Angoulême, fou de colère, voulut arracher l’épée du maréchal, qu’il accusait de tous les malheurs de sa famille, et auquel il adressa ces mots aussi injustes que cruels : « Est-ce que vous voulez faire avec nous comme avec l’autre ? » Marmont dut se rappeler amèrement que la reconnaissance n’a jamais été une vertu royale : le dauphin lui jetait à la face comme une insulte l’acte qui avait contribué à mettre les Bourbons sur le trône. Charles X, plus équitable, essaya de verser un peu de baume sur ce cœur ulcéré, mais le coup n’en était pas moins porté.

À partir de cette époque, Marmont resta étranger aux affaires politiques ; à quel titre eût-il pu y prendre part ? Exilé volontaire, il erra pendant le reste de sa vie sur la terre étrangère, tantôt en Autriche, tantôt en Turquie, en Syrie, en Palestine, etc., et enfin dans les États de Venise. On lui doit plusieurs ouvrages remarquables : Voyage en Hongrie, en Transylvanie, dans la Russie méridionale, en Crimée et sur les bords de la mer d’Azoff, à Constantinople, etc. (Paris, 1837, 4 vol. in-8o) ; Esprit des institutions militaires (1845, in-8o ; 2e édit. l’année suivante) ; un Xénophon, un César, quelques autres opuscules et enfin ses Mémoires, qui ont eu un si grand retentissement.

« Marmont, dit encore M. Rapetti, triomphait dans ces relations qu’on nomme la vie du monde. Il avait une physionomie noble, animée, spirituelle. Il était instruit et fourni d’anecdotes sur tous les sujets. Il racontait avec charme, il étonnait, il captivait. Sa supériorité très-apparente inspirait le respect, avait cette prodigalité qui semble de la libéralité à ceux qui reçoivent, et ce désir constant de faire montre de son pouvoir, que les solliciteurs prennent aisément pour de l’obligeance. Il était bon sans discernement, et les intrigants le vantaient. Certes, il blessait par sa hauteur ; mais ceux mêmes qu’il offensait ainsi, il savait se les concilier par l’ascendant d’un caractère dont l’extrême fierté relevait encore plus qu’elle ne les déparait les qualités aimables ou brillantes. Napoléon l’avait appelé Marmont Ier. »

Quant à son talent d’écrivain, on le trouvera suffisamment apprécié dans l’article suivant.

Marmont (mémoires de), duc de Raguse (Paris, 1856-1857, vol. in-8o). Cet ouvrage posthume, dont la lecture est très-intéressante, est un monument élevé à la glorification du maréchal par le maréchal lui-même, une statue dressée sur la pierre de son tombeau. Dans ses longs Mémoires, le duc de Raguse s'attache à montrer, avec preuves à l'appui, qu'il était supérieur à une foule de gens que la faveur, encore plus que le mérite, avait élevés aux plus hautes dignités. Il a dit et écrit ce que d'autres se contentent de penser d'eux-mêmes. En outre, il n'a point hésité à porter une main audacieuse sur des demi-dieux dont plusieurs furent des héros de théâtre : il est venu déranger la perspective de l'histoire et contrecarrer les idées reçues. Où est le mal ? Marmont fut un des hommes les plus remarquables de l'Empire ; brave, instruit, spirituel, tacticien habile, administrateur éminent, il peut aussi prendre rang parmi les écrivains. Son style net, précis et tranchant est celui d'un capitaine qui sait penser. Armé de ces puissants moyens, le duc de Raguse fait table rase des réputations établies, des renommées contemporaines. Après tout, est-ce bien la vanité, la malignité, l'envie, qui animent ce briseur d'images ? Sainte-Beuve, qui avait lu le manuscrit des Mémoires quelques années avant leur publication, en avait tiré sur le compte de l'auteur une impression que le lecteur impartial est forcé d'adopter : « Une nature vive, sincère, intelligente, bien française, un peu glorieuse, mais pleine de générosité et même de candeur. » Quel a été le mobile des attaques que Marmont dirige indifféremment contre tous les hommes qui ont eu des rapports avec lui ? Est-ce misanthropie de vieillard, ressentiment contre la fortune, jalousie contre les hommes ? Mais la nature ne lui avait refusé aucun de ses dons, et la destinée ne lui avait pas été injuste. La gloire, le pouvoir, les honneurs ne lui ont pas manqué. Pourquoi ne pas supposer que ce vieillard a voulu tout simplement exprimer son opinion, faire justice des préjugés et des mensonges historiques, dire nettement, sincèrement ce qu'il pensait du régime d'odieuse compression dont il avait été témoin ? Pour tout lecteur impartial, là est le vrai. L'Empire, ce système de gouvernement qui a été si fatal à la France, a succombé sous l'influence de causes multiples : l'excès de l'ambition, le poids du despotisme, le défaut de liberté, la ruine de l'agriculture, de l'industrie et des finances, l'épuisement de la population et enfin l'insuffisance ou l'incapacité des hommes qui le servaient. On a accusé plusieurs dignitaires de l'Empire d'avoir amené sa chute par des trahisons ; Marmont lui-même n'est pas absous de la défection d'Essonnes. On a reproché à ces transfuges les faveurs, les richesses dont un despote, prodigue des deniers de l’État ou des dépouilles des vaincus, les avait comblés. On leur a rappelé que par eux-mêmes ils n'étaient rien, et qu'ils devaient au moins, à celui qui les fit quelque chose, leur reconnaissance. Les traîtres sont infâmes ; soit. Mais le premier coupable ne fut-il pas celui qui appela à la tête des armées ou du gouvernement des âmes serviles, des intelligences médiocres, et qui fit tout pour avilir les âmes, pour abaisser les caractères ? Tout gouvernement qui favorise la corruption et le népotisme reçoit un juste salaire en recueillant la trahison. Le duc de Raguse se défend, pour son compte, d'avoir trahi Napoléon. On sait que la trahison dont l'histoire l'accuse se réduit à un ordre qui fit diriger sur Versailles quelques régiments campés à Essonnes. Un gouvernement provisoire était établi : il négociait la paix avec les alliés, dont les forces occupaient une partie du territoire français. Napoléon avait abdiqué ; son armée était cantonnée à Fontainebleau ; le 6e corps, commandé par le duc de Raguse, en formait l'avant-garde. Ce corps quitta subitement sa position, sans ordre du quartier général. Or, un ordre dut être donné ; par qui ? Marmont répond : « Ce n'est pas moi. » Et il cherche à se justifier. Son ouvrage n'est même qu'une longue apologie : tout semble la préparer de loin. Marmont, si habile, fait ici preuve de maladresse. Il ne sait ni se dégager par une simple affirmation, ni accepter hautement la responsabilité de la défection du 6e corps. Paris, que Marmont avait héroïquement défendu, venait de se rendre ; l'abdication de Napoléon entraînait la paix, et la paix le désarmement. Aux yeux de Marmont, il ne s'agissait plus de combattre. Dès lors, n'était-il pas indifférent que son corps d'armée fût cantonné à Essonnes ou à Versailles ? De quel poids ces troupes eussent-elles pesé dans les destinées de Napoléon ? La France était à bout, et l'homme qui l'avait épuisée méditait peut-être une lutte nouvelle, un retour offensif, une nouvelle effusion de sang ! Dans la situation que lui avaient faite les événements, le duc de Raguse pouvait laisser à l'histoire le soin de porter un jugement définitif sur sa conduite et sur l'opportunité de sa retraite. Depuis longtemps, Marmont avait jugé « l'empereur fini. » Comme tout le monde, il pensait qu'une reprise des hostilités aggraverait les malheurs de la France, en augmentant les exigences des ennemis. Il aspira au rôle de médiateur, peut-être dans un but d'ambition personnelle. L'histoire a jugé ce rôle. Le duc de Raguse rend justice au génie militaire de Napoléon ; mais il signale ses défauts énormes, ses fautes désastreuses, ainsi que les lacunes de son intelligence. Moralement déchu, Bonaparte était tombé dans une sorte d'abâtardissement physique : l'homme du début, si sobre et si actif, était devenu lourd, sensuel, blasé sur tout, indifférent à tout. Les Mémoires de Marmont peignent bien le caractère à la fois hardi et circonspect de leur auteur. La composition en est très-habile, et le style est celui d'un soldat disert.

« Après avoir lu son livre, dit M. Cuvillier-Fleury, il me serait impossible de contester désormais que ce ne fût là un homme d'un rare esprit, d'une immense valeur, une forte nature, pleine d'élan, un caractère vigoureusement trempé, avec toutes sortes d'aptitudes supérieures et de qualités originales, le tout dans une mesure qui dépasse de beaucoup le niveau de la considération qu'on était habitué à lui accorder pendant sa vie. Chose singulière ! cette âpreté imperturbable de l'amour-propre dans le duc de Raguse, elle vous fait cabrer et elle vous subjugue ; elle vous apporte l'irritation et la conviction ; elle a un défaut énorme et elle réussit. On voudrait qu'un auteur si rempli de lui-même ne fût qu'un plat écrivain, et c'est un conteur saisissant ; qu'un homme si vain ne fût qu'un sot, et c'est un maître homme. Les Mémoires du duc de Raguse ne sont pas seulement le monument de l'orgueil ; c'en est le triomphe ; et je ne sais rien de plus déconcertant pour la sagesse humaine, de plus décourageant pour la modestie, de plus corrupteur et de plus amusant qu'un pareil livre. »