Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/MONTPENSIER (Anne-Marie-Louise D’ORLÉANS, duchesse DE), plus connue sous le nom de GRANDE MADEMOISELLE, fille de Gaston d’Orléans, frère de Louis XIII, et de Marie de Bourbon-Montpensier

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Administration du grand dictionnaire universel (11, part. 2p. 525).

MONTPENSIER (Anne-Marie-Louise d’Orléans, duchesse de), plus connue sous le nom de Grande Mademoiselle, fille de Gaston d’Orléans, frère de Louis XIII, et de Marie de Bourbon-Montpensier, née à Paris le 29 mai 1627, morte le 5 avril 1693. Le cardinal de Richelieu et la reine Anne d’Autriche furent ses parrain et marraine.

« Il y a dans chaque époque, dit Sainte-Beuve, un certain type à la mode, un certain fantôme romanesque qui occupe les imaginations et qui court, en quelque sorte, sur les nuages. À la fin de Louis XIII et au commencement de Louis XIV, ce type et ce modèle s’était principalement formé d’après les héros et les héroïnes de Corneille, et aussi d’après ceux de Mlle de Scudéri. Mademoiselle, personne d’imagination, de fantaisie et d’humeur, mais de peu de jugement, réalisa beaucoup ce type en elle : elle y ajouta tout ce qui était propre aux préjugés de sa race et aux superstitions de sa naissance. Cela fit un composé des plus bizarres, des plus glorieux, des moins raisonnables, et dont toute sa destinée se ressentit. »

Héritière par sa mère, qui mourut des suites de ses couches, des biens immenses accumulés dans la famille de Montpensier, elle était une des plus riches princesse de l’Europe, et elle crut que les souverains allaient se disputer sa main. Quoiqu’elle fût âgée de onze ans de plus que Louis XIV, son cousin germain, elle se mit en tête qu’elle l’épouserait, et cette idée domina pendant longtemps toute sa conduite. Elle allait voir le jeune dauphin, l’appelait son petit mari ; mais Richelieu fit cesser ces jeux. Le roi d’Espagne, Philippe IV, frère d’Anne d’Autriche, et l’empereur Ferdinand III s’étant trouvés veufs, elle pensa que tous les deux allaient la demander ; c’est elle-même qui raconte cela naïvement dans ses Mémoires ; elle aurait préféré Ferdinand ; aussi refusa-t-elle Charles II, alors chassé d’Angleterre et qui ne paraissait pas devoir y retourner de si tôt. Mlle de Montpensier attribua l’échec de ses espérances matrimoniales à Mazarin, et ce fut un des motifs qui la jetèrent dans la Fronde. Elle accompagna la cour à Saint-Germain en avouant tout haut que ses préférences étaient pour le « contraire parti, » et, lors de la seconde Fronde, elle prit un rôle plus décidé. Comme son père, le lâche et ténébreux Gaston, ne se hâtait point de sortir de l’indécision, elle monta à cheval, et suivie d’une petite troupe, parmi laquelle étaient ses grandes amies, Mmes de Fiesque et de Frontenac, elle alla tenter un coup de main sur Orléans, apanage de Gaston. Les portes étaient fermées ; un de ses écuyers défonça une poterne mal gardée et la princesse, suivie des siens, s’introduisit audacieusement dans la ville pendant que le garde des sceaux et le conseil du roi parlementaient inutilement à une autre porte et se retiraient devant les huées du peuple (27 mars 1652). Mademoiselle fut portée en triomphe à l’hôtel de ville. Ainsi munie d’une place forte, elle espérait pouvoir traiter et faire de son mariage avec Louis XIV la condition de la paix ; Condé l’entretenait dans cette idée, qui lui donnait un précieux auxiliaire. Deux jours après, elle présida le conseil de guerre à la suite duquel fut livré le combat de Bléneau, où se rencontrèrent l’un contre l’autre Turenne et Condé. De retour à Paris, Mademoiselle y jouit de la plus grande popularité ; mais les affaires de la Fronde allaient mal, et Condé, repoussé jusque dans le faubourg Saint-Antoine, courait risque de subir un désastre, lorsque Mademoiselle obtint de protéger sa retraite en faisant tirer le canon de la Bastille et mit le feu elle-même à la première pièce. Jamais Louis XIV ni Mazarin ne lui pardonnèrent ce coup de canon, qui prolongea la Fronde de plusieurs mois (2 juillet 1652). Mazarin s’écria : « Mademoiselle vient de tuer son mari !… » Il ne pouvait plus être, en effet, question de son mariage avec Louis XIV. Deux jours après, des massacres accomplis avec la connivence de Condé et de Gaston ensanglantaient Paris ; on tuait, sur un simple soupçon, tous les partisans de la cause royale. Mademoiselle se montra pleine d’humanité, sauva tous ceux qu’elle put et pénétra même dans l’Hôtel de ville, où elle put arracher le prévôt des marchands, Lefèvre, à une mort inévitable.

Lorsque Louis XIV rentra dans Paris quelques mois plus tard (13 octobre), Mademoiselle ne fut pas inquiétée ; Gaston s’était rapproché de la cour dès qu’il avait vu les choses mal tourner, et elle reprocha fièrement à son père cette félonie nouvelle. Pour elle, elle se retira dans sa terre de Saint-Fargeau et y vécut cinq ans, dictant ses Mémoires à Segrais, son secrétaire, et se consolant de tous ses malheurs avec le million de revenu qui lui restait. En 1657 elle obtint de revoir la cour, qui se trouvait alors à Sedan ; la reine mère la présenta en disant : « Voici une demoiselle qui est bien fâchée d’avoir été méchante ; elle sera bien sage à l’avenir. » Louis XIV déclara qu’il avait tout oublié. Mademoiselle avait alors trente ans sonnés, et, songeant à tous ses mariages manqués, se voyait réduite à rester fille, lorsqu’elle se prit de l’amour le plus insensé pour un petit cadet de Gascogne, capitaine aux gardes, alors appelé marquis de Puyguilhem et qui devint le célèbre Lauzun. Elle l’avait remarqué dès 1659, comme on peut le voir dans ses Mémoires, mais ce ne fut que dix ans plus tard, alors qu’elle avait elle-même quarante-deux ans, qu’elle songea à l’épouser. Lauzun était alors le favori de toutes les dames de la cour, le rival en amour de Louis XIV, et il avait déjà fait quelque séjour à la Bastille. Sa tendresse pour ce mauvais sujet était si forte, qu’elle oubliait jusqu’aux lois de l’étiquette, chose énorme dans cette cour cérémonieuse. Un jour que Lauzun restait découvert devant le roi et qu’il pleuvait très-fort, elle dit à Louis XIV : « Sire, faites-lui donc mettre son chapeau. » Mais le rusé Gascon devenait de plus en plus cérémonieux envers Mademoiselle à mesure que celle-ci devenait plus expansive ; il faisait semblant de ne pas voir son amour, que tout le monde voyait ; il jouait à la coquetterie comme une jeune femme ; il obligea enfin la fille de Gaston à se déclarer.

Sur la demande formelle de Mademoiselle, Louis XIV consentit au mariage (15 décembre 1670). Lauzun, dont La Bruyère a dit : « Sa vie est un roman ; non, il y manque le vraisemblable, » touchait au but de ses rêves ; sa femme lui apportait en dot une fortune estimée à 20 millions et quatre duchés. Le cadet de Gascogne allait devenir cousin du roi et épouser une petite-fille de Henri IV. Malheureusement il retarda de quelques jours la cérémonie, malgré les instances de Montausier, et, sur l’avis de Condé et de Monsieur, le roi reprit sa parole. Lauzun se soumit respectueusement, mais Mademoiselle poussa les hauts cris ; elle refusa de sortir de sa chambre, se mit au lit et reçut ses intimes amis de l’air le plus désolé : « Il serait là ! » disait-elle les larmes aux yeux, en montrant la place vide à côté d’elle. C’est Mme de Caylus qui rapporte ce trait de douleur naïve. L’année suivante, Lauzun fut jeté à la Bastille, puis à Pignerol, et sa captivité dura dix ans, pendant lesquels Mademoiselle ne cessa de supplier le roi en sa faveur. Il est probable qu’ils s’étaient dès lors unis par un mariage secret et que ce fut cette contravention à l’ordre royal qui fut punie si sévèrement sur Lauzun. Celui-ci sorti de prison, le mariage ne fut déclaré que quatre ans encore après et Lauzun dut abandonner, en faveur des bâtards de Louis XIV, la plus riche portion de la dot. Mais dix ans avaient bien changé les amoureux. Mademoiselle, à cinquante-deux ans, brûlait encore de tous les feux de l’amour ; Lauzun, vieilli, blasé, furieux de ce mariage dérisoire qui ne lui rapportait pas la haute faveur qu’il avait rêvée, brutalisait la vieille fille ; celle-ci regimbait et le battait à son tour. Un jour qu’il voulut se faire tirer ses bottes par elle, au retour de la chasse, elle le congédia et refusa de jamais le revoir, jusqu’à sa mort, malgré ses instances pour rentrer en grâce.

« Ce qui manque à la vie de Mademoiselle, à son caractère comme à son esprit, dit Sainte- Beuve, c’est le goût, c’est la grâce, c’est la justesse, ce qui devait précisément marquer la belle époque de Louis XIV. Avec ses dix années de plus que le roi, Mademoiselle fut toujours un peu arriérée et de la vieille cour. Elle appartient, par son tour d’imagination, à la littérature de Louis XIII et de la Régence, à la littérature de l’hôtel Rambouillet, et qui n’a pas subi la réforme de Boileau ni celle de Mme de La Fayette. Il y a du pêle-mêle dans ses admirations : elle prise fort Corneille, elle fait jouer chez elle le Tartufe ; mais elle reçoit aussi l’abbé Cotin : « J’aime les vers, de quelque nature qu’ils soient, » dit-elle. Elle aime surtout la grandeur, elle aime la gloire ; elle s’y méprit souvent ; elle a toutefois des mouvements de fierté, d’honneur et de bonté, dignes de sa race. Les jours où elle est le mieux, elle se ressent du voisinage de Corneille. Sa conduite au combat de Saint-Antoine doit lui être comptée. Ses Mémoires aussi lui sont un titre des plus durables, Mémoires véridiques et fidèles, et dans lesquels elle dit tout sur elle-même ou sur les autres. »

Montpensier (MÉMOIRES DE Mlle DE). La première édition est de 1729 ; la dernière, due à M. Chéruel, est de 1858 (4 vol. in-12). Ce qu’ils ont d’attrayant, c’est leur entière sincérité ; la princesse en général ne semble songer qu’à elle et ne rapporte que les faits qui l’intéressent directement : elle s’étend beaucoup sur ses goûts, ses habitudes, ses caprices ; donne les détails les plus minutieux sur les fêtes et les cérémonies dont elle a été témoin ; marque avec exactitude l’étiquette et les préséances, et n’omet presque aucune des intrigues obscures qui agitèrent sa petite cour. Au milieu de cette multitude de particularités peu intéressantes, on trouve quelques récits qui répandent de la lumière sur des événements importants : tels sont ceux de la surprise d’Orléans, du combat de la porte-Saint-Antoine et de l’incendie de l’Hôtel de ville de Paris, pendant les troubles de la Fronde. Dans les Mémoires de Mademoiselle, il y a trois parties, trois moments distincts de composition. L’auteur a commencé, repris et continué son récit dans des dispositions d’esprit et de cœur fort diverses ; ce récit, qui embrasse plus de cinquante années d’une époque féconde en incidents (1630-1688), n’offre pas sur tous les points une lumière égale. Mademoiselle déclare tour à tour que ses ennuis et ses préoccupations avaient d’abord amorti en elle des souvenirs qui se sont ravivés avec le temps, ou qu’elle supprime des développements trop connus de ses contemporains, ou bien que, n’ayant pas été toujours présente aux événements qu’elle raconte, elle en ignore les détails. Ce qu’elle peint le mieux, c’est elle-même ; brave, hardie, spirituelle, généreuse, romanesque, Mademoiselle finit par être amoureuse et précieuse, et toujours à contre-temps.

Quant aux événements de sa vie, à son rôle d’héroïne au temps de la Fronde et à ses infortunes de l’arrière-jeunesse, amenées par l’égoïste ambition et par la lâche ingratitude de Lauzun, ces faits rentrent dans la biographie de mademoiselle de Montpensier. En attendant ce coup de foudre qui la rendra folle de Lauzun, elle remplit à la cour un rôle passif, celui de spectatrice et de juge ; elle le remplit bien du moins, avec un esprit clairvoyant, avec une plume vive et expressive. Nulle part n’est mieux apprécié que dans ses Mémoires le jeune Louis XIV, tendre, fier et gracieux, et qui sait déjà régner. Les portraits si nombreux que Mademoiselle trace dans son récit, et qui forment une galerie vraiment historique, ont autant de valeur littéraire que ses autres portraits fictifs, jeu d’esprit fort à la mode vers 1657-1659. L’édition entreprise par M. Chéruel a été faite sur les manuscrits que possède la Bibliothèque nationale ; l’éditeur a rétabli le texte très-altéré dans celles d’Amsterdam (1729 et 1735) et même dans celle de Petitot.