Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/MORNAY (Philippe DE), seigneur DU PLESSIS, un des plus illustres représentants de la Réforme en France

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Administration du grand dictionnaire universel (11, part. 2p. 574).

MORNAY (Philippe DE), seigneur DU PLESSIS, un des plus illustres représentants de la Réforme en France, né à Buhy en 1549, mort à La Forêt-sur-Sèvre (Deux-Sèvres), en 1623. Son père, catholique convaincu, le destinait à la carrière ecclésiastique, qui offrait à Philippe un brillant avenir, car l’un de ses oncles était évêque de Nantes ; mais sa mère dirigea son éducation dans le sens de la Réforme et, étant devenue veuve, embrassa le protestantisme. Philippe de Mornay ne tarda pas à l’imiter et consacra dès lors sa vie a la défense de ses coreligionnaires, dont il fut, suivant Voltaire, « le plus vertueux et le plus grand homme. » Au mois d’août 1565, il se rendit à Genève, d’où il passa en Allemagne et ensuite en Italie. À Pise, il se livra à l’étude de la jurisprudence et se perfectionna dans la connaissance de l’hébreu ; mais il dut quitter cette ville après un court séjour. Avant de revenir en Allemagne, il visita Gênes, Ferrare, Rome, Plaisance, Milan, tourmenté du désir d’apprendre l’histoire sur les lieux mêmes et recueillant les matériaux d’une profonde instruction. Il passa à Cologne l’hiver de l’année 1571 et débuta dans la controverse théologique par un traité, écrit en latin et resté inédit, sur l’Église visible. En même temps, deux Adresses aux insurgés des Pays-Bas, qu’il invitait à se défier des Espagnols, le firent connaître avantageusement. Sa réputation en France date de 1572, époque où il publia sur les Pays-Bas un mémoire adressé à l’amiral Coligny, qui en fut émerveillé ; de Thou l’a inséré dans son Histoire. Coligny allait le charger d’une mission confidentielle auprès du prince d’Orange, lorsque la Saint-Barthélémy arriva.

S’étant à grand’peine échappé de Paris pendant le massacre des protestants, Duplessis-Mornay se réfugia en Angleterre et supplia la reine Élisabeth d’intervenir en faveur des victimes du fanatisme catholique. Il ne consentit à revenir en France que dans l’intérêt de la cause réformée et sur les instances pressantes de La Noue, et il prit part à l’entreprise de Saint-Germain, qui échoua. Il épousa Charlotte Arbaleste, veuve de Jean de Pas de Feuquières, le 3 janvier à Sedan, et, à peine marié, il partit pour rejoindre l’armée allemande que Condé amenait en France ; mais Henri de Navarre l’appela près de lui, le nomma membre de son conseil (1577) et lui témoigna dès lors une confiance illimitée. La première mission importante que Mornay reçut de lui fut d’aller implorer les secours de tous les princes protestants. Il fit aussitôt voile vers l’Angleterre ; son vaisseau fut pris, ses compagnons furent pour la plupart mis à la torture. Quant à lui, resté inconnu fort heureusement, il fut dépouillé et abandonné sur son navire en pleine mer, sans ancres et sans voiles. Un vent favorable le ramena dans le port de La Rochelle en avril 1577. Il en repartit, aussitôt arrivé, et débarqua heureusement à Londres. Sa mission fut couronnée de succès ; Élisabeth consentit à donner 80, 000 écus, destinés à solder l’armée allemande.

Duplessis-Mornay resta en Angleterre jusqu’en 1578, entouré d’une grande considération, choyé, fêté de tous ceux qui admiraient son noble caractère ; il passa ensuite en Flandre et retourna en Angleterre, chargé d’une mission du roi de Navarre. Revenu en France, il assista au synode national de Vitré (1582) et chercha les moyens de réunir les deux communions calviniste et luthérienne. Ce fut un des rêves de sa vie.

À dater de cette époque, rien d’important ne se fit à la cour du roi de Navarre sans sa participation. Conseiller et confident toujours écouté de Henri IV, c’est lui qui traita désormais les affaires importantes, celles surtout qui exigeaient un tact exercé et une délicatesse peu ordinaire.

En 1584, il assista à l’assemblée politique tenue à Montauban, sous les auspices de Henri III, se distingua l’année suivante dans la défense de cette ville et prit aussi une part considérable à l’assemblée politique tenue à La Rochelle en 1588 ; cette assemblée lui prouva sa haute estime en insistant pour qu’il conservât la surintendance des finances de la cause réformée. À la nouvelle du meurtre des Guises aux états de Blois, qui se tenaient précisément à la même époque, il donna au roi de Navarre le conseil de marcher vers la Loire et de s’emparer de quelques places importantes dans l’Anjou et la Touraine, au lieu de rester enfermé en Saintonge, et il appuya ce conseil sur une excellente raison, c’est que Henri III, pressé d’un côté par les huguenots, de l’autre par Mayenne, serait forcé de s’allier avec l’un de ces deux ennemis. Or, pouvait-il s’allier avec le frère des Guises, qu’il venait d’assassiner ? Les prévisions de Mornay étaient justes. Henri III et le roi de Navarre se réconcilièrent et, d’un commun accord, ils nommèrent Mornay gouverneur de la place de Saumur, donnée comme garantie aux protestants. Lorsque Henri III eut été assassiné et que le roi de Navarre poussa activement le siège de Paris, Duplessis-Mornay le seconda en s’assurant de plusieurs villes, en s’emparant du cardinal de Bourbon, que les ligueurs avaient déclaré roi sous le nom de Charles X, et courut rejoindre son maître à Ivry, où il combattit vaillamment. Henri IV le nomma conseiller d’État et lui confia de nouveau plusieurs négociations difficiles.

Cependant le roi, à la veille d’abjurer le protestantisme, se montrait oublieux vis-à-vis de ses coreligionnaires, malgré les appels réitérés de Duplessis-Mornay. Celui-ci travaillait de tout son pouvoir à faire révoquer les édits de 1585 et 1588, et il avait rédigé un nouvel édit pour remplacer les deux autres, en même temps qu’un projet de réunion des deux Églises protestante et catholique ; il demandait un concile où l’un et l’autre parti se ferait entendre par l’organe de ses représentants les plus distingués. Henri IV le laissa se repaître de cette chimère et il abjura avant la conférence. Le Béarnais, une fois affermi sur le trône, n’avait plus besoin de lui comme par le passé ; de plus, il ne pouvait se dissimuler qu’il n’eût payé d’ingratitude les services éminents que les protestants lui avaient rendus ; Mornay l’indisposait par ses requêtes ; bref, la rupture éclata lors de la conférence de Fontainebleau, où le roi sacrifia son vieil ami aux besoins de sa politique nouvelle. Au mois de juillet 1598, Mornay avait publié son fameux traité de l’Institution de l’eucharistie. Ce livre, où la messe était attaquée à l’aide de témoignages puisés dans le Nouveau Testament, dans les Pères et les docteurs de l’Église, produisit en France et à Rome une vive impression. La Sorbonne le condamna ; les jésuites de Bordeaux le déférèrent au parlement ; toutes les chaires retentirent d’invectives contre l’ennemi de la messe. Quant aux réfutations écrites, elles ne firent qu’augmenter le succès du livre. Le clergé ne vit pas de meilleur parti que de s’adresser au roi, par l’intermédiaire de Clément VIII, manœuvre d’autant plus habile, que Henri IV avait alors besoin de ménager le souverain pontife pour la dissolution de son mariage. Henri IV s’engagea donc à mettre un terme au scandale. À la suite de misérables intrigues, une conférence fut arrêtée pour le 4 mai 1600 à Fontainebleau, entre Duplessis-Mornay et Du Perron, évêque d’Évreux. Celui-ci se faisait fort de prouver que l’auteur du Traité de l’eucharistie avait inséré dans son livre une foule de passages tronqués ou falsifiés. Mornay aurait pu se contenter de répondre, ainsi que le disent très-bien MM. Haag, que, s’il y avait dans son livre cinq cents fausses citations, comme le prétendait Du Perron, il les lui abandonnait pour s’en tenir aux bonnes, dont il resterait encore près de quatre mille ; mais, indigné de voir qu’on soupçonnait sa bonne foi, il tomba dans le piège et fut de nouveau victime de sa générosité. Il demanda d’abord communication écrite des cinq cents passages incriminés et des livres nécessaires pour leur vérification ; Du Perron refusa. Mornay déclara qu’il n’assisterait pas à la conférence. Alors l’évêque se ravisa ; la veille de la conférence, à minuit, il envoya soixante passages et un paquet de livres à son adversaire. « C’étoit peut-être, dit Mézeray, un stratagème pour assoupir sa vigueur et engourdir la pointe de son esprit, en l’obligeant de travailler toute la nuit. » Peut-être est de trop. On dit même que, pour avoir facilement raison de Mornay, l’évêque eut soin de produire à la conférence d’autres éditions que celles sur lesquelles celui-ci avait travaillé toute la nuit.

Le lendemain, la conférence s’ouvrit, avec une grande solennité. Le nonce avait voulu s’y opposer, craignant une défaite pour le parti catholique, mais Henri IV lui avait promis « que le démenti en demeureroit aux hérétiques. » Mornay ne s’était pas mépris sur le sentiment qui amenait le roi à la conférence ; il déclara toutefois que l’issue de la discussion, quelle qu’elle fût, ne concernerait que lui « et ne pouvoit préjudicier à la doctrine des Églises réformées de France, qui avoit été devant lui et seroit après lui. » Dans la discussion qui s’engagea ensuite, il se trouva, en effet, que certains passages avaient été mal cités par Duplessis-Mornay, ou plutôt par ses coopérateurs, car, absorbé par les affaires de l’État, il n’avait pu lui-même chercher ou vérifier les citations de son livre. La conférence n’eut pas d’autre résultat. Elle n’en eut aucun au point de vue de la vérité, car, si le Traité de l’eucharistie contenait quelques citations fausses, qu’est-ce que cela prouvait ? Rien en faveur de la messe, puisqu’il restait des centaines de citations qui lui étaient contraires et qui n’étaient pas fausses.

Le but de la conférence était de discréditer Duplessis-Mornay et de le perdre, si c’était possible ; ce but fut atteint en partie. Mornay ressentit une telle douleur, qu’au sortir de la conférence ou, plutôt, de ce guet-apens, il fut pris de vomissements opiniâtres. Quant à Henri IV, il était radieux du succès de cette basse intrigue ; il écrivait, quelques jours après, à d’Épernon ces lignes inqualifiables : « Le diocèse d’Évreux a gaingné celuy de Saumur, et la doulceur dont on y a procédé a esté occasion à quelque huguenot que ce soit de dire que rien y ait eu force que la vérité ; ce porteur y estoit qui vous contera comme j’y ai faict merveilles. » Henri IV appelait faire merveilles sacrifier un homme qui, pendant plus de vingt ans, l’avait servi de ses conseils, de sa plume et de son épée avec une fidélité, un dévouement et un désintéressement dont l’histoire offre peu d’exemples. Mayenne avait raison de dire, au sortir de la conférence, « qu’il n’y avoit veu, sinon un ancien et fidèle serviteur très-mal payé de tant de services. » Mornay retourna promptement à Saumur, prépara une nouvelle édition de son livre et appuya par d’autres passages ceux qui venaient d’être attaqués. Retiré pour toujours des affaires politiques, il ne reparut qu’une fois à la cour, le 14 juin 1607.

Duplessis-Mornay ressentit une sincère et profonde douleur à la nouvelle de l’assassinat de son ancien maître et ami. La régente lui témoigna beaucoup de bienveillance ; mais il ne joua aucun rôle sous Louis XIII. Cependant il assista, en 1617, à l’assemblée des notables de Rouen. En 1620, les huguenots s’étant insurgés, il s’employa vainement comme conciliateur. Le gouvernement de Saumur lui fut enlevé, malgré les promesses de Louis XIII. Il se retira alors dans son château de La Forêt-sur-Sèvre, où il mourut. « Je ne suis pas ennemi de la vie, disait-il à ses derniers moments, mais j’en vois une beaucoup meilleure que celle-ci. Je me retire de la vie, je ne m’enfuis pas. »

Les témoignages des historiens sont unanimes sur le compte de ce grand homme d’État, qui fut aussi un homme religieux et un caractère comme il s’en rencontre peu. Les catholiques eux-mêmes ont rendu justice au Pape des huguenots. On a de lui un grand nombre d’ouvrages, qui obtinrent à son époque les plus légitimes succès : Discours de la vie et de la mort (Lausanne, 1576, in-8o ; Paris, 1580, in-16) ; Traité de l’Église, où l’on traite des principales questions qui ont été meues sur ce point en nostre temps (Londres, 1578, in-8o ; 1579, in-8o) ; Traité de la vérité de la religion chrétienne (Anvers, 1581, in-4o ; Paris, 1852, in-8o) ; Lettre d’un gentilhomme catholique français, contenant brève responce aux calomnies d’un certain prétendu Anglais (1586, in-8o) ; De l’institution, usage et doctrine du sainct sacrement de l’eucharistie (La Rochelle, 1598, in-4o) ; Avertissement touchant la vaine vanterie de ceux de l’Église romaine sur ce qui s’est passé en la conférence de Fontainebleau (1600, in-8o, anonyme) ; le Mystère d’iniquité, c’est-à-dire l’histoire de la papauté (Saumur, 1611, in-fol.) ; ce livre, qui ne fit pas moins de sensation que le Traité de l’Eucharistie, fut condamné par la Sorbonne, comme impie et exécrable ; Mémoires de messire Philippe de Mornay, contenant divers discours, instructions, lettres et dépesches, etc. (1624, in-4o) ; Testament, codicille et dernières heures de P. de Mornay (1624, in-8o) ; Méditations, homélies et discours chrestiens (1624, in-8o). On a publié, en 1824 et années suivantes, une édition complète des Mémoires, correspondance et vie de Mornay (12 vol. in-8o), contenant environ quatre cents pièces.

Mornay (MÉMOIRES ET CORRESPONDANCE DE DUPLESSIS-) [1624, 4 vol. in-4o ; 1824, 12 vol., in-8o]. Cet ouvrage est une collection de pièces laissées par Duplessis-Mornay, et non l’histoire, rédigée par lui, des événements auxquels il a pris part. Mais on gagne plus qu’on ne perd à ce que ce titre de Mémoires indique mal le caractère d’un recueil où l’on trouve presque tout entière l’histoire des guerres civiles et religieuses sous les règnes de Charles IX, Henri III, Henri IV et Louis XIII, depuis l’an 1571 jusqu’en 1623, dans les pièces originales. Ces pièces peuvent être divisées en trois classes : 1o les lettres adressées à des princes ou à des particuliers ; 2o les instructions données aux ambassadeurs et aux autres agents, les cahiers de doléances remis officiellement à Henri III et à Henri IV, les projets d’associations politiques ou religieuses, les délibérations sur divers sujets les morceaux plus importants publiés par Mornay dans toutes les circonstances où il croyait nécessaire de préparer les esprits à une grande mesure ; ces écrits, nombreux et très-soignés, s’appelleraient aujourd’hui des brochures politiques. On remarque dans le nombre : le Cahier général des doléances des Églises de France, présenté à Henri III ; le morceau intitulé Association de Bergerac ; la Capitulation faite entre le roi de Navarre et le duc de Cazimis, pour la levée de l’armée des reîtres venus en France en l’an 1587 ; le récit des négociations que Duplessis entreprit en Angleterre, au commencement de l’année 1592 ; un Discours sur l’excessive cherté ; la Remontrance aux états de Blois, où, sous le nom d’un catholique romain, Mornay plaide avec éloquence pour une paix si utile à son parti ; l’Avertissement sur l’intention et le but de la maison de Lorraine en prenant les armes ; la Remontrance à la France sur les maux qu’elle souffre, et les remèdes qui lui sont nécessaires ; enfin, la Déclaration et protestation du roi de Navarre sur la paix faite avec ceux de la maison de Lorraine, les chefs et les principaux auteurs de la Ligue. Mornay n’a jamais dans son style la grâce et l’élégance de l’auteur des Essais ; mais il montre souvent quelque chose de la vigueur de coloris et de la rapidité de mouvements qu’on admire dans ce grand écrivain. Le style, ferme et plein, est quelquefois travaillé avec trop d’art, ou du moins avec un art qui ne se cache point assez, et l’abus des figures dépare un peu l’élévation constante de la pensée.

Le Journal de la vie de Mornay, écrit par sa femme pour l’instruction de son fils, sert introduction à l’ouvrage dans l’édition de 1824. Ces Mémoires proprement dits sont écrits avec la plus grande simplicité et décèlent l’esprit étendu, les connaissances variées de la narratrice. Elle parle de négociations politiques et même d’opérations militaires comme quelqu’un qui n’est point étranger à ces objets. Mais on sent que ce qui l’attacha le plus est la lutte des deux religions, et qu’elle s’est occupée avec beaucoup de suite et de zèle des controverses de son temps. Aussi, le récit de la conversion de Henri IV est-il un des morceaux les plus remarquables de son livre. Le plus curieux peut-être est l’histoire de la conférence tenue à Fontainebleau le 4 mai 1600, en présence du roi et de cinq commissaires, entre Duplessis-Mornay et l’évêque d’Évreux. Le style de l’auteur prend du relief quand un sentiment vif l’anime ; il perd son énergie et sa limpidité quand une forte émotion cesse de le soutenir. Mme de Mornay, dans ces tablettes domestiques, montre qu’elle était digne, par l’esprit comme par le caractère, d’un des hommes le plus justement considérés.