Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/NORMANDS ou NORTHMANS

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Administration du grand dictionnaire universel (11, part. 3p. 1091-1092).

NORMANDS ou NORTHMANS. On donna le nom de Normands aux pirates du Nord qui vinrent, depuis le VIIIe jusqu’au Xe siècle, ravager les côtes de la Frise, des îles Britanniques et surtout de la France, et qui, après des incursions multipliées, finirent par s’établir définitivement dans l’ouest des contrées neustriennes. Leur établissement dans ce dernier pays le fit désigner sous le nom de Normandie. Il ne faut pas croire, avec un certain nombre de chroniqueurs chrétiens, que les Normands fussent des tribus sauvages, étrangères à toute organisation régulière. Les habitants de la Suède, de la Norvège et du Danemark se livraient presque tous à la vie de marin et faisaient le métier d’homme de guerre, c’est-à-dire de conquérant sur mer. Cette profession, pleine de hasards et de dangers, passait chez eux pour très-honorable, et Haquin, roi de Norvège, divisa même son royaume en skipreidors ou districts d’armement pour la piraterie, comme nous l’apprend l’Heimskringla (tome Ier, Saga af kakonar Goda). Les officiers de mer que nous appelons aujourd’hui amiraux et capitaines s’appelaient pirates et archipirates, et cette désignation subsista longtemps après que les Normands se furent fixés en Angleterre et en Normandie. Ce furent ces hommes aventureux, avides et braves, aimant à s’appeler les rois de la mer, qui portèrent, du VIIIe au Xe siècle, la terreur du nom Scandinave depuis la Russie jusque dans l’Amérique septentrionale. En général, ils sortaient de leurs havres au printemps et, manœuvrant avec habileté leurs petits bâtiments, construits par eux-mêmes et qu’ils pouvaient démonter pour les transporter à bras au besoin, ils ne craignaient pas d’aller croiser sur mer pendant toute la belle saison et de braver les périls de l’Océan ; s’ils manquaient de vivres et de provisions, c’était pour eux chose facile et habituelle de descendre sur la première côte qu’ils rencontraient et de se procurer par la force, si c’était nécessaire, tout ce dont ils avaient besoin. L’hiver revenant, ils rentraient chez eux avec le butin qu’ils avaient fait dans leurs croisières et quelquefois après s’être livré entre eux des combats, où les moins heureux essayaient de ravir à ceux qui avaient eu plus de succès le produit de leurs courses sur mer. Dans le commencement, leurs excursions se faisaient toujours dans le Nord, mais ensuite ils se portèrent davantage vers les plages éloignées. Il n’y avait aucune parité entre leur manière d’attaquer et de combattre et celle des autres nations. « Leurs irruptions, dit M. H. Martin, n’eurent de commun avec les anciennes invasions barbares que les maux qu’elles causèrent. Ce n’étaient plus là des peuples quittant leurs foyers en masse pour se ruer pesamment sur des pays plus favorisés de la nature, mais bien des associations peu nombreuses de guerriers d’élite, sans femmes, sans enfants, sans esclaves, matelots et soldats tout ensemble, parcourant les mers, aussi rapides que les oiseaux de tempête, et opérant leurs descentes avec une soudaineté et une impétuosité qui paralysaient la défense et qui glaçaient de terreur l’ennemi, vaincu avant d’avoir rendu le combat. Dans les nuits orageuses des équinoxes, quand les marins des autres peuples se hâtent de chercher un abri et de rentrer au port, ils mettent toutes voiles au vent ; ils font bondir leurs frêles esquifs sur les flots furieux ; ils entrent dans l’embouchure des fleuves avec la marée écumante et ne s’arrêtent qu’avec elle ; ils se saisissent d’un îlot, d’un fort, d’un poste de difficile accès, propre à servir de cantonnement, de dépôt et de retraite ; puis remontent le fleuve et ses affluents jusqu’au cœur du continent, sur leurs longues et sveltes embarcations aux deux voiles blanches, à la proue aiguë, à la carène aplatie, sur leurs « dragons de mer » à la tête menaçante, comme ils disent. Le jour, ils restent immobiles dans les anses les plus solitaires ou sous l’ombre des forêts du rivage ; la nuit venue, ils abordent, ils escaladent les murs des couvents, les tours des châteaux, les remparts des cités ; ils portent partout le fer et la flamme ; ils improvisent une cavalerie avec les chevaux des vaincus et courent le pays en tous sens jusqu’à trente ou quarante lieues de leur flottille. Quel immense avantage un tel système d’attaque ne doit-il pas avoir sur un État désorganisé, où les milices ne se rassemblent que lentement et péniblement et où les petits despotes locaux sont bien moins disposés à se porter secours qu’à s’entredétruire ! »

En longeant les côtes de la Frise, les Normands s’étaient trouvés en contact avec les Francs, et, dès le Ve siècle, ils rirent des apparitions sur les côtes du nord de la France, apparitions qui devinrent plus fréquentes au siècle suivant, où ils infestèrent les rivages de l’océan Germanique et s’avancèrent même jusqu’au pas de Calais. Une grande victoire que Théodebert remporta sur eux, en 530, suivant le récit de Grégoire de Tours, paraît les avoir éloignés pour quelque temps de ces côtes, où ils revinrent plus rarement jusqu’au VIIe siècle. Cependant, un fait important à signaler à cette époque est l’établissement d’un pirate nommé Adroald à Saint-Omer. La tendance des hommes du Nord à se détacher d’une vie aventureuse, où ils ne trouvaient pour avantage qu’un butin acquis par le pillage, et à se fixer sur des terres lointaines se manifeste de plus en plus à partir de cette période. En 795, des Norvégiens s’établirent aux îles Féroë et aux Orcades ; vers le milieu du IXe siècle, ils fondèrent, sous le nom de Warègues, qu’on leur donnait plus particulièrement en Russie, les principautés de la Grande-Novogorod et de Kiev ; enfin, après 861, date de la découverte de l’Islande par le pirate Naddodd, de puissantes familles de la Norvège vinrent s’y fixer et y trouver un refuge contre les persécutions de Harold, roi de Danemark. L’Angleterre, l’Irlande et l’Écosse reçurent aussi les fréquentes visites des Scandinaves, qui, après maints pillages, s’établirent définitivement en Irlande, à Dublin, à Limerick et à Waterford. On pense que ce fut dans cette île qu’ils entendirent parler pour la première fois d’une terre située à l’ouest, appelée la Grande-Islande, et qu’on supposé être Terre-Neuve. Le caractère aventureux et hardi des Scandinaves les poussa même plus loin ; car, en l’an 1000, Leif, fils d’Éric le Rouge, partit du Groenland, où il était établi, et s’avança jusque sur les côtes d’Amérique, auxquelles il donna le nom de Vinland, parce que, suivant la Saga ou récit scandinave, un Allemand, du nom de Tyrker, y trouva du raisin. Il fallait que ces hommes de mer eussent acquis une grande expérience dans l’art nautique pour pouvoir se hasarder dans des parages aussi éloignés et préparer des armements aussi considérables que ceux qu’ils crurent nécessaires pour ravager les côtes de la Frise, sous Charlemagne. Malgré les précautions prises par ce prince et les stations navales établies aux embouchures des fleuves de la Gaule et de la Frise, une flotte de deux cents navires normands osa piller les côtes de Frise. L’empereur entra dans une grande colère, dit Éginhard, et, sans attendre son armée, il courut vers le Nord, comme si sa seule présence eût dû chasser les pirates. Ils avaient fui, en effet ; le roi Gotfrid venait d’être assassiné et son successeur, Hething. demandait la paix. Mais la mort de Charlemagne, qui n’avait pu garantir complètement les côtes d’Aquitaine et empêcher les excursions des pirates dans la Méditerranée, fut le signal de nouveaux pillages. Ils parurent à l’embouchure de la Seine et se portèrent vers l’île de Noirmoutier, où ils descendirent et établirent une station, qui devint le magasin général du produit de leurs pillages. D’autres bandes s’emparèrent de Dorestad, sur le Rhin, que Louis le Débonnaire avait donné à un chef finnois converti au christianisme, et prirent l’Île de Walcheren. Les querelles des fils de Louis le Débonnaire servirent encore au succès des Normands : pendant qu’on se battait à Fontenay, ils entraient dans la Seine, conduits par Oscher, pillaient et brûlaient Rouen, et, redescendant le fleuve chargés d’un butin considérable, ils pillaient Jumiéges et rançonnaient Saint-Vandrille. À partir de cette époque, les ravages devinrent périodiques, et, tous les ans, des flottes nombreuses partaient des côtes du Danemark et de la Norvège et pénétraient dans les fleuves. En 843, l’année du traité de Verdun, les villes de Saintes, de Bordeaux, de Tours et de Nantes furent pillées. Une autre bande de Normands, conduite par Régnier, remonta la Seine en 845, dévasta de nouveau Rouen et alla jusqu’à Paris. Les Normands entrèrent le 28 mars dans cette ville, dont les habitants avaient fui emportant les reliques des saints, et ne se retirèrent qu’avec un grand butin et 7, 000 marcs d’argent, que Charles le Chauve, enfermé dans l’abbaye de Saint-Denis, leur avait donnés pour acheter leur retraite : c’était les engager à revenir. Les années suivantes, Nantes, Bordeaux, Saintes, Angers, Rennes, Le Mans, Beauvais et l’abbaye de Saint-Bertin, à Saint-Omer, furent de nouveau pillés et brûlés. Les États de Louis le Germanique et ceux de Lothaire n’étaient pas mieux traités : Trêves, Cologne et Aix-la-Chapelle furent incendiées par les pirates. Toute énergie et toute ardeur nationale avaient disparu. En vain résolut-on à la diète de Mersen, en 847, de signifier au Danemark la défense de troubler les États de l’empire de Charlemagne ; les Normands, qui n’appartenaient pas plus au Danemark qu’à la Suède, où ces pirates étaient désignés par le nom de Wikingues, et à la Norvège, où on les appelait Norrœnermen, ne tinrent aucun compte de cette défense ; ils pénétrèrent en Bretagne, remontèrent la Loire et dévastèrent Tours et Blois. Puis, après avoir pris position dans une île, auprès de Saint-Florent, ils se joignirent à une autre troupe établie en Bretagne, pour piller Nantes. Charles le Chauve fut obligé d’acheter de nouveau le départ des bandes qui ravageaient les environs de Paris et rendit pour quelque temps la tranquillité à la capitale ; mais les ravages continuèrent vers la Loire, malgré la guerre que leur faisait Robert le Fort, qui fut tué près de Brissarte. En 881, les Normands, sous la conduite d’un chef nommé Germon, débarquèrent près de Boulogne et tuèrent 8, 000 hommes aux Français, commandés par Hennekin, près du village de Wimille ; puis ils brûlèrent Abbeville, Boulogne, Corbie, Aire, Amiens, Saint-Riquier, Cambrai et détruisirent Renty, Hesdin, Blangy et Auchy. Mais le jeune Louis III marcha à leur rencontre et les tailla en pièces à Saucourt-en-Vimeux ; Germon, leur chef, périt dans la bataille. En 885, les Normands, conduits par Sigefried, reparurent à Rouen et pénétrèrent jusqu’à Paris. Les Parisiens se défendirent héroïquement, ayant à leur tête leur comte, Eudes, fils de Robert le Fort, et Gozlin, leur évêque. Après un siège qui dura un an, ils appelèrent à leur secours Charles le Gros, qui, à l’exemple des autres princes carlovingiens, avait déjà acheté des pirates leur départ de Mayence et des bords du Rhin. Cet empereur, au lieu de les combattre, traita avec eux et consentit à leur payer 700 livres d’argent, à la condition qu’ils lèveraient le siège de Paris, leur laissant d’ailleurs la liberté de remonter la Seine et l’Yonne et de ravager la Bourgogne. Ils ne se retirèrent sur la basse Seine qu’en 890. Hastings, un de leurs chefs, avait adopté le christianisme et reçu un fief en France, sans doute à la suite des défaites des Normands, battus successivement à Saint-Florentin par Richard, duc de Bourgogne ; à Questembert, par Alain, duc de Vannes, et à Montfaucon, près de Verdun, par Eudes, comte de Paris. Dans cette dernière rencontre, Eudes avait remporté une victoire signalée sur le même Sigefried qui l’avait assiégé pendant un an dans Paris, et les Français l’élurent roi. Il ne cessa, jusqu’en 893, de harceler les Normands et de donner l’exemple d’une résistance énergique. En 912, Charles le Simple abandonna une partie de la Neustrie à Rad-Holf ou Rollon, à la charge de fermer la Seine aux invasions nouvelles et de se convertir au christianisme. Le chef barbare s’établit à Rouen et fonda ainsi le duché de Normandie. Il dépouilla les habitants de leurs propriétés, en distribua une part au clergé, pour acheter son appui, et donna le reste aux pirates, ses compagnons, qui devinrent les nobles du pays. Telle fut partout l’origine de la noblesse féodale. Dès lors, les Normands devinrent sédentaires et prirent rang dans la république féodale qui se forma après la dissolution de l’empire de Charlemagne ; néanmoins, ils se signalèrent encore par de grandes expéditions, dont les plus célèbres sont celles d’Italie et de Sicile, au XIe siècle (v. Robert Guiscard), et la conquête de l’Angleterre par Guillaume le Bâtard (1066). Albert d’Aix rapporte qu’en 1097, lorsque les croisés venaient de s’emparer de Tarse, en Cilicie, une flotte montée par des marins hollandais, flamands et normands vint mouiller devant la ville. Ces derniers suivaient les routes bien connues de leurs ancêtres, les pirates scandinaves, qui, dès le IXe siècle, avaient parcouru les côtes de l’Espagne, du Portugal, de la Provence et de l’Italie et pénétré dans l’Orient, dont les denrées, apportées à Whisby, dans l’île de Gothland, en avaient fait un marché considérable au Xe siècle. On a retrouvé en 1845 dans l’île de Gothland et, en Russie, dans le district d’Oranichbaum, à peu de distance de Cronstadt, des monnaies ou dirhems frappés à Bagdad, à Schiraz, à Azradjan, à Mohammedia et à Mansour au milieu du IXe siècle. Ces monnaies koufiques étaient mélangées à un grand nombre de pièces anglo-saxonnes et allemandes, dont les plus anciennes remontaient à l’an 838 de notre ère, et les plus nouvelles à l’an 1036. Ces curieuses découvertes établissent les rapports commerciaux des Scandinaves avec les pays orientaux. Il faut remarquer que le génie commercial de ces peuples du Nord, déjà très-apparent au milieu de leurs pirateries, se dégageait sensiblement à cette époque. Les Norvégiens avaient favorisé par des lois le commerce maritime, atténué la coutume du droit de confiscation sur les naufragés, empêché le pillage des simples marchands et réprimé sévèrement le ravage des côtes. C’était pour un fait de cette dernière espèce que Rollon avait encouru la peine de l’exil, que lui avait infligée le roi Harald. Ils avaient aussi, vers cette époque et à raison de leurs expéditions maritimes, perfectionné la construction de leurs vaisseaux, qui étaient divisés en grands navires pour les voyages lointains et en petits pour remonter les fleuves. M. Jal, dans son ouvrage l’Archéologie navale, s’aidant du navire normand du XIe siècle représenté sur la tapisserie de Bayeux et des indications techniques puisées dans le Roman de Rou et le Roman de Brut, poëmes de Robert Wace, donne deux figures de navires normands : la première est empruntée à la tapisserie de Bayeux ; la seconde représente un navire garni d’une ceinture de fer ou d’airain, se terminant à la proue en un avant-bec qui formait un moyen d’attaque et de défense.

Après l’établissement des Normands en France, la race nouvelle qui s’y forma, tout en prenant peu à peu les mœurs des habitants des provinces voisines, conserva encore longtemps la marque de son origine scandinave et cette ardeur guerrière qui avait rendu les Normands si redoutables aux populations qu’ils allaient attaquer. Longtemps après la conquête, les chants d’église contenaient toujours les prières adressées au ciel contre la fureur des Normands : A furore Normannorum libera nos, Domine ! Robert Wace, dans son Roman de Rou, écrit au XIIe siècle, cite quelques traits particuliers du caractère des Normands de son temps :

  Orguillos sunt Normant, e fier,
        E vanteor, et bonbancier ;
        Toz tems les devreit l’eu plaisier
        Kar mult sunt fort a justisier.

On voit, par cette citation, que, si les Normands étaient orgueilleux, fiers, vantards et amis de la bombance, ils aimaient fort aussi à aller en justice et à plaider. Ce trait de mœurs s’est maintenu chez eux jusque dans les temps modernes ; mais il faut dire que cette tendance aux procès est aujourd’hui bien amoindrie. Autrefois, c’était coutume de dire que les Normands étaient

… Connus, dans notre France,
          Par la chicane et la potence…,

et cela, parce qu’ils « naissaient les doigts crochus. » Il est vraisemblable que le souvenir des brigandages si longtemps exercés par les hommes du Nord ne contribua pas peu à la transmission aux générations nouvelles de ces dictons populaires, qu’une connaissance sérieuse et approfondie des mœurs et des coutumes des Normands, des faits constatés dans les chartes et des innombrables documents que la science moderne a mis au jour, doit faire écarter des appréciations historiques. Le paysan normand, plus que tout autre, apporte dans ses actes un caractère rusé et soupçonneux et un esprit d’investigation remarquable lorsqu’il s’agit de ses intérêts ; mais, sous les autres rapports, on peut dire que son caractère s’est complètement assimilé à celui des populations voisines.

Les ouvrages les plus intéressants sur le sujet qui nous occupe sont ceux de Snorro, Heimskringla, Dudon ; les Annales de Saint-Bertin, de Saint-Vaast, de Fulde et les Chroniques de Reginon, de Sigebert et autres, insérées dans le Recueil des historiens de France ; Robert Wace, Benoît, Chronique des ducs de Normandie ; Capefigue, Essai sur les invasions des Normands dans les Gaules (1823, in-8°) ; Depping, Histoire des expéditions maritimes des Normands (1826, 2 vol. in-8°).

Normands (histoire de la conquête d’Angleterre par les). V. conquête.