Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Octobre 1789 (JOURNÉES DES 5 ET 6)

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Administration du grand dictionnaire universel (11, part. 3p. 1223-1225).

Octobre 1789 (JOURNÉES DES 5 ET 6), Un des grands épisodes de la Révolution. Pendant que l’Assemblée nationale poursuivait le cours de ses immortels travaux, les factions de la cour conspiraient lentement, sans relâche, contre les institutions nouvelles, renouant chaque jour la trame de leurs intrigues, enfantant projet sur projet et préparant toujours quelque coup de force ou quelque trahison. Le complot du jour était d’enlever le roi, de le conduire dans une place forte, à Metz, au milieu des troupes de Bouillé, et de commencer la guerre civile avec l’appui de l’Autriche. Breteuil, sous l’inspiration de la reine, dirigeait l’intrigue, de concert avec Mercy d’Argenteau, l’ambassadeur d’Autriche, et divers autres personnages composant ce qu’on a nommé si justement le « comité autrichien.» On accaparait de tous côtés l’argent, on précipitait les préparatifs, et successivement on investissait encore une fois de troupes Paris et Versailles. La proscription des meilleurs patriotes entrait naturellement dans le programme, et des listes même étaient dressées.

Mais Paris veillait, averti, surexcité par des organes infiniment clairvoyants et sensibles, la presse et les sociétés populaires. Et, d’un autre côté, le projet fut éventé ; La Fayette, notamment, en eut connaissance avec les preuves les plus positives, mais il ne prit aucune mesure.

La colère publique était encore avivée par l’insolence des aristocrates et des bretteurs soldés par la cour, et par une cruelle disette qu’on attribuait en partie, non sans raison, à d’infâmes et mystérieuses manœuvres ayant pour but de réduire le peuple et la Révolution par la faim ; car la récolte de 1789 avait été extrêmement abondante.

Ainsi, d’un côté, l’opinion était excitée par les complots permanents et flagrants des ennemis de la Révolution ; de l’autre, par la misère publique et l’opinion populaire, non dépourvue de raison, que si le gouvernement était à Paris les affaires marcheraient mieux, l’agiotage serait réprimé, les approvisionnements mieux assurés.

Une nouvelle provocation de la cour, qui semblait le prélude des violences préméditées, vint combler la mesure. Le 1er octobre, la faction risqua une manifestation qu’elle croyait décisive et qui n’était qu’insensée. Les gardes du corps du roi offrirent un banquet aux officiers du régiment de Flandre et à quelques officiers d’autres corps. La fête eut si bien un caractère officiel, qu’elle se donna chez le roi, dans la salle du théâtre, réservée pour les galas de cour. Le festin fut splendide. Les vins furent prodigués outre mesure, vieux moyen bien éprouvé pour chauffer l’enthousiasme de la soldatesque. On porta à satiété les santés du roi, de la reine et de toute la famille ; mais il paraît qu’on refusa de boire à la nation. La musique jouait des morceaux propres à exalter encore ces cerveaux troublés par les fumées du vin, tels que : Ô Richard, ô mon roi ! Vers la fin du repas, on laissa entrer des bandes de grenadiers, des Suisses, des chasseurs, qui se gorgèrent a leur tour de victuailles et de vin, pêle-mêle avec leurs nobles officiers.

On était dans une salle de spectacle, et l’endroit était bien choisi pour un coup de théâtre. Après le souper, en effet, le roi, la reine et le dauphin apparurent tout à coup. Marie-Antoinette fit le tour des tables avec son fils dans les bras, réminiscence de l’histoire maternelle, parodie de la fameuse scène de Marie-Thérèse.

Cette représentation produisit l’effet qu’on en attendait. L’enthousiasme, si largement arrosé, surexcité, devint une sorte de delirium alcoolique, une véritable folie. On tire les épées, on jure avec la jactance de l’ivresse d’exterminer tous les ennemis de la famille royale ; la musique sonne la charge, on ne sait pourquoi, probablement parce que les musiciens avaient également trop bu, et voilà nos guerriers qui escaladent les loges (pleines de dames et de gens de cour), s’imaginant sans doute monter à l’assaut de l’Assemblée nationale ; enfin, ils se répandent dans la cour de marbre, où ils continuent leurs démonstrations insensées, dansant sous les fenêtres du roi, poussant des cris, s’abandonnant enfin à toutes les extravagances honteuses de l’ivresse.

Au milieu de ces saturnales, la cocarde nationale fut foulée aux pieds et la cocarde blanche remise au chapeau, malgré les décrets ; on arbora même la noire (l’autrichienne). Le lendemain, il y eut un autre repas, à l’hôtel des gardes du corps, et il parait, au témoignage de Mme Campan, qu’on y agita la question de marcher sur l’Assemblée nationale.

La nouvelle de ces manifestations factieuses et folles produisit à Paris une explosion de colère, d’autant plus que les agents de la contre-révolution y redoublèrent leurs provocations, faisant parade dans les lieux publics de cocardes blanches ou noires. Marat tonna dans son journal, Danton aux Cordeliers ; tous les patriotes connus se jetèrent dans le mouvement, qui se composa de deux courants assez distincts : d’un côté, la partie la plus pauvre de la population, et surtout les femmes, touchées de la disette, des souffrances de leurs enfants, et qui se passionnèrent à l’idée fixe de ramener le roi à Paris, pensant naïvement qu’alors on n’oserait plus agioter et que le pain ne pouvait manquer où était la cour ; de l’autre, les hommes politiques, les révolutionnaires, qui voulaient arracher le roi de sa solitude de Versailles, où il était enveloppé et dominé par la faction antinationale.

Le 4 octobre, toute la ville fut dans une inexprimable agitation. Le 5 au matin, l’émeute éclata avec une puissance irrésistible. Une jeune fille enlève un tambour dans un poste, rassemble autour d’elle des femmes de toutes conditions et les conduit à l’Hôtel de ville.

Une fois lancées, ces femmes françaises, emportées par la furie nationale, se montrèrent très-resolues ; elles refoulèrent plusieurs détachements de troupes et de gardes nationaux (qui, d’ailleurs, ne pouvaient se résoudre à une défense sérieuse) et voulurent brûler tous les papiers de l’Hôtel de ville, criant que ces vaines paperasses étaient tout ce qu’on avait fait pour le peuple depuis la Révolution. Les archives, l’édifice peut-être allaient être dévorés, quand un citoyen s’élance et arrête le bras de ces insensées : c’était Maillard. Reconnu comme un des vainqueurs de la Bastille, acclamé, il use de son ascendant pour détourner l’orage, saisit un tambour, rassemble les femmes sur la place et leur propose de les conduire à Versailles, but de leur soulèvement. Ces amazones populaires, charmées d’avoir à leur tête un des hommes du 14 juillet (la grande popularité du temps), saluent unanimement Maillard comme leur capitaine, et le cortège se met en route. Il se composait d’environ 8,000 femmes, parmi lesquelles une jolie actrice, Rosa Lacombe ; la bouquetière Pierrette Chabry ; Reine Audu, surnommée la reine des halles ; enfin, la belle Liégeoise, Théroigne de Méricourt, cheminant fièrement sur son cheval, vêtue d’une amazone écarlate et les cheveux flottant sur les épaules.

La marche était fermée par des compagnies de vainqueurs de la Bastille, commandés par Hulin, et des hommes des faubourgs diversement armés.

Grâce à l’influence et à l’énergique habileté de Maillard, il n’y eut aucunes violences sérieuses sur la route. Cette foule, y compris les hommes qui suivaient, avait si peu des intentions systématiquement hostiles, qu’elle entra à Versailles en chantant le vieil air monarchique de Henri IV. Elle fut accueillie au cri de Vivent les Parisiennes !

Pendant ce temps, Paris avait pris de plus en plus la physionomie des grandes journées révolutionnaires. Le peuple était soulevé ; la garde nationale, y compris les compagnies les plus bourgeoises, remplissait la Grève, criant incessamment : Versailles ! Versailles ! et enfin, après plusieurs heures d’obsessions, elle décida son commandant, La Fayette, à se mettre à sa tête et à la diriger. Ce général ne partit, d’ailleurs, qu’autorisé par l’Hôtel de ville.

Un peuple immense accompagna la garde civique. Comme au 14 juillet, la capitale était unanime ; ce qu’on voulait universellement, c’était l’établissement du roi à Paris, au milieu du peuple, l’éloignement des gardes du corps et du régiment de Flandre, qui avaient insulté la cocarde et l’uniforme civique, des mesures vigoureuses pour assurer les subsistances ; enfin, l’acceptation loyale des principes de la Révolution.

Arrivé à Versailles, Maillard avait conduit les femmes devant l’Assemblée ; toutes voulaient entrer ; il parvient encore à les calmer, entre avec quinze d’entre elles, et, se présentant à la barre, exprime avec autant de fermeté que de convenance les vœux de Paris et les souffrances de la population, causées par la cherté du pain, dénonce les complots pour affamer le peuple et réclame les mesures propres à le calmer. Après quelques discussions, l’Assemblée nomma une députation pour aller porter au roi les vœux de la population de Paris. Sur l’avenue qui conduit au château, une patrouille de gardes du corps chargea au galop la députation ; deux femmes furent blessées. Cette scène n’était pas de nature à apaiser la foule, qui, cependant, ne se livra a aucunes représailles. Les membres de l’Assemblée, que cette violence avait dispersés, se rejoignirent comme ils purent et montèrent au château, suivis d’une délégation de cinq femmes. Le roi promit tout ce qu’on voulut, et, spécialement, de veiller aux approvisionnements, parut au balcon et salua les femmes, qui crièrent avec enthousiasme : Vive le roi !

Après cette espèce d’arrangement, Maillard se disposa à retourner à Paris, suivi d’un certain nombre de femmes, pour annoncer à l’Hôtel de ville que les choses étaient en voie d’apaisement et de conciliation. Chose curieuse, on mit à sa disposition une voiture de la cour. Maillard dans les carrosses du roi ! est-ce assez piquant ?

Cependant, à Versailles, rien n’était résolu. Dans l’entourage de Louis XVI, on s’agitait pour que la famille royale se retirât à Compiègne. Avec son indécision habituelle, le roi ne prenait aucun parti. D’ailleurs, il craignait de laisser la place vacante au duc d’Orléans. Au milieu de ces débats, on apprit la marche de La Fayette, par une dépêche que lui-même envoya d’Auteuil, et dans laquelle il assurait que tout se passerait avec calme.

Mais déjà le premier sang avait coulé. Les gardes du corps étaient rangés devant la grille du château ; trois d’entre eux, pour quelques paroles, voulurent sabrer un milicien de Versailles ; déjà le sabre était levé, lorsqu’un autre garde national, pour sauver son camarade, ajuste le garde du corps et lui casse le bras. D’autres épisodes de cette nature se produisirent çà et là. La garde nationale de Versailles, abandonnée de ses principaux chefs, d’Estaing et autres, qui étaient du parti de la cour, restait sous la direction de son lieutenant-colonel Lecointre, qui s’épuisait en efforts conciliateurs et cherchait de tous côtés quelques vivres pour toute cette foule qui grossissait d’heure en heure, et dont beaucoup étaient dans un tel état, qu’un cheval tué fut mangé presque cru sur la place d’Armes. Naturellement, le plus grand trouble régnait dans la ville, comme au château, comme à l’Assemblée ; tout flottait sans ordre, sans direction, et les mouvements des corps de troupes étaient aussi incohérents que ceux de la multitude. Une pluie continuelle augmentait encore la confusion.

Les projets de fuite n’étaient pas abandonnés autour du roi ; la reine fit même une tentative, mais infructueuse. Louis XVI, sentant monter le flot, signa à dix heures du soir son acceptation de la Déclaration des droits de l’homme, qu’il avait refusée jusque-là.

À minuit passé, La Fayette, à la lueur des torches, fît son entrée dans Versailles ; il se présenta d’abord seul à l’Assemblée pour expliquer sa présence, réclama quelques mesures pour calmer le peuple, puis monta au château pour rassurer le roi et protester de son dévouement. On ne lui donna, néanmoins, que les postes extérieurs ; ceux de l’intérieur continuèrent à être occupés par les gardes du corps. Après avoir tout disposé, pensant que le reste de la nuit serait tranquille, il alla se coucher épuisé de fatigue.

Les gardes nationaux et le peuple s’étaient dispersés, abrités comme ils avaient pu dans les églises, les cafés, les cours, etc.. ; mais beaucoup durent bivaquer sous la pluie autour de grands feux allumés çà et là.

À cinq heures et demie du matin quelques groupes ayant pénétré dans les cours du château, un des envahisseurs fut tué d’un coup de feu, un autre d’un coup de couteau par des gardes du corps. Cette double exécution rallume la colère de la multitude ; on brise ou on escalade plusieurs grilles ; quelques furieux se précipitent et cherchent l’appartement de la reine, qui n’a que le temps de se sauver demi-nue chez le roi.

Cette malheureuse femme expia bien cruellement dans ces moments terribles ses complots continuels, sa haine du peuple et de la France nouvelle, son mépris pour les droits de la nation. Son immense impopularité pourrait expliquer les actes de fureur dont elle fut, en cette occasion, l’objet de la part d’un petit nombre de frénétiques ; mais il est assez probable aussi que ces malheureux n’étaient que les instruments d’une faction. Quoi qu’il en soit, il est certain que la presque totalité de l’armée parisienne demeura étrangère à cette tentative de violence et peut-être d’assassinat.

Dans cet épisode sinistre, plusieurs gardes du corps sont tués ; d’autres se défendent vigoureusement derrière la porte barricadée de l’Œil-de-bœuf et sont sauvés par des grenadiers nationaux de Paris, la plupart ayant servi dans les gardes-françaises, émus de pitié et de confraternité militaire.

L’épouvante et le tumulte étaient au comble dans le château ; beaucoup de courtisans s’étaient dérobés au danger, par la fuite, et quelques-uns bassement travestis en laquais, comme le jeune de Pontécoulant.

Un misérable nommé Nicolas, modèle d’académie, coupa à coups de hache les têtes de deux gardes du corps qui avaient péri. Ces têtes furent emportées dès le matin par deux autres furieux qui les mirent au bout de deux piques ; mais il est faux que ces hideux trophées aient été portés devant la voiture du roi, lors du retour. À midi, elles étaient à Paris, d’après tous les témoignages sérieux, et ce n’est qu’à deux heures que la famille royale et le peuple partirent de Versailles.

Cependant, éveillé par le tumulte, La Fayette accourt et prend des mesures rapides, fait occuper les cours, les escaliers par des groupes de gardes nationaux et de citoyens et s’efforce de calmer la foule. Il pénètre chez le roi et l’invite à se présenter sur le balcon ; les cris de « Vive le roi ! » éclatent de toutes parts ; mais avec non moins d’unanimité, le peuple pousse de toutes ses voix l’autre cri : « Le roi à Paris ! » Le mouvement était irrésistible, cela éclatait à tous les yeux, il fallait céder. Louis XVI se résigna.

Invitée à se présenter à son tour au balcon, la reine hésite, connaissant bien la haine dont elle est l’objet ; mais, sur les instances de La Fayette, elle le suit, tenant ses deux enfants par la main ; le général, d’un mouvement généreux et charmant, et ne voyant plus que la femme et la mère, joue sa popularité, s’incline et baise la main de son ennemie, qui ne l’en détestera que mieux, ayant reçu de lui le plus grand service.

Une réaction de pitié se fit à l’instant ; ce grand peuple, si facile à toucher, et qui commandait maintenant à ses maîtres d’hier, pardonna à l’Autrichienne et l’acclama, croyant naïvement qu’elle se réconciliait avec la cause nationale et la Révolution.

Chimère et mensonge ! presque au même instant, pendant que le peuple s’abandonnait à sa joie enfantine et qu’il éclatait en acclamations idolâtriques, la reine, au témoignage d’un écrivain royaliste (Bertrand de Molleville), essayait de faire jurer au roi qu’il s’enfuirait à la première occasion.

Cependant Louis XVI, d’un ton suppliant, invita La Fayette à couvrir ses gardes du corps de sa popularité, chose plus délicate encore. Néanmoins, La Fayette n’hésite pas ; il mène un garde sur le balcon, avec la cocarde tricolore au chapeau, tous deux s’embrassent ; le peuple s’attendrit de nouveau et pardonne à ce corps détesté. Ces gentilshommes orgueilleux, oubliant leur jactance des jours précédents, quand ils ne parlaient que de cravacher et de sabrer la « canaille patriote », acclamaient servilement le peuple en ce moment, se paraient de la cocarde et criaient ; « Vive la nation ! »

Cette rapide succession de grandes et terribles scènes, ces colères et ces apaisements subits montrent combien le peuple était encore royaliste, et combien il eût été facile de reconquérir et de garder son affection en écartant les funestes conseillers et en s’associant franchement et sans retour aux principes nouveaux. On y voit aussi une preuve que la presque unanimité de ce peuple, gardes nationaux, femmes et citoyens, n’avaient point, en venant à Versailles, les sinistres desseins qu’on a supposés. Les quelques meurtres qui ont été commis, la tentative contre la reine n’ont été l’œuvre que de quelques furieux, peut-être soudoyés. La Fayette, si modéré dans ses opinions, et qui n’avait marché que contraint, a dit à ce sujet, en témoignant devant les juges du Châtelet : « Il faut discerner le peuple de Paris d’avec quelques factieux payés ou intéressés an désordre. »

Ce jugement nous parait équitable et véridique.

On a beaucoup accusé le duc d’Orléans d’avoir suscité cette insurrection ; mais quelles qu’aient été ses intrigues et celles de ses agents, il est impossible d’admettre qu’un pareil mouvement soit sorti d’un obscur complot de coterie. Tous les faits et les témoignages donnent, au contraire, la certitude qu’il a été spontané, naturel et populaire, et que les quelques violences qui l’ont souillé sont seules l’œuvre des hommes de faction.

Pour la cour, c’était le duc d’Orléans qui était le moteur de tous les mouvements, le coryphée de la Révolution ; c’était un Guise, un Cromwell, etc. Il avait sa légende, et la reine et le roi avaient si peu conscience de la réalité des choses, qu’ils imaginaient que ce cousin détesté menait tout par ses manœuvres, ses distributions d’argent, etc. En réalité, il paraît certain qu’il ne fut pour rien, ou à peu près, dans le grand épisode des journées d’octobre, bien qu’il songeât, sans doute, à profiter de la crise et qu’il eût noué de petites intrigues et répandu des agents parmi le peuple.

En apprenant que le départ était décidé, l’Assemblée, sur la proposition de Mirabeau, rendit le décret très-politique qu’elle était inséparable du roi et qu’elle le suivrait à Paris.

Versailles, cette espèce de lieu sacré, qui était comme La Mecque de l’absolutisme et de l’aristocratie, était supprimé d’un seul coup. La monarchie semi-orientale à la Louis XIV, allait venir se dissoudre et s’éteindre au creuset de la démocratie parisienne.

La famille royale, plutôt terrifiée que résignée, quitta Versailles, qu’elle ne devait plus revoir, le 6 octobre à deux heures de l’après-midi. L’immense cortège se mit en route et chemina lentement aux éclats de la joie publique. Les femmes, suivant leur idée naïve que la présence du roi ramènerait nécessairement l’abondance, criaient jovialement sur la route : « Nous ne manquerons plus de pain ; nous amenons le boulanger, la boulangère et le petit mitron ! »

Elles amenaient aussi de Versailles, où régnait l’abondance, quelque chose de plus solide, 50 à 60 voitures de farine, escortées par la garde nationale, les forts de la halle, etc.

Les patriotes pensaient, de leur côté, qu’en tirant le roi de sa solitude de Versailles, pleine des traditions de la monarchie absolue, en le forçant à vivre au milieu du peuple, ils l’avaient réellement reconquis, soustrait aux influences funestes, aux obsessions des fantômes du passé.

Ils avaient, du moins, brisé le fil de bien des intrigues, projets de coups d’État, de fuite et de guerre civile, donné force et vie à la Révolution, en déplaçant les deux pouvoirs, en les installant en pleine lumière, au grand foyer de Paris. En outre, ils avaient détruit le prestige antique de la puissance. En voyant, en effet, ces héritiers de tant de rois emmenés comme des otages, traînés par cette foule souveraine, comme des captifs derrière un char de triomphe, il était facile de discerner que l’autorité avait changé de base et que la monarchie était définitivement vaincue.

L’Assemblée avait nommé une députation de cent membres pour accompagner le roi. La marche d’une si grande multitude fut naturellement lente, et il était six heures du soir quand le cortège entra à Paris ; il avait été précédé d’une avant-garde, et toutes les maisons s’étaient illuminées pour célébrer le grand événement. L’arrivée du roi fut accueillie avec des transports. Bailly, naïvement, avait renouvelé la cérémonie d’apparat d’aller présenter à ce vaincu les clefs de la ville souveraine. Le peuple ne conduisit point d’abord la famille royale aux Tuileries, mais à l’Hôtel de ville, devenu le centre de la vie publique. Louis XVI était fort ému, très-peu satisfait de se retrouver au milieu de son peuple et peu résigné encore à fixer son séjour dans la capitale. Après la réception de l’Hôtel de ville, il alla prendre possession des Tuileries, restées à peu près désertes depuis la minorité de Louis XV et dont un certain nombre d’appartements étaient concédés gratuitement à des gens de cour ou à des protégés. Tous ces hôtes durent sortir le soir même pour faire place à l’auguste colonie versaillaise. Comme rien n’était préparé, on dressa des lits de sangle pour le roi et sa suite ; ce fut comme un campement.

C’était la dernière étape de la royauté. L’Assemblée vint siéger à Paris le 19, d’abord à l’archevêché, puis elle s’installa définitivement, le 9 novembre, à la salle du Manège, près des Tuileries.

Telles furent ces journées d’octobre, si importantes dans l’histoire de la Révolution. Nous n’avons point dissimulé les quelques violences dont elles furent souillées, mais qui ne peuvent être attribuées à la masse du peuple, qui se montra, dans ses emportements mêmes, si facile à des retours d’engouement et d’enthousiasme, tant il avait besoin, dans son aveugle bonté, de se réconcilier, d’aimer ses ennemis et d’être éternellement dupe. Les ennemis de la Révolution n’en reprirent que plus d’audace et d’insolence, dès qu’ils cessèrent de craindre. Ils s’attachèrent à représenter ces journées comme un acte de brigandage, à persuader à la France et à l’Europe que Louis XVI n’était plus que le prisonnier de l’anarchie, l’otage d’une cité rebelle, entouré d’assassins et de bourreaux ; ils firent insérer dans les papiers anglais une relation pleine des plus vils mensonges, tels que la fable hideuse du perruquier de Sèvres contraint de raser et de friser les têtes coupées des deux gardes du corps, etc. Il est inutile d’ajouter que ces ignobles historiettes ne sont corroborées par aucun témoignage ; elles ont été inventées après coup, et des écrivains royalistes même ont eu la pudeur de les rejeter de leurs récits.