Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/PHILIPPE Ier, dit le Beau, archiduc d’Autriche ; dans l’histoire espagnole, Philippe Ier, roi d’Espagne, comme mari de Jeanne la Folle

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Administration du grand dictionnaire universel (12, part. 3p. 811).

PHILIPPE Ier, dit le Beau, archiduc d’Autriche ; dans l’histoire espagnole, Philippe Ier, roi d’Espagne, comme mari de Jeanne la Folle, né à Bruges le 22 juillet 1478, mort à Burgos le 25 septembre 1506. Il était fils de Maximilien, roi des Romains, puis empereur d’Allemagne, et de Marie de Bourgogne, fille de Charles le Téméraire. Son histoire est, à proprement parler, celle de l’avènement de la maison d’Autriche au trône d’Espagne. Son mariage avec la seconde fille de Ferdinand et d’Isabelle, la mort successive de l’héritier présomptif, don Juan, et de la fille aînée des rois catholiques, Isabelle de Portugal, lui frayèrent le chemin au trône de Castille. Ainsi cette maison d’Autriche, si puissante en Allemagne par sa diplomatie et ses alliances, qui avait donné tant d’empereurs à l’empire et rendu tout le centre de l’Europe la proie de son aigle à deux têtes,

Aquila grifagna
Chi per più divorar due becchi porta,

cette maison étendait maintenant ses vues jusque sur l’Espagne.

L’union de l’Espagne et de la maison d’Autriche fut cimentée par un double mariage. En même temps que Philippe le Beau épousait Jeanne, le frère de celle-ci, don Juan, l’héritier présomptif de la Castille, épousait la sœur de Philippe, Marguerite de Bourgogne. La flotte qui amenait Jeanne à son époux devait conduire Marguerite à son fiancé. Les noces furent célébrées à Lille le 18 octobre 1496 ; le mariage fut béni par l’archevêque de Cambrai. Jeanne n’avait pas encore dix-sept ans ; Philippe en comptait un peu plus de dix-huit. Ce mariage politique, qui devait avoir de si grandes conséquences, flattait les vues ambitieuses du jeune archiduc ; mais tandis que Jeanne conçut à première vue pour son mari une profonde et ardente passion, Philippe, occupé ailleurs de galanteries faciles, ne lui prêta qu’une médiocre attention. « C’était, dit un chroniqueur contemporain, un prince accompli ; sa figure était belle et lui valut le surnom qui le distingue dans l’histoire. De haute stature, robuste de corps, il avait le sourire agréable, les yeux beaux et tendres, les dents, toutefois, quelque peu mal agencées, la grosse lèvre d’Autriche, le teint très-blanc et coloré, les mains fines, délicates et blanches, les ongles d’une beauté remarquable. Il était très-adroit de sa personne et surtout au maniement des armes, bon tireur d’arc et d’arquebuse, montant bien à cheval à toute selle ; il jouait bien à tous les jeux, mais il aimait par-dessus tout la paume. Il était grand chasseur à courre, sans dédaigner la chasse au faucon. Fort enclin déjà à l’amour des femmes en général, comme devait l’être un jour le plus renommé de ses enfants, le grand empereur Charles-Quint, à qui toutes étaient bonnes ; inclination à laquelle Philippe s’abandonna fort peu de temps après son mariage et qui troubla la vie de sa femme, au point d’affaiblir sa raison, par une jalousie qui ne fit qu’accroître son excessif amour. »

Après la mort prématurée de don Juan, l’héritier présomptif de Castille, sa veuve, sœur de Philippe, étant accouchée d’un enfant qui ne vécut pas, Philippe éleva des prétentions au nom de sa femme. Mais les lois de Castille étaient formelles. Ce fut la fille-aînée des rois catholiques, Isabelle de Portugal, ou plutôt son fils, dom Miguel (v. ce nom), qui fut proclamé héritier présomptif par les cortès d’Aragon et de Castille. Ce prince, qui devait réunir les couronnes d’Espagne et de Portugal, mourut en bas âge. Les droits éventuels échéaient à Jeanne. Dès cette année 1500, où il lui était né un fils, le futur Charles-Quint, Philippe eut les yeux sur ce bel héritage et se nourrit de l’idée fixe d’en être le souverain maître un jour. De leur côté, Ferdinand et Isabelle ne répugnaient pas à voir le mari de leur fille leur succéder de concert avec elle et, pour préparer l’avènement du petit-fils qui venait de leur naître à Gand, aussitôt après la mort de l’infant dom Miguel, ils songèrent à rappeler en Espagne l’archiduc et l’archiduchesse, à l’effet de leur faire prêter serment par les cortès. Philippe traversa avec sa femme la France, où Louis XII les reçut avec beaucoup de courtoisie. Ils partirent de Valenciennes le 12 novembre 1501, entrèrent le 14 en France, arrivèrent le 25 à Paris, en repartirent le 28 pour Orléans, où ils séjournèrent quelques jours. Louis XII était à Blois. Ce fut là qu’ils le rejoignirent et qu’ils passèrent quinze jours en fêtes, chasses et tournois. Les princes y signèrent le traité de Blois, par lequel était arrêté le mariage de la princesse Claude, fille du roi de France, qui depuis épousa François Ier, avec le jeune fils qui venait de naître à Philippe, et auquel on avait donné le titre de duc de Luxembourg ; on mariait ainsi, suivant l’usage monarchique, de jeunes princes au maillot, quitte à les faire divorcer plus tard, suivant les convenances et sans qu’ils prissent plus de part au divorce qu’au mariage. Jeanne et Philippe sortirent de France le 26 janvier 1502, par Bayonne ; ils étaient quelques jours après à Madrid, où ils attendirent l’ouverture des cortès, convoquées à Tolède pour le mois de mai. La cérémonie eut lieu le 22 de ce mois, en grande pompe, dans la cathédrale. D’un autre côté, Ferdinand se rendit à Saragosse et, par son ascendant, détermina les cortès aragonaises, malgré l’opposition assez vive de quelques membres, à reconnaître pour ses successeurs sa fille Jeanne et son mari (27 octobre) ; c’était la première femme que l’Aragon admettait régulièrement, par délibération des cortès, à succéder au trône.

Quelques jours après cette double reconnaissance de ses droits, Philippe le Beau quittait précipitamment l’Espagne, sous prétexte que sa présence était nécessaire en Flandre, sans montrer le moindre souci des instances de la reine Isabelle ni des angoisses de sa jeune femme, qu’il laissait dans un état de grossesse trop avancée pour qu’il lui fût possible de le suivre. Il traversa de nouveau la France, en passant par Lyon où se trouvait Louis XII, avec lequel il renouvela le traité de Blois par un nouveau pacte signé le 5 avril 1503. Jeanne, restée seule, s’abandonna au plus profond désespoir. Après ses couches, qui eurent lieu le 10 mars 1503, date de la naissance de son second fils, Ferdinand, qui fut empereur d’Allemagne par suite de l’abdication de Charles-Quint, se manifestèrent les premiers symptômes d’un affaiblissement de l’intelligence, causé surtout par le chagrin où la plongeait l’absence de Philippe et l’ardente jalousie qui la rongeait. À plusieurs reprises elle essaya d’échapper à la surveillance qui l’entourait, pour aller rejoindre l’infidèle, et les crises alternatives de langueur et d’exaspération qu’elle éprouva pendant plus d’une année déterminèrent Isabelle à la laisser partir. Elle s’embarqua à Laredo, à la fin de mai 1504. Ses pressentiments ne la trompaient pas ; Philippe était engagé dans des relations galantes avec une jeune dame de la cour, et c’est à ce moment même de son arrivée qu’il faut rapporter cette scène violente, dans laquelle l’épouse outragée meurtrit le visage de sa rivale et lui coupe ses blonds cheveux, aimés du prince, tandis que celui-ci s’oublie au point d’outrager Jeanne par les injures les plus grossières. Tous les détails de cette scène et les curieuses lettres de Pierre Martyr, qui les a divulgués, sont rapportés dans la biographie de Jeanne la Folle. La mort de la reine Isabelle, survenue le 26 novembre de la même année, rappela Philippe à son ambition. Le roi veuf, Ferdinand, le jour même de la mort d’Isabelle, ayant fait dresser une estrade sur la grande place de la ville, Medina-del-Campo, sortit du palais et fit arborer le grand étendard de Castille au nom de sa fille Jeanne et de l’archiduc, son mari. L’exemple fut imité dans la plupart des villes par les gouverneurs, et les municipalités, sauf que le nom de Jeanne fut seul prononcé ; il fallait, avant que Philippe fût proclamé, qu’il reconnût les constitutions et les coutumes des villes. Les Castillans demandaient surtout que les conseils, les tribunaux, les emplois publics ne fussent point livrés aux étrangers, que le gouvernement des villes et des provinces fût réservé aux seuls Espagnols, ainsi qu’Isabelle l’avait prescrit par son testament.

Par ce testament, la reine avait laissé la régence à son époux, jusqu’à l’arrivée de Jeanne et de son mari. L’archiduc avait hâte de prendre ostensiblement ce titre de roi qu’il convoitait depuis longues années, et comme Ferdinand ne se hâtait pas de l’appeler en Espagne, soupçonnant son beau-père de vouloir l’évincer, il lui écrivit d’avoir a se retirer dans son royaume d’Aragon, afin de lui laisser, à lui Philippe, le gouvernement du royaume de Castille, auquel il avait droit. Ferdinand lui répondit, avec quelque hauteur, qu’il n’avait pris en main l’administration de la Castille qu’en vertu du testament d’Isabelle, dans une circonstance prévue par ce testament ; qu’il n’élevait aucune prétention à la souveraineté de ce royaume, laquelle appartenait tout entière à sa fille Jeanne ; que, du reste, il appelait de tous ses vœux l’archiduc en Espagne, afin de pouvoir résigner sa tutelle et se retirer en Aragon.

Diverses circonstances retardèrent néanmoins le départ de Philippe ; il mit à la voile à Middelbourg seulement le 8 janvier 1506, avec sa femme ; encore la violence des vents, qui faillirent faire submerger l’Armada, le contraignit-elle à relâcher en Angleterre, où, sans doute, de secrètes influences, habilement mises en jeu, le firent retenir, contre son gré, par Henri VII, dans une sorte de pompeuse captivité. Le souverain anglais obtint de ceux qui étaient ainsi forcément ses hôtes quelques traités avantageux et, au bout de trois mois, les laissa repartir. Philippe débarqua à la Corogne le 28 avril, ayant avec lui toute une armée de Flamands. Après une entrevue dans laquelle le nouveau roi se montra soupçonneux et peu déférent à l’égard de son beau-père, celui-ci, cédant à la fortune, abandonna la place, ayant obtenu, comme dédommagement, les revenus des trois grandes maîtrises de Saint-Jacques, d’Alcantara et de Calatrava. Il sortit de Castille aussi peu accompagné que lorsqu’il y était entré, trente-deux ans auparavant, pour épouser l’infante Isabelle.

Philippe ne jouit pas longtemps du trône qu’il avait ambitionné avec tant d’ardeur ; il ne fit, pour ainsi dire, que se montrer en Espagne et, quasi-roi, y prendre un moment le titre de Philippe Ier, qui devait permettre à son petit-fils de prendre et de rendre odieux celui de Philippe II. Le 16 septembre 1506, il était allé dîner dans la forteresse de Burgos, que commandait don Juan Manuel, son favori ; il joua à la paume, exposé à un courant d’air froid, avec don Juan de Castille et quelques chevaliers. Le jeu terminé, il se sentit mal à l’aise et retourna au palais. Toute la nuit il eut une fièvre ardente, qui ne fit qu’augmenter d’intensité le lendemain et les jours suivants. Le septième jour, 25 septembre, il mourut, dans toute la vigueur de la jeunesse, ayant à peine vingt-neuf ans.

Philippe laissait six enfants, nés de son mariage avec Jeanne : deux fils, Charles, né à Gand le 24 février 1500 (Charles-Quint) ; Ferdinand, né à Alcala-de-Henarès le 10 mars 1503, empereur d’Allemagne après l’abdication de Charles ; et quatre filles : Éléonore, qui épousa Manuel, roi de Portugal, et, en secondes noces, François Ier, roi de France ; Isabelle, mariée à Christiern, roi de Danemark, morte à Gand en 1525 ; Marie, qui épousa Louis II, roi de Hongrie, et mourut gouvernante des Pays-Bas en 1558, et enfin Catherine, qui fut, comme Éléonore, reine de Portugal.

La maison d’Autriche était implantée en Espagne par ce règne si court de Philippe ; elle fournit successivement cinq monarques, dont les règnes marquent à la fois l’apogée de la puissance espagnole et l’irrémédiable décadence de cette monarchie : Charles-Quint, Philippe II, Philippe III, Philippe IV et Charles II. De ces cinq rois, les portraits conservés au musée de Madrid et peints par Titien, Velazquez et Carreno nous disent le caractère ; l’histoire de cette prompte décadence d’un immense pouvoir y est écrite de main de maîtres. C’est ce que M. Mignet (Négociations relatives à la succession d’Espagne) a résumé dans cette phrase brève : « Charles-Quint avait été général et roi ; Philippe II n’avait été que roi ; Philippe III et Philippe IV n’avaient pas même été rois ; Charles II ne fut pas même un homme. Non-seulement il ne sut pas régner, mais il ne put pas même se reproduire ! »

— Iconogr. Charles-Quint fit élever à la mémoire de Philippe le Beau et de Jeanne la Folle, dans la cathédrale de Grenade, un fastueux mausolée, qui est une œuvre remarquable de la sculpture espagnole au XVIe siècle. Les statues des deux époux revêtus de leurs royaux insignes sont couchées sur la plate-forme supérieure du sarcophage. Des lions sont placés à leurs pieds. Aux angles de la base sont des figures ailées à pieds de griffon, accompagnées d’enfants qui portent divers attributs. Les faces sont décorées de bas-reliefs circulaires représentant : la Nativité de Jésus, l’Adoration des mages, le Christ au jardin des Oliviers et la Mise au tombeau. Aux angles de la frise sont, du côté du roi, Saint Michel terrassant le démon et Saint Philippe, et, du côté de la reine, Saint Jean-Baptiste et Saint Jean l’Évangéliste. Au centre de la face principale, deux anges portent un cartouche sur lequel on lit :

VITA DEFUNCTOS, FAMA SUPERSTITES
TEGIT HOC SEPULCRUM.

« Ceux que ce sépulcre recouvre sont privés de vie, mais la renommée conserve leur mémoire. » Sur les trois autres faces, des anges portent les armes d’Espagne.

Un moulage en plâtre de ce riche monument se voit dans les galeries historiques de Versailles.