Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Raison (FÊTES DE LA)

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Administration du grand dictionnaire universel (13, part. 2p. 654-655).

Raison (fêtes de la). Ces solennités d’un culte nouveau se rattachent au grand mouvement anticatholique qui se produisit en 1793 et qui fut la conséquence des violences du clergé réfractaire, de son acharnement à susciter partout la guerre civile contre la patrie et la Révolution, aussi bien que des doctrines philosophiques du XVIIIe siècle. Le clergé constitutionnel lui-même n’était pas exempt d’intolérance, et beaucoup d’évêques élus, notamment, persécutaient de mille manières les nombreux prêtres qui avaient profité de la liberté légale pour se marier.

Cet exemple avait été donné dès l’année 1790 ; en mai de cette année, Remi Vinchon, curé d’Herbisse, dans le district d’Arcis-sur-Aube, s’était marié, et d’autres curés et prêtres l’avaient imité. Depuis, le mouvement n’avait fait que s’accentuer, et, dans une foule de départements, c’est par milliers que l’on comptait les prêtres mariés. À Bourges, l’évêque Torné et tout le chapitre de la cathédrale étaient mariés ; dans la Corrèze, l’évêque Jumel l’était également. On pourrait emplir des colonnes de citations semblables. Cela paraissait alors un acte patriotique, un retour à la nature et aux bonnes mœurs.

En outre, beaucoup de prêtres philosophes et patriotes ne voyaient plus dans l’exercice de leur ministère qu’un enseignement de morale plutôt que de théologie.

À plusieurs reprises, on avait proposé la suppression du budget des cultes, à la condition d’assurer la subsistance des ministres en exercice ; mais on n’avait pas donné suite à ces propositions, dans la crainte surtout d’augmenter le nombre des ennemis de la Révolution.

Néanmoins, l’idée de la suppression de tout culte officiel gagnait du terrain de jour en jour, et, dans l’état de lutte acharnée où se trouvait la nation, elle devait se confondre nécessairement avec l’idée d’extinction du catholicisme, ou plutôt d’élimination de la corporation cléricale. On avait marché dans ce sens depuis le début de la Révolution, et par l’abolition des dîmes, des privilèges du clergé, des vœux monastiques, et par l’attribution à la nation des biens ecclésiastiques, et par la constitution civile du clergé.

À diverses reprises et en vertu des décrets, des saisies légales avaient été opérées sur les objets précieux des églises et des couvents. Tout cela était nécessairement compris dans les biens.

Les nécessités de la défense nationale faisaient chercher des ressources de tous les côtés ; on fondit une partie des cloches pour faire de la monnaie de billon, puis, en juillet 1793, pour fabriquer des canons. On requit le linge des églises et maisons religieuses pour le service des hôpitaux militaires ; enfin on fondit les cercueils de plomb pour en faire des balles.

Au plus fort des dangers de la patrie et dans une si grande pénurie, les communes et les citoyens songèrent à utiliser pour les besoins publics l’immense ressource des objets précieux et ornements de toute nature que les églises et établissements religieux possédaient encore. À partir du commencement d’octobre 1793, les représentants en mission, les villes et les communes rurales, en vertu d’arrêtés réguliers, commencèrent à envoyer à la Convention les saints d’or et d’argent, les châsses précieuses, les ornements sacerdotaux, etc.

Il en arrivait journellement des monceaux. La Convention accueillait avec faveur ces envois, dont les représentants Isoré, Dûment, Cavaignac, Laignelot, Dartigoite, Lequinio, Bo, Ruhl, Fouché, etc., étaient les intermédiaires ou les promoteurs. Ruhl, l’énergique patriote alsacien, avait, de sa main, dans une solennité publique, brisé la sainte ampoule, la fiole légendaire qui servait au sacre des rois.

Fouché, en mission dans la Nièvre et l’Allier, envoya des quantités considérables de ces objets sacrés, qui passaient aussitôt « au creuset épuratoire » de la Monnaie, comme on disait alors ; en outre, il activa avec la plus grande énergie le mouvement contre le culte, donna l’exemple de ce que nous appelons aujourd’hui des enterrements civils et même prit un arrêté pour imposer le mariage aux prêtres, sous peine d’être considérés comme démissionnaires.

En bien d’autres endroits, des scènes analogues se produisaient. La petite commune de Ris, près de Corbeil, qui la première, en 1789, avait organisé sa municipalité, donna à cette époque le premier exemple de la fermeture de son église.

Ainsi, les départements donnaient le signal. Aussitôt Paris agit. Le moment semblait venu de frapper les grands coups, et les révolutionnaires ardents, fils du XVIIIe siècle, se croyant assurés que la Convention accepterait l’abolition de l’ancien culte, se mirent à l’œuvre. Anacharsis Cloots, Chaumette et d’autres, en présence du mouvement général, s’attachèrent à persuader à l’évêque constitutionnel de Paris, Gobel, que l’heure était venue de donner un grand exemple en déposant solennellement ses fonctions. Gobel était philosophe et patriote ; il se rendit aux raisons qui lui furent données. D’ailleurs, l’entraînement était tel que toute résistance eût été vaine. Il fut convenu que lui et tout son clergé donneraient leur démission à la barre de l’Assemblée.

Le lendemain 17 brumaire an II (7 nov. 1793), Gobel, accompagné de ses vicaires et de son clergé, coiffés du bonnet rouge, précédés du maire de Paris Pache, du procureur syndic Chaumette, enfin des autorités constituées de la Commune et du département, se présenta à la barre de la Convention et, après une profession de foi chaleureusement républicaine, déclara qu’il obéissait à la volonté du peuple souverain en renonçant à exercer les fonctions de ministre du culte catholique et en déposant ses titres. Mais il n’abjura aucune doctrine, comme on l’a répété, et il se borna à se démettre de son ministère. En même temps, il déposa sur l’autel de la patrie sa croix et son anneau. Ses vicaires et ses prêtres l’imitent ; le curé de Vaugirard vient à son tour, d’autres encore ; enfin des membres de l’Assemblée, Couppé de l’Oise), curé de Sermaise ; Thomas Lindet, évêque de l’Eure ; Julien (de Toulouse), ministre protestant ; Gay-Vernon, évêque de la Haute-Vienne ; Lalande, évêque de la Meurthe, et d’autres évêques ou curés font les mêmes déclarations et dans les termes les plus énergiques. C’était comme une nouvelle nuit du 4 août.

On sait que cet exemple fut suivi par des milliers de prêtres dans toute là France ; c’est ce qu’on a nommé la déprêtrisation.

La Convention accueillit ces démonstrations avec enthousiasme, et le président donna l’accolade, à l’ex-évêque. Mais on n’entendait nullement violenter les consciences. Grégoire, évêque de Blois, poussé peut-être par le parti de Robespierre, vint à la tribune déclarer nettement qu’il était chrétien et qu’il refusait de se démettre. Sa fermeté ne souleva aucune objection.

Après cette manifestation, la Commune et le département ordonnèrent qu’une fête à la Raison serait célébrée le 20 brumaire (10 novembre), dans l’église même de Notre-Dame, au lieu et place du culte supprimé et sur son autel.

Une montagne symbolique fut élevée dans le chœur, surmontée du temple de la Philosophie, qu’ornaient les bustes des philosophes et des bienfaiteurs de l’humanité. Sur un rocher brûlait le flambeau de la Vérité. Point de force armée dans le temple ; rien que le peuple, les autorités de Paris et des rangées de jeunes filles vêtues de blanc et couronnées de chêne, qui, d’une voix fraîche et pure, chantaient l’hymne à la Raison, poésie de Chénier, musique de Gossec. Un orchestre placé au pied de la montagne soutenait le chœur et exécutait des morceaux ; la musique de la garde nationale et l’Opéra entier étaient là.

Ce fut une idée très-noble de la Révolution de faire participer aux jouissances délicates des beaux-arts, dans les fêtes publiques, le peuple entier, pauvres comme riches. Que l’on compare ces grandes solennités, où le patriotisme, le dévouement à la chose publique, l’amour de la justice et de la liberté, tous les plus nobles sentiments, étaient surexcités au milieu de pompes éclatantes auxquelles tous les arts étaient appelés à concourir ; que l’on compare à ces fêtes les fêtes grossières de l’ancien régime, où, du haut d’une estrade, des mercenaires jetaient des lambeaux de charcuterie frelatée à la foule, qui se les arrachait en des luttes hideuses, comme une vile pâture que des animaux se disputent dans un cirque.

Comme symbole de la Raison et de la Liberté, on avait préféré à un simulacre fixe, pouvant créer une autre idolâtrie, une représentation vivante devant changer à chaque fête et ne pouvant ainsi devenir un objet de superstition.

Il était, d’ailleurs, formellement recommandé à tous ceux qui voudraient célébrer ces fêtes civiques en d’autres villes de choisir, pour représenter la Raison ou la Liberté, des personnes dont le caractère respectable et la sévérité de mœurs n’inspirassent que des sentiments honnêtes et purs.

À Notre-Dame, la Raison fut représentée par Mlle Aubry, artiste honnête et estimée de l’Opéra ; elle était vêtue d’un manteau d’azur, d’une robe blanche et du bonnet rouge (les couleurs nationales) ; demain, ce sera la respectable épouse de Momoro, membre de la Commune. « Ce furent généralement, dit Michelet, des demoiselles de familles estimées… J’en ai connu une dans sa vieillesse, qui n’avait jamais été belle, sinon de taille et de stature ; c’était une femme sérieuse et d’une vie irréprochable. La Raison fut représentée à Saint-Sulpice par la femme d’un des premiers magistrats de Paris. »

On se souvient aussi de la chanson de Béranger :

Est-ce bien vous, vous que je vis si belle,
Quand tout un peuple entourant votre char
Vous saluait du nom de l’immortelle
Dont votre main brandissait l’étendard ?
De nos respects, de nos cris d’allégresse,
De votre gloire et de votre beauté,
Vous marchiez fière ; oui vous étiez déesse,
          Déesse de la Liberté !

Après la fête de Notre-Dame, nommée dès lors temple de la Raison, le cortège se rendit en procession civique à la Convention nationale, où il fut accueilli en grande pompe ; l’Assemblée en corps, escortée des sections, des autorités et de tout le peuple, se rendit ensuite au temple de la Raison, où l’on célébra de nouveau le triomphe de la philosophie, la mort de la superstition, au milieu des éclats d’une joie d’autant plus vive que Barère venait d’annoncer une victoire complète sur les rebelles de Noirmoutier.

Le mouvement se propagea avec une rapidité d’autant plus grande qu’il était déjà commencé dans les départements, comme nous l’avons dit plus haut. Les sections, les communes environnantes apportaient à l’envi sur l’autel de la patrie les dépouilles de leurs églises, à l’imitation d’ailleurs de toute la France. Il se produisait contre les emblèmes religieux la même réaction que contre les insignes féodaux dans la première période de la Révolution ; en outre, on y trouvait une ressource considérable pour les besoins de l’État. Les juifs mêmes s’associaient au mouvement antireligieux et fraternisaient dans les temples de la Raison avec les ministres catholiques et protestants. Un registre avait été ouvert à la commune pour recevoir les renonciations de prêtres et de tout officier public d’un culte quelconque. Le 23 novembre (3 frimaire), le conseil général prit un arrêté pour la fermeture des églises. La Convention s’était associée à l’initiative de la Commune ; le 16 novembre, elle avait décrété, sur la proposition de Cambon : « Qu’en principe, les bâtiments consacrés au culte et au logement de ses ministres devaient servir d’asile aux pauvres et d’établissements pour l’instruction publique. »

L’Assemblée avait d’ailleurs assuré, par une pension annuelle, la subsistance des ecclésiastiques qui abdiquaient leurs fonctions. Les autres continuaient à toucher fort exactement leur traitement.

Le nouveau culte civique s’établissait partout sous l’impulsion des municipalités et des représentants en mission ; les églises se transformaient en temples de la Raison et beaucoup de ces temples étaient employés pour des services publics ; les prêtres abjuraient en foule ; enfin ce mouvement avait pris les vastes proportions d’une révolution nationale.

On n’en saurait méconnaître la grandeur et l’originalité, quelque opinion qu’on ait sur le fond des choses. Mais il fut enrayé, arrêté dans son développement par Robespierre, qui disposait alors d’une grande influence et pesait sur les Jacobins, sur les comités de gouvernement et sur la Convention. Disciple de Rousseau, déiste convaincu et fort intolérant, il ne voulut voir dans ce mouvement qui le dépassait que les saturnales de l’athéisme et du philosophisme, comme il le disait avec mépris. Dès le 1er frimaire (2l novembre), il avait parlé dans ce sens aux Jacobins, avec amertume, assurant d’un ton impérieux que la Convention n’entendait point toucher au culte catholique, qu’elle ne ferait jamais cette démarche téméraire, etc. ; et cela au moment même où l’Assemblée s’associait si ouvertement h la réaction antireligieuse.

Les préventions dé Robespierre étaient encore alimentées pur sa haine contre le parti de la Commune et ceux qu’on nommait avec plus ou moins de justesse les hébertistes. Comme première mesure d’intimidation, il demanda et il obtint l’épuration de la Société, c’esi-à-dire en réalité l’exclusion de ses adversaires. C’était nlors une chose tort grave que d’être exclu des Jacobins ; cor la radiation d’un membre le faisait passer en quelquesorte à l’état de suspect. Inquiets pour eux-mêmes, Danton et Destnoulins se prononcèrent contre les novateurs. Enfin Robespierre eut exploiter encore les dispositions peu bienveillantes des comités de gouvernement à

l’égard de la Commune, et if agit sur la Convention en invoquant la liberté des cultes et la nécessité de ne pas passer aux yeux de l’E.uropa pour un peuple d’athées. Suivant les habitudes invétérées de son esprit soupçonneux, il représenta judaïqueinent le mouvement contre le culte comme une conspiration, et il arracha à l’Assemblée (6 décembre, 16 frimaire) un décret garantissant la liberté des cultes et consacrant ainsi l’existence ofticielle du catholicisme.

Le moment n’était pas éloigné où les promoteurs du culte de la Raison, Cloots, Chaumette, Gobel, etc., allaient expier leur tentative et leurs opiuions philosophiques sur 1 échafaud.

Mais le mouvement était si puissant que, quoique étouffé à Paris, il se prolongea longtemps encore dans les départements et jusqu’au milieu des années.