Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/STAËL-HOLSTEIN (Anne-Louise-Germaine NECKER, baronne DE), célèbre femme de lettres

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Administration du grand dictionnaire universel (14, part. 3p. 1046-1048).

STAËL-HOLSTEIN (Anne-Louise-Germaine Necker, baronne de), célèbre femme de lettres, née à Paris en 1766, morte dans la même ville le 14 juillet 1817. Fille de Necker, le ministre populaire, dont l’avènement aux finances fut comme l’aurore de la Révolution, elle avait pour mère Suzanne Curchod, femme également distinguée, dont le salon réunissait toutes les célébrités de l’époque. Dans le livre de Mme  Necker de Saussure, Notice sur le caractère et les écrits de Mme  de Staël (Paris, 1820, in-12), on peut suivre les premiers pas de cette intelligence d’élite, qui se manifesta avec une précocité singulière. Il parait que, tout enfant, elle trouvait son amusement dans la conversation savante des amis de son père, Raynal, Buffon, Marmontel, Grimm, Gibbon, et les charmait par ses reparties sérieuses. À onze ans, elle avait déjà l’intelligence assez cultivée pour s’essayer à composer des portraits et des éloges dans le goût académique de Thomas, autre commensal de la maison. À quinze ans, elle commentait l’Esprit des lois et adressait à Necker, sur son Compte rendu (1781), une lettre anonyme où son style la fit reconnaître ; puis successivement, jusqu’en 1785, elle écrivit plusieurs nouvelles : Mirza, Adélaïde et Théodore, Pauline, publiées dix ans après (1793, in-12). En 1786, elle composa un drame en vers, Sophie ou les Sentiments secrets ; l’auteur manque d’expérience ; mais à ce défaut son imagination supplée, et l’on trouve dans cette ébauche des pages élevées, des vers assez heureux. 1786 est l’année même de son mariage avec le baron de Staël-Holstein, ambassadeur de Suède à la cour de France. Mme  Necker de Saussure cite un portrait d’elle à cet âge, tracé dans le goût de l’époque par Guibert, et où elle est représentée sous le nom de Zulmé : « Zulmé n’a que vingt ans, et elle est la prêtresse la plus célèbre d’Apollon ; elle est celle dont l’encens lui est le plus agréable, dont les hymnes lui sont les plus chers… Ses grands yeux noirs étincellent de génie ; ses cheveux, de couleur d’ébène, retombent sur ses épaules en boucles ondoyantes ; ses traits sont plus prononcés que délicats, on y sent quelque chose au-dessus de la destinée de son sexe. » — « J’ai eu moi-même sous les yeux, dit à ce propos Sainte-Beuve, un portrait peint de Mlle  Necker, toute jeune personne ; c’est bien ainsi : cheveux épars et légèrement bouffants, l’œil confiant et baigné de clarté, le front haut, la lèvre entr’ouverte et parlante, modérément épaisse en signe d’intelligence et de bonté, le tout animé par le sentiment ; le cou, les bras nus, un costume léger, un ruban qui flotte à la ceinture, le sein respirant à pleine haleine ; telle pouvait être la Sophie de l’Émile. » J.-J. Rousseau fut, en effet, le maître et l’inspirateur de Mme  de Staël ; son premier ouvrage sérieux est intitulé : Lettres sur le caractère et les écrits de J.-J. Rousseau (1788, in-8o). Il révèle les tendances de l’écrivain, et on peut le prendre comme le point de départ de ses opinions. Voici comment Sainte-Beuve l’apprécie : « Les Lettres sur Jean-Jacques sont un hommage de reconnaissance envers l’auteur admiré et préféré, envers celui même à qui Mme  de Staël se rattache le plus immédiatement. Assez d’autres dissimulent avec soin, taisent ou critiquent les parents littéraires dont ils procèdent ; il est d’une noble candeur de débuter en avouant, en célébrant celui de qui on s’est inspiré, des mains duquel on a reçu le flambeau, celui d’où noua est venu ce large fleuve de la belle parole dont autrefois Dante remerciait Virgile ; Mme  de Staël, en littérature aussi, avait de la passion filiale. Les Lettres sur Jean-Jacques sont un hymne ; mais un hymne nourri de pensées graves, en même temps que varié d’observations fines, un hymne au ton déjà mâle et soutenu, où Corinne se pourra reconnaître encore après être redescendue du Capitole. Tous les écrits futurs de Mme  de Staël en divers genres, romans, morale, politique, se trouvent d’avance présagés dans cette rapide et harmonieuse louange de ceux de Rousseau, comme une grande œuvre musicale se pose, entière déjà de pensée, dans son ouverture. Le succès de ces Lettres, qui répondaient au mouvement sympathique du temps, fut universel. »

Bientôt après, la Révolution éclata, et elle aspira à y jouer un rôle. Quelles furent ses idées en politique ? Même aujourd’hui, il est encore difficile de les déterminer parfaitement. Repoussée par les républicains, reniée par les royalistes, on la plaça communément dans le parti qui voulait une monarchie constitutionnelle ; on lui fait faire des vœux pour le triomphe du système anglais des deux Chambres, idéal de toute sa vie, a-t-on dit, idéal sans grandeur, mais qui était alors celui de beaucoup d’esprits élevés. En 1791, elle s’agita beaucoup ; on la désignait alors comme l’inspiratrice et, de plus, la maîtresse de M. de Narbonne. Au commencement de 1792, elle adressa à M. de Montmorin un plan d’évasion pour le roi ; mais comme elle mettait pour condition que M. de Narbonne en serait l’exécuteur, on n’en tint pas compte, la légèreté de celui-ci étant trop bien connue à la cour. D’un autre côté, Mme  de Staël était en butte au persiflage des ennemis du parti dont elle s’était posée comme l’Égérie ; les pamphlets se succédaient, tous irrespectueux et violents. Nous citerons seulement un petit in-8o intitulé : Intrigues de Mme  de Staël. Mais dès lors, dit Grimm, l’objet de ces satires avait su se placer à une hauteur où de pareils traits ne portaient pas. Elle était encore à Paris lors des massacres de Septembre ; peu de temps après, elle quitta la France et gagna la Suède, où son mari était rappelé, puis vint s’établir dans le pays de Vaud, au château de Coppet, où Necker s’était retiré dès 1790 et qu’elle a immortalisé. Elle était encore si troublée par les événements qui s’agitaient, que c’est à peine si elle prit la plume durant toute cette période. On ne connaît d’elle, comme ayant été composé à cette époque, qu’un seul écrit, un Mémoire pour la défense de Marie-Antoinette, qui ne fut pas imprimé. Après le 9 thermidor, qui parait avoir rendu le calme à son esprit, elle écrivit ses Réflexions sur la paix adressées à Pitt et aux Français (1795, in-8o), en faveur d’un rapprochement entre l’Angleterre et la France, et qui obtint en plein Parlement les éloges de Fox. « Un mélange de commisération profonde et de justice déjà calme, l’appel de toutes les opinions non fanatiques à l’oubli, à la conciliation, la crainte des réactions imminentes et de tous les extrêmes renaissant les uns des autres, ces sentiments, aussi généreux qu’opportuns, marquent à la fois, dit Sainte-Beuve, l’élévation de l’âme et celle des vues. Il y a une inspiration antique dans cette figure de jeune femme qui s’élance pour parler à un peuple, le pied sur les décombres tout fumants. »

Bientôt parut l’Essai sur les factions (1795, in-8o), qui, lui-même, fut peu après suivi de l’ouvrage ayant pour titre : De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations (1796, in-8o). Un changement profond signale ce nouvel écrit. Ce n’est plus une jeune fille intelligente qui conjecture plutôt qu’elle ne connaît le monde et effleure de graves questions au milieu des applaudissements d’une brillante société ; c’est une femme qui a trouvé en elle-même et auprès d’elle la réalité qu’elle veut peindre.

Là se termine la première époque de la vie de Mme  de Staël. Désormais les lettres ne seront plus pour elle l’expression de la sensibilité seule ; elle en va faire, en outre, l’organe d’une haute raison. À défaut du bonheur, qu’un mariage mal assorti lui refuse, elle va aspirer à la gloire. « Relevons-nous, dit-elle, sous le poids de l’existence. Puisqu’on réduit à chercher la gloire ceux qui se seraient contentés des affections, eh bien, il faut l’atteindre ! »

C’est avec cette résolution qu’elle prend la plume et écrit une de ses œuvres les plus remarquables : De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (1800). Ce qu’elle veut démontrer, c’est le dogme du progrès, celui de la perfectibilité indéfinie de l’espèce, la marche toujours ascendante de l’esprit humain. « Je ne pense pas, s’écrie-t-elle, que ce grand œuvre de la nature morale ait jamais été abandonné ; dans les périodes lumineuses comme dans les siècles de ténèbres, la marche graduelle de l’esprit humain n’a point été interrompue. En étudiant l’histoire, il me semble qu’on acquiert la conviction que tous les événements principaux tendent au même but : la civilisation universelle. » Ce que veut encore l’auteur, c’est renouveler l’esprit de la critique et poser ce principe : La littérature est l’expression de la société. Le livre fut critiqué amèrement par la Décade philosophique, le Mercure et les Débats. Un seul écrivain peut-être, tout en combattant les doctrines de l’auteur, sut ne pas oublier la plus parfaite urbanité ; il est curieux de voir comment le futur auteur du Génie du christianisme juge un livre auquel on pourrait très-justement donner pour titre le Génie de l’humanité. L’article est adressé au citoyen Fontanes. « Mme  de Staël, dit Chateaubriand, donne à la philosophie ce que j’attribue à la religion… Vous n’ignorez pas que ma folie à moi est de voir Jésus-Christ partout, comme Mme  de Staël la perfectibilité… Je suis fâché que Mme  de Staël ne nous ait pas développé religieusement le système des passions ; la perfectibilité n’était pas, selon moi, l’instrument dont il fallait se servir pour mesurer des faiblesses… Quelquefois Mme  de Staël parait chrétienne ; l’instant d’après, la philosophie reprend le dessus. Tantôt, inspirée par sa sensibilité naturelle, elle laisse échapper son âme ; mais tout à coup l’argumentation se réveille et vient contrarier les élans du cœur… Ce livre est donc un mélange singulier de vérités et d’erreurs. En amour, Mme  de Staël a commenté Phèdre… Ses observations sont fines, et l’on voit, par la leçon du scoliaste, qu’il a parfaitement entendu son texte. Voici ce que j’oserais lui dire, si j’avais l’honneur de la connaître : « Vous êtes, sans doute, une femme supérieure. Votre tête est forte et votre imagination quelquefois pleine de charme, témoin ce que vous dites d’Herminie déguisée en guerrier. Votre expression a souvent de l’éclat, de l’élévation… Mais, malgré tous ces avantages, votre ouvrage est bien loin d’être ce qu’il aurait pu devenir. Le style en est monotone, sans mouvement et trop mêlé d’expressions métaphysiques. Le sophisme des idées repousse, l’érudition ne satisfait pas, et le cœur est trop sacrifié à la pensée… Votre talent n’est qu’à demi développé, la philosophie l’étouffe. » Voilà comment je parlerais à Mme  de Staël sous le rapport de la gloire. J’ajouterais : « …Vous paraissez n’être pas heureuse ; vous vous plaignez souvent, dans votre ouvrage, de manquer de cœurs qui vous entendent. C’est qu’il y a certaines âmes qui cherchent en vain dans la nature des âmes auxquelles elles sont faites pour s’unir… Mais comment la philosophie remplira-t-elle le vide de vos jours ? Comble-t-on le désert avec le désert ?… »

De cette époque date l’amitié de ces deux grands écrivains, dont les noms sont associés à la rénovation littéraire du XIXe siècle : Mme  de Staël, Chateaubriand. Rivaux par les doctrines, ils le sont aussi par le talent. « Ces deux esprits si dignes l’un de l’autre, malgré leurs dissidences, inaugurent ensemble, remarque M. Demogeot, le mouvement intellectuel de notre époque. Les idées les plus fécondes que la littérature ait développées depuis la Restauration nous semblent déjà contenues en germe dans leurs ouvrages. Par eux, le XIXe siècle a posé son programme ; par eux, la poésie s’affranchit des lois arbitraires de la formule ; par eux commence l’insurrection contre la dernière autorité des âges précédents. Mais avec eux aussi renaissent, dans la liberté d’une forme nouvelle, les principes moraux et religieux qui doivent présider à la régénération sociale ; tous deux établissent, d’une manière plutôt diverse que contraire, le spiritualisme, la loi du devoir, la souveraineté de la justice et de la raison. »

Delphine parut en 1802. C’est un roman par lettres, un peu vague, un peu métaphysique ; mais ces défauts sont compensés par cette sensibilité, cette émotion dont Mme  de Staël avait fait preuve dans ses premiers écrits. Delphine eut un grand succès, dû en partie aux préoccupations de l’heure présente, livrée aux discussions religieuses que venait de réveiller le Génie du christianisme, et encore à cette particularité que l’on se plaisait à y reconnaître des portraits, entre autres ceux de Benjamin Constant, de Talleyrand et de Mme  de Staël elle-même. Delphine, comme le livre De la littérature, souleva des critiques injustes. Dans un article publié par le Mercure de France et signe de l’initiale P., on lisait ces lignes : « Delphine parle de l’amour comme une bacchante, de Dieu comme un quaker, de la mort comme un grenadier et de la morale comme un sophiste. » Ginguené prit la défense de l’auteur dans la Décade. Aucun ouvrage, dit-il, n’a depuis longtemps occupé le public autant que ce roman ; c’est un genre de succès qu’il n’est pas indifférent d’obtenir, mais qu’on est rarement dispensé d’expier. Plusieurs journalistes, dont on connaît d’avance l’opinion sur un livre d’après le seul nom de son auteur, se sont déchaînés contre Delphine ou plutôt contre Mme  de Staël, comme des gens qui n’ont rien à ménager… Ils ont attaqué une femme, l’un avec une brutalité de collège, l’autre avec le persiflage d’un bel esprit de mauvais lieu, tous avec la jactance d’une lâche sécurité. »

Dès 1797, Mme  de Staël était revenue à Paris habiter son hôtel de la rue de Grenelle, prés de la rue du Bac. Son mari la suivit et reprit ses fonctions d’ambassadeur de la cour de Suède près la République française ; il devait mourir cinq années après, en 1802. Au sein de cette société qu’elle aimait, elle recommença à ouvrir un cercle. Bien que particulièrement liée avec Benjamin Constant, Camille Jordan et tous les membres du parti clichien, elle les abandonna, dit-on, au 18 fructidor. C’est à ce propos qu’on a dit d’elle : « Pour faire une révolution, elle ferait jeter tous ses amis dans la rivière, quitte à les repêcher le lendemain par bonté d’âme. » Nous ne discuterons pas ici en détail la conduite de la fille de Necker ni la ligne politique qu’elle suivit. Ceux qui voudront l’étudier ne devront s’adresser ni aux royalistes ni davantage aux conventionnels, mais à elle-même et lire ses Considérations sur la Révolution française. On dit encore qu’elle fut l’âme du cercle constitutionnel créé pour soutenir la constitution de l’an III. Quoi qu’il en soit, elle eut assez d’influence pour faire donner le portefeuille de l’extérieur à Talleyrand, qu’elle estimait beaucoup alors et que depuis elle peignit dans Delphine sous les traits d’une vieille coquette égoïste et sèche. C’est que Talleyrand, qui devait tout à Mme  de Staël, la paya de la plus profonde ingratitude. Du jour où il y eut danger pour lui, pour son portefeuille, il s’éloigna sans vergogne de son ancienne protectrice. Le 18 brumaire avait mis fin au crédit de Mme  de Staël. Sur la scène politique du nouveau régime, il n’y avait pas place pour les femmes. À partir de ce moment, il y eut une lutte sans merci entre elle et Bonaparte, lutte qui dura quinze années et qui n’est pas l’épisode le moins curieux de la vie de Mme  de Staël. Son salon devint le rendez-vous des mécontents, le lieu d’où partaient les propos hostiles dirigés contre le premier consul. Avertie par le ministre de la police, Fouché, des conséquences fâcheuses qui pourraient en résulter pour elle, elle n’en tint pas compte. Les fréquents voyages qu’elle faisait à Coppet, auprès de son père, enfin la publication des Dernières vues de politique et de finances de M. Necker, à laquelle on suppose qu’elle avait pris une large part, achevèrent de faire prendre ombrage au pouvoir naissant, qui lui rendit le service de l’exiler. L’hostilité de Napoléon lui valut plus de sympathie qu’elle n’en avait jusqu’alors rencontré. Elle quitta Paris ou plutôt Saint-Brice, où elle demeurait avec Mme  Récamier, et partit pour l’Allemagne. À Weimar, où elle séjourna durant les années 1803 et 1804, elle se prit d’un vif enthousiasme pour Goethe et Schiller. Une lettre de celui-ci à Goethe montre combien ces deux illustres maîtres prirent plaisir à l’étudier, à l’analyser, pour ainsi dire. « Elle représente, lui écrit-il, l’esprit français sous un jour vrai et très-intéressant. Dans tout ce que nous appelons philosophie, par conséquent dans toutes les questions élevées et décisives, on se trouve en désaccord avec elle, et toutes les conversations n’y peuvent rien. Mais son naturel et son sentiment valent mieux que sa métaphysique, et sa belle intelligence touche à la puissance du génie. Elle veut tout éclaircir, tout comprendre, tout mesurer ; elle ne vous concède rien d’obscur, d’inaccessible, et tout ce qu’elle ne peut pas éclairer de son flambeau n’existe point pour elle ; aussi a-t-elle une peur affreuse de la philosophie idéaliste, qui, à son insu, mène au mysticisme et à la superstition, et c’est là l’atmosphère où elle s’anéantit. Il n’y a pas en elle de sens pour ce que nous appelons poésie ; d’une œuvre de ce genre elle ne s’assimile que la passion, l’éloquence et l’esprit général ; mais si le bon lui échappe parfois, elle n’estimera jamais le mauvais. » De Weimar, Mme  de Staël se rendit à Berlin et reçut à la cour de Prusse un accueil empressé. C’est alors que, rappelée à Coppet par la mort de Necker, après avoir fait, en 1805, une courte excursion en Italie, elle se fixa définitivement au château paternel et y tint une espèce de cour qui eut, sous l’Empire, une grande célébrité.

Mme  de Staël avait mis à profit ses voyages en Allemagne et en Italie pour ébaucher deux grands ouvrages : De l’Allemagne et Corinne. Corinne parut d’abord (1807, 2 vol. in-12). Le succès de ce roman fut plus grand encore que celui de Delphine ; il retentit dans l’Europe entière. Jamais Mme  de Staël n’avait atteint à une telle hauteur ; jamais elle n’avait été plus profonde et à la fois plus poétique, plus éloquente. Corinne, c’est la glorification de l’Italie et en même temps la personnification idéale de la femme moderne. « C’est Delphine encore, dit Benjamin Constant, mais perfectionnée, mais indépendante, laissant à ses facultés un plein essor et toujours doublement inspirée par le talent et par l’amour. » On raconte que Napoléon ressentit une profonde irritation du concert d’éloges qui s’éleva autour de cette œuvre. Est-ce parce qu’elle était l’œuvre de son ennemie, de celle qui depuis cinq ans le bravait, ou bien parce que cette image radieuse, idéale de Corinne couronnée de lauriers contrariait son but ? S’il faut en croire une anecdote que rapporte Villemain, le dominateur de la France fut tellement blessé du bruit que faisait ce roman, qu’il en composa lui-même une critique insérée au Moniteur.

Après la publication de Corinne, Mme  de Staël ne se crut plus momentanément en sûreté même en sa résidence de Coppet ; elle dut fuir et, en 1808, retourna en Allemagne pour y terminer le livre qu’elle avait ébauché lors de son premier voyage en 1803 et 1804. C’est de Vienne qu’elle data la lettre suivante adressée à Talleyrand et par laquelle elle essayait, sinon de rentrer en grâce, du moins de se faire rendre par Napoléon 2 millions, prêtés autrefois par Necker à Louis XVI. Cette lettre, pleine de finesse et de réticences, a de l’importance au point de vue biographique :

« Vienne, ce 3 avril 1808.

« Vous serez étonné de recevoir une écriture dont vous avez perdu le souvenir. À la distance où nous sommes, il me semble que je m’adresse à vous comme d’un autre monde, et ma vie a tellement changé que je puis aisément me faire cette illusion. J’ai dit à mon fils d’aller vous trouver et de vous demander franchement et simplement de vous intéresser à la liquidation des 2 millions qui font plus de la moitié de notre fortune et de l’héritage de mes enfants. C’est une douleur cruelle pour moi de penser que je nuis à ma famille, qu’ils seraient payés si demain je n’existais plus ; car cette dette a un caractère si sacré, que les préventions de l’empereur contre moi peuvent seules l’empêcher de statuer sur elle, et cependant il me semble qu’aux yeux de l’Europe, si Europe il y a pour moi, l’exil paraîtrait moins cruel si l’on se montrait juste envers la fortune. J’en ai assez dit sur ce sujet à vous qui devinez tout. Vous m’écriviez, il y a treize ans, d’Amérique : « Si je reste encore un an ici, j’y meurs. » J’en pourrais dire autant du séjour de l’étranger : j’y succombe ; mais le temps de la pitié est passé, la nécessité a pris sa place. Voyez cependant si vous pouvez rendre service à mes enfants. Je le crois ; si vous le pouvez, vous le ferez. Je n’ai aucun moyen quelconque de vaincre les préventions de l’empereur contre moi. S’il ne croit pas que six ans d’exil et six ans de plus sont un siècle pour la pensée, s’il ne croit pas que je suis une autre personne, ou du moins que la moitié de ma vie est éteinte et que le repos de la patrie me paraîtrait les champs Élysées, je n’ai aucun moyen, dans ma situation, de le lui prouver ; mais vous, qui vous souvenez peut-être encore quelquefois de moi, ne pourriez-vous pas lui dire quelle personne je dois être à présent, quelle personne la reconnaissance envers lui me ferait ; enfin, tout ce que vous savez aussi bien que moi ?

« Adieu ; ne causerai-je donc pas une fois avec vous avant la vallée de Josaphat ? J’ai le projet d’aller en Amérique ; il me faut une patrie pour mes fils ; je demanderai à New-York où vous avez logé. Il y a des moments où, malgré mon dégoût profond de la vie, je suis assez aimable ; alors je pense que j’ai appris cette langue de vous ; mais avec qui la parler ! Adieu. Êtes-vous heureux ? Avec un esprit si supérieur, n’allez-vous pas quelquefois au fond de tout, c’est-à-dire jusqu’à la peine ? Moi, je voudrais me distraire et je ne le puis. Ce qui me fait mal surtout, c’est de ne pouvoir donner à mes enfants ni leur patrie ni l’héritage de mon père. Si vous me soulagez de cela, je joindrai ce moment-ci à notre dernier entretien, et l’intervalle sera comblé. Adieu, encore une fois ; je ne sais finir qu’ainsi avec vous.

             « Necker de Staël. »

Napoléon fit la sourde oreille, et Mme  de Staël n’obtint le remboursement de sa créance que sous la Restauration, mais elle put revenir sans crainte à Coppet. « La vie de Coppet, dit Sainte-Beuve, était une vie de château. Il y avait souvent jusqu’à trente personnes, étrangers et amis ; les plus habituels étaient Benjamin Constant, M. Auguste Wilhelm de Schlegel, M. de Sabran, M. de Sismondi, M. de Bonstetten, les barons de Voigt, de Balk, etc. ; chaque année y ramenait une ou plusieurs fois M. Matthieu de Montmorency, M. Prosper de Barante, le prince Auguste de Prusse, la beauté célèbre désignée par Mme  de Genlis sous le nom d’Athénaïs (Mme  Récamier), une foule de personnes du monde, des connaissances d’Allemagne ou de Genève. Les conversations philosophiques, littéraires, toujours piquantes ou élevées, s’engageaient déjà vers onze heures du matin, à la réunion du déjeuner ; on les reprenait au dîner, dans l’intervalle du dîner au souper, lequel avait lieu à onze heures du soir, et encore au delà, souvent jusqu’après minuit. Benjamin Constant et Mme  de Staël y tenaient surtout le dé. C’est là que Benjamin Constant, que nous, plus jeunes, n’avons guère vu que blasé, sortant de sa raillerie trop invétérée par un enthousiasme un peu factice, censeur toujours prodigieusement spirituel, mais chez qui l’esprit à la fin avait hérité de toutes les autres facultés et passions plus patentes, c’est là qu’il se montrait avec feu et naturellement ce que Mme  de Staël le proclamait sans prévention, le premier esprit du monde. Il était certes le plus grand des hommes distingués. Leurs esprits du moins à tous les deux se convenaient toujours ; ils étaient sûrs de s’entendre par là. Rien, au dire des témoins, n’était éblouissant et supérieur comme leur conversation engagée dans ce cercle choisi, eux deux tenant la raquette magique du discours et se renvoyant, durant des heures, sans manquer jamais, le volant de mille pensées entre-croisées. Mais il ne faudrait pas croire qu’on fût là de tout point sentimental ou solennel ; on y était souvent simplement gai : Corinne avait des jours d’abandon. On jouait souvent à Coppet des tragédies, des drames ou des pièces chevaleresques de Voltaire, Zaïre, Tancrède, si préféré de Mme  de Staël, ou des pièces composées exprès par elle ou par ses amis. Ces dernières s’imprimaient quelquefois à Paris, pour qu’on pût ensuite apprendre plus commodément les rôles. L’intérêt qu’on mettait à ces envois était vif, et quand on avisait à de graves corrections dans l’intervalle, vite on expédiait un courrier et, en certaines circonstances, un second pour rattraper ou modifier la correction déjà en route. La poésie européenne assistait à Coppet dans la personne de plusieurs représentants célèbres. Zacharias Werner, l’un des originaux de cette cour et dont on jouait l’Attila et les autres drames avec grand renfort de dames allemandes, Werner écrivait vers ce temps (1809) au conseiller Schneffer (nous atténuons pourtant deux ou trois traits, auxquels l’imagination, malgré lui sensuelle et voluptueuse, du mystique poëte s’est trop complue) : « Mme  de Staël est une reine, et tous les hommes d’intelligence qui vivent dans son cercle ne peuvent en sortir, car elle les y retient par une sorte de magie. Tous ces hommes-là ne sont pas, comme on le croit follement en Allemagne, occupés à la former ; au contraire, ils reçoivent d’elle l’éducation sociale. Elle possède d’une manière admirable le secret d’allier les éléments les plus disparates, et tous ceux qui l’approchent ont beau être divisés d’opinion, ils sont tous d’accord pour adorer cette idole. Mme  de Staël est d’une taille moyenne, et son corps, sans avoir une élégance de nymphe, a la noblesse des proportions… Elle est forte, brunette, et son visage n’est pas à la lettre fort beau, mais on oublie tout dès que l’on voit ses yeux superbes, dans lesquels une grande âme divine, non seulement étincelle, mais jette feu et flamme. Et si elle laisse parler complètement son cœur, comme cela arrive si souvent, on voit comme ce cœur élevé déverse encore tout ce qu’il y a de vaste et de profond dans son esprit, et alors il faut l’adorer comme mes amis A.-W. Schlegel et Benjamin Constant, etc. » Il n’est pas inutile de se figurer l’auteur galant de cette peinture, Werner, bizarre de mise et volontiers barbouillé de tabac, muni qu’il était d’une tabatière énorme, où il puisait à foison durant ses longues digressions érotiques et platoniques sur l’androgyne ; sa destinée était de courir sans cesse, disait-il, après cette autre moitié de lui-même, et, d’essai en essai, de divorce en divorce, il ne désespérait pas d’arriver enfin à reconstituer son tout primitif.

Le poëte danois Œhlenschlager a raconté en détail une visite qu’il fit à Coppet ; nous emprunterons quelques traits à son récit : « Mme  de Staël vint avec bonté au-devant de moi, raconte-t-il, et me pria de passer quelques semaines à Coppet, tout en me plaisantant avec grâce sur mes fautes de français. Je me mis à lui parler allemand ; elle comprenait très-bien cette langue et ses deux enfants la comprenaient et la parlaient très-bien aussi. Je trouvai chez Mme  de Staël Benjamin Constant, Auguste Schlegel, le vieux baron Voigt d’Altona, Bonstetten de Genève, le célèbre Simonde de Sismondi et le comte de Sabran, le seul de toute cette société qui ne sût pas l’allemand… Schlegel était poli à mon égard, mais froid… Mme  de Staël n’était pas jolie, mais il y avait dans l’éclair de ses yeux noirs un charme irrésistible, et elle possédait au plus haut degré le don de subjuguer les caractères opiniâtres et de rapprocher par son amabilité des hommes tout à fait antipathiques. Elle avait la voix forte, le visage un peu mâle, mais l’âme tendre et délicate… Elle écrivait alors son livre sur l’Allemagne et nous en lisait chaque jour une partie. On l’a accusée de n’avoir pas étudié elle-même les livres dont elle parle dans cet ouvrage et de s’être complètement soumise au jugement de Schlegel. C’est faux. Elle lisait l’allemand avec la plus grande facilité. Schlegel avait bien quelque influence sur elle, mais très-souvent elle différait d’opinion avec lui et elle lui reprochait sa partialité… Schlegel, pour l’érudition et pour l’esprit duquel j’ai un grand respect, était en effet imbu de partialité. Il plaçait Calderon au-dessus de Shakspeare ; il blâmait sévèrement Luther et Herder. Il était, comme son frère, infatué d’aristocratie… Si l’on ajoute à toutes les qualités de Mme  de Staël qu’elle était riche, généreuse, on ne s’étonnera pas qu’elle ait vécu dans son château enchanté comme une reine, comme une fée ; et sa baguette magique était peut-être cette petite branche d’arbre qu’un domestique devait déposer chaque jour sur la table à côté de son couvert et qu’elle agitait pendant la conversation. »

En 1810, Mme  de Staël se hasarda à venir incognito à Paris pour y faire imprimer son livre De l’Allemagne. Fouché eut vent de cette affaire, fit saisir l’édition entière chez l’imprimeur, et dix mille exemplaires, prêts à être mis dans le commerce, furent détruits. Trois ans après seulement l’ouvrage parut à Londres. C’est en somme le meilleur titre littéraire de Mme  de Staël ; il offre un tableau complet et intéressant, malgré ses inexactitudes, de la philosophie et de la littérature d’outre-Rhin. « À l’époque où il parut, la littérature allemande, dit M. Demogeot, était encore pour nous un monde inconnu, bien plus, un monde dédaigné et moqué. Voltaire se bornait à souhaiter aux Allemands plus d’esprit et moins de consonnes. Mme  de Staël prit une glorieuse initiative. Elle osa pénétrer la première dans cette forêt hercynienne, et non-seulement elle y entra avant tous, mais encore elle en dressa le plan avec plus de vérité que ne l’ont fait ceux qui y sont entrés à sa suite ; la plus grande partie des ouvrages écrits en France sur l’Allemagne restent fort au-dessous de ce premier essai, destiné à faire connaître l’Allemagne aux Français. Déjà, dans ses œuvres précédentes, Mme  de Staël avait montré toute la force de son esprit ; dans l’Allemagne, elle s’élève au-dessus d’elle-même en s’arrachant aux préjugés français et en renonçant au point de vue sensualiste de la philosophie du XVIIIe siècle. C’est peut-être là le plus grand service que ce généreux esprit ait rendu à la France et à la philosophie. La sphère où vivaient Goethe, Schiller, Kant et Hegel s’ouvrit à nos regards. Si l’auteur ne comprit pas toujours ces grands hommes, elle donna du moins le désir de les connaître. Ses erreurs même sont moins nombreuses qu’on ne s’est plu à le dire. L’instinct du vrai et du beau chez elle suppléait à l’imperfection nécessaire des connaissances. »

Cet ouvrage, cependant, est-il sans reproche ? Il a un défaut capital, qu’il partage avec Delphine et Corinne. Dès le premier de ces romans, ne semble-t-il pas que Mme  de Staël rende la France entière solidaire de l’oppression de Bonaparte et se venge en la dénigrant ? Cette tendance fâcheuse, blâmable chez un esprit si élevé, s’accuse davantage encore dans Corinne et définitivement dans l’Allemagne. Que de passages, en effet, où elle rabaisse les gloires littéraires de sa patrie et la dénigre ! Voyageant en Allemagne en 1808, elle disait souvent : « Tout ce que je vois ici est meilleur, plus instruit, plus éclairé que la France. » Il est vrai qu’elle ajoutait aussitôt : « Mais qu’un petit morceau de France ferait bien mieux mon affaire ! » C’était là au fond son vrai sentiment.

La destruction de son livre ne fut pas le seul châtiment infligé à l’auteur de l’Allemagne ; Mme  de Staël fut obligée de se retirer à Coppet, avec défense de s’en écarter de plus de deux lieues. De plus, on fit le vide autour de la prisonnière. Schlegel reçut l’ordre de ne pas la voir, et Mme  Récamier et Matthieu de Montmorency furent exilés pour avoir mis les pieds chez elle. En 1812, elle parvint à s’échapper, parcourut le Tyrol, l’Autriche, la Galicie, la Pologne, alla à Saint-Pétersbourg, à Stockholm, ranimant partout sur son passage l’ardeur des ennemis de Napoléon ; enfin, elle alla à Londres, d’où elle revint en France après les désastres de 1814.

Elle avait connu en Angleterre Louis XVIII, et elle voyait volontiers en lui l’homme apte à doter la France de la royauté constitutionnelle à l’anglaise, qui avait été son rêve à l’aurore de la Révolution ; mais elle connaissait aussi ces émigrés qui rentraient avec elle, pleins d’arrogance et d’entêtement. « Ils perdront les Bourbons, » disait-elle. Ce qui ne manqua pas d’arriver. Durant les Cent-Jours, elle se retira en Suisse. Napoléon lui fit savoir qu’elle pouvait revenir à Paris et lui laissa espérer le remboursement par le Trésor des 2 millions qu’elle réclamait. Elle répondit : « Napoléon s’est bien passé de constitution et de moi pendant douze ans, et à présent même il ne nous aime guère plus l’un que l’autre. »

Mme  de Staël avait, en 1810, contracté un second mariage avec M. de Rocca, jeune officier italien au service de la France. En 1816, M. de Rocca tomba malade à Pise ; elle s’y rendit pour le soigner, mais elle-même était atteinte d’un mal incurable ; elle fut obligée de revenir à Paris, où elle mourut bientôt après, le 14 juillet 1817. Sainte-Beuve a donné sur ses dernières années des détails intimes, par lesquels nous compléterons cet article ; « L’amertume que lui causa la suppression inattendue de son livre (l’Allemagne) fut grande. Six années d’études et d’espérances détruites, un redoublement de persécution au moment où elle avait lieu de compter sur une trêve, et d’autres circonstances contradictoires, pénibles, faisaient de sa situation, à cette époque, une crise violente, une décisive épreuve, qui l’introduisait sans retour dans ce que j’ai appelé les années sombres. Jusque-là les orages mêmes avaient laissé jour pour elle à des reflets gracieux, à des attraits momentanés, et, selon sa propre expression si charmante, à quelque air écossais dans sa vie. Mais, à partir de là, tout devient plus âpre. La jeunesse d’abord, cette grande et facile consolatrice, s’enfuit. Mme  de Staël avait horreur de l’âge et de l’idée d’y arriver ; un jour qu’elle ne dissimulait pas ce sentiment devant Mme  Suard, celle-ci lui disait : « Allons donc, vous prendrez votre parti, vous serez une très-aimable vieille. » Mais elle frémissait à cette pensée ; le mot de jeunesse avait un charme musical à son oreille ; elle se plaisait à en clore ses phrases, et ces simples mots : « Nous étions jeunes alors, » remplissaient ses yeux de larmes. « Ne voit-on pas souvent, s’écriait-elle (Essai sur le suicide), le spectacle du supplice de Mézence renouvelé par l’union d’une âme encore vivante et d’un corps détruit, ennemis inséparables ? Que signifie ce triste avant-coureur dont la nature fait précéder la mort, si ce n’est l’ordre d’exister sans bonheur et d’abdiquer chaque jour, fleur après fleur, la couronne de la vie ? » Elle se rejetait le plus longtemps possible en arrière, loin de « ces derniers jours qui répètent d’une voix si rauque les airs brillants des premiers. » Le sentiment dont elle fut l’objet à cette époque de la part de M. de Rocca lui rendit encore un peu de l’illusion de la jeunesse ; elle se laissait aller à voir dans le miroir magique de deux jeunes yeux éblouis le démenti de trop de ravages. Mais son mariage avec M. de Rocca, ruiné de blessures, le culte de reconnaissance qu’elle lui voua, sa propre santé altérée, tout l'amena à de plus réguliers devoirs. L’air écossais, l’air brillant du début, devint bientôt un hymne grave, sanctifiant, austère.

Trop à l’étroit dans Coppet, elle sentait que, pour être heureuse, il lui fallait ressaisir l’air libre, l’espace immense. Le préfet de Genève, M. Capelle, qui avait succédé à M. de Barante père révoqué, lui insinuait d’écrire quelque chose sur le roi de Rome ; un mot lui eût aplani tous les chemins, ouvert toutes les capitales ; elle n’y songea pas un seul instant, et, dans sa saillie toujours prompte, elle ne trouvait à souhaiter à l’enfant qu’une bonne nourrice. Les Dix années d’exil (1821, in-8°) peignent au naturel les vicissitudes de cette situation agitée. Les Considérations sur la Révolution française (1818, 3 vol. in-8°), dernier ouvrage de Mme  de Staël, celui qui a scellé le jugement sur elle et qui classe naturellement son nom en politique entre les noms honorés de son père et de son gendre, la font connaître sous ce point de vue libéral, mitigé, anglais et un peu doctrinaire, comme on dit, beaucoup mieux que nous ne pourrions faire. Aussitôt après son retour en France, elle ne tarda pas à voir se dessiner les exigences des partis et toutes les difficultés qui compliquent les restaurations. Les ménagements, les mesures de conciliation et de prudence furent dès l’abord la voie indiquée, conseillée par elle. Dans son rapprochement de Mme  de Duras et de M. de Chateaubriand, elle cherchait à s’entendre avec la portion éclairée, généreuse, d’un royalisme plus vif que le sien. « Mon système, disait-elle en 1816, est toujours en opposition absolue avec celui qu’on suit, et mon affection la plus sincère pour ceux qui le suivent. » Elle eut dès lors à souffrir incessamment dans beaucoup de ses relations et affections privées par les divergences qui éclatèrent ; le faisceau des amitiés humaines se relâchait autour d’elle. Jours pénibles et qui arrivent tôt ou tard dans chaque existence, où l’on voit les êtres préférés, qu’on rassemblait avec une sorte d’art au sein d’un même amour, se refroidir, se déplaire, se rembrunir l’un après l’autre, se tacher, en quelque sorte, dans la fleur d’affection où ils brillaient d’abord.

Mme  de Staël n’eut pas d’enfants de son union avec M. de Rocca, qui ne lui survécut que six mois. De M. de Staël, elle avait eu deux fils et une fille ; celle-ci épousa M. de Broglie, pair de France. Des deux fils, le puîné mourut fort jeune ; l’autre fut le baron de Staël, l’écrivain philanthrope, dont la biographie suit.

Outre les ouvrages énumérés au courant de cet article, on a encore publié de Mme  de Staël : Essais dramatiques (1821, in-8°) ; Œuvres inédites (1836, in-8°) ; Lettres inédites (dans la Revue rétrospective, tome III).