Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Salette (MIRACLE DE LA)

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Administration du grand dictionnaire universel (14, part. 1p. 108).

Salette (miracle de la). Le 19 septembre 1846, vers trois heures du soir, deux petits bergers qui se tenaient au bord d’un ruisseau sur les pentes de la montagne de La Salette, dans le département de l’Isère, virent apparaître, vêtue d’une robe éblouissante, une belle dame qui marchait sur l’herbe sans la courber et qui disparut après leur avoir conté une grande nouvelle et confié un grand secret. Ces enfants étaient Maximin Giraud, âgé de onze ans, et Mélanie Mathieu, âgée de quatorze ans. On leur fit répéter le récit de cette aventure. La dame inconnue avait parlé en français et en patois du pays, et leur avait tenu ce discours baroque : « La main de mon fils est lourde et je n’ai plus la force de la retenir ; elle s’appesantira sur mon peuple... Ils vont à la boucherie comme des chiens ; ils jurent comme des charretiers qui conduisent leurs charrettes. Quand ils vont à la messe, les petits garçons mettent des pierres dans leurs poches pour les jeter aux petites filles. Les petites filles se font porter à manger à la danse... Il va venir une grande famine, et, avant que la famine vienne, les petits enfants prendront un tremblement et mourront. Les pommes de terre vont pourrir et le blé sera mangé par les bêtes. »

L’autorité ecclésiastique s’émut : il y avait de quoi ; les deux enfants furent remis entre les mains de sœur Thècle, supérieure des religieuses de la Providence, et M. Rousselot, vicaire général du diocèse, en présence du curé de la cathédrale de Grenoble, obtint d’eux, assure-t-on, la confidence du secret confié par la dame inconnue. Ce secret fut transcrit sur un papier soigneusement scellé, adressé à Rome, et dont le contenu n’a jamais été publié.

Au mois de juillet suivant, Mgr de Bruillard, évêque de Grenoble, rendit une ordonnance aux termes de laquelle une enquête était ouverte pour connaître du fait de La Salette et savoir si la vierge Marie était réellement apparue aux deux bergers. Cette enquête, dirigée par M. Rousselot suivant les formes de procédure employées de temps immémorial en pareil cas, dura deux ans. Le rapport fut fait en 1848 ; il concluait à l’existence du miracle. L’année suivante, l’évêque, par un mandement, annonça aux fidèles de son diocèse que le catholicisme comptait un miracle de plus, que la vierge Marie avait bien été vue sur la montagne de La Salette. L’événement, une fois déclaré certain par l’autorité ecclésiastique, fut publié dans tout le monde catholique ; des milliers de pèlerins vinrent visiter le lieu témoin du miracle et puisèrent dans un ruisseau voisin une eau qui, transportée dans tous les pays, guérissait toutes les maladies imaginables et inimaginables.

Celte prédilection pour le pèlerinage de La Salette fut bientôt troublée par de vagues rumeurs qui prirent promptement une consistance sérieuse. On parlait de discussions qui s’étaient élevées entre les membres du clergé diocésain sur la façon dont l’enquête avait été dirigée et sur ses résultats ; on allait jusqu’à dire qu’une scission existait sur ce sujet entre l’évêque et son supérieur métropolitain, M. de Bonald, cardinal-archevêque de Lyon. Ces discussions étaient réelles ; elles prirent bientôt un tel caractère d’aigreur que des brochures et des articles de journaux, émanant du clergé lui-même, saisirent le public de la question. M. Déléon, ancien curé de Villeurbanne, tour à tour rédacteur de l’Union dauphinoise et du Vœu national, publia en 1852, sous le pseudonyme de Donnadieu, un écrit intitulé : La Salette-Fallavaux (fallax vallis, vallée du mensonge). Cet ouvrage contenait une critique de l’écrit publié deux ans auparavant par M. le vicaire général Rousselot, sous ce titre : Nouveaux documents sur le fait de La Salette. Non-seulement l’auteur niait les miracles récents qui, suivant le vicaire général, avaient été produits par l’eau de La Salette, mais il niait l’apparition elle-même ou plutôt l’expliquait d’une façon toute naturelle. Le livre fut condamné par l’évêque, qui à ce sujet adressa au journal l’Univers une lettre violente, reproduite ensuite par toute la presse catholique. M. Déléon répondit en publiant la deuxième partie de La Salette-Fallavaux et se vit soutenu par plusieurs de ses collègues, notamment par M. Cartelier, curé de la paroisse Saint-Joseph, de Grenoble, qui adressa personnellement au pape un mémoire sur le même sujet. On vit paraître en dernier lieu un mémoire intitulé La Salette devant le pape, par plusieurs membres du clergé diocésain. L’autorité diocésaine crut nécessaire d’intervenir, et, pendant que le cardinal de Bonald lui-même niait le miracle par un mandement spécial, MM. Déléon et Cartelier étaient cités tous les deux devant le tribunal de l’officialité. Le premier fut interdit, le second signa une rétractation « sous réserve de son opinion personnelle. » Le nouvel évêque de Grenoble, M. Ginoulhiac, qui avait exercé ces poursuites, en annonça le résultat dans deux mandements, l’un du 30 septembre 1854, l’autre du 4 novembre suivant.

Que disaient donc les écrits incriminés ? Ils disaient qu’une demoiselle Constance Saint-Ferréol de La Merlière, autrefois religieuse de la Providence, s’était fait passer pour la vierge Marie auprès de Mélanie Mathieu et de Maximin Giraud. Mlle  de La Merlière, qui jusqu’alors n’avait pas osé protester, quoique sachant parfaitement ce qu’on lui imputait, trouvant désormais un appui moral dans les censures de l’officialité, se décida à intervenir. En 1855, elle intenta devant le tribunal civil de Grenoble contre MM. Déléon, Cartelier et Redon, leur imprimeur, une action en dommages et intérêts pour raison de préjudices causés à sa réputation. C’est grâce à ce procès que la lumière fut faite. Quoiqu’il se fût écoulé neuf ans depuis la prétendue apparition et qu’il fût difficile aux défendeurs de revenir sur un événement déjà éloigné, ils réussirent à rassembler un nombre suffisant de témoignages on ne peut plus probants. Un sieur Fortin, conducteur de la diligence de Valence à Grenoble, vint déclarer que vers l’ouverture de la chasse, en 1846, c’est-à-dire juste à l’époque de l’apparition, il avait amené à La Salette Mlle  de La Merlière, connue dans tout le pays pour ses excentricités, qu’il l’avait descendue au pied de la montagne et qu’elle lui avait dit, avec une grande exaltation : « Je vais faire une action d’éclat ; on parlera de moi dans la postérité. » Quelques jours après, la même demoiselle se montrait à Lans, dans un couvent, revêtue du même costume qu’avait la Vierge apparue aux petits bergers, c’est-à-dire une robe jaune sur laquelle étaient brodés les instruments de la passion et un chapeau en pain de sucre. Un peu plus tard, quand on parla de miracle et que l’on fit voir au sieur Fortin des médailles frappées à cette occasion, il ne put s’empêcher de s’écrier : « C’est un tour de Mlle  de La Merlière ! - Vous ne répéteriez pas cela devant elle, » lui dit-on. Précisément Mlle  de La Merlière survint ; une vive discussion s’engagea et la vieille folle le prenant à part lui dit : « Permis à vous, Fortin, de ne rien croire ; mais laissez donc croire les autres ; cela fait du bien à la religion. » Une dame Chevallier déposa qu’elle avait vu chez Mlle  de La Merlière la fameuse robe jaune, avec les instruments de la passion brodés en noir et le chapeau pointu. Bien plus, un M. Via], ancien greffier du tribunal de Saint- Marcellin, vint dire que Mlle  de La Merlière lui avait avoué que c’était elle qui s’était montrée aux bergers de La Salette, dans le costume de la vierge Marie. Enfin, le clergé lui-même était au fait de toutes ces intrigues, et dans un dîner qui réunissait, au moment de l’enquête, tous les chanoines de la cathédrale de Grenoble, une violente querelle s’était élevée entre ceux qui déclaraient cette supercherie très-profitable à la religion et d’autres qui voulaient la faire rejeter comme absurde.

Mlle  de La Merlière était connue depuis longtemps par des excentricités dont le nombre avait augmenté avec les années. En 1848, elle parut dans les clubs, se porta pour la députation et écrivit en propres termes à M. Pelletan, rédacteur du Siècle : « Sachez que je tiens ma mission sociale de Dieu même. » On découvrit aussi que l’apparition de La Salette n’était pas la seule, mais que le clergé avait soigneusement caché les autres. La Vierge s’était de nouveau montrée sous la même forme qu’en 1846, dans la commune de Saillans, près de Crest ; à Espeluches, près de Montélimar, et une seconde fois à La Salette, où les enfants qui reconnurent Mlle  de La Merlière durent rétracter leur affirmation, sous la menace que leur fit le curé Duperrier de ne pas faire leur première communion. La dernière exhibition avait eu lieu chez une dame Carrat, propriétaire de l’hôtel de l’Embarcadère, près de la porte de France, à Grenoble, qui avait logé plusieurs jours Mlle  de La Merlière et qui témoignait des faits.

Le tribunal civil de Grenoble, dans son jugement en date du 25 avril 1855, déclara que la demande en dommages-intérêts était mal fondée et condamna la demanderesse au payement des frais, « attendu, disait le tribunal, qu’il faut reconnaître que les ouvrages écrits et publiés par les défendeurs sont l’examen critique d’un fait demeuré jusqu’alors obscur ; qu’il n’y a pas, de la part des auteurs, intention de nuire ; que les faits y sont accueillis de bonne foi, après un examen réfléchi, sans imprudence ni légèreté, puisés dans des documents sérieux, etc. » Sur appel de Mlle  de La Merlière, après avoir entendu Me Jules Favre et Me Bethmont, du barreau de Paris, la cour impériale de Grenoble confirma purement et simplement le jugement de première instance, mais interdit à la presse périodique la publication des débats. On les trouvera in extenso dans un volume édité à Paris en 1855 par M. Sabattier, ancien sténographe du Moniteur, sous ce titre : Affaire de La Salette.

Que sont devenus les deux petits bergers ?

On a fait courir des bruits contradictoires sur Mélanie Mathieu. Il parait probable qu’on l’enferma dans un couvent. Quant à Maximin Giraud, on a dit qu’il avait exercé la médecine à Paris, dans le quartier du Temple. Pendant l’hiver de 1865 à 1866, un docteur Giraud intenta une action en diffamation contre un journal « pour avoir mal parlé du berger de La Salette. » Le texte de son assignation fut publié dans presque tous les journaux, mais les curieux accourus à l’heure dite au palais furent déçus dans leur attente ; une transaction était intervenue. Il est certain qu’il s’est fait aussi fabricant d’une sorte d’élixir destiné à faire une pieuse concurrence à la chartreuse verte ou jaune. Il s’est vendu et il se vend peut-être encore une mixture alcoolique quelconque dont les flacons portent cette étiquette : Liqueur de La Salette, fabriquée avec les herbes de la sainte montagne, par Maximin Giraud, le berger de Notre-Dame de La Salette. On ne dit pas qu’elle ait accompli des miracles. La vraie liqueur de La Salette, c’est l’eau pure, prise à la source, et qu’une congrégation, qui s’est établie sur les lieux et s’y est fait bâtir un oratoire, expédie dans le monde entier. Cette eau, qui guérit plus de maladies que la revalescière, on ne la vend pas, on la donne ; on ne demande que le prix du verre ; seulement le verre coûte cinq francs. Quoique le procès de Grenoble ait mis à jour la supercherie, il y a encore des gens qui croient à l’apparition de la Vierge, aux vertus miraculeuses de l’eau pure, et il a été organisé à grand bruit, en août 1873, un pèlerinage à Notre-Dame de La Salette. Des hommes qui se croient raisonnables sont allés contempler avec onction l’endroit à jamais sacré où Mlle  de La Merlière avait arboré sa robe jaune et son bonnet en pain de sucre !