Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Tristram Shandy (VIE ET OPINIONS DE), par Laurence Sterne

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Administration du grand dictionnaire universel (15, part. 2p. 521-522).

Tristram Shandy (VIE ET OPINIONS DE), par Laurence Sterne (1759-1767, 8 vol, in-12). Ce livre n’est pas une histoire ni un roman, mais un recueil de scènes, de dialogues et de tableaux plaisants et touchants, présentés avec infiniment d’esprit et semés de beaucoup de connaissances originales. La singularité de cet ouvrage, où l’on chercha souvent un sens à des passages qui n’en ont pas du tout ; l’air de mystère dont il est empreint, ses caractères bizarres, sa gaieté folle et souvent même licencieuse impatientent et charment tout à la fois le lecteur ; mais le caractère gai, spirituel, sensible de l’insouciant curé Yorick, où l’on prétend que Sterne s’est peint d’après nature ; l’oncle Toby et son fidèle serviteur, les plus délicieux caractères de cet ouvrage, sont peints avec tant de charme et une individualité si originale, qu’ils font oublier la licence du romancier. La prise de Strasbourg ou l’homme au grand nez, l’histoire pathétique et touchante de Lefèvre, celle de l’abbesse aux andouillettes sont au nombre des morceaux les plus remarquables. L’épisode de la jolie veuve, Mme Widmann, qui, désolée de ce que l’oncle Toby n’ose pas la regarder en face, prend le parti de se faire souffler dans l’œil par ce timide bonhomme, sous le prétexte d’un moucheron, est une des pages les plus charmantes qui aient jamais été écrites. Il a été popularisé par un tableau du peintre anglais Leslie. Les zigzags que trace en l’air, avec sa canne, le caporal Trim, et auxquels Sterne a l’air d’attribuer le sens le plus profond, sont également célèbres. Le boulingrin et la demi-lune, fortifications auxquelles travaillent perpétuellement l’oncle Toby et le caporal, en souvenir de leurs campagnes, ont quelque chose d’extravagant ; mais en Angleterre, où l’on agit sans se soucier beaucoup des rjsées ou des censures de ses voisins, il n’y a pas d’impossibilité ni peut-être de grande invraisemblance à supposer qu’un original emploie une aide mécanique, telle que ce fameux boulingrin, pour encourager et aider son imagination dans la tâche agréable, mais illusoire, de bâtir des châteaux en l’air. Les hommes ont été appelés de grands enfants, et, parmi les vieux hochets et les inventions dont ils s’amusent, celle de l’oncle Toby, avec les plaisirs duquel nous sommes si disposés à sympathiser, ne paraît pas si peu naturelle, en y réfléchissant, qu’elle peut le sembler à la première vue. Le docteur Slop, avec tous ses instruments d’accoucheur, doit probablement être identifié avec le docteur Burton, d’York, qui publia un traité d’accouchement en 1751. Ce docteur était dans de mauvais termes avec l’oncle de Sterne ; il le poursuivit de ses railleries comme charlatan et surtout comme catholique. La principale figure est celle de M. Shandy, dont le caractère est modelé, à beaucoup d’égards, sur celui de Martinus Scriblerus. L’histoire de Martin, dans l’idée du fameux club de beaux esprits qui la commença, était une satire sur la manière ordinaire d’acquérir de l’instruction et de la science. Sterne n’avait point d’objet particulier de ridicule ; son unique affaire était de créer un personnage auquel il pût coudre la grande quantité de lectures extraordinaires et de vieux savoir qu’il avait amassée. Il supposa donc dans M. Shandy un homme d’une tournure d’esprit active et métaphysique, mais en même temps bizarre, que des connaissances trop nombreuses et trop diverses avaient conduit à deux doigts de la folie et qui agissait, dans les circonstances ordinaires de la vie, d’après les absurdes théories adoptées par les pédants des siècles passés. Il lui créa un admirable contraste dans sa femme, bon portrait d’une brave dame de la véritable école poco curante, qui n’entravait jamais la marche du « dada » de son mari (pour employer une expression que Sterne a rendue classique). Yorick, le vif, spirituel, sensible, imprévoyant ecclésiastique, est la personnification bien connue de Sterne lui-même et, sans aucun doute, comme tout portrait de soi fait par un maître de l’art, avait une grande ressemblance avec l’original ; cependant, il y a des teintes de simplicité semées dans le caractère d’Yorick qui n’existaient pas dans celui de Sterne ; nous ne pouvons croire que les plaisanteries du dernier fussent si exemptes de maligne préméditation et que ses satires fussent entièrement inspirées par de l’honnêteté d’âme et un pur enjouement de caractère.

Tristram Shandy se trouva tout d’abord entre les mains de tout le monde. Beaucoup le lisaient et peu le comprenaient. Ceux qui ne connaissaient point Rabelais, dont l’auteur s’était inspiré, le comprenaient encore moins. Il y avait des lecteurs qui étaient arrêtés par des digressions dont ils ne pouvaient pénétrer le sens ; d’autres qui s’imaginaient que ce n’était qu’une perpétuelle allégorie qui masquait des gens qu’on n’avait pas voulu faire paraître à découvert ; mais tous convenaient que Sterne était l’écrivain le plus ingénieux, le plus agréable de son temps ; que ses caractères étaient singuliers et frappants, ses descriptions pittoresques, ses réflexions fines, son naturel facile.

Voltaire a dit de Tristram Shandy : « Cet ouvrage ressemble à ces petits satyres de l’antiquité qui renfermaient des essences précieuses. » Il en traduisit lui-même deux ou trois passages et dit du tout que « ce sont des peintures supérieures à celles de Rembrandt et aux crayons de Callot. » L’auteur, selon lui, est le Rabelais de l’Angleterre.

M. Alfred de Wailly, qui a donné la meilleure traduction française de Tristram Shandy, l’a plus complètement apprécié : « Si nous considérons, dit-il, la réputation de Sterne comme fondée primitivement sur cet ouvrage, il est exposé à deux graves accusations : celles d’indécence et d’affectation. Quant au premier grief, Sterne y était lui-même particulièrement sensible et avait soin de justifier son humeur en la représentant comme une simple infraction au décorum, qui n’était d’aucune conséquence dangereuse. Nous tenons de source certaine l’anecdote suivante. Peu de temps après que Tristram eut paru, Sterne demanda à une dame riche et de qualité du Yorkshire si elle avait lu son livre : « Non, monsieur Sterne, fut la réponse ; et, à vous parler franchement, j’ai oui dire que ce n est pas une lecture convenable pour une femme. — Ma chère bonne dame, répliqua l’auteur, ne vous laissez pas abuser par de tels contes ; l’ouvrage est comme votre jeune héritier que voici ; il montre de temps en temps une bonne partie de ce qu’on cache ordinairement ; mais tout cela c’est dans une parfaite innocence. » Cette spirituelle excuse peut être admise sous un point de vue, car on ne peut dire que l’humeur licencieuse de Tristram Shandy s’adresse aux passions ou soit de nature à corrompre la société ; mais elle pèche contre le goût, si on accorde qu’elle soit sans danger pour la morale. Si nous nous mettons à examiner de près le genre de composition que Sterne crut devoir adopter, nous trouvons un guide sûr dans l’ingénieux docteur Ferriar, de Manchester, qui, avec une singulière patience, a suivi notre auteur jusque dans les sources cachées auxquelles il emprunta la plus grande partie de son savoir et beaucoup de ses expressions les plus frappantes et les plus originales. Rabelais, le licencieux recueil intitulé le Moyen de parvenir et le Baron de Fœneste de d’Aubigné, avec beaucoup d’autres auteurs oubliés du XVIe siècle, furent successivement mis à contribution. L’ouvrage, devenu célèbre depuis, de Burton sur la mélancolie (1624) procura à Sterne une masse infinie de citations dont il remplit ses pages sans scrupule, comme s’il les eût recueillies dans le cours étendu de ses lectures. Le style du même auteur ainsi que celui de l’évêque Hall fournirent à l’auteur de Tristram beaucoup de ces expressions, comparaisons et illustrations bizarres, qui passèrent longtemps pour des effusions naturelles de son esprit excentrique. »