Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/atomisme s. m.
ATOMISME s. m. (a-to-mi-sme — du gr. atomos, atome). Philos. Système des philosophes qui prétendent expliquer la formation de l’univers par la combinaison spontanée des atomes : L’atomisme n’était autrefois qu’un matérialisme grossier. (Walsh.) L’atomisme n’était que l’athéisme. (Le P. Ventura.) || Système des physiciens qui supposent les corps composés d’atomes ou éléments simples doués des qualités dont jouissent les corps eux-même
— Encycl. Le mot atomisme présente deux sens très-distincts : il s’applique d’une part à une conception générale de la nature matérielle, de l’autre à un système de philosophie matérialiste et athéiste. C’est ce dernier sens que nous lui donnons ici ; pour tout ce qui concerne l’atomisme entendu dans le premier sens, nous renvoyons au mot Atome. La distinction que nous faisons entre l’atomisme, hypothèse de philosophie naturelle, et l’atomisme, système de philosophie générale, mérite d’autant plus l’attention que, suivant Bacon, Voltaire et J.-W. Herschell, l’idée que l’univers se compose d’atomes distincts, séparés, indivisibles, au lieu de nous conduire à l’athéisme, devrait plutôt nous en éloigner. Bacon estime que la physique de Leucippe, de Démocrite et d’Epicure est plus incompatible avec la négation d’une intelligence suprême que la physique des quatre éléments. « Il me paraît moins absurde, dit-il, de penser que quatre éléments variables, avec une cinquième essence convenablement placée, puissent se passer d’un Dieu, que d’imaginer qu’un nombre infini d’atomes ou d’éléments infiniment petits, et n’ayant aucun centre déterminé vers lequel ils puissent tendre, aient pu, par leur concours fortuit et sans la direction d’une suprême intelligence, produire cet ordre admirable que nous voyons dans l’univers. » Voltaire tient pour une inconséquence le matérialisme et l’athéisme d’Epicure et de Lucrèce : suivant lui, c’est l’idée du plein et du monde infini qui pousse à nier l’existence de Dieu, que prouvent au contraire le vide et la matière finie. « Il me parait, dit-il, qu’un des principes qui conduisent certains philosophes au matérialisme, c’est qu’ils croient le monde infini et plein et la matière éternelle ; il faut bien que ce soient ces principes qui les égarent, puisque presque tous les newtoniens que j’ai vus admettant le vide et la matière finie, admettent conséquemment un Dieu. En effet, si la matière est infinie, comme tant de philosophes et Descartes même l’ont prétendu, elle a par elle-même un attribut de l’être suprême ; si le vide est impossible, la matière existe nécessairement ; si elle existe nécessairement, elle existe de toute éternité ; donc, dans ces principes, on peut se passer d’un Dieu créateur, fabricateur et conservateur de la matière. Je sais bien que Descartes et la plupart des écoles qui ont cru le plein et la matière indéfinie ont cependant admis un Dieu ; mais c’est que les hommes ne raisonnent pas et ne se conduisent presque jamais selon leurs principes. Si les hommes raisonnaient conséquemment, Epicure et son apôtre Lucrèce auraient dû être les plus religieux défenseurs de la providence qu’ils combattaient ; car, en admettant le vide et la matière finie, il s’ensuivait nécessairement que la matière n’était pas l’ètre nécessaire, existant par lui-même. Ils avaient donc dans leur propre philosophie, malgré eux-mêmes, une démonstration qu’il y a un autre Etre suprême, nécessaire, infini, et qui a fabriqué l’univers. » J.-W. Herschell voit dans la similitude complète des atomes de même espèce un motif de croire qu’ils ne sont pas les premiers principes des choses. « Nous sommes sûrs, dit-il, que les atomes peuvent être rangés en un petit nombre de classes, dont chacune se compose d’êtres semblables à tous égards dans leurs propriétés. Or, quand nous apercevons un grand nombre d’objets tout à fait semblables, nous sommes portés à croire que cette similitude tient à un principe commun qui en est indépendant. Si cette similitude est établie par l’identité de la manière dont ils agissent, nous sommes encore plus disposés à admettre cette conclusion… Il me semble que les découvertes de la chimie moderne, en confirmant l’ancienne idée des atomes, détruisent celle d’une matière éternelle et existant par elle-même, et donnent à chacun de ces atomes les caractères essentiels d’un objet fabriqué et d’un agent subordonné. »
I. — De l’atomisme de Leucippe et de Démocrite. L’atomisme est un produit de la pensée grecque, qui, par son origine, se rattache à l’école d’Elée. Son histoire présente deux phases très-distinctes, une phase rationaliste et une phase empirique, ou plutôt il y a deux atomismes, celui du premier âge, l’atomisme de Leucippe et de Démocrite, antithèse du panthéisme éléatique, et celui du second âge, l’épicurisme, antithèse du panthéisme stoïcien. M. Pierre Leroux a très-bien marqué les traits particuliers à ces deux âges de l’atomisme. « Au premier âge, dit-il, si matérialiste que soit le système dans sa teneur, il se présente comme une conception toute rationnelle. Pour Leucippe et Démocrite, la vraie connaissance du réel, bien que, selon eux, tout le réel soit circonscrit dans l’espace, a sa source, non point dans les sens, qui ne donnent des choses qu’une perception obscure, mêlée de peine ou de plaisir, toute relative, et d’où, par conséquent, ne résulte qu’une pure opinion, mais dans la raison, qui seule a qualité pour saisir le réel dans son essence. Alors, l’esprit humain ne doutait point de lui-même. Il avait toute cette confiance, tout cet énergique et téméraire élan de la première jeunesse qui croit qu’elle va planer d’un bond sur les plus hautes cimes, et embrasser d’une seule étreinte l’universalité des choses. C’était surtout la physique et l’ontologie qui, par une séduction aisée à concevoir, le ravissaient dans leurs régions transcendantes. Identifiée et comme perdue dans son objet, la pensée, à cet âge, se repliait peu sur elle-même, soit pour se scruter dans sa base, soit pour rapporter la science à la vie humaine. Et de là vient aussi que, dans l’ancienne doctrine atomistique, la morale, considérée comme appendice, fut à peine ébauchée. Dans la seconde phase de l’atomisme, il n’en pouvait être ainsi. Depuis Socrate, un long reploiement de l’esprit sur lui-même avait eu lieu ; la philosophie avait tourné ses investigations sur sa propre base ; de nouvelles idées plus approfondies et aussi plus divergentes sur l’origine, sur l’instrument, sur les conditions légitimes de la connaissance s’étaient produites. Déjà le rôle de la sensation dans l’acte de la connaissance avait été proclamé par Aristote et même exagéré. L’atomisme dès lors dut naturellement s’emparer de cette base nouvelle, si harmonique à tout son contenu ; donc, de rationnel qu’il était, le système, chez Epicure, devint sensualiste. Mais un second caractère du mouvement socratique, un second résultat de ce long retour de la pensée sur elle-même, c’est l’importance que prit la morale dans la philosophie. L’homme, devenu à la fois sujet et objet de la science, la rapporta davantage à lui-même, à la vie humaine, comme à sa finalité. Ce fut donc principalement la doctrine morale déduite de l’atomisme qu’Epicure développa. La philosophie, dans l’atomisme primitif, était surtout science ; dans l’atomisme épicurien, ce fut surtout un art. »
Exposons le plus brièvement possible la logique, la cosmologie, la psychologie et la morale de Leucippe et de Démocrite.
Pour les créateurs de l’atomisme, les données sensibles ne contiennent pas la vérité ; la vue, l’ouïe, le goût, l’odorat, le tact, ne produisent immédiatement qu’une connaissance illégitime et obscure, parce qu’ils ne peuvent arriver à voir le plus petit, ni à l’entendre, ni à le flairer, ni à le goûter, ni à le palper ; la raison seule donne une connaissance légitime ; seule, elle saisit le fond permanent sous la forme variable, et l’objet véritable sous l’impression du sujet ; la forme, c’est le doux, c’est l’amer, c’est le chaud, c’est le froid, c’est le blanc, c’est le noir : les atomes et le vide, voilà le fond. L’atome est plein, c’est-à-dire impénétrable, et indivisible, parce qu’il est plein. Le mouvement de l’atome ne dérive pas d’une qualité essentielle, la pesanteur ; il provient d’une impulsion, d’un choc, dont la cause est une impulsion précédente, sans qu’il soit nécéssaire ni possible de remonter à l’impulsion première. Démocrite écartait ainsi toute question de commencement et n’admettait pas de limites à la régression. « Les choses, disait-il, se passaient de même auparavant. » Des impulsions qui ont lieu dans le vide entre les atomes, résultent pour ces derniers des oscillations continuelles, et l’ensemble de ces oscillations produit les tourbillons d’atomes qui, portés circulairement dans l’espace, composent le soleil, la lune, la terre et tous les astres. Le tourbillon est la cause de la génération universelle ; il s’appelle nécéssité. Nulle place dans cette cosmologie pour le fortuit ; tout a lieu nécessairement et par l’effet d’une cause ; la fortune n’est rien de plus qu’une cause cachée à la raison humaine ; car, de sa nature, la connaissance répugne au hasard ; le hasard est un simulacre inventé pour servir de prétexte au défaut de volonté de l’homme et de voile à sa stupidité.
Comment les anciens atomistes expliquaient-ils la sensation et la pensée ? Par l’hypothèse des images (είδωλά), sorte d’émanations des objets qui viennent s’imprimer sur nos sens. Ces images sont maténelles, parce que tout ce qui est sensible est aussi tangible. L’œil voit, grâce aux humeurs aqueuses dont il est formé, grâce à l’eau qu’il contient ; cette eau est diaphane ; elle reçoit l’image, et l’image ou ce qui parait intérieurement, c’est la vue même. L’ouïe, à son tour, n’est que la voix, comme la vue n’est que l’image ; les paroles, parties de la voix, ne sont que des fragments d’air divisé. En un mot, la psychologie de l’atomisme primitif confond la sensation avec son objet, ce qui sent avec ce oui est senti. L’intelligence est produite de l’extérieur à l’intérieur ; elle est le résultat d’un agrégat d’images, comme le corps résulte d’un agrégat d’atomes ; l’unité du sujet intelligent, du sujet sentant, du sujet vivant est détruite. Ces images, à la fois sensibles et sentantes, ont des propriétés supérieures à celles des simples atomes, c’est-a-dire à la solidité et au mouvement, elles sont douées d’une vertu animale et spirituelle ; elles ont quelque chose de divin. Les plus grandes et les plus merveilleuses, venant à frapper l’imagination, ont été prises pour des dieux ; c’est à elles qu’il faut rapporter la cause des songes et de la divination, et il n’existe aucun autre dieu qu’elles ; toutes d’ailleurs sont périssables.
Les caractères essentiels de la morale des anciens atomistes sont communs à la plupart des doctrines de l’antiquité ; Us se réduisent tous au principe de l’isolement et de l’égoïsme. « Ce mépris de la vie commune et des hommes vulgaires, qui s’exprimait par les larmes symboliques d’Heraclite, on sait, dit M. Ch. Renouvier, qu’il s’exhalait en railleries muettes avec le rire perpétuel de Démocrite ; et le double mythe du désespoir et du dédain nous représente presque toute la morale de l’antiquité avant Socrate. » Démocrite réprouvait moralement et le mariage, dont l’objet immédiat est une petite épilepsie, dont l’objet dernier, c’est-à-dire l’éducation dss enfants, n’est qu’un trouble pour le sage, et l’amour même de la patrie, ce nœud indispensable de la société antique ; en un mot, toutes les passions et leurs suites. Celui qui veut bien vivre, écrivait-il au commencement de son livre de l’Euthumie, n’agira que peu, soit dans la vie publique, soit dans la vie privée. Il nommait euthumie ce calme de l’esprit qui résulte de la mesure dans le plaisir, de la symétrie dans la vie, de la modération en tout ; ataraxie, c’est-à-dire imperturbabilité ; athambie, c’est-à-dire détachement de toute crainte : telles étaient à ses yeux, les hautes vertus du sage.
II. — De l’atomisme d’Epicure et de Lucrèce. Dans la philosophie, Epicure distingue trois parties : la canonique ou logique, la physique et la morale. La canonique est la partie élémentaire : c’est la théorie de la connaissance. Selon Épicure, toute connaissance provient des sens. Ils sont et l’unique source et la règle suprême du vrai (τò ϰριτής του). D’où partirait-on, en effet, pour contester leur certitude ? de la raison ? Mais la raison ne sait rien qu’elle ne sache par eux. D’un sens contre un autre ? de l’ouïe, par exemple, contre la vue ? Mais chaque sens ayant sa sphère propre, entièrement séparée et indépendante, ils ne sauraient être juges les uns des autres. Opposera-t-on chaque sens à lui-même dans différentes sensations ? Mais dans le même, toute sensation est égale à une autre, indépendante et valide en soi, de sorte qu’elles ne peuvent l’une l’autre s’invalider. De plus, les sens n’ont point d’activité propre, ils ne se meuvent point d’eux-mêmes ; d’où il suit que toute perception sensible suppose en dehors un moteur, une cause réelle, un objet. Dépourvus de toute activité propre, les sens ne sauraient modifier l’impression reçue de l’extérieur. Donc, toute perception sensible est vraie, conforme à sa cause, à son objet.
Mais on peut alléguer une infinité de cas où l’erreur des sens paraît manifeste. Lucrèce, dans le quatrième chant de son poëme, en cite quelques-uns. « Les tours carrées des villes semblent rondes de loin » :
. . . . Fit uti videantur sæpe rotundæ.
Et vestigia nostra sequi gestumque imitari.
Quos agimus præter navim, velisque volamus.
Eh quoi ! ici, et dans tous les cas du même genre, n’est-il pàs vrai que tous les sens se trompent et nous trompent ? Non, disent Epicure et Lucrèce, ce qui se trompe ici et dans tous les cas du même genre, c’est la faculté qui juge, qui raisonne ; c’est l’esprit et non le sens. L’erreur n’est point dans la perception visuelle, qui en soi est vraie, c’est-a-dire correspondante à l’objet en tant que visible ; l’erreur est dans l’opinion ou l’idée qui se surajoute à cette perception. Les yeux ne peuvent connaître la nature des choses ; ne leur attribons donc pas les erreurs de l’esprit :
Proinde animi vitium hoc oculis affingere noli.
En un mot, les sens, non plus qu’un miroir, non plus qu’un écho, ne jugent ni n’affirment rien. Ils ne font que percevoir ou plutôt subir le phénomène tel qu’il s’offre à eux, passivement, sans rien ajouter, sans rien retrancher, sans même lier entre eux les divers moments dont sa durée se compose.
Mais comment l’épicurisme explique-t-il le phénomène de la sensation, et en même temps, les illusions d’optique et les hallucinations ? Ici Epicure fait intervenir les images (είδωλά) de Démocrite, mais en les matérialisant complètement, en les dépouillant de la force animale et spirituelle, du caractère divin, dont Démocrite les avait douées. Ces images, qui reproduisent l’apparence des choses, sont composées d’atomes d’une extrême ténuité, qui s’échappent incessamment de tous les corps, et qui, en se dégageant, gardent leur attitude et tous leurs rapports primitifs ; elles vont flottant dans l’espace, et ce sont elles seulement que l’œil aperçoit. Lucrèce leur donne le nom de simulacres ; il les considère comme des espèces de membranes, d’écorces détachées de la surface des corps :
Quæ quasi membrana summo da corpore rerum
Dereptæ volitant ultro citroque per auras
Parfaitement semblable d’abord à l’objet qu’elle représente, l’image peut, il est vrai, s’altérer sur la route ; il se peut faire qu’un choc la brise par le milieu, ou que la résistance de l’air, émoussant les angles, la fasse ronde de carrée qu’elle était. Mais la sensation, pour cela, serat-elle moins vraie, moins conforme à l’objet ? Non ; car l’objet véritable, le moteur du sens, la cause de la sensation, c’est l’image même en l’état où elle s’offre. Dans les images, si déliée que puisse être leur contexture, tout est corporel ; dans leur action, tout est mécanique. Ainsi, la sensation est l’empreinte même des choses. Tout ce qui se présente aux sens, ils le reçoivent, rien de plus, rien de moins, rien autrement qu’il n’est ; le paraître, c’est l’être même en tant que présent dans la sensation. Et ce qui est vrai quant aux sensations ordinaires, l’est de même quant aux hallucinations, aux visions du délire, aux songes, et, en général, pour toutes les apparitions de cet ordre. Epicure le dit formellement : toutes sont vraies (αληϑἦ) ; toutes ont pour cause et pour objet des images réelles émanées d’êtres réels. Voilà l’infaillibilité des sens proclamée.
Du domaine de la sensation, immédiatement et absolument certaine (εναργης), nous passons au domaine propre de l’esprit, à l’opinion (δοξα) ; là commence la possibilité de l’erreur. La science est, pour ainsi dire, enveloppée dans la sensation ; alors survient l’esprit qui la dégage, qui la développe. Il supplée, il relie, il généralise ; il va jusqu’à prétendre saisir, à travers l’apparence, tout ce qui dans l’apparence ne s’est pas directement révélé. Ses affirmations, ses jugements peuvent porter sur des choses non évidentes de soi, c’est-à-dire non directement révélées par la sensation ; en ce cas, l’évidence immédiate manquant, la certitude se fonde sur une liaison nécessaire de la chose affirmée avec une autre chose évidente de soi : Par conséquent, l’opinion sera vraie ou fausse, vraie quand la sensation la confirmera directement ou indirectement, fausse quand la sensation la contredira directement ou indirectement.
Entre la sensation et l’opinion, se place un intermédiaire, l’anticipation ou prénotion (προληψισ), qu’Epicure définit une idée générale permanente, une mémoire de nos perceptions habituelles. L’anticipation est une notion qui surgit en nous, dès que nous entendons prononcer le nom d’une chose qui nous est souvent apparue au dehors. Ainsi, qu’un homme soit nommé, nous imaginons la figure d’un homme à l’aide d’une prénotion primitivement dérivée des sens, qui, du reste, est passive comme les sens, et comme eux évidente de soi. Les anticipations ou prénotions sont la base des opérations de l’esprit : indémontrables elles-mêmes, elles servent à démontrer tout le reste. Il est essentiel, pour bien raisonner, d’avoir de chaque chose une anticipation claire et distincte.
La canonique d’Epicure peut se résumer dans.les huit propositions suivantes : 1o les sens ne trompent jamais ; 2o la vérité ou la fausseté tombe sur l’opinion qui s’ajoute à la sensation reçue ; 3o l’opinion est vraie si l’évidence des sens la confirme ; 4o l’opinion est fausse si l’évidence des sens la contredit ; 5o toute prénotion est dépendante des sens ; 6o la prénotion est en quelque sorte la définition d’une chose ; 7o la prénotion est le principe de tout raisonnement ; 8o ce qui n’est pas évident doit être démontré par la prénotion des choses évidentes. Comme on le voit, c’est la théorie sensualiste dans son développement le plus complet, le plus rigoureux.
Après la canonique, la physique. Ici, nous posons le pied sur un sol que nous avons déjà fait connaître : c’est la théorie des atomes. (V ce mot.) Les atomes d’Epicure sont étendus, et même leurs dimensions varient, quoiqu’elles n’arrivent jamais jusqu’à être visibles. Ils sont figurés, ceux-ci ronds ou aigus, ceux-là triangulaires, crochus, etc. Ils sont d’une solidité absolue, c’est-à-dire sans vide aucun, et par là même impénétrables, indivisibles, immuables, éternels. Enfin, ils ne doivent pas, comme les atomes de Démocrite, tous leurs mouvements au choc, à l’impulsion ; mais la pesanteur, c’est-à-dire le mouvement en ligne droite, leur est essentiel. A ce mouvement en ligne droite, qui représente la fatalité, vient s’ajouter une faible déclinaison, qui représente le hasard et la liberté. « Si tous les mouvements sont enchaînés dans la nature, dit Lucrèce, si un ordre nécessaire les fait naître les uns des autres, si la déclinaison des éléments ne produit pas une nouvelle combinaison qui rompe la chaîne de la fatalité et trouble la succession éternelle des causes motrices, d’où vient cette liberté dont jouissent tous les animaux, ces déterminations indépendantes du destin, ce pouvoir d’aller où nous appelle le plaisir ? … Il faut donc reconnaître aussi dans les principes de la matière une force motrice différente de la pesanteur et du choc, de laquelle naisse la liberté, sans quoi l’on admettrait un effet sans cause. La pesanteur empêche, à la vérité, que tous les mouvements ne soient l’effet d’une force étrangère ; mais si l’âme n’est pas déterminée dans toutes ses actions par une nécessité intérieure, et si elle n’est pas une substance purement passive, c’est l’effet d’une légère déclinaison des atomes dans des temps et des espaces indéterminés. »
Et vetere exoritur semper novus ordine certo,
Nec declinando faciunt primordia motus
Principium quoddam quod fati fædera rumpat,
Ex infinito ne causam causa sequatur,
Libera per terras unde hæc animantibus exstat
Unde est hæc, inquam, fatis avulsa voluntas
Per quam progredimur quo ducit quemque voluptas ?
. . . . . . . . . . . . . . .
Quare in seminibus quoque idem fateare necesse est
Esse aliam, præter plagas et pondera, causam
Motibus, unde hæc est nobis innata potestas ;
De nihilo quoniam fieri nihil posse videmus ;
Pondus enim prohibet ne plagis omnia fiant
Externa quasi vi ; sed ne mens ipsa necessum
Intestinum habeat cunctis in rebus agendis,
Et devicta quasi cogatur ferre patique
Id facit exiguum clinamen principiorum
Nec regione loci certa, nec tempore certo.
Cette citation curieuse de Lucrèce était nécessaire pour faire ressortir les différences qui existent entre l’atomisme ancien et l’atomisme d’Epicure. Nous avons vu que le premier s’accompagne d’une logique rationaliste, celui d’Epicure d’une logique sensualiste ; que d’ailleurs, chez Démocrite, le matérialisme semble incomplet, en ce qu’il maintient un dualisme irréductible entre les mouvements atomiques et les représentations vivantes. Nous voyons ici d’autres différences. Démocrite n’admet qu’une seule cause du mouvement de l’atome, une cause extérieure, le choc (plaga) ; Epicure en admet trois : une cause interne et primitive, permanente et nécessaire, le poids (pondus) ; une cause fortuite, la déclinaison (clinamen) ; enfin, une cause dérivée, le choc (plaga). Démocrite nie le hasard, le supprime de son monde ; Epicure, au contraire, grâce au hasard, grâce au clinamen, obtient la rencontre et la combinaison des atomes, d’une part, c’est-à-dire crée le monde, et, d’autre part, y fait une place à la liberté.
De la rencontre et du groupement des atomes dans le vide naissent tous les êtres de la nature, les corps inanimés et animés, les minéraux, les plantes, les animaux, les hommes. Tous les phénomènes de la nature, toutes les propriétés des êtres, couleur, odeur, saveur, son ; dureté ou mollesse, chaleur, vie, sensibilité, instinct, intelligence, tout s’explique par les modes de combinaison des atomes. Il est une habitude dont il faut se garder, c’est de transporter dans le monde l’idée d’un ordre ou d’un plan quelconque. Avec le hasard et l’infini qu’il admet, et pour le nombre de ses atomes, et pour leur durée, et pour l’espace où ils se meuvent, Epicure se passe d’un principe de finalité et bannit l’intelligence de la nature. Le monde, tel que nous le voyons, n’est pas autre chose qu’une des combinaisons, en nombre infini, qui étaient possibles en vertu du pondus et du clinamen. Le monde étant imparfait et n’offrant que des scènes de misère, de destruction et de mort, imperfections qui se manifestent surtout dans l’homme, on ne peut le considérer comme l’ouvrage d’une cause intelligente. « Il y a pourtant des philosophes ignorants, dit Lucrèce, qui croient que la matière ne peut, sans le secours des dieux, produire tant d’effets réglés et conformes à nos besoins, et produire les végétaux… Ils me paraissent s’éloigner singulièrement de la saine raison. Car, lors même que je ne connaîtrais pas la nature des éléments, le spectacle du ciel et les phénomènes du monde me prouveraient assez qu’un tout aussi défectueux ne peut être l’ouvrage de la divinité. »
Naturam non posse deum sine numine, rentur
Tantopere humanis rationibus, ac moderatis
Tempora mutare annorum, frugesque creare
. . . . . . . . . . . . . . .
Magnopere a vera lapsi ratione videntur.
Nam quamvis rerum ignorem primordia quæ sint,
Hoc tamen ex ipsis cœli rationibus ausim
confirmare, aliisque ex rebus reddere multis,
Nequaquam nobis divinitus esse creatam
Naturam mundi quæ tanta est prædita culpa.
Pour Epicure, l’âme est un être réel, distinct du corps ; mais, en raison de sa sympathie avec le corps, d’une nature matérielle comme lui. Seulement, c’est une matière plus délicate, renfermée dans une matière plus grossière. Composée d’atomes, comme le corps, mais d’atomes plus légers, il est absurde de la dire incorporelle, car il n’y a d’incorporel que le vide ; elle est très-sujette au changement à cause de la ténuité de ses éléments ; elle se dissout à la mort, c’est-à-dire quand le corps entier ou quelqu’une des principales parties du corps se dissout. Dans une situation toute nouvelle, en effet, et soumise à d’autres mouvements, comment l’âme pourrait-elle conserver le sentiment qui résulte du concours et de l’union des atomes ? Epicure distingue dans l’âme quatre parties : l’esprit, l’air, la chaleur, et une qualité sans nom, principe de sensibilité qui entraîne la chaleur, qui la meut, et qui meut par elle les deux autres parties et tout le corps.
L’atomisme épicurien, excluant toute idée de finalité, de providence, de création et de gouvernement du monde, n’admet, ne peut logiquement admettre, comme l’a très-bien remarqué Cicéron, d’autres dieux, principes des choses, que les atomes. Cependant Epicure reconnaît des dieux ; mais ces dieux, à qui il accorde l’immortalité (non l’éternité), peut-être pour faire une concession aux croyances populaires, sont, comme l’âme et le corps de l’homme, composés d’atomes ; comme nous, ils sont des résultats, des produits du concours et de l’union de ces seuls êtres éternels. Ils ont la forme humaine, parce qu’elle est la plus belle des formes. La force et la béatitude, qui sont leurs véritables attributs, sont incompatibles avec les affections tout humaines que le vulgaire leur prête, quand il les suppose occupés à récompenser les bons et à punir les méchants. Quiconque est immortel et bienheureux est exempt d’affaires et n’en donne à personne. Les dieux d’Epicure ne se soucient pas le moins du monde des malheureux mortels ; ils réalisent l’idéal du sage antique ; ils en ont l’égoïste ataraxie. Hors de la sphère de nos évènements, éloignés de notre monde, à l’abri de la douleur et du danger, se suffisant à eux-mêmes, indépendants de nous, ils ne sont ni sensibles à nos vertus, ni accessibles à la colère.
On voit que le théisme d’Epicure est un véritable athéisme. Aussi Lucrèce nous montre-t-il « la religion, après avoir si longtemps tenu l’homme avili sous son joug pesant, foulée aux pieds à son tour, écrasée par le philosophe grec ; » aussi, avec un accent dont l’éloquente impiété se retrouve en plus d’un passage de Proudhon, salue-t-il fièrement « cette victoire de son maître, qui nous rend égaux aux dieux. »
Obteritur ; nos exæquat Victoria cœlo.
La physique et la cosmologie d’Epicure ont un but pratique, qui est d’affranchir l’homme de la crainte des phénomènes naturels, de la crainte des dieux, de la crainte de la mort. C’est ainsi qu’elles se lient, qu’elles se subordonnent à sa morale. Selon Epicure, la volupté est le souverain bien de l’homme. La volupté consiste dans la jouissance des sensations agréables et dans l’absence des sensations pénibles. Un corps sans douleur, une âme sans trouble, telle est la fin de la vie humaine, la fin à laquelle toutes nos actions doivent tendre. Toutes nos sensations sont égales en valeur et en dignité ; mais elles diffèrent beaucoup quant à leur intensité, leur durée et leurs suites. Les plaisirs et les peines de l’esprit sont plus grands que ceux du corps. Il est donc nécessaire, dans la recherche de la volupté, de savoir faire un choix (αἵρεσις), et de diriger les désirs à l’aide de la raison et de la liberté. On peut réduire à quatre les règles que doit suivre le sage dans sa conduite : 1o embrasser le plaisir qui ne tient à aucune douleur : 2o rejeter la douleur qui ne tient à aucun plaisir ; 3o rejeter un plaisir qui en empêche un plus grand ou qui tient à une plus grande douleur ; 4o embrasser une douleur qui délivre d’une plus grande douleur ou qui tient à un plus grand plaisir. La modération, la frugalité, n’ont d autre objet véritable que d’augmenter le plaisir ou de faire éviter la douleur, et la première des vertus, la prudence (φρόνησις), dont la justice et l’honnêteté dépendent, est tout à fait inséparable de la volupté. Une entière sécurité dans la vie n’appartient qu’au juste ; l’injustice amène l’inquiétude à sa suite, et, si caché que soit son crime, le criminel a peur. Le sage épicurien méprise la mort ; il mesure la vie au plaisir, et non à la durée. Est-il borné dans ses jouissances, il sait que le pain et l’eau sont la volupté suprême de l’affamé ; souffre-t-il, il sait que les intervalles de nos maux sont de grands biens, et que les grands maux durent peu. Il domine par sa raison le mal que les hommes peuvent lui faire ; il croit que le commerce charnel n’est jamais profitable et qu’il est presque toujours nuisible ; il évite le mariage et les enfants, à moins de circonstances particulières ; comme ses dieux, au gouvernement du monde, il demeure étranger au gouvernement de la république ; il est brave, non par nature, mais par calcul : il est sans amour, et ne croit pas que cette folie nous vienne de Dieu ; il recherche l’amitié pour l’utilité qu’elle présente. En un mot, négation de l’amour, de la famille et de la patrie ; négation de tous les dévouements, de toutes les passions généreuses, tel est le dernier mot de la sagesse épicurienne. On devine les principes politiques qui peuvent dériver de cette sagesse. « L’humeur de l’épicurien, dit très-bien M. Ch. Renouvier, n’est pas républicaine ; le sage aurait trop à faire dans une république ; ses divins loisirs y seraient compromis. Aussi regarde-t-il la royauté comme une précieuse institution ; c’est le travail d’un seul pour le repos de tous. » Au reste, les sociétés ne sont, aux yeux d’Epicure, que des contrats particuliers fondés sur l’intérêt des contractants. La justice, disait-il, n’est rien en dehors du contrat ; c’est un mot qui n’a pas d’autre sens que l’utilité : l’utilité en est le principe et la mesure. Aussi n’existe-t-il aucun droit des gens entre les nations qui ne sont pas alliées ; ces nations se trouvent dons le même cas que les animaux qui n’ont fait aucun pacte pour s’épargner mutuellement. De là vient aussi que la vie des animaux nous appartient, car rien ne nous oblige à leur égard, et les loups ne se sont pas engagés par contrat à respecter la vie des hommes.
III. — De l’atomisme contemporain. Réfuté avec éclat par les penseurs spiritualistes des siècles précédents. l’atomisme a reparu, au xixe siècle, appuyé sur l’esprit scientifique, sur les connaissances positives, sur l’expérience, fort des coups portés par la critique philosophique moderne au dualisme cartésien, esprit et matière, et de l’essor que le progrès des sciences a donné aux spéculations sur les atomes et sur les forces moléculaires. En Allemagne, une école matérialiste et atomiste a succédé aux grandes écoles idéalistes des successeurs de Rant. Il existe, de toute éternité, suivant cette école, des substances premières et irréductibles, éléments ou atomes, peu importe la dénomination. Ces substances diverses se rencontrent en vertu des qualités qui leur sont inhérentes, qualités absolument invariables, indestructibles, éternelles, comme les substances elles-mêmes, dont elles ne peuvent être séparées ; de la rencontre entre les éléments, naissent les combinaisons, les groupes, les systèmes. L’ensemble de ces combinaisons, de ces groupes, de ces systèmes constitue ce que nous appelons le monde, la nature ou l’univers. L’univers change sans cesse, et, au fond, il reste toujours le même ; car, sous la permanente métamorphose, demeurent inaltérablement, en même nombre et en même qualité, les substances élémentaires. Ces substances, hors desquelles il n’y a nulle réalité, supportent tout ; elles sont tout. C’est leur mouvement qui a fait surgir, dans la série des temps, les groupes particuliers du monde inorganique, du règne végétal, du règne animal, du règne humain. Impliqué inévitablement dans la série, l’homme a paru quand les positions respectives occupées par les atomes, en vertu de leurs précédentes évolutions, ont été telles que l’organisme humain a dû se former nécessairement de l’association qu’un certain nombre d’entre eux devait contracter à ce moment de l’histoire de notre planète. De ces principes, deux conséquences se déduisent : 1o la négation de Dieu, qui devient une hypothèse inutile, les atomes avec leurs attributs respectifs suffisant pour expliquer toutes les formations, transformations et destructions ; 2o la négation de l’âme en tant que principe, la pensée et la volonté n’étant que l’expression la plus haute de la vie, et la vie n’étant que le résultat de l’organisation, c’est-à-dire d’une combinaison particulière des atomes.
Écoutez M. Buchner : « L’atome, dit-il dans l’ouvrage intitulé Esprit et Nature, l’atome est le Dieu auquel toute existence, la plus infime comme la plus élevée, est redevable de sa naissance ; existant de toute éternité, il prend part dans une évolution sans trêve, aujourd’hui à cette formation, demain à celle-ci, et il reste identique, immuable en toutes ces transformations. Le même atome qui aida jadis à former la pierre, l’air, l’eau, forme en cet instant une partie de ton corps, et prend peut-être part, dans l’instant qui va suivre, à la génération du travail intellectuel le plus compliqué, pour rentrer ensuite, quittant ce théâtre de son activité, dans la circulation permanente de l’échange matériel et y poursuivre les voies les plus diverses. Ne reconnais-tu pas ici une chose qui est la condition, la cause universelle, sans laquelle ni la forme, ni la pensée, ni le corps, ni l’esprit, ni, en général, aucune existence ne serait possible, et qui, par suite, dans l’éternelle métamorphose de tous les phénomènes, est seule digne du nom de principe ? »
Nous n’avons pas besoin de sortir de notre pays pour trouver l’atomisme nettement et vigoureusement affirmé. Un philosophe français, dont le nom est quelquefois cité par Proudhon, M. Ch. Lemaire, a, dans un ouvrage remarquable, Initiation à la philosophie de la liberté, repris la thèse d’Epicure, en lui donnant un caractère et des développements nouveaux, et une portée politique et sociale qui est de nature à appeler l’attention. M. Lemaire n’admet pas, avec les positivistes, que l’esprit humain puisse se désintéresser des recherches et des spéculations sur la cause ou les causes premières. Cette question là, au contraire, domine toutes les autres ; elle se pose invinciblement ; elle veut être résolue ; elle peut l’être. La philosophie dite positive n’est.qu’une philosophie décapitée. Trois solutions, et trois seulement, ont été et peuvent être données au problème de la cause première de l’univers : 1o un principe éternel, invisible, immatériel, solitaire, indivisible, tout-puissant, personnifié sous le nom de Dieu, est l’auteur de l’univers créé de rien par lui ; 2o l’univers a deux causes éternelles, l’une active, l’autre passive, dont les noms sont Dieu et matière ; Dieu est le principe actif ; la matière, le principe passif ; 3o l’univers est le produit d’une multitude infinie de principes élémentaires, éternels, indivisibles, qui, sous le nom d’atomes, ont par eux-mêmes, et de toute éternité, le pouvoir de former les êtres organiques et inorganiques qui constituent l’univers. Quelle que soit la solution que l’on adopte, il faut bien comprendre que l’existence éternelle de la cause première, l’existence éternelle de ses propriétés, est un postulat nécessaire qui ne se démontre pas ; que la cause première est en dehors du domaine de la raison, pour ce qui regarde son existence et son éternité, mais qu’elle tombe sous la raison pour ce qui regarde ses actions et la loi même de sa causalité.
Ces principes généraux établis, M. Lemaire soumet à une critique profonde les trois solutions du problème : solution unitaire ou théiste, solution dualiste, solution atomiste ; et la dernière sort victorieuse de cette discussion et de cette comparaison. L’hypothèse d’une cause simple et immatérielle du monde matériel, appelée Dieu, ne présente à l’intelligence qu’une notion confuse, négative, privée de toute preuve directe. Sous le rapport logique, elle est absurde dans ses termes généraux, par l’opposition de nature entre la cause supposée et son effet ; impossible et contradictoire dans ses moyens d’exécution, puisque, des deux actions différentes par lesquelles les partisans de cette hypothèse veulent que l’univers ait été produit, l’une, la création, est impossible logiquement, faute de l’existence d’un second terme nécessaire à toute action ; l’autre, l’émanation, est destructive de l’hypothèse proposée sur la constitution simple de la cause. L’hypothèse de deux principes, l’un simple, immatériel, indivisible et actif, et l’autre matériel, complexe et passif, est résolue négativement par l’expérience et la raison. « Par l’expérience, en ce que l’existence du principe actif n’étant fondée que sur le préjugé établi à priori contre l’activité spontanée de la matière, dès l’instant que l’activité propre de celle-ci est démontrée par l’expérience, l’hypothèse du principe immatériel tombe devant les faits, car il n’est plus nécessaire. Par la raison, en ce que l’être immatériel emprunté aux spiritualistes, n’étant point, par sa constitution simple et indivisible, logiquement capable d’action en lui-même, n’est pas, à plus forte raison, capable d’agir extérieurement. »
Voilà le terrain déblayé : toute cause spirituelle s’est évanouie ; il s’agit maintenant de construire le monde avec les seuls atomes ; il faut voir M. Lemaire à l’œuvre. Les atomes d’Epicure n’avaient que de l’étendue et du mouvement ; cela ne suffît pas à M. Lemaire pour faire une cause première ; il leur donne, en outre, et c’est là le côté original de sa doctrine, il leur donne de la science, « une science non apprise, une science éternelle, immédiate, spontanée, qui ne dépend de l’acquisition d’aucune idée préalable, qui précède, domine et guide la science réfléchie, et qui se révèle dans tous les êtres sous le nom d’instinct. » Cette science des atomes est bien, il faut l’avouer, aussi difficile à comprendre que l’action créatrice ou organisatrice d’un principe spirituel ; mais, grâce à ce précieux attribut, la finalité et l’intelligence ne sont pas bannies de la nature, comme dans l’ancien atamisme, et méme dans l’atomisme allemand contemporain ; l’atomisme de M. Lemaire ne connaît pas le hasard ; il est vitaliste et non mécanique.
Avec ses atomes étendus, spontanément actifs, et pourvus d’une science instinctive, M. Lemaire n’est pas embarrassé pour expliquer tous les phénomènes de la nature. Sans ces attributs de la cause première, nombre, étendue, force et science, on ne saisit aucun rapport entre l’effet-univers et cette cause. Aux monades de Leibnitz, il manque l’attribut géométrique, l’étendue ; à la substance de Spinosa, qui est tout à la fois étendue et pensée, il manque le nombre, condition de l’activité. Voici maintenant les conséquences que M. Lemaire tire de sa doctrine. Il voit une corrélation entre l’idée théiste, l’idée d’autorité et l’idée monarchique, d’une part : entre l’idée atomiste, l’idée d’association et l’idée démocratique, d’autre part. Pour démocratiser le genre humain, dit-il, il démonarchiser l’univers. Ses atomes lui apparaissent comme un peuple immense, infini, d’êtres éternels, tous immuables, tous égaux ; comme une démocratie éternelle, dans laquelle aucun citoyen ne s’élève au-dessus de l’autre, dans laquelle aucune puissance ne peut se manifester que par l’association. La pleine indépendance de l’homme est le corollaire direct de l’impersonnalité de la cause universelle. Plus de fantômes surhumains, surnaturels ; plus de maîtres ni sur la terre, ni dans les régions de l’espace qu’on appelle mystiquement le ciel ; plus de genoux ployés, plus de regards baissés devant l’arbitraire divin. Par l’essence même de son être, par les éléments qui le composent, l’homme fait partie intégrante du souverain du monde.