Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/barbe s. f.

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Administration du grand dictionnaire universel (2, part. 1p. 207-211).

BARBE s. f. (bar-be — lat. barba, même sens). Ensemble des poils qui poussent sur les joues et au bas du visage de l’homme : Une barbe grise. Couper, laisser croître sa barbe. Peigner sa barbe. Sa barbe blanche tombait sur sa poitrine ; son visage n’avait rien de difforme. (Fén.) Je me voyais de la barbe au menton, et je mourais d’envie de porter l’épée. (Le Sage.) Le serment le plus sacré qu’on puisse exiger d’un Asiatique est de le faire jurer sur sa barbe. (B. de St P.) La plupart des Francs ne laissaient croître leur barbe qu’au-dessus de la bouche, afin de donner à leurs lèvres plus de ressemblance avec le mufle des dogues et des loups. (Chateaub.) La plus grande avanie que l’on puisse faire à un Turc est celle de le prendre par la barbe. (Chateaub.) La malpropreté de leurs longues barbes rendait ces soldats encore plus hideux. (Balz.)

Défaites-vous de cette barbe énorme,
              Andrieux.

Sa barbe à flots épais descend sur sa poitrine.
              Delille.

Sa barbe et ses cheveux sont blanchis par les ans.
              Delavigne.

Holà, ho ! descendez, que l’on ne vous le dise,
Jeune homme qui menez laquais à barbe grise.
              La Fontaine.

      Ils n’apprenaient cette leçon
      Qu’ayant de la barbe au menton.
              La Fontaine.

À ces mots, essuyant sa barbe limoneuse,
Il prend d’un vieux guerrier la figure poudreuse.
              Boileau.

D’un poil déjà blanchi mélangeant sa noirceur,
Sa barbe étale aux yeux son inculte épaisseur.
              Delille.

Ce grand front chauve et cette barbe épaisse,
Que tous les jours argente la vieillesse.
              Malfilatre.

Les tritons ont montré leur face monstrueuse,
Et tordent à deux mains leur barbe limoneuse.
             A. Barbier.

    Pour posséder la sagesse suprême.
    S’il faut avoir force barbe au menton,
    Un bouc barbu pourra, par cela même,
    Nous tenir lieu du sublime Platon.
           (Anthologie grecque.)

— Par ext. Personne qui porte de la barbe : Elle se marie à une jeune barbe. Me voilà déjà barbe grise et bientôt barbe blanche. Allez, grande barbe, pédant hérissé de grec, vous perdez le respect qui m’est dû. (Fén.) Peut-être y a-t-il là-dessous un rendez-vous avec quelque barbe de bouc.(Balz.) Est-ce ainsi qu’une barbe grise se conduit ? (E. Sue.)

Toujours la barbe grise aime la tête blonde.
                 V. Hugo.

Barbe de bouc, Barbe pointue qu’on ne laisse pousser qu’au menton.

Faire la barbe, Couper la barbe : M. le Prince fit faire hier sa barbe. (Mme de Sév.) Selon Sterne, les idées d’un auteur qui s’est fait la barbe diffèrent de celles qu’il avait auparavant. (Balz.) || Loc. fam. Faire la barbe à quelqu’un, En triompher, se moquer de lui : je ne connais en Europe aucun ministre ni plénipotentiaire qui soit capable de faire la barbe à ce capucin, quoiqu’il y ait belle prise. (Card. de Richelieu.) Rien ne rendra triste un Français ; il ira au bout du monde et en reviendra, comme Figaro, faisant la barbe à tout le monde. (H. Beyle.)

Donner l’étrenne de sa barbe à quelqu’un, L’embrasser ou se laisser embrasser immédiatement après avoir été rasé. || Avoir de la barbe au menton, Avoir atteint l’âge viril, ou bien appartenir au sexe masculin : Vous commanderez quand vous aurez de la barbe au menton. Catherine était une maîtresse femme. ; elle était digne d’avoir de la barbe au menton. (Napol. Ier.) || Jour de barbe, Jour où l’on se rase, où l’on se fait raser :

Il est de certains jours de barbe, où, par ma foi,
Vous ne paraissez pas plus malade que moi.
               Regnard.

|| Dans sa barbe, En cachette, en soi-même : Il grommelait dans sa barbe. Un homme comme lui doit rire dans sa barbe, quand il touche cinq ou six traitements. (P.-L. Courier.) || À la barbe de, En présence, au su, au vu et en dépit de : Il s’est moqué de nous à notre barbe. La vieille Mademoiselle était au désespoir que ses sœurs cadettes, si gueuses au prix d’elle, se mariassent à sa barbe. (L’abbé de Choisy.) Une des plus vives jouissances du braconnier est de braconner à la barbe des gendarmes. (Toussenel.) Un seul, ancien marin, avait eu l’adresse de s’évader en perçant la voûte de son cachot et gagnant la forêt de Montech, à la barbe de la maréchaussée. (Mary Lafon.)

… Je m’en vais être homme à la barbe des gens.
            Molière.

Mais sois un peu toi-même, à la barbe des gens.
Et tu plairas bientôt, même aux moins indulgents.
            É. Augier.

                         … La belle adore
Un cavalier sans barbe et sans moustache encore,
Et reçoit tous les soirs, malgré les envieux,
Le jeune amant sans barbe à la barbe des vieux.
            V. Hugo.

— Prov. Faire barbe de paille à quelqu’un. Se moquer de lui, ne pas lui rendre ce qui lui est dû.

L’on trompa son prochain, la médisance eut lieu,
Et l’hypocrite fit barbe de paille à Dieu.
             Régnier.

Ce proverbe a pour origine la supercherie dont usaient certains paysans, qui payaient la dîme du curé en gerbes de paille, au lieu de donner des gerbes de blé.Barbe aurait été introduit par corruption du mot jarbe ou gerbe.

À barbe rousse et noirs cheveux
Ne te fie, si tu ne veux.

Proverbe peu sérieux, fait pour se moquer de la défiance qu’inspirent à certaines personnes les barbes rousses et les cheveux noirs. || Barbe bien étuvée, barbe à demi rasée, Affaire bien préparée, affaire à moitié faite.

— Par anal. Ensemble des poils qui poussent sous la mâchoire inférieure ou près du nez de certains mammifères : Barbe de bouc, de chèvre, de chat, de phoque, de singe. À son front orné de deux croissants, à sa barbe antique et limoneuse, vous le prendriez pour le dieu du fleuve. (Chateaub.)

Par ma barbe ! dit l’autre, il est bon, et je loue
          Les gens bien sensés comme toi.
               La Fontaine.

Si le ciel t’eût, dit-il, donné par excellence
Autant de jugement que de barbe au menton.
           Tu n’aurais pas à la légère
           Descendu dans ce puits…
                La Fontaine.

— Appendice qui pousse sous la mâchoire inférieure de certains animaux et qui a une ressemblance plus ou moins éloignée avec la barbe de l’homme. || Barbe de coq, Morceau de chair qui pend sous la mandibule inférieure des coqs. || Barbe de poisson, Sorte de cartilage, qui sert de nageoire aux soles et autres poissons analogues.

— Nom donné à divers objets qui offrent quelque ressemblance avec la barbe ou un bouquet de poils, comme dans les définitions suivantes : Bavures, filaments que l’on remarque sur les bords de certains objets, après qu’on les a coupés : Les barbes d’une pièce de métal, d’une feuille de papier. || Division filamenteuse de l’extrémité d’un fanon de baleine : L’Esquimau va prendre des peaux de loups marins, il les étend avec des barbes de baleine, il en forme un long canot. || Moisissures qui se produisent dans certaines substances alimentaires : Ce pain, ces fruits, ce fromage ont de la barbe. Le pâtissier aura beaucoup de bonheur si ses perdrix sont arrivées sans barbes, par le temps pourri que nous essuyons depuis un mois. (Volt.) Dans cette chambre se trouvaient… des coquillages, des poissons qui avaient de la barbe et dont les puanteurs faillirent m’asphyxier. (Balz.) || Filaments implantés de chaque côté d’une plume d’oiseau : Les barbes d’une plume. Les barbes de plumes sont hérissées de petits filaments, les uns roulés et les autres droits.

— Bot. Arête ou filet qu’on remarque sur certaines fleurs ou certains fruits. || Dans les graminées, Prolongement filiforme, roide et coriace, naissant brusquement sur le dos ou au sommet des valves de la glume, ou quelquefois simple prolongement d’une des nervures : La barbe est tantôt longue comme dans l’orge, tantôt courte comme dans certains froments ; elle est droite dans le seigle ; tordue en spirale à sa base dans l’avoine. L’orge éventail a l’épi court et les barbes étalées. (Math, de Dombasle.) || Selon H. Cassini, Appendices des poils qui composent l’aigrette dans le plus grand nombre des genres de la famille des synanthérées : Cassini distingue les barbes, les barbelles, les barbellules. || Barbe de bouc, Nom vulgaire du salsifis sauvage et de plusieurs champignons du genre clavaire, notamment de la clavaire corail. || Barbe de chèvre., Nom vulgaire de deux espèces de spirée (spirea aruncus et ulmaria) et d’une espèce de clavaire corail : La petite barbe de chèvre est la reine des prés. (V. de Bomare.) || Barbe de chêne, Nom vulgaire d’une espèce de spirée. || Barbe de Dieu, Nom donné aux graminées du genre andropogon ou barbon, à cause de l’arête longue et tortillée dont leur fleur est munie. || Barbe de Jupiter, Nom vulgaire d’une espèce d’anthyllide, de la joubarbe des toits et du fustet. || Barbe de moine, Nom vulgaire de la cuscute d’Europe. || Barbe de renard, Nom vulgaire du tragacanthe ou astragale adragant. || Barbe de vieillard. Nom donné aux géropogons, genre de la famille des composées, tribu des chicoracées, à cause des poils qui garnissent leur réceptacle. || Barbe espagnole, Nom vulgaire d’une broméliacée, la tillandsie usnéoïde. || Barbe de capucin, Nom vulgaire de la chicorée étiolée, qu’on mange en salade, de la nigelle de Damas et des usnées ou lichens barbus qui végètent sur les vieux arbres. Pour obtenir la salade ainsi nommée, on établit, dès les premières gelées, dans une cave, une couche de terre et de fumier sur laquelle on pose des racines de chicorée sauvage ; on recouvre le tout d’une couche, de quelques centimètres d’épaisseur ; de cette couche sortent bientôt de longues feuilles étiolées et sans couleur, que l’on coupe dès qu’elles sont suffisamment développées. Quelques amateurs se contentent de mettre les pieds de chicorée dans un tonneau percé de nombreux petits trous ; les feuilles ne tardent pas à sortir, blanches et tendres, par les ouvertures, et quand elles sont suffisamment longues, ont fait au tonneau une sorte de barbe, dont le produit fournit une salade recherchée de beaucoup de personnes.

On raconte, au sujet de cette chicorée étiolée, une anecdote qui met en relief, d’une manière piquante, l’intelligence dont dame censure a toujours fait preuve en France. — « Prenez un homme d’esprit, dit M. Th. Muret, dans son ouvrage l’Histoire par le théâtre ; faites-lui endosser les fonctions de censeur, et, préoccupé par la crainte étroite de laisser passer un mot à double entente, une idée suspecte, cet homme d’esprit deviendra… quelque chose de tout opposé, dans l’exercice de ses attributions. » Il n’est pas un gouvernement qui ait échappé à cette loi générale, et si l’Empire se montra rigoureux envers la liberté, la Restauration eut les scrupules les plus étranges. Au point de vue de la religion, surtout, la censure avait, à l’ombre du drapeau blanc, de singuliers raffinements, ou, si l’on aime mieux, de plaisantes naïvetés. Telle fut, dans un vaudeville, la proscription de la salade, alors fort à la mode, de barbe de capucin. Le censeur écrivit gravement, en marge du manuscrit : choisir une autre salade. On pourrait croire que c’est là une invention facétieuse ; mais le fait est authentique ; M. Muret en a eu la confirmation de la bouche de Coupart, qui était, lorsque la chose arriva, chef du bureau des théâtres. On s’est bien et longtemps moqué de cette salade, que la censure trouvait sans doute trop amère, à une époque où les capucinades de la cour de Charles X révoltaient les esprits sensés ; néanmoins, il s’est trouvé récemment un écrivain qui a proclamé la chose fort naturelle. « L’histoire est plaisante, dit sérieusement M. Hallays-Dabot dans son Histoire de la censure en France ; mais, si minutieuse que soit cette coupure (minutieuse est bien honnête !), nous avouerons ne l’avoir jamais trouvée aussi ridicule qu’on se plaît à le dire. » Le même écrivain ajoute : « … demandons-nous si l’auteur était aussi innocent que l’on veut bien le dire de toute pensée hostile, en citant la barbe de capucin comme étant la salade à la mode… » N’omettons pas de faire remarquer que c’est un censeur qui appuie ici la proscription de cette barbe subversive, qu’on ne digérera jamais dans le pays de Voltaire et de Beaumarchais ; non jamais, M. Prudhomme lui-même vînt-il nous jurer, sur la tête de son épouse, que cette salade, doucement purgative, est capable d’inspirer les plus grands crimes et de renverser le trône et l’autel.

— Ichthyol. Nom vulgaire d’une espèce de syngnathe.

— Entom. Poils qui garnissent le front et entourent la base de la trompe, chez certains diptères.

— Cost. Barbes, Certaines pièces de toile ou de dentelle, que les dames portaient jadis à leurs coiffures :

… Nos dames reprennent vite
        Les barbes et le caraco. Béranger.

|| Franges qu’on portait au loup ou masque : Les barbes du loup.

— Art vétér. Petites excroissances qui viennent au palais et sous la langue du cheval et du bœuf, et qui les empêchent de manger. On les appelle aussi barbillons.

— Manég. Chez le cheval, Point de réunion des deux branches du maxillaire situé en arrière de la houppe du menton, recouvert seulement par la peau, et recevant directement l’action de la gourmette, qui doit être plus ou moins large, suivant que la barbe est plus ou moins sensible : Le degré de sensibilité de la barbe est dû à la disposition de la branche maxillaire, contre laquelle la gourmette comprime la peau. Il est facile de concevoir que la surface osseuse tranchante causera plus de douleur pendant l’action du mors que si elle était arrondie. On est quelquefois obligé d’ajouter à la gourmette, même fortement élargie, un feutre qui en adoucit l’action sur la barbe.

— Jeux. Faire la barbe à milord, Nom d’une pénitence qui est quelquefois imposée aux hommes dans les petits jeux. Le pénitent, que l’on appelle milord, s’assied sur un fauteuil, au milieu de la société, et prie une dame de venir se placer sur ses genoux. Celle-ci accourt aussitôt, s’incline auprès de milord comme si elle était assise, puis, appelle un autre monsieur, à qui elle laisse prendre un baiser, et revient à sa place. Quelquefois, on fait la barbe au patient d’une autre manière : chaque joueur choisit une dame, l’assied sur les genoux de milord, l’embrasse et la ramène à sa place.

— Astr. Barbe d’une comète. Appendice lumineux qu’on voit parfois à la partie antérieure d’une comète, à l’opposite de la queue.

— Mar. Partie du bordage d’avant qui entre dans le bas de la rablure, à l’endroit où l’étrave s’assemble avec la quille. || Courbe qui, dans les petits navires, tient lieu de dauphin. || Barbe d’organeau, Dans le Levant, Bosse de bout. || Barbe de bitons, Dans les mêmes pays, serre-bosse. || Être en barbe, Être mouillé à l’avant et à peu de distance d’un autre navire : Nous étions en barbe du vaisseau anglais. || Appeler, venir en barbe, En parlant des câbles, Travailler ensemble.

— Fortif. et Artill. Batterie en barbe, Tirer en barbe. Syn. de Batterie à barbette, Tirer à barbette. Ne se dit plus. (V. Barbette.) || Pointer en barbe, Pointer par-dessus le parapet, et non par les embrasures.

— Techn. Bois qui dépasse l’arasement intérieur d’une traverse. || Chacune des parties saillantes de la queue du pêne, sur lesquelles agit le panneton de la clef.

— Épithètes. Épaisse, touffue, longue, négligée, hérissée, inculte, sale, poudreuse, limoneuse, légère, claire, jeune, naissante, blonde, cotonneuse, brune, noire, rousse, grisonnante, argentée, blanche, vénérable, magnifique, flottante, ondoyante.

— Encycl. Hist. La barbe est l’apanage du sexe fort ; elle peut être considérée comme l’ornement naturel d’un visage viril ; elle donne une expression particulière à la physionomie de l’homme ; elle accroît ou diminue les proportions du visage, en rétrécit ou élargit l’ovale, et contribue puissamment à imprimer une certaine majesté à la face humaine ; enfin, elle est favorable au développement de la beauté des lignes, en jetant des teintes sur les joues et sur la lèvre supérieure, et en protégeant la peau par ses ombres soyeuses. Aussi voyons-nous la barbe en honneur chez les différents peuples de l’antiquité, et les dieux du paganisme primitif toujours représentés avec une barbe majestueuse.

La manière de porter cet ornement du visage humain a considérablement varié suivant les temps et les lieux ; et les érudits n’ont pas épargné leurs peines, malgré la futilité du sujet, pour retrouver la trace des nombreuses modifications qu’elle a subies. Hotoman écrivit un traité spécialement consacré à la barbe, sous le titre de Pôgônias (ΠΩΓΩΝΙΑΣ). Il fut publié pour la première fois à Leyde, en 1586, et, à cause de son extrême rareté, réimprimé plus tard par Pitiscus dans son Lexicon. L’ouvrage le plus ancien dans lequel cette matière soit traitée est probablement le Lévitique, où le législateur des Hébreux (xix, 27) dit : « Tu ne couperas pas les pointes de ta barbe. » En général, les nations de l’Orient avaient conservé l’usage de laisser croître la barbe. Les Hébreux lui donnaient différentes formes en la taillant. Ils en prenaient grand soin, l’oignaient de substances odorantes, et la considéraient comme un des plus beaux ornements de l’homme (Ezéchiel, v, i), et comme la marque de sa puissance et de sa Virilité. Aussi était-ce faire à quelqu’un un affront sanglant que de lui raser la barbe. Il fallait un grand deuil, une grande calamité, pour que les hommes laissassent inculte et coupassent même leur barbe, en signe d’affliction. Il est curieux de remarquer que, dans ces circonstances, les Romains avaient une coutume exactement opposée, ils laissaient croître leur barbe (Tite-Live, xxvii, 34). On constate l’existence d’habitudes à peu près identiques à celles des Juifs, chez les peuples de l’Orient moderne, et principalement chez les nations musulmanes.

Les anciens philosophes de l’Inde, appelés gymnosophistes, étaient fort soigneux de leurs longues barbes, représentation symbolique de leur sagesse. Les Assyriens s’enorgueillissaient également de la longueur de cet appendice, et saint Chrysostome nous apprend que les rois de Perse portaient leur barbe tressée avec des fils d’or. Les figures des bas-reliefs assyriens sont ordinairement pourvues de barbes, et quelques-unes, celles de Persépolis, par exemple, sont travaillées avec un soin minutieux. Aaron Hill, dans sa description de l’empire ottoman, établit la distinction suivante entre les Perses et les Turcs : « Les Persans ne se rasent jamais la lèvre supérieure, et ils coupent la barbe sur leur menton, suivant les formes variées que peut leur suggérer leur fantaisie. Les Turcs, au contraire, laissent croître en liberté leur barbe, dont ils ont le plus grand soin, et considèrent la perte de cet ornement comme une marque d’esclavage et de servilité. Ainsi, les esclaves du sérail sont rasés, en signe de servitude. » Athénée, d’après le traité de Chrysippe De honesto et voluptata — fait la remarque que les Grecs portèrent la barbe jusqu’au temps d’Alexandre, « Le premier qui osa couper sa barbe à Athènes, dit le même auteur, fut pour cette raison surnommé χορσης, le rasé. » Plutarque, dans sa Vie de Thésée, rapporte, d’une manière incidente, qu’Alexandre fit couper la barbe des soldats macédoniens pour que, dans le combat, les ennemis ne pussent les saisir par cet appendice. Les Grecs continuèrent à se raser jusqu’au temps de Justinien, sous lequel les longues barbes revinrent à la mode, et elles furent portées jusqu’à la prise de Constantinople par les Turcs, en1453. Les philosophes grecs avaient fait, de la longueur de leur barbe, une sorte d’enseigne qui indiquait à tous la profession qu’ils cultivaient. Lucien, à ce propos, se moque avec infiniment d’esprit de ces hommes dont toute la sagesse était renfermée dans leur barbe. Varron (De Re rustica), et Pline (Histoire naturelle), disent que les Romains ne commencèrent à se couper la barbe qu’à partir de l’an de Rome 454, où Publius Ticinius Menas ramena des barbiers de Sicile. Les sénateurs romains se montraient si orgueilleux de leur barbe, que, lors de la prise de Rome par les Gaulois, le sénateur Papirius préféra mourir plutôt que de laisser impunie l’insulte faite à sa barbe. Scipion l’Africain, ajoute Pline, fut le premier, à Rome, qui se rasa chaque jour. Le jour où un jeune Romain se coupait pour la première fois la barbe était considéré comme le premier jour de sa virilité, et fêté avec autant d’éclat que celui de sa naissance ; on renfermait dans une boule creuse les vestiges de cette première barbe, et on les consacrait à quelque divinité : Juvénal, Stace, Martial et d’autres auteurs anciens font allusion, dans leurs écrits, à ces usages divers.

Adrien fut le premier des empereurs qui porta de la barbe, « pour cacher, dit Plutarque, les cicatrices dont son visage était couvert. » Il fut imité par ses successeurs, s’il faut en croire Pancirolle, dans ses Faits mémorables. D’autre part, Rasche, dans son Dictionnaire de numismatique, rappelle diverses occasions dans lesquelles on vit Auguste porter la barbe, principalement lorsqu’il prit le deuil de la mort de Jules César. Il ajoute que des médailles frappées à Aria vers cette époque (l’an de Rome 710), représentaient la figure d’Auguste avec une barbe. Dion Cassius rapporte qu’Auguste ne la fit disparaître que dix-sept ans après. Antonin le Pieux et Marc-Aurèle sont représentés barbus, comme de véritables philosophes, bien que l’on ait conservé des médailles et des bas-reliefs où ce dernier empereur est représenté jeune et imberbe. Les souverains de l’Afrique portaient également la barbe, comme semblent l’indiquer les médailles de Juba.

Les anciens Bretons, s’il faut s’en rapporter à César (De Bello gallico), ne portaient que la moustache. Il est probable qu’il n’a entendu parler que des Bretons, habitants du comté de Kent, ou de ceux des tribus qui les avoisinaient. Strabon parle également des barbes des habitants des Cassitérides ou îles Sorlingues. Tacite, en parlant des Cattes, antique peuple de la Germanie, dit qu’à partir de l’âge viril ils laissaient croître leurs cheveux et leur barbe. À leur arrivée en Bretagne, les Anglo-Saxons portaient la barbe. Dans les missels anglo-saxons, saint Dunstan est représenté portant barbe et moustaches ; et, sur le grand sceau d’Angleterre, Édouard le Confesseur est également pourvu de moustaches et d’une barbe en pointe.

Chez les Spartiates, la perte de la barbe était infligée à ceux des guerriers qui avaient fui dans un combat, et les druides rasaient leurs victimes humaines avant de les immoler dans leurs barbares sacrifices ; les Indiens punissaient également les grands criminels en les rasant, et les Crétois coupaient la barbe aux voleurs et aux incendiaires. Bref, nous voyons l’histoire ancienne nous montrer partout la barbe honorée et soigneusement cultivée : mais les plus fanatiques admirateurs de la barbe furent, sans contredit, les Tartares, qui firent de longues et sanglantes guerres aux Persans et aux Chinois, parce que ces deux peuples trouvaient bon, au lieu de porter, ainsi qu’eux, la moustache retroussée, de la laisser pendre.

Les peuples du Nord se montrèrent moins constamment attachés au culte de la barbe que les Orientaux, bien que quelques-uns y attachassent un grand prix, puisqu’en Russie on vit le czar Pierre le Grand risquer de perdre son trône, pour avoir voulu contraindre les Russes à couper leur barbe.

En France, la barbe joue aussi un grand rôle dans l’histoire, et nous voyons celui qui passe pour le premier de ses rois, Pharamond, porter sa barbe tout entière, ainsi que tous les Francs. Clodion n’était pas seulement un roi chevelu, mais un roi barbu, avec cette différence que ses cheveux étaient beaucoup plus longs que sa barbe, puisque les chroniques nous apprennent qu’il taillait sa barbe, et, par contre, laissait croître ses moustaches, de façon à donner à son visage une expression sévère. Cette mode dura jusqu’à Clovis, qui ramena l’usage des barbes longues. On sait que le héros de Tolbiac envoya des ambassadeurs au roi Alaric, pour le prier de venir lui toucher la barbe, comme signe de l’alliance qu’il désirait contracter avec lui, et que, loin de se rendre à l’invitation du monarque français, le roi des Wisigoths prit, au contraire, les ambassadeurs par la barbe et la leur tira tant et si bien que ceux-ci revinrent, tout penauds du mauvais succès de leur mission, se plaindre à Clovis de l’insulte qu’ils avaient reçue, insulte odieuse qui ne pouvait se réparer que par l’effusion du sang ; le roi, indigné de cette violence, convoqua ses barons, et tous jurèrent, par leur barbe, de venger l’affront fait aux ambassadeurs, en châtiant les Wisigoths d’une manière exemplaire : on sait qu’ils tinrent parole.

Vers le commencement du VIe siècle, une nouvelle manière de porter la barbe fut introduite à la cour de France ; celle du menton fut taillée en pointe, et les favoris encadrèrent le visage. Cela dura jusqu’au VIIIe siècle, et cette barbe pointue prit une telle importance dans les ornements de l’homme, qu’on vit bientôt des enthousiastes friser leur barbe, la parfumer, et entremêler à ses poils des tresses d’or et des perles. Ce luxe singulier fut le caprice d’un moment, et l’on on revint à la barbe naturelle, qui resta longtemps l’ornement indispensable de tous les visages chez les hommes libres, à moins qu’ils ne voulussent embrasser l’état ecclésiastique, auquel cas l’évêque avait le droit de les faire raser, afin de se conformer aux prescriptions de la cour de Rome, qui ordonnait que les prêtres fussent tonsurés et rasés, contrairement au patriarche de Constantinople, chef du clergé grec, qui voulait qu’à l’imitation des successeurs de saint Pierre, les prêtres portassent la barbe. Une lutte bien longue et fertile en incidents, où le comique se mêle aux plus graves questions théologiques, s’éleva à propos de cette divergence entre l’Église grecque et l’Église romaine, et elle dura jusqu’au XVIe siècle. On vit des Pères de l’Église défendre avec chaleur et véhémence la majesté de la barbe, dit l’auteur de l’Hygiène vestimentaire, et le concile de Carthage déclarer indignes ceux de ses adhérents qui oseraient la couper. Saint Clément d’Alexandrie, saint Cyprien, saint Chrysostome, saint Épiphane, saint Jérôme, Saint Ambroise et le savant Sidonius, évêque de Clermont, parlèrent en faveur de la barbe. Cette vénération pour la barbe dura, dit Brunon, jusqu’au pontificat de Léon IX, qui lança plusieurs décrets pour la proscrire. Vint ensuite le pape Grégoire VII, ce terrible persécuteur des têtes couronnées, qui se déclara l’ennemi le plus acharné des mentons barbus, et leur fit une guerre à outrance. Les foudres de l’Église atteignirent aussi les moustaches, et les récalcitrants furent réduits à les porter très-minces. Pierre Benoît, évêque de Saint-Malo, eut beaucoup de peine à vaincre l’obstination des ecclésiastiques de son diocèse ; il fut obligé, en 1370, par des statuts synodaux, de proscrire la moustache et la touffe du menton. Insensiblement, le clergé français s’habitua à se raser entièrement le visage, et l’on put admirer librement les mentons à triple étage de ses chanoines dodus et de ses moines béats.

Un écrivain du VIIe siècle, parlant de la corruption des prêtres, se plaignait de ce qu’on ne pouvait plus les distinguer d’avec les laïques que par leur manque de barbe au menton. Cependant, peu à peu les laïques se rapprochèrent, à leur tour, du clergé et prirent l’habitude de se raser, en conservant toutefois les moustaches, auxquelles on joignait quelquefois encore une touffe de barbe en pointe. Dès lors, toute la vénération qu’on avait eue si longtemps pour la barbe se reporta sur les moustaches, comme le prouve la lettre suivante, adressée par le fameux Jean de Castro aux magistrats de la ville de Goa : « Seigneurs magistrats, juges et peuple de la très-noble et toujours royale ville de Goa, je vous ai écrit ces jours passés, par Simon Alvarez, les nouvelles de la victoire que Notre-Seigneur m’a accordée sur les capitaines du roi de Cambaye ; je ne vous ai rien dit des peines et des grands besoins dans lesquels je me trouvais, maintenant il est nécessaire de ne vous rien dissimuler. La forteresse de Dieu est renversée de fond en comble, il faut la rebâtir, sans qu’on puisse profiter d’un seul pan de mur. De plus, les lansquenets se mutinent pour avoir leur paye. Je vous demande donc que vous vouliez bien me prêter 20,000 pardaos. Je vous promets comme chevalier, et je vous jure sur les saints Évangiles, de vous les rendre avant un an, lors même qu’il me surviendrait de nouvelles peines et des besoins plus grands encore que ceux qui m’assiègent aujourd’hui. J’ai fait déterrer don Fernand, mon fils, que les Maures ont tué dans cette forteresse, où il combattait pour le service de Dieu et du roi notre maître. Je voulais vous envoyer ses ossements pour gage ; mais ils se sont trouvés dans un tel état, qu’on ne pouvait encore les tirer de terre. Il ne me restait donc que mes propres moustaches, et je vous les envoie par Diego Rodriguez de Azevedo. » Et, ainsi qu’il l’écrivait, l’honnête Jean de Castro coupa et envoya, non-seulement ses moustaches, mais sa barbe tout entière, ainsi que le fait savoir un rapport par M. le baron E. de Septenville, dans son livre Découvertes et Conquêtes du Portugal.

Les espions qui furent envoyés par Harold pour lui rendre compte des forces et de la situation de Guillaume le Conquérant, revinrent à lui en disant qu’il semblait que l’armée de son ennemi ne fût composée que de prêtres, car ses soldats ne portaient pas un poil au menton ; et l’un des traits de tyrannie qui furent le plus reprochés au duc de Normandie, c’est l’ordre qu’il donna aux vaincus de se raser entièrement la barbe et même la lèvre supérieure. Dans les plus hautes classes de la société anglaise du moyen âge, la barbe fut généralement conservée pendant plusieurs siècles comme le prouvent les sépulcres des rois et des nobles, sur lesquels on avait sculpté l’image du défunt.

Aussi fut-ce une grande punition pour Henri Ier, roi d’Angleterre, de se livrer à un barbier par l’ordre de Serlo, archevêque de Sens ; c’est Orderic Vital qui rapporte le fait. Pareille chose arriva au roi de France Louis le Jeune, pour avoir fait brûler trois cents bourgeois de Vitry dans une église, et l’on trouva la pénitence sévère. Cependant le triomphe de la barbe, en France, remonte à l’époque de la Renaissance, où l’exemple des grands et nobles artistes de cette époque, qui professèrent une sorte de culte pour cet ornement du visage humain, fut suivi des grands seigneurs et des souverains de leur temps.

Mais reprenons l’ordre chronologique dont cette digression nous a un peu éloigné et parlons des longues barbes qui ont donné leur nom aux Lombards. Eginhard, le secrétaire de Charlemagne, nous apprend ce que nous savions déjà, que les rois de France de la race mérovingienne avaient le plus grand soin de leur barbe, et qu’ils la portaient fort longue ; à l’avènement de Charlemagne, la barbe diminua de volume, elle fut supprimée au menton, et Charles le Chauve, qui avait de bonnes raisons pour imposer à ses sujets la mode des cheveux courts, remit en vogue les longues moustaches qui furent portées à la chinoise. Mais on sentit bientôt l’incommodité de cette mode, et les moustaches, perdant leurs bouts pendants, se retroussèrent en pointe de chaque côté de la lèvre. Charles le Simple coupa ses moustaches et reprit la barbe au menton. Pendant les Xe et XIe siècles, la barbe continua à orner les visages masculins. Sous Louis le Gros les moustaches tentèrent de reparaître, mais ce ne fut qu’une innovation de courte durée, et la barbe longue prévalut. Louis VII aussi la portait longue d’abord, et qui eût prédit que le jour où il la coupa, il léguait à la France trois cents ans de guerre, dans lesquelles devaient périr six millions d’hommes ? Le fait est pourtant exact.

Louis VII venait de prendre pour épouse Éléonore de Guyenne, qui lui apportait en dot trois des plus belles et des plus riches provinces de France. Malheureusement la nature n’avait pas été prodigue de ses dons envers le roi Louis, qui passait pour être impuissant. Aussi, loin de rechercher la société de la belle princesse qu’il avait épousée, il la fuyait, et la jeune reine, toute chagrine, supportait cependant assez patiemment cet abandon, lorsque le roi, cédant aux obsessions de l’archevêque qui avait une grande influence sur son esprit, s’avisa de raser sa barbe et de couper ses cheveux. Lorsqu’il se présenta en cet état devant sa femme, elle lui déclara tout net que, si jusqu’alors elle avait consenti à supporter sans se plaindre l’humiliant dédain de son époux, elle ne pouvait continuer à vivre avec un homme n’ayant pas de barbe au menton. Le roi prétendit qu’il ne seyait pas à sa femme de plaisanter sur d’aussi graves matières ; bref, la querelle s’envenima et Éléonore de Guyenne divorça en 1152 ; six semaines après, elle portait au duc de Normandie, qui devint roi d’Angleterre, la Gascogne, le Poitou et la Saintonge en dot, ce qui amena les journées de Crécy, de Poitiers, d’Azincourt, etc.

Pendant près de deux siècles, il fut de bon goût de raser son menton, mais, vers 1340, quelques seigneurs de la cour se montrèrent devant le monarque, avec toute leur barbe, Philippe de Valois les laissa faire ; mais la mode nouvelle dura peu, et les barbiers eurent à raser la cour, la ville et la prêtrise jusqu’au moment où, grâce à l’initiative de quelques papes guerriers, qui jugèrent convenable de laisser croître leur barbe, un mouvement réactionnaire se produisit, et l’Église, à la tête de laquelle se trouvait Jules II, arbora le règne de la barbe. Ce fut à qui, parmi la gent porte-soutane, aurait le menton le mieux garni. Toutefois la cour tenait bon, et lorsque François Ier monta sur le trône de France, le menton du monarque était soigneusement rasé. Ce fut une aventure fâcheuse pour lui, qui l’obligea à faire revenir la mode des longues barbes. La cour était à Romorantin ; François Ier festinait joyeusement, en compagnie de Cossé, de Tavannes, de Brissac, de Montluc et d’autres bons vivants, lorsqu’à la suite du repas, alors que les têtes étaient échauffées par le vin d’Orléans, le roi proposa à ses convives d’aller assiéger à coups de boules de neige son capitaine des gardes, le comte de Montgommery, qui traitait dans son hôtel de la rue de la Pierre. La proposition fut accueillie avec empressement, et bientôt, le roi, donnant l’exemple, fit voler en éclats les vitres de l’hôtel Montgommery. Brusquement interrompu dans ses plaisirs par cette attaque inattendue, Montgommery, qui supposait avoir affaire à des pages avinés, saisit un tison enflammé dans la cheminée, et le lança au hasard sur les trouble-fêtes. Malheureusement ce fut le roi qui reçut le projectile en plein visage, et il en résulta à la lèvre royale une cicatrice que la barbe seule pouvait dissimuler. À partir de ce jour, la barbe longue eut droit de cité partout, et les moustaches se relevèrent gracieusement de chaque côté de la bouche. Mais il arriva qu’un jour François Ier eut besoin d’argent, et il obtint du pape un bref qui l’autorisait à lever un impôt sur la barbe des prêtres, ce qui causa une certaine rivalité entre le clergé riche, qui avait le moyen de porter la barbe, et le clergé pauvre obligé de s’en priver. En 1553, un édit spécial défendit aux membres du barreau de plaider avec la barbe, et, en 1561, une décision de la Sorbonne en priva définitivement les clercs. Les prêtres perdirent donc le droit de la porter. Après une lutte de plusieurs siècles, après des discussions sans nombre, des décrétales, des bulles, des canons, des fulminations, des anathèmes, la barbe fut à jamais interdite au clergé romain, et tous les prêtres se virent condamnés à être rasés et tondus.

Henri III se rasait les joues et ne portait que les moustaches et la mouche ; tous les seigneurs l’imitèrent, pour reprendre bientôt la barbe sous le règne du Béarnais, qui lui assigna une forme carrée ; mais ce revirement ne fut que momentané et limité à la France. En Angleterre, la barbe fut abolie sous Charles Ier.

Sous Louis XIII, la barbe du menton fut rasée, à l’exception d’un petit bouquet de poils qu’on appela une royale, et la moustache élégamment relevée fut à l’ordre du jour. Seul, le duc de Sully s’obstinait à conserver sa barbe, ce qui lui attira de nombreux quolibets de la part des courtisans. Aussi, perdant patience, dit-il un jour au roi en leur présence : « Sire, quand votre père de glorieuse mémoire me faisait l’honneur de me consulter sur quelque affaire importante, la première chose qu’il faisait, c’était de chasser tous les bouffons et tous les sauteurs de la cour. »

Sous Louis XIV, la royale fut réduite à sa plus simple expression : une mouche, et c’était tout. Au règne suivant, à l’époque où la poudre était dans toute sa splendeur, on essaya de poudrer la barbe, mais cette mode, que les vieux protégeaient, ne put s’implanter par la raison toute simple que la poudre refusait absolument d’adhérer à la barbe, sans cesse en contact avec les corps étrangers, et on s’accoutuma à voir par exception, les officiers, les gardes françaises, conserver leurs moustaches brunes ou blondes, contrastant avec la blancheur immaculée de leur perruque poudrée. Mais tout le reste de la nation avait le visage glabre, et le rasoir continua à fonctionner universellement pendant le règne de Louis XVI et sous la République. L’Empire lui-même ne toléra la moustache que sur le visage des soldats d’élite, et un pékin eût été fort mal avisé de surmonter sa lèvre du moindre poil ; c’était un privilège réservé aux vainqueurs d’Austerlitz ou de Marengo. La Restauration respecta ce principe, et la moustache ne fut permise qu’aux militaires ; quant à la barbe elle était l’apanage exclusif des sapeurs. Ce ne fut qu’après la révolution de 1830, et surtout à dater de l’institution de la garde nationale, que tous les Français purent se donner le plaisir de porter la moustache, la royale, l’impériale, la mouche. Seuls, les prêtres, à l’exception des membres de quelques ordres monastiques ; les avocats, les notaires, les comédiens et les gens de service, continuent à ne point porter de barbe, et bien que le gouvernement ait eu le bon esprit de donner à chacun la liberté de se laisser pousser du poil sur la figure, si bon lui semble, en général, les fonctionnaires ont le visage glabre, et un reste de vieux préjugé fait que, dans le monde, on est encore porté à considérer comme un libre penseur, tout au moins comme un artiste, tout homme qui porte la barbe longue, et il est de tradition, au théâtre et dans les romans, qu’il n’y a que les guichetiers, les chefs de brigands et les démocrates qui portent une barbe qui leur descend jusque sur la poitrine.

Qui de nous ne se rappelle pas avec une douce émotion le plaisir ineffable que nous avons éprouvé lorsque nous avons gravement procédé à cette opération si délicate qu’on appelle la première barbe ! innocent subterfuge que l’adolescent emploie pour se prouver à lui-même qu’il peut être désormais classé parmi les hommes : il a de la barbe.'

On connaît cette plaisanterie d’un perruquier à l’égard d’un lycéen : celui-ci, heureux de voir ou de croire qu’il voyait poindre sur son menton un duvet accusateur de son sexe, s’en va fièrement chez le frater pour se faire raser. Le rusé Figaro l’invite à s’asseoir, lui. met au cou une serviette d’une éclatante blancheur et lui enduit le visage d’une mousse odorante qui fait tressaillir d’aise le jeune homme ; cependant, après cette opération du savonnage, le coiffeur vaque à ses affaires et semble ne plus songer à son client.

— Eh bien, fait celui-ci impatienté, qu’attendez-vous donc pour me raser ?

— J’attends que la barbe pousse !

Le trait était sanglant, et si le lycéen non barbiste n’avait pas été en présence d’un adversaire aussi bien avisé, l’affaire aurait eu des suites.

Voici, en peu de mots, quelle est aujourd’hui la distribution géographique de la barbe, envisagée comme ornement du visage. En Europe, portent principalement la barbe : les Turcs, les paysans russes, les popes ou prêtres du rite grec, les juifs allemands, polonais et italiens ; en Asie, les populations mahométanes et les Thibétains ; en Afrique, les populations mahométanes et barbares et les juifs maures ; et, dans les autres parties du monde, tous les peuples sauvages à qui la nature n’a pas refusé cet appendice filiforme. Les barbes noires appartiennent aux indigènes des nations du Midi et de l’Orient ; les barbes blondes se rencontrent plus particulièrement dans le Nord et l’Occident ; mais souvent la nature se plaît à produire de nombreuses exceptions, quand, toutefois, ce n’est pas l’art ou l’industrie qui métamorphose en un noir de jais la nuance rousse de la barbe d’un Alsacien, ou les reflets argentins de celle d’un vieux beau, qui ne peut se décider à laisser voir son âge sur sa physionomie.

Les Persans, qui ont le culte de la barbe, la teignent, non « pour réparer des ans l’irréparable outrage, » mais pour obéir à un usage général ; ils se servent pour cela d’une poudre très-fine provenant de la feuille de l’indigo séchée et pulvérisée, qu’ils laissent infuser dans l’eau jusqu’à ce qu’elle prenne la consistance d’une pâte liquide.

En France, les cosmétiques, les pommades et les eaux pour teindre la barbe forment une branche de commerce très-lucrative, et toutes ces préparations vantées par des prospectus pompeux, sont réputées infaillibles, ce qui n’empêche pas chaque nouvel inventeur de prétendre que lui seul possède le secret de la merveilleuse composition qui doit teindre à la minute la barbe en toute couleur, au choix du consommateur.

Par exception aux lois naturelles de la création, certaines femmes sont pourvues de l’appendice facial réservé au sexe fort. En 1655, on voyait à Augsbourg une femme de vingt-deux ans, possesseur d’une barbe qui descendait jusqu’à la ceinture. De nos jours, il n’est guère de fête champêtre qui ne puisse offrir aux curieux le spectacle d’une femme à barbe ; celle qui se montra à Paris, en 1774, est restée jusqu’ici la reine des femmes barbues : cette femme phénoménale possédait une barbe à faire le désespoir d’un vieux sapeur, et en outre elle avait tout le visage couvert de poils si épais qu’on la nommait la tête d’ours.

Il y en avait une à la dernière foire de Saint-Cloud, qui avait une barbe longue d’environ vingt centimètres : elle inspira à un chansonnier une chanson bouffonne qui fit, pendant l’hiver de 1865, les délices des admirateurs de la fameuse Thérésa ; ils se souviendront longtemps des applaudissements frénétiques qu’elle obtint en chantant la Femme à barbe.

Le 27 octobre 1838, alors que nous n’avions pas encore de barbe, nous lisions dans un feuilleton du journal la Presse un très-spirirituel article sur le sujet qui nous occupe ici. Nous allons donner en entier cette charmante Pogonologie qui a pour auteur un très-spirituel auteur, le savant et très-grave M. Quitard, que le Grand Dictionnaire cite toujours avec plaisir. Cette délicieuse fantaisie ne fait nullement double emploi avec les détails qui précèdent ; s’il en eût été autrement, c’est notre article que nous aurions supprimé. D’ailleurs un dictionnaire est un livre de recherches, partant de renseignements, et quand on veut que le lecteur trouve tout, il ne faut pas craindre de s’exposer à quelques redites. Mieux vaut lire trois fois la même chose dans une encyclopédie universelle que de ne point l’y trouver du tout.

« Plusieurs savants, qui ont écrit do beaux et bons traités sur la barbe, en font remonter l’origine au sixième jour de la création. Ce ne fut point l’homme enfant que Dieu voulut faire. Adam, en sortant de ses mains, eut une grande barbe suspendue au menton, et il lui fut expressément recommandé, ainsi qu’à toute sa descendance masculine, de conserver avec soin ce glorieux attribut de la virilité, par ce précepte transmis de patriarche en patriarche et consigné depuis dans le Lévitique : Non radetis barbam. Il est même à remarquer que ce fut le seul des commandements divins que les hommes ne transgressèrent point avant le déluge ; car dans l’énumération des crimes qui amenèrent ce grand cataclysme, il n’est pas question qu’ils se soient jamais fait raser. Quoi qu’il en soit, Noé et ses fils étaient prodigieusement barbus lorsqu’ils sortirent de l’arche, et les peuples qui naquirent d’eux mirent longtemps leur gloire à leur ressembler. Les Assyriens renoncèrent les premiers à cette noble coutume ; mais qu’on ne s’imagine point que ce fut de gaieté de cœur : leur reine Sémiramis les y força. Il entrait dans sa politique, disent quelques historiens, de se déguiser en homme, afin de passer pour un homme aux yeux de ses sujets peu disposés à obéir à une femme ; et comme son déguisement pouvait être aisément trahi par l’absence de la barbe, car on n’en avait point encore inventé de postiche, elle voulut effacer cette marque caractéristique qui empêchait de confondre les mentons des deux sexes, et elle fit tomber, en un jour, sous le fer de la tyrannie toutes les barbes de ses États.

« C’est ainsi que s’opéra, par la volonté d’une reine ambitieuse, cette étrange révolution qui devait changer la face de tous les peuples ; elle s’étendit rapidement de l’Assyrie jusqu’en Égypte, où elle trouva de puissants promoteurs parmi les prêtres. Ces prêtres novateurs introduisirent dans les temples de nouvelles effigies de dieux représentés chauves et rasés, et ils fascinèrent tellement les esprits par la superstition, que chaque Égyptien s’empressa de se débarrasser, non-seulement du poil du menton, mais de celui de tout le corps, comme d’une superfluité impure. Dès lors une loi religieuse assujettit la nation à une tonte générale, à l’instar d’un troupeau de moutons. Il faut pourtant observer qu’une pareille loi ne devint rigoureusement obligatoire que dans les circonstances où l’on était en deuil de la mort du bœuf Apis. Dans les autres cas, on pouvait rester velu en toute sûreté de conscience. Il suffisait d’avoir la précaution de se couper de très-près la barbe, qu’il n’était pas permis de laisser pousser deux jours de suite, excepté lorsqu’un nouvel Apis avait paru.

« Mais pendant que les Égyptiens traitaient la barbe avec tant de mépris, le ciel, sans cesse attentif à placer le bien à côté du mal, appela chez eux les Israélites qui savaient apprécier ce qu’elle valait. Ce peuple, quoique esclave de l’autre, ne cessa point de porter la barbe en présence de ses oppresseurs ; il est certain que sa persévérance à cet égard contribua beaucoup dans la suite à le soustraire à sa captivité ; car, je vous le demande, Moïse et Aaron auraient-ils pu opérer sa délivrance s’ils eussent été blancs-becs ? Non, non ; croyons-en le témoignage d’un docte rabbin qui nous assure que le Seigneur avait communiqué une vertu divine à leurs barbes, comme il attacha plus tard une force miraculeuse à la chevelure de Samson, et ne nous étonnons plus, après cela, qu’Israël, malgré l’inconstance de son caractère, ait toujours considéré la barbe, soit comme un gage de salut, soit comme un objet de religieuse vénération, et qu’il ait entrepris une guerre exterminatrice pour en venger l’honneur outragé. David mit à feu et à sang le pays des Ammonites qui avaient eu l’insolence de couper la moitié de la barbe à ses ambassadeurs. Jugez de ce qu’eût fait le roi dans son indignation, s’ils eussent poussé le sacrilège jusqu’à la leur couper tout entière.

« C’était alors l’époque brillante de la barbe. Quel éclat elle répandit dans le Jourdain jusqu’aux bords de l’Eurotas ! Nommerait-on une gloire qui ait été séparée de la sienne ? La barbe obtint des Grecs enthousiastes les honneurs de l’apothéose. Elle flotta majestueusement sur la poitrine de leurs dieux, comme un attribut de la puissance céleste. Elle s’arrondit avec grâce autour du menton de Vénus, adorée dans l’île de Chypre sous le nom de Vénus barbue ; elle fut consacrée à la miséricorde, en mémoire de l’usage des suppliants qui pressaient dans leurs mains pieuses la barbe de ceux dont ils cherchaient à émouvoir la compassion ; elle figura dans plusieurs lois au même titre que les choses saintes et inviolables ; elle para les héros, plus redoutables avec elle, d’un lustre non moins beau que celui des trophées ; elle devint même une décoration glorieuse décernée aux veuves argiennes qui, sous la conduite de la noble Télésilla, avaient vengé le meurtre de leurs maris, en chassant de leur ville les armées réunies des deux rois de Sparte, Démarate et Cléomène. Le décret rendu à ce sujet établissait que ces veuves, en se remariant, auraient le droit de porter une barbe feinte au menton, quand elles entreraient dans la couche nuptiale. Ce décret, cité par Plutarque, est assurément un des plus remarquables qui aient jamais été faits. Il suffirait seul pour prouver combien les Grecs étaient plus sages que nous dans le choix des insignes qu’ils accordaient à la valeur. Ces insignes, ils les prenaient parmi les attributs de la virilité, tandis que nous allons les chercher parmi les ornements des femmes. Nous n’offrons que des rubans à nos héros ; ils donnaient des barbes à leurs héroïnes.

« Parcourez les fastes de la Grèce, vous n’y trouverez point d’événement célèbre où la barbe n’ait été mêlée. On pourrait démontrer que l’influence de la barbe fut une des premières causes de la civilisation, des beaux-arts et de la philosophie, qui jetèrent tant de splendeur sur cette contrée favorisée du ciel. La barbe, compagne inséparable des législateurs et des sages, relevait admirablement leur dignité et leur prêtait cet ascendant qui subjuguait les hommes ; la barbe se jouait parmi les cordes de la lyre des poëtes jaloux de chanter ses louanges ; la barbe était le signe caractéristique des philosophes, dont le mérite se mesurait sur la longueur. Y eut-il jamais sous le soleil rien de plus magnifique et de plus respectable que les barbes de Minos, de Nestor, de Musée, d’Homère, de Lycurgue, de Pythagore, de Thalès, de Solon, d’Anacréon, de Miltiade, d’Aristide, de Thémistocle, de Périclès, d’Hippocrate, de Socrate, de Platon, etc., etc. ? On disait avec raison : Tant vaut la barbe, tant vaut l’homme ; et il est à remarquer que, pendant le temps où cet adage fut en honneur, la Grèce occupa le premier rang parmi les nations. On peut même croire qu’elle n’en aurait point été dépossédée, si elle n’eût pas adopté la sotte coutume de se raser. Ce qu’il y a d’incontestable, c’est que son asservissement par les Macédoniens date de cette innovation, introduite, à ce que dit Athénée, par un mauvais citoyen dont le nom s’est perdu dans le sobriquet flétrissant de korsès, qui signifie tondu ou rasé Réfléchissez à cet événement, peuples de la terre, et gardez-vous bien de faire repasser vos rasoirs !!!

« Oui, c’est un fait digne de la plus sérieuse considération, que la barbe se montra constamment auprès du berceau des empires, et le rasoir auprès de leur tombeau. L’histoire universelle, qui offre tant de contradictions sur d’autres points, n’a jamais varié sur celui-ci. Je pourrais en rapporter mille preuves irréfragables, mais il serait trop long de les chercher au milieu des matières diverses qu’elle embrasse, matières dont la totalité, suivant l’abbé Langlet, ne formerait pas moins de trente mille volumes de mille pages chacun. Je prierai mes bénévoles lecteurs de m’en croire sur parole, et je me bornerai à leur citer l’exemple des Romains. Ce grand peuple portait la barbe lorsqu’il expulsa les Tarquins, et l’on sait que, dans la suite, les sénateurs aimèrent mieux se faire massacrer sur leurs chaises curules que de la laisser profaner par les mains des Gaulois. L’attachement qu’elle inspirait, accru par un trait si sublime, dura quatre siècles et demi. Ce ne fut que vers l’an de Rome 454, que des barbiers pénétrèrent dans cette ville, arrivés de Sicile, à la suite de Ticinus Menas. Des barbiers ! quel cortège pour un consul ! les ombres héroïques des vieux Romains en frémirent d’indignation dans leurs sépulcres, mais leurs enfants dégénérés applaudirent à la nouveauté insensée, et livrèrent avec empressement l’honneur de leurs mentons au tranchant du rasoir. Cependant, afin de détourner le courroux des dieux barbus de l’Olympe, qu’une telle conduite ne pouvait manquer d’irriter, ils eurent soin de leur consacrer les poils abattus. Cet acte religieux du dépôt de la barbe, fut renouvelé depuis par tous ceux qui se firent raser pour la première fois, et chacun se piqua d’y joindre autant de luxe et de magnificence que son rang le lui permettait. Les historiens nous apprennent que Néron, en pareille circonstance, monta les cent degrés de la colline sacrée, à l’instar d’un triomphateur, pour aller déposer au Capitole, sur l’autel de Jupiter, les premiers poils de sa barbe, enfermés dans un vase d’or, orné de perles du plus grand prix. Espérait-on compenser la perte de la barbe par un appareil pompeux ? Il eût été bien plus avantageux de la conserver au menton que de la faire figurer auprès des dépouilles opimes. C’est ce que pensèrent plusieurs empereurs, et ils s’efforcèrent de la rétablir. Les plus célèbres de ces réformateurs furent Adrien et Julien, surtout ce dernier, qui signala son avènement au trône en chassant mille barbiers du palais impérial, et qui accabla les misopogons (ennemis de la barbe) des traits de la satire. L’empire alors brilla d’un reflet de son antique splendeur ; mais, hélas ! ce n’était que l’éclat d’un flambeau près de s’éteindre. Les misopogons et les barbiers reparurent, et, peu de temps après, les soldats du Nord, qui portaient de longues barbes, vinrent soumettre les Romains rasés.

Tantœ molis erat romanam radere gentem !

« Les Francs, qu’on vit s’élever parmi ces conquérants et fonder une monarchie qui ne tarda pas à dominer sur les autres, les Francs, passionnés d’abord pour les seules moustaches, comprirent bientôt que ce relief incomplet ne pouvait suffire à leur figure martiale. Ils laissèrent croître leur barbe, et avec elle crût leur pouvoir. Elle devint chez eux, aussi bien que la chevelure, un attribut de la liberté, et il n’y eut presque point de relations sociales ni d’affaires importantes où elle ne fût appelée à jouer un rôle. S’agissait-il, par exemple, d’attacher à des contrats de vente ou de donation un caractère spécial de validité, les vendeurs ou les donateurs offraient trois ou quatre poils de leur barbe, qui étaient insérés dans les sceaux des titres remis aux acquéreurs ou aux donataires. Voulait-on témoigner des égards ou de l’affection à quelqu’un, s’engager à le protéger, le recevoir en adoption, lui accorder une investiture ; tous ces actes se confirmaient par l’attouchement de la barbe, qui les rendait plus sacrés. Les traités politiques même étaient sanctionnés par ce moyen. Aimoin rapporte que Clovis, voulant conclure. une alliance avec Alaric, roi des Wisigoths, lui envoya des ambassadeurs pour le prier de venir toucher sa barbe. On croit que cet attouchement se faisait tantôt avec les mains et tantôt avec des ciseaux ; mais, en ce cas, le fer n’avait pas une action destructive. Il ne tranchait que l’extrémité des poils pour leur donner une forme régulière. Celui qui était chargé de cette opération, où l’on retrouve quelques traits de ressemblance avec la cérémonie du dépôt de la barbe, alors en usage chez plusieurs peuples chrétiens, prenait le titre et les obligations de parrain ou père adoptif. Il se faisait suppléer quelquefois par un prêtre qui récitait des prières dont les formules existent dans le Sacramentaire de saint Grégoire. Les poils coupés étaient enveloppés dans de la cire sur laquelle on imprimait l’image du Christ, et ils étaient remis ensuite au parrain qui les déposait dans un lieu consacré, comme une dépouille vouée à Dieu, Cette destination religieuse des rognures de la barbe était bien préférable à celle que les Grecs, les Romains et les Lombards du même temps donnaient à la barbe entière, en l’envoyant en présent, lorsqu’ils voulaient offrir des gages précieux d’estime et de dévouement, que Paul Diacre appelle les assurances d’une amitié inviolable. Les Francs tenaient trop à leur barbe pour en faire cadeau à un homme, quel qu’il fût ; d’ailleurs c’était pour eux une espèce d’infamie d’avoir la barbe tout à fait coupée, et la peine la plus terrible que Dagobert put infliger à Sadragrésil, duc d’Aquitaine, après l’avoir fait fustiger, fut de ne pas lui laisser un poil au menton.

« Il existait alors une indissoluble union entre le diadème et la barbe, et l’on sait que la première formalité pour opérer la déchéance des rois consistait à leur raser la tête et le visage. Charlemagne eut grand soin d’ordonner, dans ses Capitulaires, qu’aucun de ses descendants ne fût exposé à cet outrage régicide, et certes une telle précaution était très-digne du grand homme qui faisait trembler tout l’Occident devant sa barbe, surtout lorsqu’il jurait par sa barbe et par saint Denis. Les paladins qui, sous son règne, se signalèrent par tant d’exploits, attachaient la plus grande gloire à conserver intact le poil de leur menton, et à couper celui des mentons de leurs adversaires. Un de ces paladins portait sur ses épaules, comme un trophée, un manteau tissu de ce poil moissonné par son glaive ; un autre couchait sur un lit d’honneur dont les matelas en étaient garnis, et cela était mille fois plus beau que de reposer sur des lauriers. Mais on doutera peut-être de la vérité de ces deux traits, parce qu’ils ne sont consignés que dans des livres de chevalerie. Et, quand même ils auraient été imaginés à plaisir, ce que je suis bien loin de penser, ils serviraient du moins à prouver de quelle haute considération la barbe jouissait en ces temps héroïques. Ses honneurs et ses prérogatives se maintinrent jusqu’au XIIe siècle. Il faut dire pourtant que, dans cet intervalle, la manière de la porter subit diverses modifications. Tantôt on la façonna en triangle, tantôt en losange et tantôt en trapèze, selon les lois de la plus exacte géométrie ; quelquefois on l’arrangea de telle sorte que la face humaine eut l’apparence de celle d’un bouc. On lui donna aussi la forme d’un hérisson ; dans ce dernier cas, elle était confondue avec les moustaches et taillée pour faire une bordure circulaire à la bouche. Enfin, on l’amoindrit considérablement, afin qu’elle échappât aux bulles d’interdiction lancées contre elle par le pape Grégoire VII. Cet implacable ennemi de toutes les puissances de la terre ne pouvait ménager la barbe ; mais devait-il être égaré par la haine qu’il lui portait jusqu’à devenir l’imitateur du plus grand adversaire de la papauté, de Photius, patriarche de Constantinople, qui s’était séparé de l’Église romaine, et avait excommunié la barbe du pape Nicolas Ier ? Quel étrange spectacle que celui d’un pontife prenant pour modèle un eunuque schismatique ! Cependant ses violentes persécutions n’eurent pas tout leur effet. Les ecclésiastiques qui, par état, renonçaient aux pompes du monde, furent les seuls qui se firent raser entièrement. Un archevêque de Rouen trouva mauvais que les séculiers, malgré les défenses de Grégoire, conservassent un privilège que n’avait plus le clergé. Il fulmina des mandements contre ce reste de barbe, et ordonna de l’abolir sous peine d’excommunication. Les dévots obéirent ; les autres furent indignés : on se disputa, on s’arma des deux côtés, et l’on vit naître une guerre civile de la barbe. Enfin, Louis VII, dit le Jeune, docile aux volontés sacerdotales, se fit raser publiquement par Pierre Lombard, évêque de Paris, malgré les représentations d’Éléonore, sa femme, qui s’écria, dans son dépit, qu’elle avait cru épouser un roi, et qu’elle n’avait épousé qu’un moine. Les courtisans, toujours singes du prince, imiteront Louis, et l’on n’aperçut plus que des mentons pelés. C’est alors que commença à se former une corporation de barbiers qui choisirent, dans la suite, saint Louis pour leur patron, sans doute à cause de la faveur spéciale que ce monarque avait accordée à son barbier Labrosse, indigne parvenu, qui fut pendu sous le successeur de son maître.

« Une des plus belles actions de Philippe de Valois fut de restaurer la barbe. Sous son règne, on poussa le luxe jusqu’à la parfumer, à l’orner de paillettes d’or et à la galonner, c’est-à-dire à y suspendre des glands dorés nommés galands, ce qui, d’après certain étymologiste dont je cite l’opinion sans l’adopter, pourrait bien avoir introduit le terme de galanterie, car, dit-il, les dames se montraient jalouses de caresser des barbes si bien arrangées. Ce noble usage cessa dans le siècle suivant. Les barbiers redevinrent nombreux et puissants. On sait la grande fortune d’Olivier le Daim, barbier de Louis XI ; on sait aussi comment il expia son élévation. Ce misérable fut pendu comme l’avait été Labrosse, et tous les deux l’avaient bien mérité.

François Ier, qui aspirait à tous les genres de gloire, n’oublia pas celle de la barbe, honteusement négligée après Philippe de Valois. Les détracteurs de ce roi chevalier ont prétendu qu’il ne laissait croître la sienne que pour regagner en poils ce qu’il avait perdu en cheveux, depuis qu’un tison lancé d’une fenêtre par le capitaine de Lorge, comte de Montgommery, lui avait endommagé le crâne ; mais il est certain qu’il agit ainsi par un autre motif. Il sentait toute la valeur de la barbe, et, ce qui le prouve sans réplique, c’est qu’il fit vendre le droit de la porter. Une ordonnance, rendue par lui, en 1533, envoyait ramer sur les galères les bohémiens, les vilains, et tous ceux qui oseraient la porter sans y être autorisés et sans payer la redevance imposée. Il est vrai que la barbe dont il est question n’était pas une barbe roturière. Elle était une prérogative du costume de cour, et elle équivalait à un titre de noblesse.

« Sous Henri IV, on vit paraître des barbes de toutes les espèces. Il y en avait de façonnées en toupet, en éventail, en feuille d’artichaut, en queue d’hirondelle. Mais aucune d’elles ne valait la barbe grise du bon Béarnais sur laquelle lèvent de l’adversité avait soufflé. Ô la plus vénérable des barbes ! maudite soit la langue qui ne proférera pas tes louanges !

« Quel dommage qu’un aussi grand roi que Louis XIV n’ait pas eu pour la barbe les mêmes égards que pour la perruque ! C’est un des plus grands reproches qu’on puisse lui adresser.

« Tel fut le sort de la barbe chez les principales nations. Il serait trop long de raconter celui qu’elle éprouva chez les autres. Je dirai cependant qu’aucun peuple n’eut jamais pour elle un plus grand amour que les Espagnols et les Portugais. C’était une passion qui conservait quelquefois sa force après le trépas. Je n’exagère point. Voici ce que don Sébastien de Cobarruvias raconte à ce sujet : « Cid Rai-Dios, gentilhomme castillan étant mort, un juif, qui le haïssait, se glissa furtivement dans la chambre où le corps reposait sur un lit de parade ; il se mettait déjà en posture de lui tirer la barbe, lorsque le corps se leva soudain, et dégainant à moitié son épée qui se trouvait près de lui, causa une telle frayeur au juif qu’il s’enfuit comme s’il eût eu cinq cents diables à ses trousses. Le corps se remit ensuite sur le lit comme auparavant. »

« La barbe avait alors autant de prix que l’or et les diamants. Un moyen sûr de se procurer de l’argent était d’emprunter sur sa barbe ou sur ses moustaches, comme fit le grand Albukerque. Un telle hypothèque offerte aux prêteurs les plus intraitables faisait sur eux effet d’un talisman. Oh ! pourquoi sa vertu n’est-elle plus la même aujourd’hui ? Ces maudits barbiers ont tout gâté. Ce sont eux sans doute qui, pour engager tout le monde à se faire raser, ont inventé le dicton : Prêter sur la barbe d’un capucin , c’est-à-dire prêter sans garantie ; mais les barbiers passeront, je l’espère, et la barbe restera. Déjà son règne a recommencé parmi nous, et ce qui présage qu’il sera glorieux, c’est qu’il a été ramené par la jeune France. Honneur à ces incomparables jeunes gens qui ont si bien préludé à la restauration de la barbe par la guerre contre les perruques ! quelle gloire pour eux d’être barbus dans un siècle où les barbons n’ont point de barbe !

« Mais ce n’est point assez. La réforme qu’ils ont faite en appelle une autre. Le costume actuel ne saurait convenir à la majesté de la barbe. Ils doivent le supprimer. Puissent-ils adopter celui de ces héros du moyen âge dont nous admirons les portraits dans ces précieuses tapisseries qui décoraient jadis les lambris des palais des rois et des châteaux des grands seigneurs ! Oh ! qu’il me tarde de voir luire ce jour heureux où les habits étriqués des fashionables seront remplacés par les magnifiques vêtements de Geoffroi le Barbu et de Baudoin à la belle barbe ! »

Bibliographie. Outre les ouvrages cités dans le cours de cet article, on peut encore consulter sur cette matière : Le Blason des barbes de maintenant (sans date, in-8o) ; Enopoqonérythrée, ou Louange des barbes rouges, par Pierre l’Eguillard (Caen, sans date, in-12) ; la Nobilita dell’ arte de barbieri, de Domenicho Burchiello (Florence, 1552, in-8o) ; Dialogus de barba et coma, Ant. Hetman (Anvers, 1586, in-8o) ; Éloge de la barbe de Jean Bechman ; Pogonologie ou Discours facétieux des barbes, par Regnault d’Orléans (Rennes, 1589, in-8o) ; Physiologia barbœ humanœ, M. A. Ulmus (Bononiæ, 1603, in-fol.) ; le Guidon des barbiers, par Gui Saulnier, médecin de Lyon (XVIIe siècle) ; Beni sperati barba defensa (Leipzig et Dresde, 1690, in-12)  ; De barba liber singularis, F.-G. Pagenstecher (1715, in-8o) ; Barbalogie ou Dissertation sur la barbe, par J. Vanetti (Reveredo, 1759) ; la Pogonotomie ou l’Art d’apprendre à se raser soi-même, par J.-F. Perret, coutelier à Paris (1769, in-12) ; Mémoire pour servir à l’histoire de la barbe de l’homme, par Dom Aug. Fangé (Liège, Broncart, 1775, in-8o) ; Pogonologie ou Histoire philosophique de la barbe, par J.-A. Dulaure (Constantinople et Paris, Lejay, 1766, in-12 de 210 pages avec fig.) ; la Pogonotomie ou l’Art d’apprendre à se raser soi-même, par le sieur Dusuel (Paris, 1789, in-12). Voir en outre le tome IV, page 405, de la seconde série du recueil intitulé : The repertory of arts, manufactures and agriculture, etc.

— Anecdotes. Un vieillard interrogé pourquoi il portait sa barbe si longue, répondit : « C’est afin que je ne fasse rien qui soit indigne d’elle. »

Diogène portait une très-belle barbe. Ayant rencontré un jour un Athénien qui venait de couper la sienne, il lui dit en colère : « Crois-tu donc que la nature se soit trompée et qu’elle t’ait fait homme plutôt que femme ? »

Un prédicateur célèbre, Jean-Pierre-Camus, évêque de Belley, chaque fois qu’il montait en chaire, divisait sa barbe en autant de tresses qu’il y avait de points à son sermon et défaisait une tresse à mesure qu’un point était terminé.

Lorsque le chancelier Thomas Morus, sur le point d’être décapité, eut placé sa tête sur le billot pour recevoir le coup mortel, il s’aperçut que sa barbe était engagée sous le menton : il la dégagea et dit à l’exécuteur : « Mabarbe n’a pas commis de trahison, il n’est pas juste qu’elle soit coupée. »

Le Ménagiana, après avoir recherché pourquoi le menton de la femme est privé de barbe, en donne l’explication suivante :

 Sais-tu pourquoi, cher camarade,
       Le beau sexe n’est point barbu ?
  Babillard comme il est, on n’aurait jamais pu
       Le raser sans estafilade.

Un jésuite se trouvant en société vit entrer un jeune homme qui avait la barbe et les cheveux d’un blond très-ardent. Il se pencha à l’oreille d’un de ses voisins et lui dit, assez haut cependant pour être entendu : « Il est roux comme Judas. — J’ignore, répliqua sur-le-champ le jeune homme, si Judas était roux, mais ce que je sais fort bien, c’est qu’il était de la compagnie de Jésus. »

Le vieux maréchal de Lesdiguières se préparait à faire le siége d’une des plus fortes places du Piémont. Un jeune officier, qui connaissait son histoire sur le bout du doigt, crut devoir faire observer au vieux guerrier que l’entreprise était chanceuse, car Barberousse lui-même avait échoué dans cette ville. « Eh bien, reprit gaiement le maréchal, si Barberousse n’a pas pu la prendre, Barbegrise la prendra. » Et il tint parole.

Le comte de Soissons portait une longue barbe rousse dont il se montrait très-fier. Un jour qu’il était à sa maison de campagne où Henri IV était venu pour une partie de chasse, il demanda plaisamment à son jardinier, qui était complètement imberbe, pourquoi il n’avait point de barbe. Le jardinier lui répondit que le bon Dieu faisant la distribution des barbes, il s’était présenté quand il n’en restait plus que de rousses à donner, et qu’il avait préféré n’en point avoir du tout que d’en porter une de cette couleur.

À la mort du pape Eugène IV, le conclave se réunit, et tous les suffrages allaient se porter sur Bessarion, patriarche de Constantinople, prélat aussi remarquable par ses vertus que par ses talents. En outre, ces qualités étaient rehaussées par une barbe qui lui descendait jusqu’à la ceinture. En l’apercevant, Alain, breton d’origine et doyen du sacré collège, leva les yeux vers le ciel, secoua la poussière de ses pieds, déchira ses vêtements et s’écria : « Quoi ! cette barbe de bouc serait pape ! il n’a point encore été tondu, et il serait à notre tête ! à la tête de nous tous dont la barbe est si courte !… » Il n’en fallut pas davantage pour ravir à cet homme vertueux toutes les voix du conclave.

Une petite historiette, racontée par Paul Joves, dans l’éloge de Francesio Filelso, montre jusqu’à quel point, jadis, les savants étaient jaloux de leur barbe. Il était question de la quantité ou de l’accent d’une syllabe grecque entre un Italien et un professeur grec de naissance, nommé Timothée ; l’un soutenait que la dernière syllabe d’un mot étant brève, il fallait un accent circonflexe sur sa pénultième ; l’autre prétendait que l’accent devait être aigu, parce que la dernière était longue. On gage, l’un sa barbe, l’autre une certaine somme : le pauvre Timothée perdit, et quelque offre qu’il fît pour racheter sa barbe, l’impitoyable Filelso la lui fit couper et la garda chez lui comme un monument éternel de sa victoire, in familia eruditœ victoriœ trophœum remansit. Il pouvait se vanter d’avoir fait la barbe à son homme.

Guillaume Duprat, revenant du concile de Trente, allait prendre possession de l’évêché de Clermont ; la cérémonie avait été remise au saint jour de Pâques. Il se présente porteur d’une barbe qui eût fait honneur au vénérable Priam, une barbe descendant à flots d’argent jusqu’à la ceinture ; que rencontra-t-il sous le porche de son église métropolitaine ? le doyen du chapitre, escorté de deux acolytes, et brandissant d’immenses ciseaux. Le péril était imminent, la résistance impossible ; mais Guillaume Duprat n’était point homme à faire à l’ambition le sacrifice de son indépendance. Au moment où l’orgue et la foule entonnaient les hymnes pieux, au moment où le trio parricide étendait les bras, il lui jette son surplis et prend la fuite jusque dans sa demeure, « Je sauve ma barbe, s’écria-t-il, et j’abandonne mon évêché. » Mais il devait payer cher cet amour de sa barbe ; le chagrin le prit, il tomba malade, et la fièvre l’emporta en quelques jours, ce qui donna lieu à l’épitaphe suivante :

De ce prélat tel fut le sort,
Que sa barbe causa sa mort.

Un grave magistrat avait réuni un jour à sa table quelques amis ; son fils, jeune enfant de six ans, s’apprêtait à s’asseoir près de lui : « Que fais-tu là ? lui dit le père, tu n’as pas encore la barbe assez longue pour dîner avec nous ; retire-toi bien vite. » L’enfant se retira tout confus et s’en alla conter sa peine à sa mère. Celle-ci, pour le consoler, lui fit dresser une petite table sur laquelle elle eut soin de faire servir force gâteaux et confitures. Pendant que l’enfant mangeait, un gros chat, commensal habituel du logis, osa porter sur le petit dîner une patte audacieuse. Indigné d’une telle familiarité, l’enfant frappa avec sa fourchette la tête de l’insolent et lui dit : « Va-t’en, va-t’en manger avec papa ; ta barbe est assez longue. »

Ce trait de naïve espièglerie dérida le front de la grave compagnie, et il fut décidé à l’unanimité qu’à l’avenir l’enfant aurait toujours sa place dans les grandes cérémonies.

— Allus. littér. Du côté de la barbe est la toute-puissance. Allusion à un vers de Molière dans vÉcole des femmes, acte III, scène II. Par mesure de précaution, Arnolphe, qui se croit sur le point d’épouser Agnès, lui trace à l’avance les devoirs de la femme mariée :

Le mariage, Agnès, n’est pas un badinage :
À d’austères devoirs le rang de femme engage ;
Et vous n’y montez pas, à ce que je prétends,
Pour être libertine et prendre du bon temps.
Votre sexe n’est là que pour la dépendance :
Du côté de la barbe est la toute-puissance.
Bien qu’on soit deux moitiés de la société,
Ces deux moitiés pourtant n’ont point d’égalité :
L’une est moitié suprême, et l’autre subalterne ;
L’une en tout est soumise a l’autre qui gouverne ;
Et ce que le soldat, dans son devoir instruit,
Montre d’obéissance au chef qui le conduit,
Le valet à son maître, un enfant à son père,
À son supérieur le moindre petit frère,
N’approche point encor de la docilité,
Et de l’obéissance, et de l’humilité,
Et du profond respect où la femme doit être,
Pour son mari, son chef, son seigneur et son maître.

Ce vers, si comique dans la bouche d’Arnolphe est l’objet de fréquentes applications :

« Ma belle-mère et ma femme ont plusieurs fois deviné la solution des questions que vous avez posées, tandis que j’avais, je le confesse, commis de gros solécismes dans mes explications. Je voudrais avoir une revanche qui me rendrait l’ascendant naturel qu’un mari doit avoir dans son ménage ; du côté de la grammaire est la toute-puissance, je le vois ; je souhaiterais une belle victoire grammaticale. » Lettre à F. Génin, Récréations philologiques.

« La barbe a-t-elle pour mission de garantir la bouche ? Sentinelle vigilante, est-elle placée autour de cette ouverture comme les cils autour des yeux ? Mais alors pourquoi ce privilège réservé à l’homme et non à la femme ? Pourquoi l’homme même n’est-il appelé à en jouir qu’à une certaine époque de la vie ? La nature a-t-elle voulu plutôt donner à l’homme un signe visible de sa force, et consacrer ainsi ce vers célèbre :

Du côté de la barbe est la toute-puissance ?
(Dictionnaire de la Conversation.)

Du côté de la barbe est la toute-puissance.

« Voilà une plaisante raison pour que j’aie un maître ! quoi ! parce qu’un homme a le menton couvert d’un vilain poil rude, qu’il est obligé de tondre de fort près, et que mon menton est né rasé, il faudra que je lui obéisse très-humblement ? Je sais bien, qu’en général, les hommes ont les muscles plus forts que les nôtres, et qu’ils peuvent donner un coup de poing mieux appliqué : j’ai bien peur que ce ne soit là l’origine de leur supériorité. » Voltaire.