Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/concupiscence s. f.

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Administration du grand dictionnaire universel (4, part. 4p. 863).

CONCUPISCENCE s. f. (kon-ku-piss-san-se

— du lat. concupiscentia ; de cum, avec, et cupiscere, convoiter). Penchant à jouir des biens de la terre, et particulièrement des plaisirs sensuels ; La concupiscence, c’est un attrait qui nous fait incliner à la créature, au préjudice du Créateur. (Boss.) L’homme porte un fond malheureux de concupiscence. (Pasc.) La concupiscence a deux branches relatives à la double nature da l’homme : elle est orgueil et volupté. (Lann-nn.) La concupiscence de la chair pousse à la concupiscence des yeux. (P. Félix.) La concupiscence, c’est l’appétit gui nous vient de ta terre. (J. Sim.)

L’âpre stérilité de votre jouissance Altère votre soif et roidit votre peau, Et le vent furibond de la concupiscence Fait claquer votre chair ainsi qu’un vieux drapeau.

Baudelaire.

— Par ext. Ardeur, passion :

Nous aimons les bijoux avec concupiscence.

Regnard.

|| Inusité.

— Théol. Attrait naturel qui a quelque chose de sensible et d’égoïste : Aimer Dieu par rapport à notre félicité propire, c’est l’aimer d’un amour de concupiscence. (Fén.) La concupiscence, gui est l’amour-propre, peut être vaincue, mais non pas éteinte ni entièrement désarmée. (Boss.)

— Hist. sacr. Sépulture de concupiscence, Lieu du désert où furent enterrés 25, 000 Israélites morts pour avoir mangé trop de cailles.

Encycl. Théol. La concupiscence est "définie, dans la Somme théologique de saintThonias d’Aquin, « désir d’un bien délectable (appetitus boni delectabilis). • Pour le langage ordinaire, cette définition était trop large ; l’auteur le comprit, et, pour la restreindre, il distingua le bien délectable à l’âme du bien délectable au corps, le bonum rationis du ooitum secundum sensum, et la concupiscence devint alors le désir d’un objet qui satisfait la sensualité, un appétit sensible (appetitus sensitivus), une passion spéciale (passio specialis), la passion de l’appétit sensible (passio appetitus sensitivi). Ainsi, d’après saint Thomas, la concupiscence n’est qu’un des modes de la sensualité. La définition du catéchisme. du concile de Trente est plus large et plus explicite:« La concupiscence, y est-il dit, est un certain mouvement et une certaine force de l’àine, laquelle pousse les hommes à rechercher des objets agréables qu’ils n’ont pas. »

Nous passerons rapidement en revue les opinions des stoïciens, des épicuriens et des chrétiens-sur la concupiscence. Aux yeux du stoïcien, l’homme est tout entier dans la raison, l’esprit (animas) ; le gœur, avec ses passions et ses appétits, ne compte que comme un adversaire contre lequel il faut lutter avec énergie, pour arriver à annihiler complètement son influence. On objecte k cette sévère doctrine qu’en réduisant le cœur à néant elle mutile le chef-d’œuvre de la divinité, et que cette mutilation rabaisse ce même homme qu’un prétend élever, car il ne peut être véritablement grand qu’à la condition d’être complet. Ajoutons qu’en condamnant ainsi la concupiscence le stoïcisme détruit un des mobiles les plus importants de l’activité humaine ; chaque corde qui vibre au fond de notre cœur a sa raison d’être ; chaque passion a un but déterminé qui, lorsqu’il est atteint, constitue un élément de bonheur.

En face de ce système se place l’épicurisme, qui proclame que le premier devoir de l’homme est de vivre conformément à la nature, vivere naturœ convenienter, dit Horace, un de ses représentants les plus aimables. Que faut-il entendre ici par le mot nature ? Sans doute p cœur agissant de concert avec la raison, dans un parfait équilibre. Mais cet équilibre est-il facile à conserver ? L’expérience a prouvé que non. Il est bien rare que l’homme placé entre deux objets ne compare fias et ne préfère pas. C’est ce qui arriva aux épicuriens. L’école stoïcienne avait donné à


la raison la prédominance ; l’épicurisme en fit de même pour la concupiscence. Tout appétit du cœur, tout désir devait recevoir sa satisfaction ; la concupiscence régnait en souveraine. La théorie ne s’exprimait pas peut-être avec cette brutalité ; mais la pratique poussait logiquement les choses, et faisait de l’homme un pourceau du troupeau d’Épicure (Epicuri de grege porcus), ainsi qu’Horace se qualifie lui-même.

À son avènement, Jésus trouva le monde partagé entre ces deux doctrines, mais d’une manière fort inégale. L’épicurisme avait la prépondérance ; c’était contre lui avant tout qu’il importait de réagir. Ainsi s’expliquent les condamnations presque toujours trop rigoureuses que le christianisme naissant porta contre la concupiscence. Le non concupisces prit une importance et une étendue qu’on ne lui avait pas connues jusqu’alors. Saint Paul proclame la concupiscence'la racine de tous les maux ; saint Jacques la dépeint comme la cause unique du péché ; enfin, saint Jean ramène tout ce qui est mal dans le monde k la concupiscence, qu’il distingue en concupiscence de la chair et en concupiscence des yeux. Cette distinction existait déjà dans les deux derniers préceptes du Décalogue.

Neuvième précepte. Tu ne convoiteras pas la maison de ton voisin.

Dixième précepte. Tu ne désireras pas la femme de ton prochain.

Cette lutte contre la concupiscence, commencée par les Apôtres, fut vigoureusement continuée par les Pères de l’Église. Saint Augustin, saint Jérôme, saint Grégoire le Grand et tant d’autres ne la ménagent pas. Enfin, ce sujet a inspiré au dernier des Pères de l’Église, k notre grand Bossuet, un de ses plus beaux morceaux d’éloquence.

Aux yeux de la théologie chrétienne, la concupiscence mauvaise est issue du péché ; identique avec la notion de la. chair, loi des organes opposée à la loi de raison, elle est née du détournement libre de la volonté, et est devenue, dans la nature humaine corrompue, la source du péché. Telle est la doctrine un saint Paul. Mais cette concupiscence mauvaise n’est qu’un des modes de la concupiscence en général, dont les mouvements et les tendances restent moralement indifférents tant qu’ils ont une direction et une destination conformes k la nature, et ne prennent une signification morale, un caractère moralement mauvais, qu’autant qu’ils rompent l’équilibre en se soustrayant k la souveraineté de la raison (Cathéchisme romain). Bonne dans le premier cas, la concupiscence devient mauvaise dans le second. Dès que l’équilibre est rompu, la concupiscence, selon la formule de l’école, augmente la volonté et diminue la liberté. Le feu des passions donne à la première plus de facilité, de promptitude et de force pour l’action ; mais, en revanche, le trouble inséparable des passions soustraites à l’autorité de ta raison nuit à la liberté, qui ne peut exister complète et entière sans le calme et la réflexion. Aussi les actes accomplis sous l’influence des passions sont-ils d’autant moins imputables que le trouble a été plus grand et la liberté plus entravée ; car il faut, pour que l’homme soit responsable de ses actions, qu’il y ait de sa part plein consentement, complacentia.

Une autre argutie de l’école, c’est la distinction de la concupiscence antécédente et de la concupiscence conséquente. La concupiscence est antécédente, lorsque seâ mouvements sont tellement prompts, tellement vifs, et naissent d’une manière si subite, qu’ils précipitent irrésistiblement la volonté et lui font perdre la

liberté de ses déterminations ; ces mouvements prennent alors le nom de motus primoprimi. Origène enseigne qu’ils ne peuvent être comptés parmi les péchés ; la théologie a adopté cette opinion, en déclarant qu’ils ne sont pas du ressort de la responsabilité morale. La concupiscence est conséquente lorsque la volonté, restant maîtresse d’elle-même, se livre aux mouvements éveillés dans le cœur, et se laisse entraîner aux appétits qui la sollicitent. Dans ce cas, les mouvements prennent le nom de motus secundi ou secundo-primi. Origène établit qu’ils sont du ressort de la responsabilité morale, ce qu’admettent également tous les théologiens.

Quant k la distinction de la concupiscence de la chair et de la concupiscence des yeux, le Catéchisme du concile de Trente explique la différence qui sépare ces deux modes. « L’une, y est-il dit (la concupiscence des yeux), a encore en vue exclusivement ce qui est utile et profitable ; l’autre tend vers le plaisir et la jouissance. Celui qui convoite un fonds de terre ou une maison cherche plus le profit et l’utilité que le plaisir ; celui qui convoite la femme de son voisin brûle du désir de la jouissance et non du profit. » Saint Augustin se prononce dans le même sens.

Pour résumer en quelques mots la doctrine catholique, qui tient le milieu entre le système stoïcien et le système épicurien, il sufrira de dire que la concupiscence n’y est pas considérée comme essentiellement mauvaise ; que le principe sensuel et égoïste qui en constitue le caractère pernicieux y est la suite du péché d’Adam. Ainsi, d’après le Catéchisme du concile de Trente, les mouvements de la concupiscence ne sont pas toujours moralement mauvais ; ils ne revêtent ce caractère que par suite du péché originel, en outre-passant les bornes de leur destination naturelle, et prenant une direction contraire à l’esprit, à la raison. Dans l’âme régénérée par le baptême, la concupiscence dépouille le caractère sensuel qui était la suite de l’infection du péché originel ; mais elle reste encore comme un ferment de péché, une occasion de combat et de triomphe pour ceux qui, aidés par la grâce de Jésus-Christ, lui résisteront jusqu’à la fin. Telle est la doctrine enseignée par le concile de Trente, le cardinal Bellarmin et les papes Pie V et Grégoire XIII. Les protestants considèrent la concupiscence, dans les descendants d’Adam, comme un péché.

La doctrine catholique serait assurément la plus belle et la plus rationnelle de celles que nous avons exposées ; malheureusement ces théories des théologiens, qui corrigeaient habilement la sévère doctrine du Maître, ont été corrigées elles-mêmes par une application plus rigoureuse des paroles du Sauveur. La théologie avait méconnu le fameux castra teipsum ; la piété y est revenue, h’Imitation, le Combat spirituel sont devenus des interprétations infaillibles, ou peu s’en faut, de l’Évangile. Or, quelle doit être nécessairement l’influence de l’Imitation de Jésus-Christ sur quiconque voudra méditer cet ouvrage et régler sa conduite sur les principes qu’il renferme ? Rien de désolant comme ce vide que l’auteur s’applique à faire dans le cœur humain. L’amour de la science y est condamné comme toutes les autres affections —, le travail lui-même, ce principe essentiel de la vie des sociétés, n’y obtient pas un éloge. Et le Combat spirituel ne tend-il pas, lui aussi, k déraciner du cœur de l’homme toutes les passions, tous les mouvements qui ne se rapporteraient pas directement à Dieu ? En fait de concupiscence, on dirait que l’Église n’autorise que les aspirations mystiques de sainte Thérèse. On peut le dire sans hésiter, une société qui serait condamnée à suivre ces maximes mourrait bientôt de consomption ; et si le moyen âge a résisté, c’est grâce à une admirable logique de la nature, qui nous force nous-mêmes à être illogiques et inconséquents avec nos principes, lorsqu’ils nous conduiraient k triompher d’elle et à l’étouffer en nous. Tel est le sort fatal de toute doctrine opposée aux lois éternelles du bon sens et de la raison ; elle peut ralentir le progrès en lui retirant la coopération que la volonté suprême nous appelait à lui prêter ; elle peut voiler un instant l’empreinte que le sceau de Dieu avait marquée en nous, elle ne l’efface jamais. Tôt ou tard, la nature reprend ses droits, et l’homme tout entier, ses organes, son esprit, sa concupiscence, reprennent dans l’ensemble de l’œuvre divine le rôle qu’ils avaient un instant mis en oubli.