Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/fantastique adj.

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Administration du grand dictionnaire universel (8, part. 1p. 93-95).

FANTASTIQUE adj. (fan-ta-sti-ke — rad. fantaisie). Qui n’a rien de réel ; chimérique, imaginaire : Une vision fantastique. Des projets fantastiques. Les Thémistocle, les Miltiade, les Aristide, les Phocion sont persécutés, tandis que Persée, Bacchuset d’autres personnages fantastiques ont des temples. (Volt.) Toutes les jeunes filles se construisent un monde fantastique qu’elles enrichissent deleurs propres perfections. (Balz.)

— Qui n’a pour règle que la fantaisie : Les jeux d’une imagination fantastique. (Cuv.) Les faiseurs, charpentiers, directeurs de théâtres, régisseurs, metteurs en scène et autres gens d’expérience, capables d’établir carrément un ouvrage, ne viendront jamais à bout d’une pièce fantastique. (Th. Gaut.)

— Fam. Fabuleux, incroyable, extravagant : C’est un luxe fantastique.

— Littér. Contes fantastiques, Contes où l’on introduit des fantômes, des revenants, des êtres fantastiques.

— Mus. Se dit d’un genre de musique où le compositeur s’est k dessein affranchi- des règles ordinaires.

— s. m. Ce qui est est fantastique ; genre fantastique : Le fantastique demande une virginité d’imagination et de croyance qui manque aux littératures secondaires. (Oh. Nod.) On a voulu donner une esthétique du fantastiquk ; et l’on n’a enseigné que le procédé du fantastique. (Champrieury.) Le fantastique n’a pas de motifs et ne s’explique pas. (Th. Gaut.)

De l’amour seulement nous sommes amoureux. Ainsi le fantastique a droit il notre hommage, Et nos feux pour objet ne veulent qu’une image.

Piron.

— Syn. Fantastique, chimérique, imaginaire. V. CHIMÉRIQUE.

— Antonyme. Réel.

— Encycl. Littér. « Toute certitude est dans les rêves, » disait Edgar Poë, un maître consommé dans l’art subtil de donner aux chimères et aux fantasmagories de l’esprit une forme et une vie vraisemblables. Ce singulier génie, qui se jouait avec une volupté enfantine et presque perverse dans le monde des énigmes, des probabilités et des conjectures, proclamait l’imagination la reine des facultés. Qu’on ne se hâte pas de l’en blâmer ; car, par ce mot, il n’entendait pas cette vagabonde si fort malmenée des gens dits sérieux qui, sur son compte, ont répandu tant de sottises, mais bien quelque chose de grand, de plus grand que ce qui est entendu par le commun des lecteurs. Pour lui, l’imagination n’est pas la fantaisie, le pur caprice ; elle n’est pas non plus la sensibilité, bien qu’il soit difficile de concevoir un homme imaginatif qui ne serait pas sensible. L’imagination lui apparaît comme une faculté

quasi divine qui perçoit tout d’abord, en dehors des méthodes philosophiques, les rapports intimes et secrets des choses, les correspondances et les analogies. Parmi les domaines littéraires où l’imagination peut obtenir les plus curieux résultats, il en est que ce fameux Américain affectionne par FANT

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dessus tout, c’est le conte et la nouvelle. Le conte et la nouvelle ont sur le roman à vastes proportions cet avantage décisif que leur brièveté ajoute à l’intensité de l’eftet. Une lecture qui peut être accomplie tout d’une haleine, laisse dans l’esprit un souvenir bien plus puissant qu’une lecture brisée, interrompue souvent par les mille et un soucis des affaires. « L’unité d’impression, la totalité d’effet, dit Charles Baudelaire, est un avantage immense qui peut donner à ce genre de composition une supériorité tout k fuit particulière... L’artiste, s’il est habile, n’accommodera pas ses pensées aux incidents ; mais, ayant conçu délibérément, k loisir, un effet k produire, inventera les incidents, combinera les événements les plus propres k amener l’effet voulu. » On comprend dès lors pourquoi cette forme de composition convient, par-dessus toutes les autres peut-être, au genre qui nous occupe.

Ce genre n apparaît guère chez les écrivains de longue haleine qu’k l’état épisodique : tout cauchemar doit finir vite. C’est ainsi du moins que l’ont compris nos pères, k qui, comme au bonhomme La Fontaine, les longs ouvrages faisaient peur. Nos vieilles traditions, nos fabliaux, nos légendes du moyen âge, et ces contes de fées, et ces récits diaboliques pleins d’une odeur de soufre et de balai rôti, toutes ces créations aux mille formes capricieuses et hardies, naïves et charmantes, merveilleuses et terribles, qui constituent le fond même de toutes les littératures, affectent la concision, la brièveté. Il était réservé aux romanciers de notre temps de faire durer le frisson pendant d’interminables feuilletons et de pousser l’épouvante jusqu’à l’épilepsie. Témoin Frédéric Soulié et ses gigantesques et bizarres Mémoires du diable, imités de ce Diable boiteux de Le Sage, si vif, si ingénieux, si divers, et où le fantastique ou plutôt le merveilleux n’est qu un prétexte, le point de départ d’anecdotes piquantes, et non d’aventures atroces longuement préméditées.

Nous avons dit le merveilleux. C’est qu’en effet l’on confond souvent, cela arrive aux plus fins lettrés eux-mêmes, deux genres cependant bien distincts, si l’on considère que le but poursuivi n’est pas le même ici que 1k.

Le mot fantastique, mot plus allemand que français, exprime en général des procédés de fabrication littéraire tout modernes. Le merveilleux, au contraire, est pour nous un ancêtre vénérable dont les parchemins remontent aux premiers Ages. Il s’alimente de t tout ce qui est illusion, mensonge poétique ; il a pour domaine l’ignorance des peuples et leur crédulité. Les spéculations philosophiques, il s’en éloigne. Ces apparitions, qui faisaient le fond des anciennes légendes, ces interventions de divinités mythologiques, ces incidents surnaturels dont-sont faits les poèmes épiques de l’antiquité, ces scènes magiques qui remplissent les épopées italiennes, n’ont rien de commun avec l’art subtil, incohérent et sinistre de cet Hoffmann, qui, k son apparition chez nous, vers 1830, provoqua un enthousiasme si vertigineux. Le merveilleux les réclame, et ils lui appartiennent bel et bien ; car Homère et Virgile, car Eschyle et Euripide, comme Dante, le Tasse et Milton, n’ont rien qui ressemble, de près ou de" loin, k ces imaginations maladivement surexcitées que l’Allemagne a multipliées par voie d’exportation. Sera-t-on plus fondé k placer dans une même famille 1 Ane d’or d’Apulée, les Métamorphoses d’Ovide, les Mille et une nuitSj la Mandragore, fiudibras, Guilioer, le Diable boiteux et le Violon de Crémone d’Hoffmann, le Scarabée d’or d’Edgar PoiS, le Roi des gnomes de Nicolas Gogol, l’A uberge rouge de Balzac ? Nous croyons qu’une telle assimilation serait pour le moins hasardée ; mais, en cherchant plus près de nous, parmi ces livres remplis d horreurs romanesques qui n’ont trouvé que trop d’imitateurs sans talent, serait-on plus heureux ? Eh bien ! faut-il le dire ? Les romans infernaux de la noire Radeliffe, type d’une foule de productions médiocres, sont eux-mêmes partout dominés — c’est Chénier qui l’a écrit — par le merveilleux. Cependant les prestiges s’y entassent, la terreur les enveloppe ; on y est environné de spectres ; des esprits infernaux hantent les bois, les châteaux, les cloîtres, où le lecteur est poussé de coups de théâtre en coups de théâtre ; mais, quand le dénoûînent arrive, tout s’explique par des causes naturelles. Est-ce ainsi que procède ie fantastique allemand, avec son singulier mélange de rêves exaltés et d’existence bourgeoise, d’idéal et de réel, avec ses bizarreries alcooliques et ses formes compassées, ses caprices humoristiques, ses contrastes étonnants, ses enthousiasmes d’artiste, sa vapeur de bière et sa fumée de tabac, son réalisme implacable et son mysticisme grimaçant ? Assurément non. C’est en vain, comme Radeliffe, que vousévo* quez tous les dieux et tous les diables, et que vous les traînez la chaîne au cou k travers tous les corridors sombres où la terreur suinte goutte à goutte. Ce n’est point lk le fantastique selon la formule hoffmanesque ; car si votre prétendu fantastique n’exige guère, pour réussir, que des facultés médiocres, ainsi que l’ont prouvé.les Ducrav-Duminil, les Pixérécourt, les Caignez et autres écrivains plus oubliés encore, il n’en est pas de même du fantastique tel que l’ont compris les maîtres du genre. Celui-ci est né du besoin. 94

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de. font savoir et de tout comprendre, et c’est pour cette raison qu’il vit si souvent d’erreurs et de chimères. Vouloir expliquer l’inexplicable, tel est le mal qui dévore les hommes de génie et qui produit ffamlet, Faust, Manfred et toutes ces créations hors de cadre qui vivent volontiers d’abstractions, lui, absorbées dans la pensée pure, perdent acilement de vue la réalité, et, à force do réflexions sur la vie, oublient de vivre. Il en est résulté, pour certaines œuvres, un charme de mystère et de profondeur infini, une puissance d’émotion et de rêverie que l’art antique ignore à peu près complètement. Inspirés aux sources vives de la réalité, tous les trésors que la science et l’érudition ont accumulés ont profité à ces œuvres, qui se sont assimilé en même temps les richesses de l’antiquité, de l’Orient, du Nord, et ont su rester originales tout en faisant revivre des formes disparues, des époques oubliées ; mais, il faut le dire, pour un Gœthe qui, par un privilège unique dans l’histoire des lettres, « a su unir harmonieusement et conserver intactes l’aptitude de la réflexion, de l’observation scientifique, et la fraîcheur, la puissance de l’inspiration poëtique » (cours de M. Grucker, Faculté des lettres de Poitiers), que de poëtes extravagants n’ont enfanté

Î|ue des créations bizarres et monstrueuses ! jes uns, se faisant les aveugles serviteurs de la philosophie, ont voulu donner la couleur et ia vie aux conceptions les plus vagues, aux plus subtiles abstractions de la métaphysique ; les autres se sont appliqués à étaler les plaies les plus hideuses de l’esprit, du cœur et de la matière : parlerons-nous de ceux qui sont allés jusqu à analyser curieusement les progrès de la décomposition cadavérique ?

On pourrait croire, après ce qui vient d’être dit, que tout écrivain fantastique est nécessairement doublé d’un dogmatiste. Ce serait là une erreur. Un Edgar Poa a la vue trop perçante pour consentir à se laisser enrégimenter parmi ces pauvres tardigrades

qui s’essouftlent, depuis que le monde est monde, à nier ce qui est et à expliquer ce qui n’est pas. Qu’on demande à l’un d’eux s’il croit ceci ou cela, et, s’il est consciencieux, il vous fera une réponse analogue à celle que fit Talleyrand quand on lui demanda pourquoi il croyaifa la Bible : «J’y crois, dit-il, d’abord parce que je Suis évêque d’Àutun, et, en second lieu, parce que je n’y entends absolument rien. » Shakspeare, qui n’était pas un docteur Pancrace, et qui, pour cette rai. son, eût bien volontiers confessé qu’il n’y entendait absolument rien, a mis un mot d’une admirable portée dans la bouche de son Hamlet : » 11 y a sur la terre et dans le ciel plus de choses que notre philosophie n’en voit dans ses rêves I » Entre les différentes branches de nos connaissances, il y a des abîmes où l’intelligence se perd. C’est pour avoir voulu se plonger dans ces agîmes qu’Hoffmann meurt é-nervé, qu’Edgar PotS tombe vaincu par le detirium tremens, que Gérard de Nerval, troublé par l’invasion de la folie et du désespoir, exhale son âme si tendre au-dessus d’un égout sinistre ; mais c’est bien moins pour avoir voulu sonder l’insondable que pour s’être attaqués corps à corps à la réalité, qu’ils ont péri si misérablement ; pour avoir voulu arracher à la nature le secret de toutes choses, pour avoir surmené le cerveau au détriment du corps, ils semblent des rêveurs et des fous. Que n’ont-ils puisé des arguments tout faits dans les livres et suivi docilement les saines doctrines qui vous engraissent un homme et le conduisent à la considération la plus distinguée 1 Rien n’est favorable à l’embonpoint comme le spiritualisme mis en in - octavo bien compactes, comme un doux éclectisme relié en veau, et les grands prêtres de l’immatériel vous ont des trognes et des bedaines qui font joliment rentrer sous terre les mines de papier màehé et les torses diaphanes de ces sombres réfractaires en quête a la fois de l’idéal et du vrai, qui ont voulu courir les deux extrêmes, • arpenter les deux pèles opposés de l’esprit humain : la littérature et les mathématiques. Marier le nuage avec l’instrument de précision par excellence, le compas, voilà, certes, qui doit Stupéfier tous les savants de l’école déguisés en hommes graves. S’apercevoir que toute beauté porte sa laideur, tout sourire sa grimace, toute Heur sa chenille, cela a-t-il le sens commun ? et le dire, n’est-ce pas ùa cynisme ? ... Or, nous permettra-t-on de soutenir ceci : les avaleurs de sornettes, les rêveurs, ne sont pas toujours du côté où l’on pense les trouver j-jsn est bien plus certain de les découvrir parmi ces étonnants philosophes contemporains, qui, par état, ont tous la science infuse, que parmi ces enfants troublés et moroses qui, enfourchant l’hippogriffe, buissonnent à travers les ronces et les épines du fantastique. Que sont au fond les laborieuses élucubrations des premiers, leur prétendue science de la vérité ? D’ennuyeuses rêvasseries, le plus souvent emmaillottées de mots barbares, longs d’une toise, qui puent le cuistre et dont ils nous promettent de voir l’accomplissement dans un monde ou dans l’autre. Va-t’en voir s’ils viennent 1 Et les seconds, d’où tirent-ils, en somme, leurs calculs de « visionnaires ?» De la réalité ; et voilà pourquoi ca sont des poètes, car rien n’est plus poétique que la réalité ; des poètes, ou, pour parler le langage des gens sérieux,

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des hommes d’imngination, ce qui est presque un brevet de folie douce- oui, ô docteurs avec ou sans bonnet... d’âne, voilà ce que vous ne savez pas, tant vous êtes profonds, pjofonds comme des puits, c’est que l’imagination dont vous vous moquez, l’imagination la plus ardente, la plus créatrice, n’égalera jamais la réalité. Appelez après cela, si vous le voulez, la réalité une folle ; mais cela est incontestable. Tel coquillage des mers n’est-il pas cent mille fois plus fantastique que tous les contes d’Hoffmann ? Tel scarabée aux chatoyantes couleurs n’est-il pas le plus beau poëme qu’on puisse voir ? Et c’est en cherchant dans la nature même, la grande inspirée, la grande géomètre, la grande fantastique ; c’est en 1 analysant avec une audace, tantôt patiente, tantôt vertigineuse, que des hommes doués de cette profonde sensibilité qui vous manque et de facultés suraigùes, ont été conduits à la dissection fébrile et diabolique des choses. Voir en eux des esprits vagabonds, des littérateurs en état d’ivresse, ou simplement des fautaisistes, ce serait ou les outrager ou les méconnaître. Eh quoi ! l’observateur dont la volonté ardente et patiente jette un défi aux difficultés, celui dont le regard est tendu avec la roideur d’une épée sur des objets qui grandissent à mesure qu’il les regarde (Edgar Poii), celui-là serait tout bonnement un lantaisiste affligé d’une fêlure au cerveau ? Majs l’ardeur même avec laquelle il se jette dans le grotesque pour l’amour du grotesque et dans l’horrible pour l’amour de 1 horrible sert à vérifier la sincérité de son œuvre ; il est clair qu’il voit ce qu’il décrit nerveusement et fantastiquement, et que ce frisson surnaturel et galvanique dont il est possédé n’est pas une chose feinte. Quel que soit le vertige qui vous gagne en suivant l’auteur dans ses entraînantes déductions, dans ses hypothèses audacieuses, dans les mystères de sa fabrication conjecturale, on sent bien qu’il y a là une somme d’énergie vitale, d’aspirations étranges, et des phénomènes qui n’ont rien de commun avec les simples jeux de l’esprit.

Si Von a lu attentivement ce qui vient d’être dit, on comprendra sans doute que le genre fantastique ne saurait plus désormais être confondu avec le merveilleux, le tragique, la fantaisie et une foule de genres plus ou moins parasites, qu’il convient de porter ailleurs. En parlant d’Edgar Poë, en parlant d’Hoffmann, peut-être s’en est-on aperçu, nous étions amené à définir tout naturellement cet élément littéraire si important, qu’on le voit amalgamé dans presque toutes les œuvres de renom, et nous en’posions ainsi, d’après les maîtres qui les ont définitivement fixées, les règles les plus caractéristiques. Nous voudrions ajouter cette remarque très-importante et qui, à première vue, pourrait

passer pour un paradoxe : c’est que, dans l’écrivain fantastique, il y a généralement un réaliste violent. Si l’on peut contester cette assertion à l’égard de plusieurs, Achim d’Arnim, Clément BreiiUi.no, Jean-Paul Richter, Adalbert de Chamisso, écrivains d’un fantastique tel que des Français auraient beaucoup de peine a le comprendre, il ne saurait en être de même en c« qui concerne, par exemple, le souffrant et bizarre Hoffmann. Et nous nous appuyons, pour tenir ce langage, de l’autorité de Théophile Gautier. Nous citons :

»’ll (Hoffmann) a une netteté de dessin, une force de couleur, une circulation de vie singulière. Les physionomies qu’il trace restent ineffaçablement empreintes dans l’esprit, comme si on les avait rencontrées hors du livre. En lisant ses Contes, il semble qu’on se souvienne d’une foule de choses oubliées, et dont la mémoire se réveille à mesure qu’on tourne les pages. Les personnages ont quelque chose de déjà vu qui vous trouble profondément : des voix connues murmurent à

votre oreille ; vous éprouvez comme l’impression d’un rêve persistant à travers la veille, et la le&ture évoque en vous une foule d’imafes qui se succèdent et s’évanouissent comme es ombres légères, mais qui semblent sortir de votre propre cœur. Quand Hoffmann commence un conte, tout va d’abord le plus naturellement du monde ; il affecte de peindre

avec un pinceau vrai, comme celui d’un maître flamand, des intérieurs très-réels, où tous les objets sont rendus en détail ; voilà le grand poêle de fonte, la table de chêne lui-sant ; le scarlalwine brille dans les verts rcRmers ; la bonne bière de Munich déborde de sa mousse les hauts vidrecomes ; les bourgeois accoudés boivent et furent. Rien n’est plus simple. Mais bientôt, le poêle ronfle avec un son étrange et guttural, le brouillard se condense, 1 ombre s’entasse dans les coins, où les chimères commencent à grimacer ; peu à peu, les honnêtes faces des philistins Se déforment, s’élargissent ou s’effilent par un travail assez semblable à celui de la caricature sur la physionomie humaine. Regardez ce monsieur : ses yeux s’entourent de membranes bleuâtres, son nez se recourbe, sa bouche s’enfonce, son col rougit. Lu conseiller aulique de tout à l’heure est un vautour qui trempe son bec dans un verre. Ce massif Berlinois se gonfle et s’exagère en hippopotame ; cet autre, mince et grêle, devient un renard, ayant un collet fourré de sa propre peau. La cave est transformée en ménagerie comme dans la Nuit de la SaintSylvestre. Certes, tout cela n’est pas naturel, et nous sommes loin du point de départ ; mais

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quel art infini, quelles savantes préparations et quelle vraisemblance dans l’incroyable ! Comme toutes les fibres de l’imagination sont tendues dès le début ! Malgré la tranquillité apparente du narrateur, comme on devine qu’il va arriver quelque chose ! comme, au premier soupir du vent dans le corridor, comme, au premier craquement de ia boiserie, on se sent inquiet, ému 1 Une corde de piano casse et vibre dans sa caisse fermée, une rose se détache de sa tige et s’effeuille, deux petites taches rouges montent aux joues d’une jeune fille, et alors vous voilà emporté dans le monde invisible, à la merci du poète... Le grand sucées, chez nous, de l’auteur du Violon de Crémone, du Majorât, de la Cour d’Arlris, de VEtjlise des Jésuites, vient précisément de cette puissance de peinture, de cette observation profonde et de cette habileté à donner des formes réelles aux plus étranges fantaisies... »

On voit, d’après cela, combien se trompent ceux qui croient que le génie du fantastique doit se dépenser uniquement à la recherche d’un vague idéal. Cette idée est venue, non sans raison, à l’esprit de nos juges littéraires. En effet, que s’est-il passé chez nous ? Après l’introduction d’Hoffmann en France, ce genre ayant eu un moment de gj-ande faveur, les imitations se multiplièrent. Or, il en résulta toutes sortes de débauches d’esprit faites à froid, d’inventions puériles, des détails extravagants, la bizarrerie sans nouveauté, la folie sans gaiéé, l’absurdité sans intérêt. Nous en prenons à témoin les insanités de Pétrus Borel, le tycunt/irope, et de bien d’autres, hélas ! qui ne le valaient même pas. De telle sorte que cette littérature fut mal jugée chez nous, parce qu’elle fut, en général, mal servie, mal comprise, et qu’elle tomba aux mains de médiocrités tapageuses ou cyniques. Nous avons dit en général, parce u’en effet nous avons quelques exceptions à iiire. Citons bien vite, dans une facture très-littéraire, de délicieux morceaux de Charles

Nodier, Inès de las Sierras entre autres, d’une réalité fantastique saisissante, d’une gradation de nuances admirable, où l’on est conduit, par un crescendo merveilleusement soutenu, de la curiosité incrédule à la terreur la plus intense, du haussement d’épaules du doute aux frissons de l’épouvante. À travers ce noir récit, sur cette sombre aventure, il a fait circuler et voltiger comme une flamme, ’ une flamme sur un tombeau, un amour de l’autre monde, une volupté morte, un délire glacial, toute une poésie sinistre et charmante qui effraye et qui ravit. « Nodier, dit M. Théophile GautierJ était passé maître en ces sortes de contes. Smarra, cet étrange poème où les cauchemars thessaliens sont traduits en style attique, montre quelle était sa puissance en ce genre. Nodier rêvait beaucoup, et il avait une mémoire nocturne singulièrement fidèle. Inès de las Sierras est un de ses rêves transcrits au réveil. » Balzac nous a laissé aussi quelques œuvres qui procèdent d’Hoffmann : El verdugo, le culte de la famille aboutissant au parricide ; Maître Cornélius, l’avarice se volant elle-même ; la Peau de chagrin, l’égoïstne rongeant le moi ; VElixir de longue vie, la paternité également déçue et abandonnée, qu’elle ait été débonnaire ou rigoureuse, que le fils ait hanté les courtisanes ou les moines ; Un épisode sous la l’erreur, qui montre l’idée passivement obéie parle fait indigné, la Convention servie par un bourreau royaliste. Il y aurait certes quelques réserves à faire sur le fantastique de plusieurs récits compris dans ce stock important ; niais passons. Gérard de Nerval, lui, plus convaincu, pouvait réussir en ce genre également ouvert à l’idéal et à la réalité. Aurélia ou le Rêve et la vie trahit malheureusement le désordre d’un esprit malade ; ce désordre, il est vrai, n’est apparent qu’à la fin de la seconde partie. C’est le poëme de la folie se racontant elle-même. Gérard de Nerval s’est tiré en ’grand artiste de la difficulté de fixer le vague et de donner de la clarté à des choses confuses et obscures. Ses pensées tournaient depuis longtemps autour de ce ré-. sultat (v. les Illuminés, le chapitre d’his dans les Filles du feu et le drame do Ylmtigier de Harlem), à Le thème fondamental n’est autre que ce problème qui a tenté plus d’un grand esprit parmi les littérateurs modernes étrangers, et auquel Gœthe, en dernier lieu, a appliqué, dans l’épopée de Faust, les forces de sa puissante intelligence : la combinaison du naturel et du surnaturel dans la vie humaine. Seulement, là où Gœthe, en vertu de la nature panoramique de son esprit, avait appelé à lui tout le prestige de la légende, et, ■pour ainsi dire, la mise en scène de l’histoire universelle, Gérard, plus modestement si l’on

veut, mais plus courageusement peut-être, s’était placé en pleine civilisation moderne, en plein monde contemporain. » (Ch. Asselineau.) Plus près de nous, MSI. Erckmann-Chatrian ont tenté de ressusciter en France la littérature d’outre-Rhin. Leurs Contes fantastiques portent ce genre au plus haut degré de terreur. Les Trois âmes sont spécialement effroyables. Après avoir lu le livre, M. Philarète Chasles s’écrie : « Quelles horreurs je viens de lire ! il m’en reste un certain tremblement nerveux, qui n’est pas sans agrément peut-être, mais que je lie voudrais pas me procurer tous les jours. » Jugeant à un point de vue très-différent du nôtre, mais assez juste dans certains casaque nous avons

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d’ailleurs suffisamment indiqués, le genre fantastique, M. Philarète Chasles ajoute : « Je me suis demandé comment l’esprit français,

. logique, sain, peu pittoresque, formé par l’ancienne société polie et sensée, avait pu se laisser duper par cette littérature névralgique, hystérique et hallucinée. J’ai reconnu là une de nos spéciales facultés, celle d’être mystifiés par quelque homme ingénieux et hardi, qui profite de notre ignorance et la pousse à la folie. »

Si les effets de terreur obtenus par le moyen d’ombres et d’apparitions suffisaient à constituer le fantastique tel qu’il faut définitivement le concevoir, la plupart des drames de Shakspeare auraient droit à ce nom. Shakspeare, l’écrivain le plus puissamment terrible qu’on puisse imaginer, était un habile metteur en scène, mais c’était plus encore un grand poëte qui savait que le corps> n’est rien sans l’esprit ; tous les pressentiments sur l’homme et sur la destinée le tourmentaient étrangement. Les personnages qui

peuplent ses constructions prodigieuses, ses immenses palais, ses salles mêlées d’ombres et de lumières mystérieuses, qui, d’un pied furtif, suivent le dédale de corridors sans fin, les circonvolutions des escaliers vertigineux, les forêts de colonnes, qui pénètrent dans les gouffres et s’élancent dans les cieux, ne sont-ils pas, qu’on nous passe l’expression, le fourmillement même du fantastique ? Et, si l’on veut prendre son œuvre dans ses détails, qu’on n’aille pas, infidèle aux règles du genre tel qu’il doit être compris selon nous, chercher le fantastique dans ses évocations de sorcières et d’esprits infernaux, mais, et voilà où les grands maîtres ont excellé, dans le caractère même de ses personnages. Vo3’ez Hamlet. L’Ombre y paraît et parle, comme on peut supposer qu’un esprit sans corps parlerait ; mais, après tout, ia merveille des merveilles, dans cette pièce,

. consiste, non dans ses éléments surnaturels, mais dans ses éléments naturels. Hamlet lui-même en est la création la plus fantastique, et pourtant elle est conforme à la. nature, à la nature la plus élevée dans l’ordre moral, intellectuel, physique même. Nous voyons toutes ces perfections, combinées de la façon la plus étonnante, mises à la plus rude épreuve, donner tous leurs résultats, si bien que nous reconnaissons que ce serait une hérésie philosophique des plus complètes que de mettre

en doute sur un seul point la vérité et Je naturel de ce caractère : et pourtant, ainsi que le faisait remarquer dans une lecture publi| que le révérend M. W. Mayow, le caractère est si difficile à pénétrer qu’il n’y a pas, à ce qu’il semble, deux personnes d’accord sur les sentiments d’Hamlet, ses motifs, ses pensées, ses actions, ni sur la véritable explication qu’on en peut donner. Maintenant qu’il est debout devant nous, nous reconnaissons qu’il peut y avoir, qu’il y a, qu’il y a eu un tel homme (c’est un homme véritable, qui n’a rien de monstrueux, pas même ses perfections) ; mais reconnaissons aussi que si Shakspeare ne lui avait pas, nouveau Prométhée, donné l’existence, cet homme n’aurait jamaisexisté. Et voilà justement pourquoi Hamlet nous paraît être comme le point culminant du genre fantastique, dont les sous-genres après cela peuvent varier à l’infini. Parmi ces sous-genres, il en est de grossiers, qui s’attaquent aux sens ; il en est de tout intimes qui parlent à l’âme. Telles sont certaines ballades : la Revue nocturne, de Zedlitz ; les Deux archers, de Victor Hugo ; la Ballade de la nonne, du même ; la célèbre ballade de Lénore, de Burger ; le Itoi des aulnes, àej Gœthe, appartiennent à un fantastique qui a son caractère particulier de beauté.

— Mus. On a donné le nom de musique fantastique a un genre de composition où l’on trouve un grand nombre d’idées et de cantilenes présentées sous des formes nouvelles, avec des combinaisons inusitées, et où il est fait un emploi particulier des instruments. Dans ces sortes d’ouvrages, le compositeur agit avec une entière liberté, et son esprit a toute carrière. Nous citerons : la Symphoniefantastique, de Berlioz, la Damnation de Faust, et plusieurs œuvres du même auteur, dont le système a été exagéré encore en Allemagne, cette patrie des étrangetés hoffmanesques. On a reproché à ce système de

sacrifier presque complètement les deux éléments constitutifs de la musique, la mélodie et le rhythme, de violer de propos délibéré les lois de la composition. Il est vrai que, malheureusement, les poursuivants du fantastique musical, imitant trop bien en cela les Eoursuivants du fantastique littéraire, seraient chercher avant tout des effets violents que cet art n’a jamais eu pour but de produire, des phrases épileptiques, des rhythmes boiteux, sans parler du fracas d’une instrumentation endiablée. Produire chez les auditeurs de ces sensations qui s’exaltent jusqu’à la douleur physique, arracher l’oreille et forcer les nerfs, tel est le résultat le plus fréquent qu’on en puisse attendre ; mais c’est aller trop loin que de dire, comme on l’a fait, que la musique fantastique est tout à la fois chargée de couleurs et terne, bruyante et inanimée ; qu’elle cherche l’expression puérile de la lettre, sans jamais s’élever jusqu à l’esprit. Cette proscription en bloc n’est pas juste, et le genre nous offre des exceptions qu’il ne faut pas dédaigner. Richard Wagner, quoique très-vivement malmené chez nous à cause de ses obscurités et de ses affirmations théoriques, vaut bien qu’on l’écoute en plus d’une partie de ses œuvres. S’il suffisait, pour être fantastique, d’être tout à fait incompréhensible, Richard Wagner, il est vrai, le serait plus que tout autre ; car n’oublions pas que Berlioz, très-porté à le juger favorablement, a écrit de lui, à propos de son Tristan : « J’ai lu et relu cette page étrange : je l’ai écoutée avec l’attention la plus profonde et un vif désir d’en découvrir !e sens. Eh bien ! il faut l’avouer, je n’ai pas encore la moindre idée de ce que l’auteur a voulu faire. » Le chef-d’œuvre de Meyerbeer, Robert le Diable, éternelle lutte du bien et du mal, est aussi le chef-d’œuvre de l’opéra fantastique. Cette musique savante, profonde, toute psychologique, où apparaît le catholicisme avec ses superstitions, ses demi-jours mystérieux, ses tentations, ses longs cloîtres bleuâtres, ses démons et ses anges, toutes ses poésies fantastiques, unit, dans une orchestration exubérante, les mélodies gracieuses et les chants puissants à tous les effets mystérieux et étranges du surnaturalisme allemand.

Cet article sur le fantastique en littérature et dans les arts serait incomplet si nous omettions de rappeler, pour mémoire, qu’il existe toute une ménagerie d’animaux fantastiques. On ne la trouve pas au Jardin des plantes, mais dans l’imagination du peuple et des conteurs. Nous serions désolé de faire passer de mauvaises nuits à nos lecteurs ; mais qu’ils songent au vampire, les jeunes filles surtout, dont il va sucer le sang virginal. On sait aussi que le crapaud a été mis à bien des sauces noires et terribles. En Écosse, l’opinion populaire était qu’on trouvait dans sa tête une pierre précieuse qui était une panacée universelle. Cela, certes, le relève à nos yeux ; mais il n’est personnage plus fantastique que ce crapaud enfermé depuis plus de deux mille ans dans une pierre de taille, et que des académiciens savantissimes ont trouvé résigné comme un sage à son triste sort de doyen des prisonniers. Quant au chat et au corbeau, ils sont de tous les bons contes de revenants et de sorciers, depuis que le monde est monde. Le hibou s’est fait une assez jolie réputation. Le loup est bien terrible, lui aussi ; vous souvenez-vous du Petit Chaperon rouge ? C’est pour jeter des sorts et faire beaucoup de mal aux jeunes filles que de vilains hommes appelés loups-garous prenaient sa peau et couraient la nuit, à travers champs, après s’en être revêtus. Il y a, dans un ordre plus aimable, le phénix, qui appartient à la Fable ; il y a aussi la salamandre. Parlerons-nous enfin de l’évêque de mer, dont l’existence est affirmée par Henri Heine, dans son livre sur l’Allemagne ? L’un de ces évêques fut, dit-on, péché, au XVIe siècle, dans la mer du Nord, et présenté au pape, avec lequel il eut un long entretien. Que se dirent-ils ? Dieu seul le sait, l’histoire se tait sur ce chapitre ; mais le chagrin qu’il éprouvait d’être séparé de ses ouailles fut cause que le pape donna ordre de le replonger à l’endroit où on l’avait pris. Cette histoire est aussi vraie que toutes celles qu’on a répandues sur le compte des sirènes et autres créations mythologiques.