Aller au contenu

Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/morale s. f.

La bibliothèque libre.
Administration du grand dictionnaire universel (11, part. 2p. 539-544).

MORALE s. f. (mo-ra-le — rad. moral). Science ou doctrine qui donne des règles de conduite fondées sur la notion du bien et du mal moral ; Une saine morale. Une fausse morale. Morale sévère. Morale relâchée. La morale est la science par excellence ; c’est l’art de bien vivre et d’être heureux. (Pase.) Voulez-vous apprendre la morale ? — La morale ? — Oui.Qu’est-ce qu’elle dit cette morale ? Elle traite de la félicité, enseigne aux hommes à modérer leurs passions, et….Non,.. laissons cela : je suis bilieux comme tous les diables, et il n’y a morale qui tienne, je veux me mettre en colère tout mon soûl,’quand il m’en prend envie. -(Mol.) La bonne politique n’est pas distinguée de la bonne morale. (Mably.) Il n’y a guère de maxime de morale dont on ne fit un aphorisme de médecine. (Dider.) La morale route encore plus sur les devoirs que sur les vertus actives. (Turgot.) Avec la liberté, la. morale améliore la-religion ; avec l’esclavage, la religion fausse la morale. (B. Const.) Par la morale des intérêts, l’âme humaine perd sa beauté, la vertu ses leçons, l’histoire ses exemples. (Chateaub.) La morale est la base de la société. (Chateaub.) La morale est une, puisqu’il existé pour toute’l’espèce humaine des lois qui ne sauraient être impunément violées. (Droz,) La morale n’est qu’une déduction et une application de la psychologie. (Damiron.) La morale générale est le rapport de la liberté avec la raison. (Mesnard.). La morale est la science du devoir et des devoirs. (Gérùzaz.) Les principes de la morale sont des axiomes immuables comme ceux de la géométrie. (V. Cousin.) La morale est la pierre sur laquelle repose toute chose. (Bûchez.) Il est évident aujourd’hui que la morale existe indépendamment des idées religieuses. (Guizot.) La morale est une plante dont la racine est dans le ciel, et dont les fleurs et les fruits parfument et embellissent la terre. (Lamenn.) La seule science de l’homme est la morale, et la morale est tout, entière dans les passions. (Senancour.) La morale ne doit pas nous demander plus que nous ne pouvons, sous peine d’obtenir moins que nous ne devons. (Nisard.) La morale est aussi nécessaire à l’homme que l’air qu’il respire. (Pariset.) La morale est l’hygiène de l’âme. (Ch. Dollfus.) La morale n’a de sanction quelle-même. (Proudh.) La morale a le beau privilège de réunir en un même sentiment tous les esprits honnêtes’(Renan.) Il n’y a pas une morale pour ta vie privée et une morale pour la vie publique. (3. Simon.) La morale n’est autre chose que la jurisprudence de notre destinée. (E. Pelletan.) Les principes de la morale sont des vérités absolues. (H. Taine.) ; La morale est un champ fertile Que jamais nous n’épuistrons.


Il Application pratique des règles de la science des mœurs ; conduite dirigée par ces règles : Les bienséances sont la sauvegarde de la morale publique. (Laharpe.) Il y a des gens qui n’ont de la morale qu’en pièce ; c’est une étoffe dont ils ne se font jamais d’habit. (J. Joubert.) Nous trouvons toujours le moyen d’ajuster notre morale à nos goûts et même à nos passions. (Mme de Salm.) Plus on a de morale en paroles, moins on u de mœurs en réalité. (Palissot.) Les deux grands moyens d’avancer la civilisation sont de propager la morale et l’industrie. (Droz.) L’opinion publique, c’est la conscience de touç, la morale collective. (V. Cousin.) Il n’y a pas de vertu sans sacrifice et p<i* de morale sans effort sur soi-même. (S. de Sacy.) U suffit d’une âme honnête et simple pour pratiquer la morale. (Çormen.) Nulle société ne peut se passer de morale. (Vacherot.) La morale se purifie à mesure que la science grandit. (E. Liuré.) La morale suffit pour donner à la vie un sens et un but, (Renan.) La morale inébranlable est celle qui ne dépend que d’elle-même et découle directement de l’idée du bien. (E. About.) Mère du vrai bonheur et base d’un empire, 0 momie/ avec toi tout fleurit, tout respire. Fa. de Neufchâteau. À quoi sert de parler comme une pastorale. Et quel profit croit-on qu’en tire la morale f Ponsard. — Fam. Réprimande, leçon mêlée de reproches : Faire la morale à quelqu’un. La morale hors de propos est chose fort ridicule. (Dupin.) Voilà comme ils sont tous, ces faiseurs de morale.’ Al. Duval.

|| Exhortation, conseils pratiques : Je voulus bien prendre une petite dose de morale ; je m’en trouvai assez bien. (M° » « de Sév.) Une morale nue apporte de l’ennui ; Le conte fait passer le précepte avec lui. La Fontaine.

— Par anal. Ce qui tend à persuader la pratique de la sagesse, en quelque point que ce soit : L’indigestion est chargée par le bon Dieu de faire de la morale aux estomacs. (V. Hugo.)

Morale indépendante, Expression nouvelle par laquelle on désigne la morale ou la notion du bien et du mal comme une idée nécessaire, supérieure et antérieure a toute loi révélée ou positive.

— Législ. Offense à la morale publique, Délit consistant dans l’émission en public, par voie de" presse ou autrement, de propositions jugées contraires aux bonnes mœurs.

— Littér. Conclusion pratique qu’un écrivain a voulu faire tirer de son ouvrage :La morale d’un apologue, d’une fable. La morale d’un discours, d’une pièce de théâtre. La morale est bien mieux placée à la fin qu’au commencement de la fable. (Lamotte.)

— Philol. Traité de morale t La morale d’Aristote.

— Encycl. Philos. I. Aperçu historique. Kant, après de longues hésitations et de nombreux détours, en était venu à placer la morale à la base de la philosophie tout entière, et à fonder sur elle une véritable théodicée, nous pourrions presque dire une théologie. Ce n’est pas ici le lieu de discuter cette doctrine originale qui fonde sur l’idée du droit et du devoir l’existence de Dieu, considérée comme un i postulat de la raison pratique ; • nous voulons seulement faire remarquer ce fait véritablement frappant, que la morale, par un privilège unique dans l’histoire de la philosophie, a réuni l’assentiment, on peut dire unanime, de tous les philosophes ; si bien que, d’accord sur le fait principal, ils ne se sont guère livrés, à son sujet, qu’à des discussions purement théoriques, ce qui autorisait Kant à voir dans la morale un terrain solide sur lequel il pouvait asseoir tout son édifice philosophique. Le principe est en effet à’peu près incontesté,’et les dissidences qui se sont produites au sujet de la morale tombent sur des questions purement spéculatives, qui s’évanouissent quand il s’agit de préciser l’application. Le but est le même pour tous, la manière de le justifier est seule différente.

Enumérons les points qui forment l’acepjd des philosophes, nous signalerons ensuite ceux qui les divisent.

Le bien est la règle unique de l’activité humaine. Il n’est donc pas douteux que le bien existe, au moins subjectivement, puisque l’homme agit. L’existence du mal Vest pas moins cortaino, car, avant d’agir, l’homme réfléchit, hésite, choisit, et souvent, après l’acte, il regrette et se repeiit. Le bien qui nous paraît désirable, et dont la recherche constitue la morale, peut être personnel à l’agent ou exister en dehors de lui ; dans un cas comme dans l’autre, les philosophes s’accordent à dire, sans s’accorder sur les moyens de le prouver, que cette recherche du bien est obligatoire et constitue le devoir ; ils ajoutant, en le prouvant également par des raisonnements divers et même contradictoires, que le droit peut atteindre autrui et devenir corrélatif du devoir. Parmi les devoirs de cette dernière catégorie, ils distinguent les devoirs de famille et les devoirs de société, c’est-à-dire ceux qui obligent les sujets envers l’État et réciproquement.

L’accord presque unanime que nous venons de signaler sur les divers points énoncés n’est point né du temps et des circonstances, il exista aux âges les plus reculés que nous fasse connaître l’histoire. La morale a toujours et universellement été reconnue comme la base nécessaire de toute association. Sans remonter aux origines orientales qui, tout imparfaitement connues qu’elles" soient, ne laissent pas de porter des, traces d’une morale élevée, la Grèce, du plus loin qu’elle nous est connue, nous révèle des principes de morale dont la sagesse a fait à bon droit l’admiration de toutes les générations. « Connais-toi toi-même, • disait Chilon ; et cette maxime, inscrite dans un des temples les plus vénérés de l’antiquité, peut être considérée comme la base nécessaire de toute sagesse. S’étudier pour arriver’à se connaître, fouiller sa conscience pour y trouver le secret de sa dignité et de sa faiblesse, le germe unique de tous les droits et de tous les devoirs, on ne saurait donner à la personne humaine un conseil plus profond et plus fécond. • Rien de trop, » disait Solon à son tour. La mesure, c’est en effet toute la vertu grecque, et c’est généralement par le défaut de mesure que pèchent les morales religieuses qui lui ont succédé. Le stoïcisme, qu’on admire encore de nos jours sous le nom de morale chrétienne, bien que la morale chrétienne soit précisément sortie de la mesure, dérive en droite ligne de la fameuse maxime de Solon, dont il n’est que le développement pratique.

Mais à ces deux grands préceptes, qui ont une apparence personnelle, égoïste, et qui ne semblent régler que les devoirs envers soi-même, la Grèce joignait des pratiques morales dont plusieurs se sont notablement affaiblies. Nous nous contenterons de citer : l’esprit de famille, qui fut favorisé dans les temps anciens par l’égalité des sexes, oubliée plus tard ; le respect pour la vieillesse, c’est-à-dire pour la faiblesse, pour l’expérience acquise et pour les services rendus ; la pratique de l’hospitalité, qui créait de véritables liens de parenté ; l’amour de la liberté, le legs le plus admirable qu’aucune société ait jamais t’ait au monde, la véritable source des vertus viriles ; le respect des lois, l’amour de la gloire, etc., etc. Et pourtant, chose bien singulière, et qui prouve quelque peu selon nous l’inanité de la théorie, tant de vertus si noblement pratiquées coexistaient chez les Grecs avec une croyance qui aurait dû les détruire, toutes : la croyance au destin. Aucune morale, en effet, n’est pratiquement possible avec le dogme du fatalisme. Si les actions humaines sont nécessaires, inéluctablement réglées par une volonté supérieure à la volonté humaine, si le libre arbitre n’est qu’une illusion, aucun effort humain n’est utile, aucune vertu n’est praticable, et l’homme qui s’efforce de lutter contre la volonté divine ou de provoquer son accomplissement est tout aussi ridicule que le fou qui se buterait à la terre pour l’empêcher de tourner ou pour accélérer son mouvement. Cette inconséquence des fatalistes grecs est loin de leur être particulière ; aucune voix, pas même celle de la superstition et du fanatisme, ne peut étouffer la voix mystérieuse de la conscience, qui nous pousse vers le bien. Le Coran, si plein de sentences fatalistes qui nient la liberté humaine, contient plus encore de précoptes moraux qui supposent l’usage de la même liberté. La philosophie elle-même n’échappe pas à ces contradictions. Socrate, qui identifie la vertu et le savoir, Socrate, partisan avoué du déterminisme, s’oublie à tous moments à donner des conseils qui supposant la liberté et affirme plus d’une fois la liberté elle-même.

Après des variations, faciles à comprendre chez un peuple si raisonneur, les Grecs finirent par aboutir au stoïcisme, forme élevée, forme redoutable, pourrions-nous dire «, mais séduisante en même temps, de la morale philosophique. Le stoïcisme fut la morale de Rome et semblait, bien que d’origine grecque, créé tout exprés pour cette race d’Hommes impassibles, que le patriotisme élève dès l’origine au-dessus de tout sentiment humain. On reproche toutefois au stoïcisme dès tendances outrées et antinaturelles ; la christianisme, qui l’adopta, exagéra ce vice en créant la vertu surnaturelle. La morale du sacrifice, la morale de la virginité, le renoncement mystique à tous les sentiments humains, telle fut à l’origine la morale chrétienne ; et cette morale, qui répondait à une erreur assez générale de l’esprit humain, l’amour de l’étrange, de l’outré, cette morale s’exagéra de plus en plus dans le silence mystique des cloîtres. Longtemps soumise et domptée par la foi, la raison philosophique n’osa lutter ouvertement contre la morale religieuse, et ce respect superstitieux est loin d’être même aujourd’hui complètement éteint. Bien des esprits, définitivement dégagés des liens du dogme, demeurent les esclaves volontaires de la morale chrétienne et ne se permettent d’en parler que pour en faire un éloge irréfléchi. Nous ne reviendrons pas dans cet article sur la question de la morale révélée ; mais les principes que nous exposerons sur la nature et le but de la morale naturelle suffiront, croyons-nous, pour en faire la critique.

— II. Nature, but et origine de la morale. L’amour du bien, nous l’avons déjà dit, existe dans le cœur de tous les hommes ; et cette "proposition, non-seulement n’est pas contestable, mais n’est même pas bien loin d’être une tautologie, car dire que l’homme aime ou désire, c’est dire qu’il est des choses qu’il trouve désirables, c’est-à-dira bonnes, il est plus difficile d’affirmer qu’il est des choses bonnes en soi, indépendamment du désir de l’homme, qu’il existe en un mot un bien absolu. Il est certain, du moins, qu’on remarque, dans l’appréciation du bien, une diversité qui suppose, si le bien absolu existe, de fréquentes erreurs de jugement. La difficulté s’aggrave encore si, distinguant le bien moral du bien en général, nous faisons observer que le bien moral est celui dont’la conscience perçoit la recherche comme obligatoire. Le plaisir, que plusieurs confondent avec le bien, est, sauf des exceptions relativement rares, à peu près le même pour tous ; nous percevons, à peu près de la même façon les jouissances des sens ; mais le bien moral, au moins dans ses détails, est sujet à des variations nombreuses, « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà. » Si donc il existe un critérium du bien moral, il serait essentiel de l’indiquer ; et s’il n’existe pas, sur quoi est basée la morale ? Quelques-uns lui donnent pour fondement l’habitude ; mais comme l’habitude varie, là morale n’a alors plus rien d’absolu ; tous les actes, justifiés ou condamnés par la coutume, peuvent tour à tour devenir bons ou mauvais ; — la vertu, dans ce système, consiste à faire comme tout le monde. Libre aux partisans de ce système de définir ainsi la vertu et la morale ; mais alors il restera au fond de l’âme un sentiment inexpliqué, gentiment qui mesure les actes humains sur un tout autre patron, qui les déclare bons pu mauvais indépendamment de l’opinion des hommes, qui prononce même, en des cas assez nombreux, que pour faire le bien il faut se mettre en contradiction presque avec tout le monde, qui, par exemple, exalte le désintéressement, bien que le désintéressement ne soit guère pratiqué ; on pourrait à cette voix particulière ôter le nom de conscience, et aux actes qu’elle approuve le nom de vertu, et à la pratique de ces actes le nom de morale ; mais comme nous ne voyons aucune utilité à changer les mots, puisqu’on ne peut supprimer les faits, nous demandons la permission de ne rien changer du tout.

Nous avons donc placé dans la conscience le principe de là morale, et c’est là qu’on s’accorde à le placer en effet. Mais ce principe est-il spontané, est-il inné dans la conscience ? Les idéalistes le croient. Non pas qu’ils prétendent que l’idée du bien se trouve dans la conscience avec les développements qu’elle comporte ; non pas que la morale ne soit pas à leurs yeux, comme toutes les facultés intellectuelles et affectives, susceptible d’une véritable éducation ; mais le penchant au bien leur paraît immanent ; c’est pour eux un germe auquel les circonstances extérieures donneront l’accroissement, mais dont l’existence est indissolublement unie & celle de la conscience elle-même. Les idéalistes rencontrent deux classes d’adversaires : les théologiens d’abord, qui prétendent que la connaissance du bien est un fait révélé,

l’amour du bien une passion inspirée, la morale, en un mot, une science surnaturelle ; les sensualistes, qui empruntent aux faits extérieurs la notion et l’amour du bien.

L’idée sensualiste a pris, dans, ces dernières années, après avoir été longtemps, négligée, un développement remarquable. Stuart Mill, le plus illustre représentant de l’école utilitaire, de la morale de l’intérêt, comme on a dit à d’autres époques, fait ouvertement consister, la morale dans la recherche, du plaisir. Hâtons-nous d’ajouter que sa morale, moins grossière que celle de plusieurs sensualistes qui l’ont précédé, admet plusieurs ordres de plaisirs et préconise surtout ceux qui s’éloignent le plus des sensations physiques, pour établir cette échelle des plaisirs, Stuart Mill a recours à un procédé philosophique fort employé, mais fort dangereux : le témoignage humain. Pour lui, les plaisirs supérieurs, sont ceux qui sont plus généralement estimés. Peut-être l’illustre philosophe ne s’aperçoit-il pas suffisamment qu’il y a, dans le cœur de l’homme deux poids et deux mesures, que l’homme apprécie à deux points de vue opposés les actions d’autrui et les siennes propres. Les vertus qu’il apprécie le plus, ce sont celles qui lui sont le plus utiles. Il met au-dessus de toutes les qualités du cœur, le désintéressement… d’autrui. Du reste, ceci touche à une question que Smart Mill ne semble pas avoir abordée de front ; l’utilité, qu’il donne pour fondement à la morale, est double en réalité : utilité personnelle, utilité universelle. Quelle est celle de ces deux formes que le philosophe recommande ? Nous penchons à croire qu’il ne veut parler que de la première et qu’il préconise uniquement l’intérêt personnel ; c’est, en effet, avec la crainte, le mobile le plus efficace, on peut dire le seul efficace, qu’on puisse donner aux actions humaines ; reste à savoir si ce mobile déterminera précisément les actions qu’on appelle morales. Nous savons bien que les partisans de l’intérêt ont eu soin de déclarer qu’ils ne voulaient parler que de l’intérêt « bien entendu » (déjà le mobile, ainsi restreint, perd de son efficacité) ; nous savons encore que Stuart Mill, en élargissant la notion du plaisir, a pu faire entrer, dans la morale toutes les vertus ; mais combien il est difficile, même avec ces détours, de ne pas confondre la morale avec l’égoïsme ! Or l’égoïsme, quelque effort qu’on fasse, est si loin de se confondre avec la morale, que l’opinion publique met toujours dans la vertu une dose de sacrifice et de désintéressement et que l’égoïsme est rangé au nombre des vices les plus haïssables. L’intérêt n’est donc pas un moyen humain d’assurer la pratique de la morale ; nous disons humain, parce que la théologie, en plaçant au delà du monde visible la récompense de la vertu, a pu baser sur l’intérêt éternel la pratiqué des vertus temporelles ; mais on conteste avec raison que cet habile calcul puisse en principe être décoré sérieusement du nom morale ; et en fait, la morale est tellement distincte du calcul chrétien, qu’elle est et a toujours été pratiquée par ceux même qui niaient ou ignoraient le-dogme de la vie éternelle et des récompenses que l’Église y promet à la vertu.

Stuart Mill, après avoir donné le plaisir pour base à la morale, a cru devoir lui chercher une sanction, le remords. L’insuffisance d’une pareille sanction serait facile à démontrer ; mais il faut observer que, pour ceux qui donnent à la morale l’intérêt pour mobile, il est superflu de lui chercher d’autre sanction que l’intérêt lui-même ; si l’on est vertueux pour le plaisir ou l’avantage que l’on trouve à l’être, pas n’est besoin d’y être excité par un autre motif. Ce qui serait plus intéressant, si c’était possible, ce serait d’arriver par l’attrait du plaisir à la notion du devoir et surtout à celle du droit. Dans toute cette grava étude de la morale, les philosophes ont presque toujours abusé d’un droit qu’ils ont, mais qu’ils appliquent souvent fort mal : se faisant de la morale une idée qui leur est propre, ils bâtissent sur elle des systèmes souvent logiques, mais qui côtoient la question au lieu de l’aborder, il ne s’agit pas, en effet, de donner au mot morale un sens arbitraire pour en tirer des conclusions toutes prêtes d’avance ; malgré la liberté reconnue de définir les mots à sa guise, il faut, si l’on ne veut s’égarer hors du sujet, laisser au mot morale le sens que lui donne désormais la conscience humaine ; après cela, on pourra, si l’on veut, la nier, la combattre, la détruire, mais on se gardera d’en dénaturer la notion, sans quoi l’on se trouvera avoir fondé sur rien des thèses inutiles, comme ont fait tous ceux qui ont écarté de leur système les notions du bien en soi et du devoir réciproque, c’est-à-dire du droit et du devoir.

Kant a soigneusement évité cet écueil. Une étude approfondie de l’essence de la morale, telle que le vulgaire la comprend, l’a conduit à formuler le précepte du bien moral : « Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée par ta volonté en une loi universelle. » C’est une reconnaissance formelle du bien en soi, puisque, d’après le précepte de Kant, les actes personnels empruntent leur moralité à ce caractère qu’ils sont propres à servir de maxime au genre humain. Kant, d’accord avec le témoignage de la conscience universelle, n’admet pas que le bien soit bien en deçà des Pyrénées et, mal au delà ; Kant, d’une façon, moins explicite, mais non moins évidente, rejette le principe de l’intérêt personnel, car l’intérêt égoïste est éminemment impropre à être érigé en loi universelle. Mais Kant a senti que son précepte, quelque profond et juste qu’il soit, manquait absolument d’un caractère essentiel à tout précepte, le caractère pratiqué. Si l’homme peut juger ses propres actes, doit ériger par la pensée ses maximes en lois universelles, il est nécessaire qu’il étudie les caractères essentiels à ces lois universelles ; Or, est-il-plus facile de donner des lois à l’univers que de s’en donner à soi-même ? Personne né pourra le croire. Kant ne fait donc que reculer la difficulté et peut-être l’augmenter. Aussi a-t-il complété son premier précepte, par un second, qui définit le caractère propre de la moralité des actes : « Agis de telle sorte que tu traites toujours l’humanité, soit dans ta personne, soit dans la personne d’autrui, comme une fin, et que tu ne t’en serves jamais comme d’un moyen. » Assigner à l’acte humain, comme fin essentielle, le respect de l’humanité, c’est-à-dire, en langage plus vulgaire, se traiter et traiter les autres en hommes, c’est assurément faire un pas important dans la voie de la morale. Nous ne chicanerons pas le chef de l’école criticiste sur la difficulté de définir la dignité humaine, sur la difficulté plus grande peut-être d’en établir le respect obligatoire. Nous accordons bien volontiers que la démonstration des principes est œuvre impossible et contradictoire ; nous reconnaîtrons néanmoins facilement que le précepte de Kant (nous parlons du second) a ce caractère d’évidence qui distingué les premiers principes, et s’il nous reste quelque chose à ajouter au principe de Kant, ce sont plutôt des développements et des explications que de nouveaux aperçus. Kant fonde la morale sur la volonté de l’homme raisonnable et autonome, c’est-à-dire n’acceptant d’autre loi que celle de sa conscience ; c’est l’idée que nous nous faisons aussi de l’homme moral, et nous trouvons, n’en déplaise à quelques grands philosophes dont nous’admirons la science autant que la bonne foi, nous trouvons qu’une pareille conception nous élève bien au-dessus de la morale du plaisir et de l’intérêt, de la morale évangélique notamment, qui se contente de placer hors des sens et du monde périssable l’intérêt et le plaisir.

On a fait grand bruit, dans ces derniers temps, de ce qu’on a appelé la morale indépendante. La morale indépendante avait été fondée par Kant ; Proudhon la lui a empruntée, et les courageux publicistes qui avaient cru pouvoir avec elle faire vivre un journal l’avaient empruntée à Proudhon. Toutefois, cette morale fondée, comme celle de Kant, en dehors de tout dogme, en dehors même de l’idée de Dieu, ne s’écarte qu’en quelques points peu importants de la théorie kantienne. Comme Kant, les proudhoniens basent la morale sur le respect de la dignité humaine ; comme Auguste Comte, dont ils repoussent cependant la parenté et dont ils condamnent nettement l’altruisme (principe de la sympathie), ils écartent de leur discussion et de toute discussion humaine les idées inabordables pour eux comme pour lui, de causé première et de finalité, n’invoquant, pour établir la morale, que la seule expérience. Kant, on le sait, poussé par la nécessité de trouver une sanction, né l’a trouvée qu’en Dieu, dont il a cru devoir postuler l’existence. Malheureusement, l’existence de Dieu ne suffit pas au but qu’il se propose ; il lui faut la permanence de la personnalité humaine, c’est-à-dire l’immortalité de l’âme déguisée sous d’autres termes, selon l’Usage adopté par l’illustre philosophe ; il lui faut les récompenses et les peines de l’autre vie… On va loin dans cette Voie, et nous croyons que cette fois Kant a eu tort contre Proudhon.

Mais alors quelle sanction assignerons-nous’à la morale ? Aucune en vérité. L’idée du bien, pour nous, est, comme dit Proudhon, immanente à la conscience humaine. Faire le bien est une des fonctions de notre nature, connaître le bien est une de nos facultés. Impose-t-on une sanction aux arbres pour qu’ils poussent des feuilles, aux animaux pour qu’ils se reproduisent ? Mais la conscience ne connaît pas toujours le bien, et souvent la volonté ne le fait pas. Sans doute. La conscience peut être aveuglée par les préjugés, la volonté est fréquemment égarée par la passion. Que faire à cela ? Eclairer la conscience par l’instruction, la guérir, la rectifier ; redresser la volonté autant qu’elle peut l’être. Un moyen unique sert puissamment à ce double but : habituer l’homme à consulter sa conscience et à discuter ses actes avec lui-même, car la conscience est a elle-même son propre et son meilleur médecin. On nous dira que la connaissance du bien est difficile. Hélas ! oui ; mais la rectitude de la conscience est heureusement commune et naturelle ; nous analysons, péniblement le bien, mais nous le faisons instinctivement, presque sans le savoir, comme les arbres végètent. L’essentiel est pour nous, non pas de disséquer le bien moral, mais de ne pas offusquer la faculté qui nous le fait voir, de ne pas rendre inerte le sentiment qui nous le fait aimer. La morale, est, en fin de compte, l’accomplissement de la loi de notre nature


et fait partie d’un ensemble de forces qui travaillent à la conservation et au développement de notre espèce ; pour cette besogne, tout se trouve admirablement disposé d’avance ; nos efforts doivent être dirigés, non point vers l’accomplissement de ces fonctions, mais contre les obstacles nombreux qui tendent à les entraver. Ecartons les cailloux du chemin, et le char marchera tout seul. Les coups de fouet des philosophes érigés en cochers n’ont jamais produit de bien grands résultats, et une âme simple et droite en sait plus, en fait de morale pratique, que le plus profond raisonneur.

Législ. Le fondateur de l’Église chrétienne a dit expressément que son royaume n’était point de ce monde ; la plupart des gouvernements ont reconnu de leur côté que le monde surnaturel ne les regardait pas ; mais l’usurpation est naturelle aux puissances par la voie de la conscience, qu’elle avait mission de gouverner, l’Église s’est plus d’une fois immiscée dans l’administration des choses temporelles, et par le canal des lois civiles, qu’ils étaient chargés de faire et d’appliquer, les gouvernements temporels se sont glissés dans le domaine de la conscience. Ces observations ne s’appliquent pas aux gouvernements anciens qui, n’ayant établi aucune distinction entre le spirituel et le temporel, s’attribuèrent au même titre le droit de veiller sur les bonnes mœurs et celui de protéger les intérêts purement civils. Le conflit et les usurpations qui en sont résultés naquirent au temps où l’Église, se trouvant en possession exclusive des affaires spirituelles, s’efforça d’étendre plus loin son pouvoir, et où les princes temporels, qui devaient rester confinés dans les questions de ce bas monde, tentèrent de sortir de ce cercle. C’est pourquoi les lois anciennes déployèrent une grande sèvèrité dans la répression des attentats aux mœurs et des outrages à la morale publique. Sans faire la distinction de l’acte immoral avec le délit, confondant avec les faits de violence et de corruption tous les actes de libertinage, toutes les immoralités, un certain nombre d’actions que la morale réprouve et qui avilissent l’homme, les législateurs enveloppèrent d’abord dans leurs rigoureuses poursuites ceux qui, ouvertement ou en secret, avec ou sans violence, se livraient à leurs passions vicieuses. C’est ainsi qu’ils punirent, en assignant des degrés divers de criminalité, la fornication, le stupre, le rapt de séduction, l’inceste, la sodomie, la bestialité. La fornication simple, ou commerce volontaire avec des femmes majeures de mauvaise vie, était autorisée ; une sorte de nécessité l’avait fait tolérer ; mais elle était rigoureusement punie quand elle prenait le nom de stupre, c’est-à-dire quand elle devenait un commerce avec une femme connue par sa conduite, régulière, et pouvant s’être laissé séduire par l’espérance du mariage. Un principe différent, et plus équitable à nos yeux, a présidé à la rédaction du nouveau code pénal français. L’État, reconnu incompétent sur les questions de morale pure, ne poursuit et ne punit, dans l’immoralité que l’attentat au droit d’autrui. La loi française punit l’attentat à la pudeur, le viol, la corruption, l’adultère, la bigamie, parce que, dans tous ces crimes, une personne au moins, en dehors du coupable, se trouve lésée ; elle punit aussi l’outrage public à la morale, parce que la société elle-même se trouve offensée par un pareil délit ; mais elle tolère toutes les formes du libertinage, même contre nature, lorsqu’elles n’intéressent que la personne qui se livre à ces honteux écarts. « C’est, dit M. Faustin Hélie, à ces actes (ceux que noue ayons énumérés) que l’action de la loi doit se restreindre ; ceux-là seuls portent à autrui un dommage visible ; seuls ils se manifestent aussi avec un fait matériel que la justice peut saisir. Les autres, accomplis dans le secret, couverts la plupart d’un voile épais, ne troublent point ouvertement la société, qui les ignore, et ne portent dommage qu’à leurs auteurs, qu’ils dégradent… La loi a donc procédé avec sagesse en distinguant, parmi les actes immoraux, ceux qui, tout en révélant des habitudes licencieuses, ne produisent pas une offense directe sur autrui, et ceux qui tendent à produire ou qui produisent en effet un préjudice appréciable : les premiers ont dû être laissés à la seule réprobation de la conscience et de l’honnêteté publique, et la loi. n’a sévi que contre les actes que la société avait un véritable intérêt à punir. »

Il serait bien difficile de justifier, au point de vue de ces principes, la loi qui punit « les outrages à la morale publique et religieuse ; » nous la discuterons ailleurs (v. outrage) ; qu’il nous suffise, de dire ici comment elle a pu être introduite dans une législation dont elle contredit tous les principes. C’est que le principe qui exclut de la législation civile les questions de pure conscience, et qui consacre à ce point de vue la séparation de l’ordre spirituel et de l’ordre temporel, c’est que ce principe, disons-nous, admis par les auteurs du code, n’est pas universellement accepté par tous les législateurs ; une Chambre a donc pu se trouver, en 1819, qui a cru pouvoir faire invasion dans le domaine de la morale ; nous dirons combien cet acte fut malheureux, tant à cause du principe qu’il viola, que du terrain sur lequel il s’accomplit. À notre avis, il ne fallait pas ouvrir une nouvelle voie à la politique dans le domaine de


la morale ; les faits que la justice sociale réprime en vertu de son droit étaient suffisamment nombreux sans cette adjonction intempestive ; que l’on en juge par le tableau suivant des outrages aux mœurs commis en France ; nous l’empruntons à M. Tardieu :

1864 ……. …….. ……. 3, 222
1865 ……. …….. ……. 3, 248
1866 ……. …….. ……. 3, 050
1867 ……. …….. ……. 3, 763
1868 ……. …….. ……. 3, 034
1869 ……. …….. ……. 3, 019

On voit que chaque année présente à peu près le même contingent de délits de cette catégorie, et un autre rapprochement qu’on a fait a permis de constater que, dans la plupart des pays, les outrages à la morale se produisent dans une proportion à peu près identique ; Autres temps, autres pays, mêmes, mœurs.

— Politiq. Y a-t-il une morale politique ? Oui et non, selon le sens de la question. Veut-on demander s’il existe entre l’État et les particuliers et les États entre eux des devoirs et deS droits spéciaux, réglés par les principes généraux de la morale ? Oui. Entend-on que les-devoirs et les droits réciproques Soient soumis à des principes particuliers, vrais pour ce genre de relations, faux pour les rapports entre particuliers ? Non. L’antiquité, plus sévère que nous à cet égard, n’avait pas même soupçonné que la politique put permettre ce que défend la morale vulgaire. Ce n’est pas Platon, en tout cas, qui eût pu imaginer pour l’État le Scandaleux privilège démettre la morale en oubli, lui qui ne voyait dans les pouvoirs publics que les défenseurs-nés de la raison, et qui avait tracé le plan d’une république de philosophes.

Cette austère conception du gouvernement fut conservée à peu près intacte chez les Romains, aux beaux temps de la république, mais s’obscurcit sensiblement sous la tyrannie des césars. La tyrannie est une première injustice, qui en appelle à sa suite une multitude d’autres. Quand un jurisconsulte, Ulpien, eut osé dire que la volonté du prince a force de loi ; quand le caprice d’un despote eut été substitué aux régies sacrées de la morale publique ; quand la liberté humaine, quand le grand principe de l’autonomie, base éternelle de la morale, eut été mis en oubli et eut fait place à l’autocratie, il n’y eut plus guère de justice politique à espérer. La morale publique fut perdue. Le christianisme lui-même contribua puissamment à cette ruine, en substituant l’esprit de sacrifice, d’abnégation, d’humilité au sentiment antique de la dignité humaine, en proclamant vaines et de nul prix l’indépendance, la liberté, tous les biens dont la morale des nations est appelée à assurer là possession. À la morale naturelle, à la morale virile, à la morale vraie se substitua une religiosité qui détourna systématiquement les yeux de la terre pour les attacher au ciel ; les princes ne se crurent plus tenus par aucune règle et furent aidés dans leurs empiétements sur la souveraineté du peuple par les prédications évangéliques qui préconisaient l’obéissance aveugle. Au lieu du bonheur que les peuples étaient en droit de demander à leurs gouvernements, ils se bornèrent à solliciter d’eux un peu de modération dans leurs exactions et leur tyrannie.

Personne ne croit plus aujourd’hui que tout soit permis aux princes souverains ; il est admis par les croyants que les rois doivent des comptes à Dieu, et les incrédules vont jusqu’à leur demander eux-mêmes des comptes, peu confiants dans la justice divine. Mais il reste une question plus difficile et infiniment plus délicate : si les gouvernements doivent avoir pour but unique le bonheur des gouvernés, comme cela est universellement admis, tous les moyens leur sont-ils permis pour atteindre ce but ? Ce principe que la fin justifie les moyens, reconnu faux dans la morale privée ; l’est-il également dans la morale politique ? On a accusé Machiavel d’avoir enseigné ce principe ; c’est une accusation injuste : Machiavel, voulant donner des règles de gouvernement, a exposé celles qui, à son avis, étaient les plus propres à produire les résultats qu’on se propose d’atteindre, mais ne s’est nullement préoccupé de la moralité des moyens qu’il exposait sans les conseiller ou les justifier. Mais si Machiavel n’a pas créé une morale politique, il n’est que trop certain que la grande majorité des gouvernements s’en sont fuit une à leur usage. Une maxime romaine proclamait déjà que « le salut du peuple est la loi suprême ; » une multitude de tyrans ont invoqué, depuis, la raison d’État en faveur de leur tyrannie et de leurs injustices. La raison d’Etat doit être absolument proscrite du code de la morale. Il n’y a pas, il ne peut y avoir de droit contre le droit ; il n’y a pas, il ne peut y avoir de droit opposé au droit. Très souvent, pour notre malheur, ou voit des intérêts opposés au droit, mais nul intérêt, pas même l’intérêt public, ne peut prévaloir contra le droit ; soutenir le contraire, c’est nier le droit, qui est inviolable on n ! est rien. C’est le principe qui préside, au moins en théorie, à toutes les lois modernes. Peut-être pourrait-on nous opposer la loi d’expropriation pour cause d’utilité publique, qui supprime le droit de quelques-uns sans l’intérêt de tous ; maison ne saurait élucider une pareille question que par l’étude de l’essence de la propriété. En tout cas, ceux qui voient dans la propriété un droit absolu sont nécessairement conduits à condamner l’expropriation comme un abus de pouvoir.

— Bibliogr. Outre les ouvrages de morale qui seront étudiés ci-après, il en existe une multitude d’autres ; nous devons nous borner à en citer un petit nombre : Œuvres, morales de Plutarque ; Œuvres morales d’Epictète ; Réflexions morales de Marc-Antoine ; De la consolation de la philosophie ; par Boëce ; Traité de la félicité humaine, par Caraccioli ; Philosophie, universelle des mœurs, par Piccolomini (Venise, 1583, in-fol.) ; De la sagesse des anciens par Bauon (Leyde, 1633, in-12) ; De la sagesse, par Charron (Leyde, 1646, in-12) ; Réflexions ou Sentences et, maximes morales, par La Rochefoucauld (Paris, 1737, in-12) ; Abrégé de philosophie morale : par F. Hutcheson (Rotterdam, 1745, in-8o) ; le Spectateur ou le Socrate moderne, par Addison (Paris, 1745, 3 vol. in-4o) ; la Philosophie morale suivant l’opinion des péripatéticiens, par Zanotti (Parme, 1766, in-8o) ; De l’homme, de ses facultés intellectuelles et de son éducation, par Helvétius (Londres, 1775, 2 vol, in-8o) ; Entretiens, de Pkocion sur le rapport de la politique avec la morale, par Mably (Paris, 1804,. 3 vol, in-8o) ; Essai sur l’art d’être heureux, par. J. Droz (Paris, 1815, in-8o) ; De l’état social de l’homme, par Fabre d’Olivet, (Paris, 1852, 2 yol, in 8o) ; Des compensations dans les destinées humaines, par Azaïs.(Paris, 1846, in-12) ; Conseils de morale, par Mme Guizot (Paris, 1828, 2 vol. in-8o) ; Essais de littérature et de morale, par la même (Paris, 1802, in-8o) ; Pensées, essais et maximes, par J. Joubert (Paris, 1842, 2 vol. in-8o) ; Morale sociale, par Ad. Garnier (Paris, 1850, in-8o) ; De la morale avant les philosophes, par ; L. Ménard (Paris, 1860) ; Du principe de la morale envisagée comme science, par E. Wiart (Paris, 1862, in-8o) ; Manuel de morale et d’économie populaire, par L, Goudounèche (Paris, 1866, in-12) ; Principes de la morale, leur caractère rationnel et universel, leur application, par J. Tissot (Paris, 1866, in-8o).

Allus. littér. Morale nue, Allusion à un vers d’une fable de La Fontaine : le Pâtre et le Lion. Voici le passage dans lequel se trouvent ces mots :

Les fables no sont pas ce qu’elles semblent être ;
Le plus simple animal nous y tient lieu de maître.
Une morale nue apporte de l’ennui :
Le conte fait passer le précepte avec lui.

« Une mère, qui avait reçu des reproches sur la conduite de son fils, lui écrivait :

« Prépare-toi, mon cher enfant, à lire un long sermon que tu mérites bien d’entendre, et dont je souhaite ardemment que tu fasses ton profit. Toutefois, pour que tu le lises avec plus de fruit et de patience, j’y joins un mandat de 200 francs sur la poste :

 « Une morale nue apporte de l’ennui ;
« Le mandat fait passer le précepte avec lui. »

J.-A. Abrant.

« Il n’est pas exact de dire que toute erreur soit funeste. Telles sont les fables qui s’attachent aux religions. En parlant de Dieu, elles en entretiennent la croyance et en inculquent les lois :

Le conte fait passer la morale avec lui. »

Joubert

Morales (œuvres), par Plutarque. V. Plutarque.

Morale (Essais de), par Nicole (Paris, 1671 et ann. suiv., 25 vol. in-12). Si l’on détâche de l’ouvrage un bon nombre de traités spéciaux, il se réduit à 13 volumes. Le premier volume excita tout d’abord un intérêt général, qui nous paraîtrait aujourd’hui exagéré. Plusieurs des volumes suivants furent publiés sous le nom du sieur de Chanteresne, dont Nicole s’était aussi servi lors de la publication de son Traité de l’éducation d’un prince ; puis le bruit qui s’était fait autour de son livre engagea l’auteur à ne plus cacher son véritable nom. Il a une façon assez originale d’expliquer l’origine de ses Essais de morale. « Il y a plus de dix ans, dit-il, que je n’ai d’autre dessein en écrivant que de m’occuper et d’appliquer mon esprit à certains sujets qui me paraissent utiles pour moi-même. Ainsi, je suis payé de mon travail par mon travail même, et quand je serais tout seul au monde, je ne ferais pas autre chose que ce que je fais. Si je pouvais lire autant que je le voudrais ou que j’eusse une autre occupation, on ne verrait guère d’ouvrages de ma façon ; car je ne travaille guère que quand je n’ai pas autre chose à faire. J’aime néanmoins mieux m’occuper de cette manière que d’écrire des pensées vagues et sans ordre, parce que cela tient plus l’esprit en haleine. » De sorte qu’il a écrit ses Essais de morale pour se désennuyer. M. Humon, le directeur de Port-Royal, ne fut pas étranger à la composition des Essais. « Ils convenaient des principes sur cette matière, dit l’abbé Gouget dans la Vie de Nicole, et M. Nicole trouvait qu’il composait plus facilement sur ce sujet lorsqu’il avait conversé quelque temps avec lui. »

On ne lit plus les Essais de morale, mais on les a beaucoup lus et ils ont tenu dans la littérature française une place que les livres


de pure morale ne tiennent pas maintenant. Mme de Sévigné en raffolait ; Voltaire en à fait le plus grand éloge ; Sainte-Beuve, un des derniers qui les aient lus, les compare à du pain rassis. » Quant à M. Vetillot, qui hait les hérétiques au moins autant que les libéraux, il appelle Nicole « ce moraliste de Port-Royal, le plus froid, le plus gris, le plus plomb, le plus insupportable des ennuyeux de cette grande maison ennuyée. » Tel n’était point l’avis de Mme de Sévigné ; dès le premier volume, elle s’écriait : « Ne vous avais-je pas dit que c’était de la même étoffe que Pascal ? Mais cette étoffe est si belle qu’elle me plaît toujours ; jamais le cœur humain, n’a été mieux anatomisé que par ces messieurs-là. » Et il ne faut pas croire qu’elle parlait du livre sans le connaître : « Je poursuis, dit-elle, cette morale de Nicole que je trouve délicieuse… Je lis M. Nicole avec un plaisir qui m’enlève ; surtout je suis charmée du troisième traité, Des moyens de conserver la paix avec les hommes. Lisez-le, je vous prie, avec attention, et voyez comme il fait voir nettement « le cœur humain et comme chacun s’y trouve, et philosophes, et jansénistes, et molinistes, et tout le monde enfin. Ce qui s’appelle chercher dans le fond du cœur avec une lanterné, ; c’est ce qu’il fait. » Elle admire même le style : « Quel langage ! quelle forcé dans l’arrangement des mots ! On croit n’avoir lu de français qu’en ce livre. » On ne peut s’empêcher de voir dans un pareil jugement un peu de l’enthousiasme aveuglé des sectaires ; en réalité, le style de Nicole est lourd, pâteux et monotone ; il se reconnaissait lui-même ce dernier défaut et il l’avouait avec bonhomie : « Comme il y a des peintres qui, ayant peu d’imagination, donnent à tous leurs personnages le même visage, il y a aussi des gens qui écrivent toujours du même air et dont l’allure est toujours reconnaissable ; personne n’eut jamais plus ce défaut que moi. » Mais si Nicole a un esprit sec et froid, il rachète en partie ces défauts par une exactitude d’aperçus et une abondance dont il est juste de lui tenir compte. Quant à sa morale, elle est souvent des plus sombres et touche plus d’une fois à la misanthropie. « Le monde entier, dit-il, n’est un lieu de supplices, où l’on ne découvre par les yeux de la foi que les effets effrayants de la justice de Dieu, et si nous voulons le représenter par quelque image qui en approche, figurons-nous un lieu vaste plein de tous les instruments de la cruauté des hommes et rempli, d’une part de bourreaux, et de l’autre d’un nombre infini de criminels abandonnés à leur ragé. Représentons-nous que ces bourreaux se jettent sur ces misérables, qu’ils les tourmentent tous et qu’ils en font tous les jours périr un grand nombre par les plus cruels supplices ; qu’il y en a seulement quelques-uns dont ils ont ordre d’épargner la vie ; mais que ceux—ci même, n’en étant pas assurés, ont sujet de craindre… Quelle serait la frayeur de ces misérables qui seraient continuellement témoins des tourments les uns des autres !… Nous passons nos jours au milieu de ce carnage spirituel, et nous pouvons dire que nous jugeons dans le sang des pécheurs, que nous en sommes tout couverts et que ce monde qui nous porte est un fleuve de sang. » Nous pensons que la foi qui voit de pareils tableaux conduit plutôt au désespoir qu’à la saine morale ; nous aimons à donner à la vertu des traits plus doux et plus humains. Mais l’auteur insiste : « Qu’on s’imagine, dit-il ailleurs, une chambre vaste, mais obscure, et qu’un homme travaille toute sa vie à la remplir de vipères et de serpents ; qu’il y en apporte tous les jours grande quantité et qu’il emploie même diverses personnes pour l’aider à en faire amas ; mais que, sitôt que ces serpents sont dans cette chambre, ils s’y assoupissent en s’entassant les uns sur les autres, en sorte qu’ils permettent même à cet-homme de se coucher sur eux, sans le piquer et sans lui faire aucun mal ; que cet état durant assez longtemps, cet homme s’y accoutume et n’appréhende rien de cet amas de serpents ; mais que, lorsqu’il y pense le moins, les fenêtres de cette chambre venant à s’ouvrir tout à coup et à laisser entrer un grand jour, tous ces serpents se réveillent tout d’un coup et se jettent tous sur ce misérable, qu’ils le déchirent par leurs morsures et qu’il n’y en ait aucun qui ne lui fasse sentir son venin. Quelque terrible que soit cette image, ce n’est qu’un faible crayon de ce que font ordinairement les hommes et de ce qui leur arrive au jour de leur mort. » De pareils tableaux nous font sourire, nous hommes de peu de foi ; mais les contemporains de Nicole les prenaient tout à fait un sérieux : « Je suis, écrivait M. de Pontchartrain, tout pénétré du livre nouveau des Quatre fins de l’homme, qui est le quatrième volume des Essais de morale, et pourtant je n’aï pas encore lu le plus terrible, qui est l’enfer, à ce qu’on m’a dit ; je n’en suis qu’à la mort, mais ce que j’en ai vu est si vif qu’il n’y a pas moyen d’y durer. » À tout prendre, néanmoins, le côté triste du caractère de Nicole ne se montre pas toujours. Il est même parfois assez doux et accommodant. Il connaît les tempéraments qu’il est nécessaire d’apporter à l’ardeur des convictions, et conseille dans certains passages une modération, un esprit d’accommodement qui frisent la connivence et la lâcheté. On dirait des conseils destinés à ceux qui veulent parvenir en ménageant la bêtise humaine.


En résumé, les Essais de morale, trop exaltés autrefois, sont peut-être trop oubliés aujourd’hui ; Nicole vise toujours à la pratique, et ses conseils, ordinairement modérés, sont quelquefois excellents.

Morale (traité de par Malebranche (Cologne, 1684, in-12). L’auteur dit modestement de cet ouvrage : « J’ai tâché, de démontrer par ordre les fondements de la morale dans un traité particulier, mais je souhaite, pour moi et pour les autres, qu’on donne un ouvrage et plus exact et plus achevé. » Malebranche part de ce point de vue, que la raison résume toutes les facultés. La raison est, sous sa plume, le yerbe même de Dieu et le fondement de la morale. Mais la raison de Malebrançhe n’est point individuelle : « Si mon propre esprit était ma raison, dit-il, ou la lumière, mon esprit serait la raison de toutes les intelligences, car je suis sûr que ma raison ou ma lumière éclaire toutes les intelligences ; personne ne peut sentir ma propre douleur ; tout homme peut voir la vérité que je contemple ; c’est donc que ma douleur est une modification de ma propre substance et que la vérité est un bien commun à tous les esprits. » C’est par la raison que nous communiquons.avec Dieu et avec toute, autre intelligence ; cette union spirituelle, est », une participation de la même substance intelligible du verbe, de laquelle tous les esprits peuvent se.nourrir. ». Par, la, contemplation rationnelle, on peut voir une partie de ce que Dieu, pense, découvrir une partie de ce qu’il veut, car il veut ; l’ordre, et c’est par l’amour de l’ordre que l’homme s’unit à la volonté de Dieu, et la vue de l’ordre est accessible aux yeux de l’esprit. L’a morale consisté dans la vue. et la pratique de ce que Dieu veut ; or, la raison, étant une chose-commune à tous les hommes ; tous peuvent.distinguer le.vrai du faux, le juste de l’injuste, l’ordre du désordre. Dieu est juste, il aime.ses créatures à proportion qu’elles sont aimables ou qu’elles lui ressemblent ; pour être heureux, il faudrait être parfait. L’homme ne l’est point ; mais il peut avancer dans la voie de la perfection ; cette voie.est, la vertu et la vertu se confond avec la perfection. Il doit, pour l’acquérir, sa soumettre à l’ordre immuable et non à l’ordre de la nature qui, de son essence, est changeant et peu sûr. Malebranche parle un peu à l’aventuré du monde politique et de la civilisation, qu’il ne connaissait guère, n’en ayant pas fait l’objet do ses études : on sait qu’il préférait l’anatomie d’un insecte à la connaissance de l’histoire grecque et romaine. Sa morale, ingénieuse et purement théorique, n’a donc aucune valeur pratique. Il n’en essaye pas moins de rendre compte des phénomènes sociaux et en particulier de la diversité des conditions. Pour lui, la diversité.des conditions est une suite du péché originel ; Les hommes ne diffèrent entre eux que par le culte dés sens ; chacun cultive ses cinq sens comme il peut. Or, avant le péché originel, les sens n’existaient point ; c’est la chute de l’homme qui nous a livrés au culte des sens. «’Souvent la qualité, les richesses, l’élévation tirent leur origine de l’injustice et do l’ambition de nos aïeux. Comme l’injustice de nos ancêtres est ensevelie dans l’oubli et que le lustre que leurs richesses et leurs dignités ont laissé dans leur famille subsiste encore, l’éclat de la qualité qui brillé aux sens et frappe l’imagination nous éblouit, et, l’injustice qui en.est peut-être le principe ne se faisant plus sentir, nous n’y pensons point. »

Dès l’apparition du traité du Malebranche, Bayle écrivait : « La Morale du P. Malebranche est achevée d’imprimer. Je l’ai lue avec beaucoup de plaisir. Elle n’est point diffuse, et dit des choses bien singulières et d’autres qui sont communes, mais tournées d’un air original. « Quelque temps après, Bayle motivait ainsi son jugement : « On n’a jamais vu aucun livre de philosophie qui montre si fortement l’union de tous les esprits avec la divinité. On y voit le premier philosophe de ce siècle raisonner sur des principes qui supposent, de toute.nécessité, un Dieu tout sage, tout-puissant, la source unique de tout bien : la cause immédiate de tous nos plaisirs et de toutes nos idées. C’est un plaidoyer plus puissant en faveur de la bonne cause que cent mille volumes de dévotion, par des auteurs de petit esprit. » On sait que Malebranche est un écrivain à l’imagination vive, au style fleuri et harmonieux. « Plût à Dieu, dit Voltaire, qu’il eût établi des vérités aussi solidement qu’il a exposé ses opinions avec éloquence ! »

Les deux principes fondamentaux du traité de Malebranche sont : 1o que les actes produisent des habitudes et les habitudes des actes ; 2o que l’âme ne produit pas toujours les actes de son habitude dominante. Pour produire des actes, il faut qu’il y ait dans notre esprit une force inhérente et libre. Il y u des moyens d’acquérir la disposition stable et dominante d’obéir à l’ordre ; mais la grâce est nécessaire, quoique le bon usage de la liberté dispose à recevoir ce don inconnu, à cause de la lumière qu’il fait naître en nous et du mépris qu’il nous inspire pour nos passions et les fantaisies de notre imagination.

Dans la première partie de l’ouvrage, l’auteur développe ses théories ; dans la seconde, il essaye de les appliquer.

Morale (écrits sur la), par Saint-Evremont (Paris, 1705, in-12). Saint-Evremont n’a pas composé de traité de morale ; mais


tout ce qu’il a écrit peut être considéré comme la conversation d’un moraliste élégant et superficiel, d’un observateur plein de finesse, d’un sage mondain, bel esprit et spirituel causeur. Sa morale est celle d’un épicurien de bonne race : elle prêche la joyeuse humeur, la nonchalance voluptueuse, le libertinage élégant, une sensualité discrète soumise aux lois de l’hygiène. Il n’est fâcheux que le rôle d’épicurien délicat exige de bonnes rentes, des avantages extérieurs et une santé robuste. Il lui faut la paix à tout prix, une agréable position dans le monde, d’heureux loisirs, un excellent cuisinier. L’épicurien doit être un parfait égoïste. Rien ne trouble la paix de la vie et le travail de la digestion comme les sentiments altruistes. Il est fâcheux que Saint-Evremont n’ait pas trouvé ce mot expressif : Il nous enseignera, en revanche, comment il faut s’y prendre pour agréer et plaire aux femmes. « Le premier mérite auprès des dames, c’est d’aimer ; le second est d’entrer dans la confidence de leurs inclinations ; le troisième de faire valoir ingénieusement tout ce qu’elles ont d’aimable. Si rien ne nous mène au secret du cœur, il faut gagner au moins leur esprit par des louanges ; car, au défaut des amants à qui tout cède, celui-là plaît le mieux qui leur donne le moyen de se plaire davantage… Dans leur conversation, songez bien à ne les tenir jamais indifférentes ; leur âme est ennemie de cette langueur ; ou faites-vous aimer, ou flattez-les sur ce qu’elles aiment, ou faites-leur trouver en elles de quoi s’aimer mieux ; car, enfin, il leur faut de l’amour, de quelque nature qu’il puisse être ; leur cœur n’est jamais vide de cette] passion. »

On voit que Saint-Evremont à un sentiment très-vif des exigences de la vie, un fonds solide de sens pratique, un optimisme intelligent, une sérénité bienveillante, Notons bien qu’il n’est pas épicurien de propos délibéré, comme ces matérialistes qui montrent de gros poings à la philosophie idéaliste, il hait la contrainte, et la gêne ; la constance et la vertu lui font peur ; il ne ressent pas de remords, et il ne demande pas d’absolution. Nature indulgente et, sage, il veut glisser à côté des embarras de la vie ; il ne désire pas les traverser. Une de ses maximes favorites est que « nous avons plus à jouir du monde qu’à le connaître ; » une autre, que « la sagesse nous a été donnée principalement pour ménager nos plaisirs. » Il rejette tout excès. La grande vertu, pour lui, c’est le régime qui permet de prolonger les plaisirs. En amitié, il ira jusqu’au dévouement… exclusivement ; en religion, il sera moqueur, mais pas grossièrement incrédule : « Le plus dévot, selon lui, ne peut venir à bout de croire toujours, ni le plus impie de ne croire jamais. »

Esprit superficiel, mais observateur, Saint-Evremont trouve des rapprochements ingénieux d’une vérité relative. Il a une maniera d’écrire aisée et spirituelle, mélange de recherche et de naturel, de fausses et de vraies grâces. Il a un air de mystère. Bayle l’appelle un auteur incomparable. Un de ses derniers admirateurs, M. Giraud, de l’Institut, a publié un choix de ses œuvres en 1866. Pour nous, Saint-Evremont est le type accompli du sage de la décadence.

Morale (Principes métaphysiques de la), par Kant (Riga, 1785, in-8oJ. D’âpres Kant, la philosophie grecque a été bien divisée en physique, éthique et logique. La physique et l’éthique appliquent les formes de la pensée, la première aux lois de la nature et la seconde à celles de la liberté. Les Grecs n’eurent point de métaphysique ou de raison pure ; la métaphysique existe pourtant en morale. La métaphysique des mœurs a pour objet les principes de la volonté pure. Les actes et les conditions de la volonté considérée en général ne regardent point la morale et dépendent de la psychologie. Kant définit la morale la bonne volonté de chacun. « L’intelligence, dit-il, l’esprit, le talent, le génie, le courage, la persévérance, toutes qualités de la nature ou du tempérament, sont, sans doute, à beaucoup d’égards, précieuses et désirables ; mais elles peuvent devenir nuisibles et facilement tourner au préjudice de tous, si la volonté qui les dirige n’est pas bonne. Il en est de même de la puissance et de la richesse et de toutes les facultés humaines.

L’auteur divise son traité en deux livrés : le premier a pour titre : Des devoirs envers soi-même, le second : Des devoirs envers autrui. Kant y passe successivement en revue lé bonheur, la perfection, le sens moral, la conscience, l’amour du prochain, le respect de soi-même, envisagés au point de vue de la morale. À propos de la vertu, il distingue entre la morale et le droit : le droit ne concerne que la liberté extérieure, tandis que la morale a pour objet de régler la liberté intérieure. « Pour être vertueux, dit Kant, il faut d’abord savoir se commander. L’apathie, considérée comme force, est un des principaux, éléments de la venu. » Après avoir établi que l’homme à des devoirs envers lui-même, il examine les divers modes qu’il a de s’y dérober. Le premier est le suicide : il n’a pas le droit de se tuer. « Y a-t-il suicide, demande-t-il, à se dévouer comme Curtius k une mort certaine, pour sauver la patrie ? Le martyre prémédité qu’inspire le dévouement pour le salut du genre humain en général doit-il aussi être pris pour une action héroïque ? Est-il permis de prévenir par le suicide une injuste condamnation à mort, quand même le souverain qui condamne permettrait de le faire, comme Néron fit pour Sénèque ? Peut-on faire un crime à un puissant monarque de ce qu’il portait sur lui un poison violent pour que, s’il venait à être pris dans |a guerre qu’il faisait personnellement, il ne fut pas forcé peut-être d’accepter sa rançon à des conditions trop onéreuses à son pays ? » Où sont des questions que l’illustre philosopha laisse indécises.

Un manque de respect aux devoirs qu’on a envers soi-même résulta de la souillure que l’on contracte par la volupté. « Il est question de savoir, dit liant, si l’usage de la faculté de conserver son espèce est soumis, quant à la personne même qui l’exerce, à une loi restrictive, ou si cette personne, suris égard à la fin que se propose la nature, peut foire servir ses organes sexuels nu seul plaisir animal, sans agir par là contre le devoir envers soi-même. On prouve, en droit, que l’homme ne peut se servir de la personne d’autrui pour se procurer cette jouissance, sans une restriction particulière contractuelle, par laquelle deux personnes s’obligent mutuellement. Mais ici lu question est de savoir si, par rapport à cette jouissance, il existe un devoir de l’homme envers lui-même dont la transgression soit une violation de l’humanité dans sa propre personne. L’appétit de ce plaisir engendre un vice, qui est l’impureté, et la vertu opposée à ces appétits animaux se nomme chasteté. La chasteté doit donc se présenter ici comme faisant partie des devoirs de l’homme envers lui-même. » Kant regarde la violation de la chasteté comme un crime plus grave que le suicide : ce dernier appauvrit, l’espèce, l’autre « la déshonore. Il y a un chapitre intitulé : De l’abrutissement causé par l’usage immodéré des aliments ; il a en vue l’ivresse et la gourmandise. « Le premier de ces deux états d’abjection, dit-il, qui met l’homme nu-dessous de l’a brute même, est l’effet ordinaire des boissons fermentées ou d’autres drogues qui ont la propriété d’engourdir l’homme, comme l’opium et d’autres principes végétaux. On en lait usage d’autant plus volontiers qu’on leur attribue la prétendue propriété de nous rendre un instant heureux en nous délivrant de nos peines, et qu’on croit même acquérir plus de force par ce moyen, tandis qu’il ne fait qu’attrister et affaiblir ; d’où vient, ce qui pis est, la nécessité de recourir encore à ce remède engourdissant et d’en augmenter la dose, La gourmandise doit d’autant plus être mise au rang des jouissances purement animales qu’elle est exclusivement bornée aux sens et n’excite pas le moins du monde l’imagination, faculté, cependant susceptible encore d’un jeu actif de représentation dans la jouissance animale précédente, l’amour. » On voit que Kant est, en réalité, un ascète rigide, et cependant d’une espèce particulière ; Il ne prêche pas la mortification des sens pour elle-même ; il propose de les négliger, afin de donner tous ses soins au développement de l’entendement et des pratiques qui concourent à ce développement.

La pratique de la vertu, o’ost-à-dire l’ascétique morale, adopte la devise des stoïciens : Accoutume-toi aux incommodités et ne sois pas esclave de tes commodités, sustine et abstine ; c’est une espèce de diététique par laquelle on se conserve moralement sain. Mais la santé n’est qu’un bien-être négatif, elle ne peut être sentie elle-même ; il faut qu’il y ait encore quelque chose qui donne, la jouissance de, la vie et qui soit cependant moral. Telle est, dans l’idée d’Épicure, la satisfaction constante de l’homme vertueux.

Kant, craint qu’on ne confonde son stoïcisme purement intellectuel avec l’ascétisme monacal, sur lequel il s’explique d’une façon assez nette : « L’ascétique des monastères, qui, inspirée, dit-il, par une crainte superstitieuse, n’a d’autre objet que de se supplicier soi-même et de se torturer le corps, na rien de commun avec la vertu ; elle n’est qu’une expiation fanatique par des peines qu’on s’inflige soi-même pour effacer des fautes dont on devrait seulement se repentir moralement, ce qui, dans mie peine volontairement choisie et, exécutée sur soi-même, est une contradiction. (car la peine doit toujours être infligée par un autre) ; et loin de produire l’esprit de contentement qui doit accompagner la vertu, elle ne peut avoir lieu que par une haine secrète pour le précepte de la vertu. C’est pour cette raison que la gymnastique morale ne consiste que dans la victoire mesurée qu’on remporte sur ses appétits naturels, pour pouvoir se maîtriser dans les circonstances périlleuses à la moralité ; exercice qui rend ferme, courageux et content de la conscience où l’on est d’avoir recouvré sa liberté. »

Ce livré est un des plus intéressants qu’on ait de Kant et il offre sur la plupart des ouvrages du célèbre philosophe un avantage précieux : il est intelligible pour tout le monde. Tissot a donné une traduction de cet ouvrage important (Paris, 1637).

Morale et de politique (essais de), par Matthieu Louis Molé (Paris, 1806, in-8o). La morale es la politique sont liées entre elles par des nœuds trop étroits, plus faciles à apercevoir d’une manière générale qu’à définir avec précision. Toute la partie politique


de ce traité est composée des conséquences déduites des principes et des faits établis dans la partie morale ; on ne saurait imaginer une marche plus philosophique. L’auteur paraît avoir emprunté une des idées fondamentales, ou plutôt la dernière conséquence de sa théorie, à M. de Bonald : c’est le système de la monarchie, considérée comme le seul gouvernement naturel. Le chapitre Sur Pascal est un des plus beaux et des mieux écrits : « Quand on lit ses Pensées pour la première fois, dit l’auteur, elles dégoûtent pendant, longtemps de toute autre lecture ; la plupart des livres de morale paraissent un commentaire de celui-là. La force d’esprit s’y montre à un tel point, que personne ne peut le comprendre sans en ressentir un peu d’orgueil ; mais beaucoup ont dit "Je comprendre, qui ne se doutent pas de ce qu’il renferme. Il ne faut pas s’en étonner : l’homme est une créature si noble, qu’il ne peut demeurer insensible à la grandeur ; lors même qu’il ne peut la connaître, il tombe encore sous son influence. Chose singulière, les sots ne manquent pas de sentir de quelle hauteur on leur parle. La mesure que Pascal donne de ses facultés fait présumer qu’il aurait détruit la foi en prouvant tout ; il semble que Dieu l’ait envoyé sur la terre pour montrer la pensée de l’homme dans toute sa gloire, et pour que l’homme se glorifiât éternellement dans sa pensée… L’exagération, qui d’ordinaire vient de faiblesse, naît chez lui de son extraordinaire force : il faiblit sous sa pensée ; ses yeux voient de si près la vérité, qu’il s’éblouit, et voilà qu’on retrouve l’homme… Il y a un très-grand goût qui tient à de grandes idées et qui les exprime ; c’est-à-dire qu’il y a des pensées qui sortent de l’âme avec tant de force, qu’elles entraînent avec elles les seuls mots pour les rendre. »

Les autres morceaux remarquables par le style sont le fragment sur les mœurs et la gouvernement des Romains, le tableau des mœurs anglaises et du gouvernement de la Grande-Bretagne, tout le chapitre intitulé Du bon et du beau. Mais de nombreux défauts naissent de l’exagération même des qualités ; l’impulsion de cet esprit réfléchi et tendu l’entraîne quelquefois au delà des bornes de la vérité ; il arrive que sa vigueur nerveuse dégénère en roideur ; que son ton élevé ressemble trop à l’accent de la suffisance dogmatique ; que son expression précise devient incomplète, et par là même ténébreuse ; que sa pensée, laborieusement approfondie, offre plus de contrainte et d’effort que de rectitude et de véritable force. Mais, sans insister davantage, nous pensons que nos lecteurs trouveront la plus sévère critique de ce livre dans le soin que nous avons pris de n’en louer que le style ; le style est tout à fait secondaire pour un livre qui aborde de pareilles matières.

Morale catholique (de la), par Alexandre Manzoni (1823). Cet opuscule est la réfutation des attaques dirigées contre le catholicisme par M. Sismonde de Sismondi dans le chapitre cxxvii de l’Histoire des républiques d’Italie. Nous mentionnons ce livre beaucoup moins à cause de son mérite intrinsèque, qui se résume dans la clarté, la pureté et l’harmonie du style, qu’à cause de l’influence qu’il a eue sur les événements politiques. Le livre de Manzoni, inspiré par une religiosité étroite, contribua à soulever et à diriger le mouvement libéral de 1847 dans le sens favorable à la papauté. Ce fut une erreur déplorable, erreur partagée par nombre d’esprits sérieux. Le livre de Manzoni a été comme la préface du Primato de Gioberti.

Morale (philosophie de la), par Rosmini (Milan, 1835). Rosmini essaye de concilier Locke et Kant. D’un côté, il pense que la réalité positive est dans la nature ; de l’autre, il admet un principe rationnel et positif. Il veut réfuter le scepticisme ; il divinise dans ce but l’idée première : il prétend que tous les actes qui relèvent de l’idée sont infaillibles. Mais, en triomphant du scepticisme, il se met dans l’impossibilité d’expliquer l’erreur. Ne pouvant ni l’expliquer ni la nier, il imagine deux intelligences : l’une infaillible, l’autre faillible ; l’une impersonnelle, l’autre personnelle. Par ce dédoublement de la raison, il crée une nouvelle théorie de la morale et une nouvelle philosophie de la politique. Le bien n’est que le vrai. Comment connaît-on le vrai ? L’intelligence impersonnelle, dit l’auteur, proclame la loi morale dans l’acte de la perception ; l’intelligence volontaire, ou raison libre et réfléchie, selon qu’elle obéit ou non à 1 intelligence impersonnelle, détermine notre moralité. Tout homme se trouvant éclairé par l’idée première ne peut se dérober à la perception du vrai. Une puissance impersonnelle, irrésistible, lui révèle la valeur des choses et le bien qu’elles renferment. Cette connaissance une fois donnée, le désir est possible, et, avec le désir, la volonté, la réflexion ou l’action de notre intelligence volontaire. C’est là notre propriété, notre responsabilité, notre personnalité. Si l’intelligence volontaire reconnaît la vérité, elle est vertueuse ; si elle la méconnaît, elle est criminelle. Donc le vice est une révolte contre la vérité, le péché un mensonge. L’homme dépravé viole l’identité de son être : le remords exprime ce déchirement, cette contradiction intérieure. La morale repose, sur la réflexion : l’homme s’élève à la vertu


par les jugements de son intelligence. La justice est la pratique de la vérité, et la vérité ne se distingue pas de l’être absolu, de Dieu. Obligés d’aimer les choses en raison du bien qu’elles renferment, nous devons sacrifier la créature inanimée à l’être vivant, la brute à l’homme, respecter la divinité de la pensée dans tous les hommes, et sacrifier, s’il le faut, la création à Dieu, le plus grand de tous les êtres. Le principe moral doit présenter six caractères : il doit être simple, universel, évident, supérieur, antérieur à tout et inhérent à la morale. Or, l’acte de l’intelligence volontaire, qui reconnaît l’intelligence impersonnelle et qui est le principe de la morale, présente seul les six caractères qui manquent à toutes les théories. Le christianisme les réunit, car il place la moralité dans l’accord de la vérité avec la raison. Supérieur aux systèmes de la morale païenne, il prévient toutes les objections et satisfait à toutes les exigences de la morale.

En définitive, Rosmini aboutit au mystère et à l’inconnu. Victime de sa propre critique, il ne peut s’emparer ni de la vertu ni du bonheur. Il n’explique pas le principe premier qui défend le mensonge, Je vice, pas plus qu’il n’explique la pensée, l’origine des idées, le monde, l’existence de Dieu. En divinisant la pensée, il l’a rendue infaillible. Mais comment la pensée volontaire, l’intelligence ou le génie du mal, peut-elle exister ? La raison impersonnelle, identique à la vérité, nous divinise par le christianisme ; l’intelligence personnelle, faculté de l’erreur, tend sans cesse à nous dégrader. Comment ces deux puissances peuvent-elles s’exercer dans le même sujet ? Et si elles représentent deux antinomies, comment est-il si difficile à la conscience d’en faire la distinction ? Mais quand on examine les points faibles du système de Rosmini, il convient de se rappeler que ce théoricien est un prêtre qui a inauguré le rationalisme moderne en Italie, en y important les idées de la métaphysique allemande et en réhabilitant l’histoire de la philosophie.

Si donc on songe aux limites étroites dans lesquelles se débat nécessairement la philosophie orthodoxe, le moule gênant dans lequel elle est condamnée à se couler, on ne peut se dispenser de reconnaître chez l’abbé Rosmini, avec des idées ingénieuses, une liberté d’esprit relative fort remarquable chez un homme de son état.

Morale des philosophes grecs (la) et la morale chrétienne, par A. Néander, traduit de l’allemand par Charles Berthoud (1859). Sans prétention à l’érudition, cette rapide étude, publiée d’abord par fragments dans un journal religieux, se distingue des ouvrages de Piété, avec lesquels il a quelque analogie par inspiration chrétienne dont elle est plein, par une largeur et une délicatesse d’idées vraiment remarquable. L’auteur, comme l’a dit un critique compétent, M. Ch. Secretan, se place au foyer même du christianisme pour étudier à sa lumière les théories morales des anciens. Tout imprégné qu’il est du christianisme, son livre délaisse pas de rendre justice à la /morale des philosophes. Socrate, Platon, Aristote, les stoïciens sont jugés équitablement. L’école d’Alexandrie est peut-être traitée avec moins de justice : l’auteur lui reproche son panthéisme en métaphysique, son ascétisme extatique en morale. Du reste, toutes les écoles anciennes, au jugement de Néander, prophétisent le christianisme et ne l’atteignent pas : elles ne servent qu’à mettre plus en relief la supériorité d’ensemble de cette doctrine sur toutes les ébauches de la raison humaine. L’idéal moral, qui est aujourd’hui entré dans la conscience générale, n’était, suivant lui, qu’à peine et vaguement entrevu par quelques génies dans l’antiquité ; et cet idéal moral n’était possible qu’à la condition de connaître la chute et la rédemption, dogmes sans lesquels la morale chrétienne elle-même perdrait tout sens et toute valeur. Très-bien ! mais donner pour fondement à la morale la transmissibilité des fautes, est-ce respecter les règles les plus nécessaires de la morale naturelle ? La théologie a ses sources spéciales, ses raisonnements particuliers, mais il n’est jamais convenable qu’elle s’ingère à philosopher. Abaisser la foi aux arguments de la raison humaine, c’est lui manquer de respect et la compromettre.

Morale dans l’antiquité (la), par A. Garnier (Paris, 1865, in-18). La morale commence en Grèce avec la poésie. Les poètes furent à la fois les premiers théologiens et les premiers prédicateurs de la Grèce. Après les poètes vinrent les sages, qui concentrèrent en quelques maximes laconiques les principes de la sagesse populaire, vraies prémices, dit Platon, de la sagesse grecque. Mais bientôt l’antique morale dure et forte, mère de mœurs graves, s’écroule d’elle-même, grâce à la multiplicité des révolutions et aux excès du luxe. C’est alors que paraît la sophistique. Nous ne connaissons la morale des sophistes que par les attaques de leurs illustres adversaires ; peut-être, comme le dit judicieusement l’auteur, cette école aurait-elle laissé derrière elle une moins triste célébrité, si nous la pouvions juger d’après son propre témoignage. Toutefois, il est hors de doute qu’en morale les sophistes ont nié la distinction du bien et du mal. Pour eux, la force était la mesure du droit

L’adversaire le plus acharné des sophistes fut Socrate. Il a introduit dans la philosophie morale la méthode scientifique, c’est-à-dire l’examen de soi-même et la recherche des définitions. Toutefois, la morale n’est pas encore arrivée à une parfaite conscience d’elle-même ; Socrate confond volontiers le bien avec l’utile, jamais il ne s’élève scientifiquement jusqu’à l’idée du bien absolu, bon par soi-même. Et pourtant, cette idée encore confuse est l’âme de sa morale ; elle circule dans tous ses discours et éclate dans toutes ses actions.

Avec Platon, la philosophie morale fait un nouveau pas. Le principe de la morale platonicienne est que l’homme est naturellement en guerre avec lui-même, partagé entre l’amour réfléchi du bien et le désir aveugle du plaisir. Le plaisir ne peut être le bien, car le plaisir est par nature quelque chose de mobile et de fuyant, qui ne se suffit pas à soi-même. Le bien, c’est l’harmonie et la paix, et la vie heureuse est la vie mixte où se mélangent le bien et le plaisir. Comme, aux yeux de Platon, Dieu est le principe de l’ordre moral, la vertu consiste dans 1 imitation de Dieu. Dieu est la vraie mesure de toutes choses : on ne participe au bien et à la vérité qu’autant qu’on s’en rapproche.

En morale, Aristote est plus rigoureux que Platon. Il applique la méthode d’observation et d’analyse. « Le vrai principe en toutes choses, dit-il, c’est le fait ; si le fait lui-même était toujours connu avec une suffisante clarté, il n’y aurait pas besoin de remonter aux causes. » Il n’y a pas de bien en soi ; mais il faut toujours se demander : de quel bien veut-on parler ? Chaque chose a son bien propre. En morale, il ne s’agit que du bien de l’homme et non pas du bien universel. La morale ne repose donc que sur elle-même, et son objet est le souverain bien pour l’homme. Mais le plaisir n’est pas le souverain bien, car tous les plaisirs ne sont pas bons. Le bonheur consiste seulement dans l’action de l’âme conforme à la vertu. La vertu est l’œuvre du libre arbitre ; partant, il est évident que la moralité ne consiste pas seulement dans les actions elles-mêmes, mais dans les intentions de l’agent.

Après Aristote et Platon, il restait à introduire encore dans la morale cette vérité que le titre d’homme est un titre général, et qu’il faut étendre cette amitié que Platon et Aristote supposaient entre quelques hommes privilégiés. Ce fut l’œuvre du stoïcisme. Le trait caractéristique de la morale stoïcienne est la force, la violence envers soi-même, la révolte contre la nature, le mépris de la douleur et de la mort. Il faut aimer l’homme, par cela seul qu’il est homme. Tous les hommes sont frères dans une même famille, et comme leur mère commune est la raison de Dieu, c’est une impiété de commettre une injustice envers les hommes. Ce fut la morale que le christianisme adopta, sauf aux docteurs chrétiens à médire de la morale des païens.

Morale (la) de l’Église et la morale naturelle, par Boutteville (Paris, 1866, in 8o). Un fait recommande tout d’abord ce livre : c’est qu’il a fait perdre à son auteur la place qu’il occupait dans une grande institution privée, le collège Sainte-Barbe. En dehors de toute valeur intrinsèque, nous croyons qu’un livre auquel son auteur a sacrifié sa position dans le monde mérite un véritable respect. Mais le livre de Boutteville a d’autres titres à l’estime publique. Avec un courage naturel dans d’autres pays, mais admirable dans le nôtre, où tant de gens d’une foi plus que suspecte sont depuis longtemps ligués pour la défense de la morale religieuse, où l’hypocrisie fait partie essentielle des mœurs publiques, l’auteur a osé dire ce qu’il croyait la vérité. S’appuyant sur des raisonnements solides, il cite les Pères de l’Église avec un à-propos bien fait pour décontenancer ceux qui les invoquent sans les connaître.

L’auteur étudie la morale de l’Église, non pas seulement en elle-même, mais dans le dogme qui lui sert de base. Il l’étudie sans passion, mais sans faiblesse, déclarant ouvertement que la volonté de Dieu ne lui paraît pas suffisante pour expliquer la distinction du bien et du mal moral, ni le péché originel pour montrer la cause de l’introduction du mal dans le monde. Il prétend et prouve que la morale de l’aigle de Meaux, qui envoie résolument Socrate et Marc-Aurèle en enfer, est tout simplement monstrueuse. Il foudroie l’intolérance religieuse. Il condamne avec la même sévérité cette exagération de stoïcisme qui met la perfection dans l’étouffement de tous les sentiments de la nature, et qui veut qu’on « haïsse son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs et même sa propre vie. » Les hommes qui aiment mieux croire que réfléchir, disons mieux : les hommes qui aiment mieux laisser croire que faire réfléchir ont jugé sacrilège cette façon de montrer les côtés faibles de la morale de l’Église et n’ont pu pardonner au philosophe d’avoir attaqué le privilège que l’Église s’attribue d’enseigner seule la vraie morale. Ils n’ont pas permis d’enseigner que Marc-Aurèle fut un homme de bien et ont fait un crime d’avoir

admis une morale naturelle à côté et au-dessus de la morale ecclésiastique. La France seule, à l’heure qu’il est, donne l’exemple d’une pareille intolérance.

Morale et d’économie politique (essais de), ouvrage extrait des œuvres de Franklin, avec une introduction et des notes, par M. E. Laboulaye (1567). Le commentateur fait connaître ainsi son travail : « J’ai résumé dans ces quelques pages le symbole religieux, moral, économique et politique de Franklin ; je laisse maintenant la parole à ce philosophe, aussi aimable que sensé. En le lisant, on ne se sent pas emporté vers les régions de l’idéal : c’est un vrai fils de la terre, il ne la quitte jamais ; en revanche, on se sent plus raisonnable, plus courageux, plus content de soi-même et des autres. En nous faisant aimer le travail, l’ordre et l’économie, en nous montrant le prix de la liberté et de l’égalité, Franklin nous réconcilie avec la vie et nous apprend à nous trouver heureux ici-bas. Connaît-on beaucoup de philosophes qui aient rendu un service plus grand à l’humanité ? Le recueil extrait des œuvres de Franklin par M. Laboulaye est une suite de nombreuses et très-courtes dissertations sur divers objets ; quelques-unes ont un cadre littéraire : celui de l’apologue, de la fable, de l’allégorie, du dialogue ; d’autres sont de simples lettres traitant de questions de politique et de morale, sur le ton familier de la conversation. L’auteur montre partout ce sens pratique qui caractérise sa sagesse ; il défend, avec toute l’ardeur dont sa nature pacifique est capable, l’égalité et la liberté ; il ne sépare pas l’une de l’autre et les montre toutes deux inséparables de la dignité de l’homme. Qu’on lise ses réflexions sur la guerre, sur la noblesse, Sur la presse, sur le traitement des magistrats, sur la perte du temps, sur le gaspillage de la vie, et l’on verra qu’il y a vraiment de la grandeur morale et civique dans cette philosophie si simple.

Morale fouillée dans ses fondements (la) ou Essai d’Anthropodicée, par P. Sièrebois (Boissière) (Paris, 1867, in-8o). Après avoir montré l’importance du rôle que joue l’habitude dans l’exercice de toutes nos facultés, l’auteur discute à fond la question du libre arbitre. Il n’admet point la liberté dite d’indifférence ; il est déterministe et reconnaît que les mobiles intérieurs qui font agir la volonté se sont constitués lentement par l’influence directe ou indirecte des circonstances extérieures. Pour former à la vertu les jeunes esprits, il veut qu’on leur fasse d’abord sentir qu’ils ont un grand intérêt à éviter tout ce qui, dans leurs actes, pourrait leur attirer la colère, la haine, le mépris des personnes qui les entourent. Quand les jeunes gens auront bien compris cette première instruction, ils feront de bonnes actions, et s’abstiendront des mauvaises, d’abord par intérêt bien entendu, puis bientôt par habitude, et ce sera déjà la vertu, mais une vertu que l’on pourrait appeler aveugle. Cette habitude ensuite engendrera des passions morales, telles que le besoin d’être approuvé, la crainte du blâme, l’orgueil de se sentir digne d’estime, et dès que les jeunes gens auront senti la nécessité, pour être heureux, de compter avec ces nouveaux sentiments, ils deviendront vertueux avec réflexion, et l’on pourra dire encore qu’ils le sont avec désintéressement ; car il y a deux sortes de désintéressement : l’un qui suppose l’oubli complet de son propre intérêt, comme lorsqu’on est vertueux uniquement par habitude ; l’autre qui, étant réfléchi, ne peut pas être complètement étranger à l’intérêt personnel, mais exige seulement que cet intérêt ne soit pas exclusivement personnel ; le besoin d’approbation, par exemple, et la crainte du blâme sont des intérêts qui, tout en se rapportant à la personne, se rapportent aussi à ceux de qui viennent l’approbation et le blâme.

La justice n’est autre chose que l’application de la force sociale au triomphe de certaines volontés individuelles contre d’autres volontés antagonistes, quand ce triomphe est visiblement utile au point de vue général. L’idée d’utilité entre nécessairement dans celle de la justice, mais il faut que cette utilité ait assez d’importance, au point de vue général, pour que l’intérêt même de la société exige que la force sociale vienne au secours des volontés qui pourraient se trouver trop faibles par elles-mêmes.

L’homme vertueux mérite l’estime et l’amour des autres hommes, bien qu’il ne soit pas devenu vertueux sans subir l’influence de mille circonstances extérieures. Car il n’y a rien de mystique dans l’idée du mérite, qui ne diffère de la simple production que par la conscience de celui qui produit ; un bon fruit produit une sensation délicieuse et ne la mérite pas, parce qu’il la produit d’une manière inconsciente ; un bienfaiteur mérite la reconnaissance, parce qu’il la produit sciemment, c’est-à-dire en la prévoyant au moins comme possible. Nous n’estimons pas le fruit, parce que le fruit est dénué de connaissance ; nous estimons l’homme vertueux, parce qu’il peut connaître les sentiments que nous avons pour lui, et parce que ces sentiments peuvent contribuer à faire naître la vertu chez d’autres hommes ; cela suffit, et il n’est nullement nécessaire, pour expliquer notre estime, que la vertu de cet homme soit créée de toutes pièces par une volonté sans rapports d’aucune sorte avec les êtres et les faits extérieurs.

Ce n’est point la conscience qui pousse l’homme aux bonnes actions, qui le détourne des mauvaises ; la conscience ne joue jamais le rôle d’un moteur, elle n’est qu’un témoin, elle se borne à nous faire connaître si nos actes sont conformes ou contraires a la justice. Ce qui nous fait agir, c’est notre constitut moral, c’est-à-dire l’ensemble de tous les sentiments, sympathies, antipathies, désirs, craintes, etc., qui se sont développés en nous dans tout le cours de notre vie. La Conscience est à peu près la même chez tous les Hommes, vertueux ou vicieux ; mais le constitut moral de l’homme de bien diffère beaucoup de celui du méchant, et c’est pour cela précisément que la conduite de l’un ne ressemble nullement à celle de l’autre.

Dans un long chapitre intitulé : De la justice politique, on trouve ensuite des aperçus, quelquefois originaux, sur les diverses formes de gouvernement, sur le luxe, l’hérédité, l’aumône, la guerre, etc. Mais nous ne pour vous entrer dans ces détails, et ce que nous venons de dire suffit pour faire apprécier, les tendances et la portée du livre.

Morale pour tous (la), par Ad. Franck (Paris, 1868, in-18). Dans cet Ouvragé de vulgarisation, nous trouvons tout d’abord une bonne division de la morale. M. Franck y distingue deux parties : l’une théorique, qui nous apprend quel est l’instrument et quel est le principe de la morale, c’est-à-dire quelles sont les conditions sans lesquelles elle ne saurait exister, c’est la psychologie morale ; l’autre pratique, composée des règles et des préceptes, des obligations et des défenses auxquelles nous avons à conformer nos actions, c’est la morale proprement dite. Les questions qui, selon notre auteur, se placent dans la psychologie morale, sont la distinction de l’âme et du corps, le libre arbitre, l’idée générale du bien et du devoir, l’immortalité de l’âme et les sanctions de la vie future. On doit remarquer qu’il en écarte l’existence de Dieu, ce qui donne à penser qu’il ne fait pas dériver du commandement divin la force obligatoire de la loi morale. Toutefois, il déclare à la fin du livre qu’il importe de remonter « de la loi au législateur ; » qu’ainsi « nous ayons la certitude de ne pas nous abuser par une vaine métaphore, ou de ne pas tomber dans cette illusion qu’on appelle une abstraction réalisée ; » que « ce législateur est un être réel, un souverain qui veut être obéi autant qu’il veut être aime ; » que « la saine raison, aussi bien que le sentiment et la foi universelle du genre humain, répudie ce qu’on a appelé récemment la morale indépendante, c’est-à-dire une morale absolument étrangère à la croyance en Dieu. »

Ce qu’il y a de tout à fait remarquable dans ce livre, c’est la critique que fait l’auteur du célèbre précepte évangélique : « Ne faites bas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fit. »

« Tous les devoirs que la justice nous impose, dit M. Franck, ont été réunis dans ce seul précepte : « Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fit. » La justice ayant pour première condition la réciprocité, dont la conséquence est de placer les autres sous la protection des mêmes lois que nous revendiquons pour nous-mêmes, il était impossible de l’enseigner sous une forme plus vive et plus populaire… Cependant il est difficile de se persuader que ce que nous estimons un mal pour nous soit la seule mesure de ce que nous devons regarder comme criminel à l’égard des autres… Si le juste et l’injuste ne sont point susceptibles de varier suivant nos dispositions et nos sentiments personnels, ce que nous ne voulons pas qu’on nous fasse n’est pas l’expression dernière de ce que nous ne devons pas faire aux autres, et nous sommes obligés de donner à la justice Une base plus ferme et plus prédise. »

Le plus sérieux reproche que nous puissions faire à M. Franck, c’est de fausser la notion du droit par la manière dont il la déduit. On remarquera d’abord que l’idée du droit ne figuré pus parmi les questions théoriques qu’il examine dans la psychologie morale. Elle n’apparaît que dans la deuxième partie du livre. Le droit, selon notre auteur, n’est autre chose que le moyen d’accomplissement des devoirs envers soi-même. Selon nous, le droit est l’objet, le principal, sinon l’unique objet du devoir. Nous disons que le droit et le devoir sont corrélatifs en ce sens que mon droit au respect et votre devoir de me respecter ne sont que les deux faces d’une même chose. M. Franck entend autrement la corrélation du droit et du devoir. « Droit et devoir, dit-il, sont deux notions corrélatives qui se supposent et s’appellent réciproquement ; de sorte que notre esprit est dans la nécessité ou de les accepter ou de les repousser ensemble. Ils nous représentent le même principe, la même loi, la loi morale, sous deux aspects différents. En effet, ce que la loi m’ordonne de faire, ce qu’elle me prescrit comme un devoir, elle défend aux autres de l’empêcher, d’y mettre obstacle par quelque moyen que ce soit ; elle me déclare inviolable dans l’usage que je fais de mes facultés pour lui obéir ; et cette inviolabilité, empruntée à mes obligations, et limitée par elles, voilà précisément ce qui constitue mon droit. « Il en résulte évidemment que dans tous les actes qui ne se rapportent pas à l’accomplissement du devoir je ne puis invoquer mon inviolabilité, et surtout que je cesse d’être inviolable à vos yeux lorsque j’use de mes facultés contre ce que vous appelez ma destination, contre mes devoirs envers moi-même ou envers Dieu. C’est précisément le langage qu’ont toujours tenu les morales religieuses ; c’est aussi le langage du positivisme. » L’homme, dit Auguste Comte, n’a pas d’autre droit que celui de faire son devoir. » Nous ne pouvons accepter cette définition, du droit.

Morale et la loi de l’histoire (La), par A. Gratry, prêtre de l’Oratoire (Paris, 1868, 2 vol. in-8o). « La science des lois de l’histoire, cette science nouvelle que Vicot a nommée, mais qu’il n’a pu connaître, j’essaye d’en enseigner les principes dans ce livre. » C’est en ces termes que, dans une courte préface, le Père Gratry nous dit le but, l’espoir qui guide sa plumé. Le livre du P. Gratry est consacré à l’examen des caractères et de la marche du progrès politique et social dans ses rapports avec la morale évangélique. C’est une apologie philosophique et historique de la morale de l’Évangile, que le P. Gratry considère comme la source unique des progrès de l’humanité. D’après l’auteur, tout le progrès est contenu dans les principes de fraternité, d’égalité et de liberté proclamés par l’Évangile ; tous les perfectionnements de l’humanité se réduisent à une intelligente explication de ces formules chrétiennes : « Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le pour eux ; qui cherche trouve ; qui demande reçoit ; quiconque frappe voit s’ouvrir les portes. » On avait dit : Hors de l’Église, point de salut ; le P. Gratry dit à son tour : Hors de la morale évangélique, point de progrès. C’est en ce sens, d’après lui, que la morale est la loi de l’histoire. Or, la loi et ses déductions sont applicables dans les trois mondes où l’homme doit s’éveiller, le monde de la nature, le monde humain, le monde divin. Il en résulte que, dans le devoir unique d’obéir à la loi unique, on peut distinguer trois devoirs ou plutôt trois grandes tâches nécessaires imposées à l’humanité : 1o remplir la terre et la dompter ; 2o ordonner tout le globe terrestre dans la justice et l’équité ; 3o chercher avant tout le royaume de Dieu et la justice de Dieu. Dès que l’homme se met à son premier devoir, l’expérience lui apprend qu’il ne le peut remplir s’il ne remplit pas le second. L’homme ne peut pas couvrir la terre et la dompter, s’il ne dispose le globe dans l’ordre et la justice ; et il ne peut que commencer ces deux grandes entreprises, il ne peut les accomplir s’il n’accomplit pas la troisième, s’il ne cherche avant tout le royaume et la justice de Dieu. Il essaye de dompter la terre, et puis, pour la dompter, il essaye d’établir la justice ; puis, pour établir la justice, entreprise plus difficile encore que la première, il a recours à Dieu. Il recommence ensuite son travail et pour dompter la terre et pour établir la justice. Ce sont là les trois grands cercles historiques qu’entrevoyait Vico, sans pouvoir distinguer ce que chacun d’eux contenait. Il vit bien ces trois périodes récurrentes se suivre toujours dans le même ordre, et puis recommencer ; mais ces périodes récurrentes ne recommencent qu’en s’élevant toujours et en se résumant. Elles vont en réduisant toujours le labeur de chaque cercle, tout en agrandissant, à chaque pas, l’horizon, comme ces routes en spirale qui s’élèvent de la plaine au sommet des montagnes. À mesure que les périodes recommencent, nous avançons vers la pénétration mutuelle des cercles et des travaux. Les premières sont de beaucoup plus longues et plus lentes, comme l’orbite et le mouvement des plus lointaines planètes ; les dernières sont à la fois beaucoup plus rapides et plus courtes. Dans chaque cercle, dans chaque grande période de l’histoire, les trois phases secondaires sont toujours : 1o persévérer, malgré l’obstacle, dans la loi ; 2o arriver par ce mérite à la connaissance de la vérité, 3o et, par la vérité, à la possession de la liberté.

Cette distinction des trois phases secondaires de chaque grande période historique, qui sont en même temps les trois moments du progrès de l’âme : obéissance persévérante à la loi, connaissance de la vérité, possession de la liberté, cette distinction s’appuie non seulement sur le témoignage de l’Évangile, mais encore sur celui de la science. Il faut entendre le Père Gratry : « En tout ordre de choses, Dieu donne la vie croissante et opère le progrès par un procédé analogue à celui par lequel dans la nature se déploie la force physique. Or, la science aujourd’hui sait et démontre que la force, une au fond, se déploie en trois moments distincts. La force physique universelle est partout. Tout corps y est plongé et ne peut pas n’en pas ressentir l’effet nécessaire et premier. L’effet premier, c’est la chaleur ; la chaleur est un mouvement vibratoire de chaque atome des corps. C’est l’amplitude des vibrations, la force des vibrations, non la rapidité, qui constitue le degré de chaleur. Ceci est le premier temps du progrès et le premier déploiement de la force. Mais pendant que l’amplitude des vibrations augmente, leur vitesse ne variant pas, il arrive tout à coup un degré de température, bien déterminé pour chaque corps, où s’établissent d’autres vibrations plus rapides, mais sans déranger les premières. Ces nouvelles vibrations constituent la seconde puissance de la force. Elles produisent la lumière. Mais, si l’amplitude des premières augmente toujours, celle des secondes augmente en proportion et la chaleur et la lumière vont en croissant. Vient alors le troisième moment. Quand les vibrations chaudes et les vibrations lumineuses sont arrivées à un degré déterminé de force et d’amplitude, tout à coup de nouvelles vibrations, plus rapides que les précédentes, s’établissent ; c’est la troisième espèce d’ondes, celles qu’il faut nommer les rayons d’énergie chimique. Tels sont les trois temps du progrès, les trois moments du développement de la force physique dans l’atome. C’est le parfait symbole des trois temps du progrès dans l’esprit libre et intelligent. Lé premier temps du progrès est donné. Ce premier temps ou ce premier état est celui qui répond à ce qu’on appelle en physique la température générale de l’espace ; état de chaleur nécessaire qui donne à l’âme le primitif et impersonnel mouvement de la vie. L’esprit intelligent et libre en perçoit : quelque, chose par lueurs vagues et en prend, en laisse quelque chose, par choix secret et instinctif. Selon l’habituelle direction de ce choix, la vie est comprimée ou dilatée, altérée ou favorisée : Si ce choix est conforme aux lois universelles, la force de la vie augmente, la chaleur de l’âme se déploie et, croissant toujours, finit par arriver à la lumière… De la marche continue de la chaleur et de la lumière réunies et toujours croissantes procédera ce que l’Évangile nomme la liberté, c’est-à-dire le plein déploiement de la force, de la force royale, de l’acte plein, de la liberté pure, qui opère dans la justice et la lumière, dont la chaleur et la lumière ne sont que germes et précurseurs. C’est le troisième temps du progrès.

Ce n’est pas tout. Ces trois temps que présente le développement de la force physique comme celui de la force morale, le P. Gratry ne manque pas de les retrouver dans le mystère de la Trinité. « Ces trois effets distincts de la force unique, dit-il, sont dans une manifeste analogie avec la formule catholique relative à la vie intérieure de. Dieu : trois hypostases distinctes dans l’unité de la nature divine ; trois actes qui, dans leur vie absolue, éternelle, sont pourtant soumis à cette loi, que le Père, de sa plénitude, engendre son Fils, la lumière ou la vérité, et que de l’un et l’autre procède l’Esprit, qui est dans la vie éternelle et universelle ce qu’est dans la nature la force opératrice, ce qu’est dans l’âme la liberté qui opère dans la justice et la lumière, ce qu’est enfin ce complet déploiement des forces, cause du bonheur, de l’amour et de la perpétuité dans la vie. » Ebloui de la Lumière qui sort à ses yeux de ces puériles analogies où les esprits mystiques se complaisent, le P. Gratry pousse le cri de joie et de triomphe qu’arrache le sentiment de la découverte : eurêka. « Nous croyons, dit-il, en faisant connaître cette loi de la vie, du progrès de l’histoire, presque inaperçue jusqu’ici, rendre à la science universelle, un signalé service. »

Morale indépendante dans son principe et dans son objet (la), par C. Coignet (Paris, 1868). Voici la thèse soutenue par M. Coignet. Tous les hommes se sentent soumis à une loi commune empreinte dans leurs âmes, avec le même caractère. Or une pareille universalité est loin d’appartenir aux idées religieuses, qui varient entre les diverses religions et au sein même de chaque religion. Est-ce donc sur cette mer orageuse qu’il faut exposer la morale universelle ? Elle est faite pour être un lien entre les hommes : faut-il l’associer à ce qui divise les hommes ?

Sans aucun doute, on peut compter sur la droiture naturelle de la conscience pour sauver là morale, même aux dépens de la logique ; mais si elle ne doit trouver son salut qu’en faisant violence à son prétendu principe, quel plus fort argument en faveur de son indépendance ? De plus, le spectacle des contradictions humaines a de tout temps fait naître le scepticisme. On s’épargne la peine de choisir entre les doctrines qui se disputent les âmes, en déclarant qu’elles sont toutes également incertaines. Or, la morale ne peut être préservée que par son indépendance, rattachée à ces opinions religieuses dont la diversité est le triomphe du scepticisme, comment ne succomberait-elle pas sous les mêmes coups ?

La volonté se sent à la fois libre et obligée par une loi. C’est dans la liberté elle-même qu’il faut, trouver, la loi de la liberté ; il n’y a rien au-dessus de la liberté. Cette liberté, qui nous paraît limitée, il faut la rendre illimitée ; pour se réaliser, sans contradiction, la liberté doit suivre une ligne déterminée que nous appelons le bien moral ; il y a une règle inhérente à la liberté, dans ce sens que, pour se maintenir, pour se développer, pour, se réaliser pleinement, la liberté doit se conformer à cette règle. On peut tirer de ce principe, indépendant de toute idée métaphysique et de toute idée religieuse, ces deux grands préceptes : respectez votre personnalité ; respectez la personnalité d’autrui. Or, le respect de la personnalité, de la liberté humaine, est le fondement de tous nos devoirs envers nous-mêmes et envers nos semblables ; on peut en déduire facilement le respect de la propriété, de la liberté dans toutes ses manifestations. La Morale indépendante nous permet donc d’établir nos devoirs et nos droits sur une base solide : la liberté humaine.

Morale (science de la), par Ch. Renouvier (Paris, 1868,2 vol. in-8o). La morale exposée par M. Renouvier embrasse toutes les matières traitées par Kant dans la Critique de la raison pratique, la Doctrine du droit et la Doctrine de la vertu. Nous ne saurions en donner une idée plus exacte qu’en reproduisant ici la table des matières.

Le livre premier comprend trois sections, qui traitent : la première, de la nature et des conditions de la moralité de l’agent moral abstrait et des devoirs envers soi-même : c’est ce que l’auteur appelle la Sphère élémentaire de la morale ; la seconde, des rapports de l’agent moral avec la nature, des deux devoirs qui résultent de ces rapports (devoir de respect et devoir de travail), des devoirs envers les animaux, des sentiments religieux chez l’agent moral isolé : c’est la Sphère moyenne de la morale ; la troisième, des relations des agents moraux, de la naissance du droit ou crédit, de la transformation du devoir en débit, des conditions de l’obligation pratique, de la généralisation de l’obligation, des devoirs eu égard à l’idée de la personne en général, du devoir de boute dans la sphère de la justice, du devoir d’assistance de personne à personne, de l’opposition entre les devoirs, du partage des devoirs et de la responsabilité, du devoir d’assistance considéré socialement, du principe suprême de ta morale. c’est la Sphère supérieure de la morale.

Livre deuxième : Restitution des éléments écartés de la loi morale. Ce livre deuxième se divise en trois sections. La première traite des Principes secondaires de la morale : sentiment de l’humanité et sentiment de bienveillance envers les êtres vivants, sens moral, mobiles de l’intérêt et de l’utilité, mobiles du plaisir et de la peine, principe de l’utilité générale, principe de la fin de l’homme, principe de la perfection ou du perfectionnement, mobile de l’opinion et de 1 honneur, principe de la loi positive et mobile de la crainte. La seconde section traite du Beau et du mérite : mérite dans l’ordre du devoir ou dans un milieu défavorable, mérite dans le bien-faire au delà de la justice, liberté par rapport au mérite ; éléments du beau dans la sensibilité, dans l’ordre passionnel, intellectuel, moral ; génération de l’art, rapport de l’esthétique à la morale, loi de la purgation des passions, jugement du sublime. La troisième section s’occupe des Sanctions de la morale : sanctions naturelles, sanctions à titre de postulats, sanction métaphysique, sanction religieuse, sanction mythologique.

Livre troisième : le Droit ou Transformation de la morale dans l’histoire. Ce livre troisième se divise, comme les deux précédents, en trois sections : 1o Conflit de l’histoire et de la morale ; 2o les Droits individuels les plus généraux ; 3o les Passions. La première section définit l’état de paix et l’état de guerre et montre l’origine de la justice coercitive, répressive, réparatrice. La seconde traite du droit de défende personnelle, du principe auquel il se ramène et des modifications qu’il apporte dans les impératifs moraux. La troisième section s’occupe de la définition et de la division des passions et traite successivement des passions interpersonnelles (penchants d’amour et de haine), des passions intrapersonnelles (amour-propre), des passions excitées par les objets (appétits et répugnances, goûts et dégoûts), des passions excitées par les idées (passions religieuses), des passions esthétiques (admiration et mépris), des passions philosophiques.

Livre quatrième : le Droit sous le contrat social. Ce quatrième et dernier livre comprend cinq sections : 1o le Droit personnel en général ; 2o le Droit domestique ; 3o le Droit économique ; 4o le Droit politique ; 5o le Droit extrasocial. La première section traite de la liberté du corps et de l’esclavage, de la liberté de conscience et de l’intolérance, des droits de communiquer, de contracter, de s’associer et de se gouverner. La seconde traite du droit quant aux rapports sexuels, du mariage, du gouvernement domestique. La troisième traite du droit de propriété, des lois agraires et de l’impôt progressif, du droit au travail, du droit de tester, de l’héritage, des contrats de louage et des contrats de salaire, de l’échange du travail et de sa valeur, de l’échange des produits et de leur valeur, du commerce proprement dit, des services nombreux inéchangeables, de la domesticité, du service économique de l’État, du droit quant aux associations économiques. La quatrième section traite du gouvernement, de ses formes ou fonctions, ou droit législatif, du principe de la représentation, des systèmes électoraux, du droit judiciaire, des peines, de la peine ne mort, de la réclusion solitaire, de la réhabilitation des condamnés, du droit exécutif et de ses limites. La cinquième section traite du conflit de personne à personne (vendetta, duel), du conflit de personne à société (résistance passive, émigration, résistance active, tyrannicide, droits d’insurrection et de sécession), du droit internai, des idées de nationalité et d’État comparées, des droits et devoirs mutuels des États, des institutions militaires et de la diplomatie, des conditions morales de la guerre et de la paix, des conditions de la paix perpétuelle.

Conclusion : La liberté et le progrès, récapitulation. Le progrès jugé d’après la liberté. Le moyen âge quant au progrès. Le progrès de l’humanité en fait. Question du déterminisme humain. Dernier mot sur la liberté.

Morale (la), par M. Paul Janet (Paris, 1873, in-8o). Il est difficile de rien dire de nouveau et surtout de rien affirmer d’évident au sujet de la morale. La morale a le singulier privilège d’unir tous les esprits quand il ne s’agit que de reconnaître son existence et sa nécessité et de les diviser éternellement quand il faut la définir dans sa nature, dans son origine, dans sa sanction. Le bien moral paraît à M. Janet se confondre avec un certain bien naturel, qu’il distingue du plaisir et qu’il identifie avec le bonheur. Mais le bonheur, en supposant même qu’on pût le définir nettement, est un fait subjectif, et ce qu’il importerait de connaître, c’est la nature objective du bien moral qui, d’après l’auteur, est la source du bonheur. M. Janet complique comme à plaisir la question quand il confond le bonheur avec la perfection, qui, dit-il, nécessite le devoir dont l’accomplissement s’appelle la vertu.

Voilà pour la nature et l’origine de la morale. Quant à la sanction, elle est toute trouvée si le bien moral doit être confondu avec le bonheur, et pas n’était besoin d’admettre la vie future, ni même la religion, que le livre définit la « foi pratique à l’existence de Dieu. » On nous excusera si nous ne comprenons pas bien ce qu’il faut entendre par la foi pratique dans le système de M. Janet. Lorsque Kant réclame l’existence de Dieu pour trouver en elle la sanction nécessaire de la loi morale, il formule une foi pratique ; chez M. Janet, qui trouve ailleurs la même sanction, le côté pratique de l’existence perd considérablement de sa valeur.

Morale économique (la), par M. Jacopo Virgilio, professeur d’économie politique à l’Institut technique de Gènes (Gênes, in-4o). L’auteur a essayé de concilier la morale et l’économie sociale, démontrer que, non-seulement elles se prêtent un mutuel appui, mais qu’elles sont inséparables ; que les bonnes mœurs amènent l’aisance et même la richesse. Son point de départ est que la tendance naturelle de l’homme au bonheur, la recherche du bien-être individuel doivent éloigner du vice et conduire au bien particulier comme au bien collectif. C’est le système connu, depuis Helvétius, sous le nom de Morale de l’intérêt bien entendu. D’autres écrivains ont au contraire soutenu que l’intérêt personnel était l’ennemi du bien général, et ont refusé de l’admettre comme principe de la morale. M. Virgilio combat cette thèse, non sans vivacité, et parfois avec succès.

La morale économique, à son point de vue, consiste dans l’harmonie entre l’intérêt personnel et l’intérêt général, en d’autres termes dans la juste satisfaction de l’intérêt privé concourant à la satisfaction de l’intérêt public, harmonie qui est l’objet même de l’économie politique. Mais comment arriver à cette harmonie ? Le professeur effleure tour à tour toutes les questions : éducation, mœurs, institutions, etc., et montre sans peine que, dirigés vers le bien, la plupart des instincts, même égoïstes, de l’homme, peuvent profiter à la société. Sans doute, le désir de gagner de l’argent, par exemple, engendre l’esprit de commerce et le commerce enrichit les nations ; l’instinct du thésauriseur le conduit à la caisse d’épargne, et l’épargne est une des bases de la société. Le difficile est de diriger infailliblement vers le bien les instincts égoïstes ; en ceci l’ouvrage du professeur Virgilio est donc plutôt une thèse philosophique, un brillant développement de lieux communs qu’un livre d’économie politique. On y trouve d’excellentes choses sur l’économie proprement dite, dans le sens étroit du mot, sur les ressources et les bienfaits de l’épargne. Détachons-eu cette page remarquable : « L’épargne est la seconde providence du genre humain. La nature se perpétue par des reproductions, elle se détruit par des jouissances. Il faut faire en sorte que la substance du pauvre ne se consume pas tout entière ; obtenir de lui, non par des lois, mais par-la toute-puissance de la raison, qu’il dérobe une petite portion de son travail pour la consacrer à la reproduction. Il faut que le travail de l’homme dans sa vigueur puisse le nourrir dans sa vieillesse. Ce n’est pas dans l’inégalité des fortunes qu’il faut chercher la cause du malheur des individus ; elle est tout entière dans l’imprévoyance de l’avenir, dans la corruption des mœurs et surtout dans cette consommation continuelle, sans remplacement, qui provient de l’ignorance des vrais principes de la production des richesses. Comme conclusion, l’auteur recommande la diffusion des lumières, l’instruction répandue dans les classes pauvres, qui lui paraissent être les meilleurs moyens pour arriver au bien-être individuel, et par suite au bien-être collectif. Cette vérité n’est pas bien neuve, mais ou ne doit pas se lasser de la répéter.

Morale (la) ou Éthique à Nicomaque, un des trois traités d’Aristote connus sous le nom d’Ethiques.

Morale (Essais de politique et de)), par François Bacon. V. politique.

Morale démontrée par la méthode géométrique, traité philosophique de Spinoza. V. éthique (l’).

Morale universelle (Éléments de la), par le baron d’Holbach. V. éléments.

Morale dans la démocratie (la), par Jules Barni. V. démocratie.

Morale indépendante (la), journal hebdomadaire fondé en 1865 par MM. Massol, Caubet, Brisson, etc. Cette publication ne fut entreprise qu’après une série d’études collectives qui, pendant les années 1862 et 1863, ont eu lieu sous la présidence de M. Massol, dans le sein de la loge franc-maçonnique la Renaissance par les émules d’Hiram. Voici comment s’exprimait M. Massol dans le premier numéro du journal :

« Il est une loi par excellence, conforme à la raison, inscrite dans les cœurs, dont la voix nous dicte nos droits et nos devoirs, dont les menaces nous détournent du mal. De cette loi on ne saurait rien retrancher, rien changer. Il n’est puissance au monde qui nous en puisse affranchir. Elle n’a besoin ni de commentateur ni d’interprète. Elle est la même partout ; la même aujourd’hui, la même demain ; elle embrassé tous les peuples, tous les temps. N’y pas obéir, c’est se renier soi-même, c’est se dépouiller de son caractère d’homme, c’est s’infliger la peine la plus terrible, alors même qu’on échapperait à tout supplice.

Cette loi, qui forme l’unité morale du genre humain, en dépit de toutes les distinctions de cultes, de coutumes, d’institutions, n’est ni un acte d’une volonté extérieure, ni une certaine impression mystérieuse, ni une déduction d’une conception de l’ordre universel ; car, de la sorte, il y aurait autant de morales que de révélations, d’impressions diverses, de manières diverses de concevoir l’ordre universel, c’est-à-dire que la morale ne serait point et que l’unité, sous ce rapport, serait impossible.

« La loi morale n’est donc pas, ne peut être une loi dérivée. Pour qu’elle ait les conditions de fixité et d’universalité que nous sentons être son essence, il faut qu’elle repose sur un fait avéré, patent, indéniable, sensible à tous sans exception, au savant comme à l’ignorant, fait que tout individu, à moins qu’il n’ait cessé d’être homme, constate en lui-même. Ce fait existe-t-il ? Nous l’affirmons. Ce fait, c’est que l’homme est un être libre et responsable, c’est-à-dire une personne, ou du moins qu’il se conçoit tel…

« Affranchir l’esprit tout entier, amener ainsi forcément la convergence des intelligences par l’homogénéité des méthodes, la convergence des cœurs et la synergie des efforts par l’identité du but, telle est la tâche que nous nous sommes imposée. L’indépendance de la morale, condition indispensable de sa suprématie, n’est point pour nous affaire de calcul ou de passion. Nous ne l’inventons pas en vue d’un intérêt et pour le besoin d’une cause. Une pareille pensée nous semblerait une véritable prostitution de l’idée morale. Son indépendance est pour nous une vérité. »

L’idée qui avait présidé à la fondation de ce journal avait une grande valeur ; rendre la morale indépendante de tout dogme philosophique et religieux, la mettre au-dessus, en quelque sorte, des discussions humaines, la soustraire aux effets de toutes les superstitions, c’est une glorieuse mission qui aurait pour but et pour résultat final de réaliser l’accord du genre humain sur les questions pratiques de la vie. La morale indépendante, c’est un magnifique sujet de livre ; était-ce un titre suffisant pour un journal ? L’essence d’un journal est l’infinie variété des sujets. La Morale indépendante, après d’incontestables succès, devait succomber, et succomba par les effets de la monotonie, malgré le regain de popularité que le Père Hyacinthe, alors orthodoxe, lui donna en l’attaquant du haut de la chaire de Notre-Dame.