Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/négrier, ère adj.

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Administration du grand dictionnaire universel (11, part. 3p. 904-905).

NÉGRIER, ÈRE adj. (né-gri-é, è-re — rad. nègre). Qui fait la traite des nègres : Un bâtiment négrier. Un équipage négrier. Un capitaine négrier.

— s. m. Capitaine négrier ; marchand négrier : La tempête contraignit le négrier à jeter à la mer sa cargaison. Ce négrier s’est enrichi dans son honteux commerce. || Bâtiment négrier : Nous accostâmes le négrier.

— Encycl. On désigne à la fois sous ce nom le bâtiment destiné à la traite des nègres, et le négociant qui fait ce trafic, interdit maintenant. Renvoyant le lecteur, pour le fond même de la question, à notre article sur la traite des noirs, nous parlerons ici exclusivement des négriers et de leur industrie.

Le bâtiment destiné à la traite des nègres était ordinairement bon voilier, qualité qui lui était indispensable pour se soustraire par la fuite à la poursuite des croiseurs. Ce qui distinguait surtout ce genre de navire, disparu maintenant à peu près de la circulation maritime, c’était son entre-pont, dégagé de façon à pouvoir contenir le plus grand nombre d’esclaves possible, entassés comme des marchandises ordinaires. Souvent même, surtout dans les premiers temps de la traite, le pont qui recouvrait cet emplacement était percé de meurtrières permettant à l’équipage négrier de tirer aisément en cas de révolte sur les captifs.

Dans l’intérieur d’un bâtiment négrier, les pièces de bois d’ébène (nom sous lequel les trafiquants désignent cette marchandise humaine) étaient littéralement entassées. Enchaînés deux à deux par les pieds et par les mains, les hommes, les femmes, les enfants, régulièrement casés par rang de taille, n’occupaient que la place rigoureusement indispensable. Et cette torture se prolongeait quelquefois pendant des mois entiers, sans compter le temps nécessaire pour le chargement. En 1825, M. le baron de Staël, membre de la Société de la morale chrétienne, indigné de ces monstruosités, eut le courage de prendre l’initiative d’une enquête et réussit à se procurer des renseignements catégoriques sur le trafic des négriers. On ne pourrait croire, si nous ne citions quelques passages du rapport de M. de Staël au ministre de la marine, qu’il y a si peu de temps encore, une ville française, Nantes, était un des centres négriers les plus actifs : « Il est malheureusement incontestable, dit ce rapport, que la traite des noirs, loin d’avoir diminué, se fait aujourd’hui à Nantes avec plus d’étendue, plus de facilité et moins de mystère qu’à aucune autre époque. Le taux de l’assurance nous fournit à cet égard une donnée positive ; ce taux est de 25 pour 100 après avoir été de 33 et de 36, et ce genre de risques est fort recherché par une certaine classes d’assurances, qui ne rougissent pas de les nommer des assurances d’honneur. À la Bourse, dans les cercles, on entend publiquement parler de la traite ; et ceux qui trempent leurs mains dans ce commerce de sang ne prennent pas même la peine de désigner leurs victimes sous les noms, consacrés dans leur argot, de mulets, de ballots ou de bûches de bois d’ébène. Mais un tel, vous dit-on, a fait un heureux voyage ; il a pris un chargement de noirs sur la côte de Guinée ; il a été obligé d’en jeter une trentaine à la mer pendant la traversée, mais il en a débarqué tant sur tel point, et il a encore gagné sur la cargaison de retour… Les noms des armateurs qui font la traite ne sont ignorés de personne ; les uns figurent déjà sur les rapports de la Société africaine ; d’autres ne sont pas moins connus. Je pourrais vous citer, sans crainte d’être contredit par aucun Nantais de bonne foi, tel trafiquant d’esclaves qui ose prétendre au titre d’ami de la liberté, qui ne pense pas apparemment y déroger lorsqu’il fonde sur l’esclavage de ses semblables l’espoir de sa honteuse fortune ; tel autre, qui affecte la dévotion et qui ne craint pas de dire, avec une exécrable hypocrisie, que s’il fait la traite c’est pour convertir les nègres au christianisme ! » À cette époque (1825), suivant M. de Staël, les estimations les plus modérées portaient à plus de 80 le nombre des bâtiments employés à la traite dans le seul port de Nantes. La plupart de ces vaisseaux, admirablement construits pour la marche, étaient des bricks, des goélettes ou des lougres de petite dimension.

Très-peu excédaient 200 tonneaux ; plusieurs étaient à peine de 50 à 60. Non content de ces révélations, qui soulevèrent l’esprit public en France contre l’esclavage, M. de Staël exposa un jour publiquement les fers, menottes, poucettes, carcans dont se servaient les négriers pour enchaîner leurs victimes ; il les avait rapportés de Nantes même, où la fabrication et la vente s’en faisaient au su de tout le monde. L’opinion frémit d’indignation et d’horreur. La voie des réformes était désormais ouverte ; à partir de ce jour, des révélations affreuses ne cessèrent de parvenir aux Chambres législatives. Tantôt on apprenait que 700 noirs avaient été trouvés à bord d’un navire enchaînés par le cou et par les jambes, dans un entre-pont où chacun d’eux, disent les relations authentiques, « avait moins d’espace qu’un homme mort n’en occupe dans le cercueil. » Les malheureux ne pouvaient ni demeurer debout, ni s’asseoir, ni se coucher ; pliés en deux sur eux-mêmes, c’est dans cette position accablante qu’ils devaient faire une traversée de 1,800 lieues, jetés les uns contre les autres par le roulis du bâtiment, meurtris et déchirés par leurs fers ; privés d’air et d’eau sous la zone torride, et en proie aux maladies les plus infectes et les plus répugnantes. Une autre fois, c’étaient 39 esclaves précipités à la mer, parce que, devenus aveugles, sans doute à force de mauvais traitements et de souffrances, ils n’étaient plus de vente ; il est vrai que les assurances, considérant ces esclaves comme une marchandise avariée, en remboursaient sans discussion aux négriers la valeur intégrale.

Nous trouvons à la date de 1824, une année par conséquent avant la courageuse croisade entreprise contre ces industriels en chair humaine par le baron de Staël, un épisode non moins authentique et plus horrible encore. Un navire négrier venait d’enlever sur la côte d’Afrique 14 nègres qu’il se proposait de transporter aux Antilles, lorsqu’un croiseur anglais lui donna la chasse. Pendant cette poursuite, dont l’issue ne pouvait être douteuse, vu les excellentes dispositions du bâtiment anglais, plusieurs barriques flottantes passèrent à côté du croiseur. Il y fit peu attention, supposant seulement que le négrier s’était débarrassé de tonnes d’eau qui alourdissaient sa course. Peu après l’abordage eut lieu, et l’équipage anglais envahit le pont de la Jeune-Estelle (c’était le nom du négrier). La surprise fut grande de n’y découvrir aucun esclave, mais tout à coup des gémissements s’étant échappés d’une barrique placée dans un coin, cette barrique fut ouverte et on y découvrit, presque expirantes, deux négresses d’environ quatorze ans. Les misérables trafiquants d’hommes n’avaient pas eu le temps d’anéantir la dernière trace de leur crime, en faisant suivre à cette barrique le chemin des autres, rencontrées par le croiseur anglais.

M. de Staël conserve l’éternel honneur d’avoir dénoncé à l’opinion de la France un trafic aussi ignoble ; mais c’est aux Anglais qu’il faut rendre grâce d’avoir poussé le premier cri d’alarme. Nous trouvons, en effet, dans le The Royal Gazette and Sierra-Leone Advertiser, numéro du 28 août 1824, l’article significatif qui suit : « Nous mettons sous les yeux de nos lecteurs la liste des bâtiments négriers abordés par les embarcations du vaisseau de Sa Majesté le Maidstone. Il est triste de penser que dans une seule croisière qui n’a duré que deux mois elles ont eu l’occasion de visiter 19 navires, tous engagés dans ce honteux trafic, et cela sans que nos braves marins aient eu la permission de les gêner dans cette indigne occupation. Dix de ces bâtiments étaient sous couleurs françaises ; ils appartenaient à des ports de France, et nous espérons que ce sera une nouvelle preuve, si de telles preuves étaient encore nécessaires, propre à convaincre le gouvernement de Sa Majesté très-chrétienne que le coupable commerce que nous avons eu si souvent l’occasion de dénoncer se pratique toujours sous la protection de son autorité, et même bien au delà des moyens de toute autre puissance ; le tout malgré l’opposition des lois prohibitives de la France. Voici donc la preuve la plus incontestable de l’inefficacité de ces lois ; soit qu’elles ne répondent pas à leur objet, soit que ceux qui sont chargés de les faire exécuter les pervertissent indignement. Tous ces navires étaient munis de papiers français, et l’objet de leur voyage avoué de la manière la plus ouverte, et pour ainsi dire avec orgueil, par quelques-uns des patrons, qui, lorsque nos officiers vinrent à bord, leur expliquèrent comment leurs victimes seraient rangées, quelle partie du vaisseau était destinée à chacune, quel nombre ils se proposaient d’en emporter, enfin tous les horribles détails de leur entreprise. Les faits ici parlent d’eux-mêmes, et si le gouvernement français ne s’entremet pas une fois enfin d’une manière plus décidée qu’il ne l’a fait encore, le monde devra penser, ce qui, nous le craignons hélas ! n’est que trop vrai, que cette grande nation éprouve quelque répugnance à abolir ce trafic odieux. »

Si, dans une croisière de deux mois, on découvre 19 vaisseaux négriers, quelle devait être la proportion dans une année entière ?

Un fait trop prouvé, c’est que les négriers devinrent plus cruels du jour où la traite fut prohibée. Les faits de sauvagerie rapportés plus haut sont, en effet, postérieurs à cette prohibition. Les négriers, qui ne considérèrent jamais les nègres entassés à fond de cale comme des créatures humaines, ne pouvaient hésiter, en cas de contravention, à échapper au châtiment, fût-ce au prix de la vie de leurs captifs. Au mois d’avril 1822, le lieutenant Wildenay fut expédié sur les côtes d’Afrique avec les embarcations de l’escadre commandée par sir Robert Wends ; il ne tarda pas à découvrir, à la hauteur de la ville de Bonny, deux goélettes et quatre bricks. C’étaient : l’Yeanam, goëlette espagnole de la Havane, de 306 tonneaux, ayant 330 esclaves à bord ; la Vinca, autre goëlette espagnole de la Havane, 180 tonneaux, 325 esclaves à bord ; la Petite-Betzy, brick français de Nantes, 184 tonneaux, 318 esclaves à bord ; l’Ursule, brigantin français de Saint-Pierre-Martinique, 100 tonneaux, 347 esclaves à bord ; le Théodore, brick français, qui n’avait pas encore eu le temps de faire sa cargaison. Après un combat opiniâtre, les vaisseaux négriers finirent par tomber au pouvoir des embarcations, mais pendant le combat un grand nombre d’esclaves sautèrent à la mer et furent dévorés par les requins. Quelques-uns périrent par des coups de feu. Voici l’épisode le plus significatif : la goélette la Vinca, lorsqu’elle fut prise, avait à bord une mèche allumée pendante sur le magasin à poudre, et placée en cet endroit par les marins de l’équipage, avant qu’ils se jetassent à la nage pour gagner la terre. Par bonheur, un matelot anglais aperçut cette mèche et l’éteignit. Le magasin de la Vinca’ contenait une énorme quantité de poudre, et une seule étincelle aurait fait sauter 325 malheureux esclaves. Les négriers manifestèrent, après l’action, le plus vif regret d’avoir vu déjouer ce plan, digne de l’antique barbarie. Ajoutons que les 325 esclaves furent trouvés enchaînés entre eux, non-seulement par les bras et les jambes, mais par le cou, et que plus de 150 périrent en dépit des soins dont ils furent l’objet, dans la traversée de Bonny à Sierra-Leone.

Quelques dernières citations achèveront de montrer la cruauté des négriers. Voici en quels termes un armateur de la Guadeloupe se bornait, vers la même époque, à mentionner un acte de sauvagerie digne de faire suite aux précédents : « La goélette la Louisa, capitaine Arnaud, est arrivée à l’anse de la Barque, quartier de Sainte-Anne-Guadeloupe, avec une cargaison de 200 nègres, restant d’une traite de 275 qu’elle avait à bord. Le bâtiment ne pouvant comporter un si grand nombre d’hommes, le surplus a été jeté vivant à la mer par le capitaine. »

Le journal de Sierra-Leone dit ailleurs : « Le Louis, commandé par un nommé Oiseau, en complétant sa cargaison d’esclaves dans le vieux Colebar, a entassé la totalité de ces malheureux dans l’entre-pont, et puis fermé les écoutilles pour la nuit. Lorsque le jour est venu, on a trouvé que 50 de ces pauvres victimes avaient expiré dans cette atmosphère étroite et empestée. Alors le commandant a ordonné froidement de jeter leurs corps dans la rivière, et s’est occupé immédiatement, à terre, de compléter son exécrable cargaison par des achats nouveaux de créatures humaines. »

Quelquefois les négriers sont plus économes de la vie de leurs tristes prisonniers, mais le moyen qu’ils ont trouvé de combattre l’asphyxie imminente jointe aux effets du mal du pays est encore un raffinement de cruauté. « Chaque jour, dit M. Alboize, ils font monter un certain nombre de nègres sur le pont ; ils les détachent de leurs fers, les entourent de sentinelles qui veillent sur eux le fusil à la main, et leur ordonnent de danser la danse favorite de leur pays. Sur le refus des nègres, les fouets retentissent ; on leur déchire le corps pour les forcer à danser. Les plus timides commencent ; les matelots les encouragent à coups de fouet, et bientôt la danse devient si vive et si animée qu’on a de la peine à la faire cesser. Ce spectacle est horrible à voir. Le nègre dansant malgré lui, entraîné malgré lui par l’habitude et le plaisir, poussant des hurlements d’horrible volupté qui se mêlent au bruit des fouets et du tam-tam, tandis que des hommes appuyés sur les bastingages sont là pour empêcher les noirs de se jeter à la mer ; tout cela est hideux, tout cela est affreux… Puis les nègres reprennent leurs chaînes et vont tristement dans leur cloaque, maudissant leur joie frénétique d’un moment et pleurant de rage d’y avoir succombé. »

Plus d’une fois les traitements indignes infligés par les négriers à leur cargaison de chair humaine ont été le point de départ de révoltes à bord. Nous en citerons un exemple. Un bâtiment négrier naviguait chargé de 100 esclaves, quand le commandant crut remarquer un projet de mutinerie, non encore complètement arrêté ; il fit saisir immédiatement celui qu’il supposait le chef, et le malheureux, amené sur le pont, martyrisé par l’équipage, fut finalement précipité à la mer. Mais cet exemple, loin de produire l’effet attendu, exaspéra les nègres, et, le soir venu, l’équipage fut assailli par les malheureux qui, bien qu’attachés deux par deux, se ruèrent sur les matelots. Ceux-ci n’eurent que le temps de se retrancher fortement et de se disposer à une défense en règle ; la lutte ne fut pas de longue durée. Les malheureux nègres, qui n’avaient pour armes que des morceaux de bois, furent bientôt épuisés de sang et de fatigue et mis hors de combat. Une fois réduits, on se hâta de les passer en revue, afin de voir et de préciser la perte que le négrier éprouvait. Le plus grand nombre étaient couverts de blessures : ceux-là auraient été estropiés ou auraient coûté plus de soins qu’ils n’auraient rapporté d’argent ; on s’en déchargea comme d’un fardeau inutile en leur ordonnant de se jeter à la mer. « Les nègres, dit le narrateur qui nous fournit cet épisode, obéirent avec une espèce de joie. Ceux qui n’avaient pas de parents sautèrent sur-le-champ à la mer ; ceux qui en avaient encore ne prirent que le temps de les embrasser et disparurent dans les flots. Il ne resta en tout que 90 esclaves, qui furent vendus aux Iles Barbades. »

Un dernier trait enfin, pour couronner ce martyrologe. Un brick anglais rencontra un jour un bâtiment négrier qui faisait eau depuis plusieurs jours ; le brick s’empresse de recueillir, non-seulement l’équipage, mais encore les nègres ; peu après le négrier s’abîme dans les flots. Les vents contraires viennent alors retarder la traversée, et bientôt les gens de l’équipage du brick murmurent, en calculant la quantité de vivres qui compose tout l’approvisionnement. Le capitaine, craignant une sédition, accueille les représentations de ses matelots ; séance tenante le sacrifice des nègres est décidé. Mais comment s’en défaire ? Les noyer ? Presque tous surnageraient et on aurait trop de peine à les achever. On les fit retirer sur le pont, on braqua sur eux deux canons chargés à mitraille et on en fit une épouvantable boucherie. Et le peuple qui se rendit coupable d’un pareil acte était le plus redoutable antagoniste, au point de vue humanitaire, de la traite des noirs et des négriers !

Nous pourrions multiplier les exemples. Rappelons seulement que les négriers, qui alimentaient principalement leur commerce sur les côtes d’Afrique, avaient là des courtiers, nègres eux-mêmes, étroitement liés à leurs intérêts. Plus d’une fois même un roi africain, à court de liste civile, a imposé extraordinairement son peuple d’un impôt d’un nouveau genre, consistant dans la livraison d’un certain nombre de ses sujets à un négrier de passage. Ces faits ont disparu, mais tout récemment, et grâce cette fois à la France et aux libres esprits de l’Amérique. En dépit des fortunes colossales acquises par certains négriers, ce mot est aujourd’hui tombé dans un mépris profond, et Victor Hugo voulant stigmatiser une dernière fois un de ses personnages des Misérables, l’horrible Thénardier, n’a pas mieux trouvé que cette conclusion, qui sera en même temps la nôtre : « La misère morale de Thénardier, le bourgeois manqué, était irrémédiable. Il fut en Amérique ce qu’il avait été en Europe… Avec l’argent de Marius, Thénardier se fit négrier. » V. traite des noirs.