Grands névropathes (Cabanès)/Tome 2/6

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AUGUSTE COMTE

Le fondateur de la religion positive nous appartient doublement : comme médecin et comme malade. C’est le malade et, plus précisément, le névropathe, que nous entendons soumettre à notre examen.

Avant d’ouvrir la porte aux commentaires, exposons brièvement les faits.

Auguste Comte venait de se marier ; il avait 27 ans. Ancien élève de Polytechnique, licencié en 1816, sans emploi et sans fortune personnelle, il avait dû, pour vivre, donner des leçons de mathématiques et collaborer aux publications du réformateur Saint-Simon.

Bientôt il conçut le projet d’exposer ses doctrines dans un cours, qu’il ouvrit à son domicile privé, logement des plus exigus, situé au n° 13 du faubourg Montmartre. Des hommes tels que le géomètre Fourier, Broussais, de Humboldt, de Blainville, Arago, Hippolyte Carnot, ne dédaignèrent pas de venir y entendre le jeune professeur, qui, déjà, avait le don d’exciter la curiosité.

Ce cours, si brillamment commencé, fut bientôt interrompu. Quand les auditeurs se présentèrent pour la quatrième leçon, ils trouvèrent la maison fermée et les fenêtres closes : on leur apprit que le jeune maître était malade. En réalité, Auguste Comte, surmené par un travail intensif, avait été saisi d’un véritable accès d’aliénation mentale, qui le fit enfermer durant quelques mois dans la maison de santé du Docteur Esquirol (1826).

Si l’on en croit Robinet, le chagrin domestique aurait été la cause principale de son mal ; selon Littré, la conduite de Mme Comte, en cette circonstance, aurait été au-dessus de tout éloge, contrairement à certaines assertions, et les plaintes de Comte seraient d’une injustice absolue.

D’après de plus récentes communications, la vérité serait – comme presque toujours – entre ces deux extrêmes. Assurément, la contention d’esprit n’a pas été étrangère à la maladie. Toutes les fois qu’Auguste Comte entreprenait une œuvre, son esprit se surexcitait d’une façon extraordinaire, qui tenait à sa manière de composer.

Avant de rien écrire, avant de rien exposer, il fallait qu’il eût profondément médité son sujet. Ce travail terminé, il écrivait tout d’une haleine, sans avoir besoin de faire ensuite une seule correction.

Il travaillait si rapidement, que l’imprimeur ne put jamais le suivre. On rapporte que, avant de rédiger le fameux livre de 1822, il resta longtemps sans lire, sans écrire, et même sans parler ; qu’il chassait le sommeil en buvant du café très fort et qu’il restait des nuits entières à méditer.

Il passa par une crise semblable, quand il s’agit de préparer son Système de politique positive (1844) publié plus tard en quatre volumes. Qu’une pareille surexcitation d’esprit se soit produite au commencement du cours de Philosophie positive, il n’y a là rien de surprenant, d’autant que le jeune philosophe était vivement impressionné à la pensée d’affronter le jugement d’un auditoire d’élite. Sa surexcitation était encore accrue par les luttes qu’il avait alors à soutenir avec les Saint-Simoniens.

Bien que ces diverses circonstances aient pu contribuer à amener la folie, il semble cependant que des chagrins domestiques furent la cause déterminante de la catastrophe, ainsi que Robinet l’affirme.

Comte avait exigé de sa femme, sous la foi du serment, qu’elle cesserait tout rapport avec Cerclet, son ancien amant. Il crut découvrir que, malgré la promesse faite, elle continuait à lui écrire et à entretenir des relations avec lui. Que le soupçon fût fondé ou non, Comte, très porté à la jalousie, fut hors de lui. Sur-le-champ il alla trouver Lamennais, chez qui il rencontra Gerbet, devenu ensuite évêque de Perpignan. Il se jeta à leurs genoux et, sous le « sceau du secret de la confession », il leur raconta en sanglotant la cause de son chagrin.

Dès que la famille d’Auguste Comte eut appris la nouvelle de la maladie du philosophe, Mme Comte mère voulut partir et elle se mit en route pour Paris. Elle y resta jusqu’à la complète guérison de son fils, qui sortit de la maison de santé le 30 novembre de la même année.

Mme Comte mère ne consentit à quitter son fils qu’après s’être assurée de sa parfaite guérison. Elle ne rentra à Montpellier que le 26 décembre.

Quand il sortit de la maison Esquirol, Auguste Comte n’était pas, à vrai dire, tout à fait rétabli, car le premier usage qu’il fit de sa liberté fut une tentative de suicide : il se jeta à l’eau et, chose singulière, cet acte de désespoir produisit comme une sorte d’ébranlement sauveur dans tout son être. De cette tentative, qui pouvait amener la mort, sortit la guérison et le salut.

On va voir en quels termes singulièrement précis, au sixième volume de sa Philosophie positive, Auguste Comte a évoqué le souvenir de cette terrible épreuve.

« L’essor initial de cette opération orale, écrit le philosophe, fut douloureusement interrompu, au printemps de 1826, par une crise cérébrale, résultée du fatal concours de grandes peines morales avec de violents excès de travail. Sagement livrée à son cours spontané, cette crise eût sans doute bientôt rétabli l’état normal, comme la suite le montre clairement. Mais une sollicitude trop timide et trop irréfléchie, d’ailleurs si naturelle en de tels cas, détermina malheureusement la désastreuse intervention d’une médication empirique dans l’établissement particulier du fameux Esquirol, où le plus absurde traitement me conduisit rapidement à une aliénation très caractérisée.

« Après que la médecine m’eut enfin heureusement déclaré incurable, la puissance intrinsèque de mon organisation, assistée d’affectueux soins domestiques, triompha naturellement en quelques semaines, au commencement de l’hiver suivant, de la maladie, et surtout des remèdes ; ce succès, essentiellement spontané, se trouvait, dix-huit mois après, tellement consolidé, que, en août 1828, appréciant, dans un journal, le célèbre ouvrage de Broussais sur l’irritation et la folie, j’utilisai déjà philosophiquement les lumières personnelles que cette triste expérience venait de me procurer si chèrement envers ce grand sujet. »

Jusqu’à ses derniers jours, Auguste Comte a reconnu qu’il devait sa guérison aux soins de sa femme. Il l’a écrit dans le tome VI du Cours de Philosophie positive, où il dit qu’il fut guéri « grâce à la puissance de son organisation, assisté d’affectueux soins domestiques ». Il se plaisait à le répéter dans la conversation. M. Ch. Robin l’atteste, en outre, dans une lettre que M. Littré a publiée dans son ouvrage intitulé : Auguste Comte et la Philosophie positive[1]. Enfin, il ne manquait pas une occasion de témoigner sa reconnaissance à Mme Comte elle-même.

En 1837, il avait fait une visite à Marseille, dans une maison d’aliénés où se trouvait un de ses amis ; il la racontait à sa femme de la manière la plus touchante, et il terminait ainsi :

« Il est certainement beaucoup plus guéri que je ne l’étais moi-même, quand vous me tirâtes de chez Esquirol, malheureusement, à la vérité, il n’a point de Caroline pour achever la cure. »

Le voilà donc sauvé en 1828, le voilà reprenant la plume, livrant sa pensée aux méditations les plus abstraites, à l’étude des problèmes les plus ardus, et arrivant à dominer si bien le souvenir de cet égarement passé, que son esprit s’y arrête sans trouble et sans effroi : il s’interroge, il se juge, et, par une épreuve suprême et décisive, c’est avec ses souvenirs personnels, avec ses impressions personnelles à lui, qu’il étudie et discute la question de la folie.

L’année suivante, le cauchemar est tout à fait dissipé et, à part un dérangement d’estomac, qui se manifeste par la difficulté et la lenteur des digestions, par la fréquence des vomissements, il ne semble pas que la santé d’Auguste Comte ait été le moins du monde ébranlée. Dès la fin de 1828, il reprenait publiquement, à l’Athénée de Paris, le cours si fâcheusement interrompu deux ans auparavant.

C’est de 1830 à 1842 que se poursuit, chez Auguste Comte, la grande et décisive élaboration des idées ; c’est de 1830 à 1842 qu’il expose le développement de sa doctrine, dans la série des volumes, par lui publiés, de la Philosophie positive, et dans son enseignement oral.

Au moment où il rédigeait les conclusions de la Philosophie positive, et où il se trouvait, par suite, dans un état d’excitation cérébrale analogue à celui de 1826, quoique peut-être moins intense, les persécutions intimes de sa femme cette fois faillirent déterminer une nouvelle crise cérébrale.

À cette époque, A. Comte décidait d’interrompre la suite de ses grands travaux, pour publier deux ouvrages purement élémentaires : un traité d’astronomie populaire et un traité élémentaire de géométrie analytique. Mais en réalité, il ne cessa pas de méditer le système de politique positive qu’il avait annoncé à la fin de son premier ouvrage.

C’est dès le début de ce travail que survinrent deux accidents qui ont changé le cours de sa vie et de ses idées : une crise mentale et une passion maladive. Voici dans quels termes il a lui-même fait connaître à un de ses amis, la crise nouvelle qu’il subit alors :

« Cette lettre a pris une telle extension, que je suis forcé d’ajourner d’intéressants détails sur une grave maladie nerveuse, déterminée sans doute par la première reprise de ma composition philosophique, quelques jours après ma dernière lettre (15 mai). Le trouble a consisté en insomnies opiniâtres, avec mélancolie douce, mais intense, et oppression profonde, longtemps mêlée d’une extrême faiblesse. J’ai dû suspendre quinze jours tous mes devoirs journaliers et rester même au lit. Mais des précautions soutenues ont toujours circonscrit la maladie dans le sein du système nerveux, en prévenant, par l’abstinence, la fièvre et l’irritation gastrique, de façon à me dispenser d’appeler aucunement mon médecin, qui est loin d’entendre comme moi le gouvernement de mon propre appareil cérébral. Vos deux affectueuses lettres m’ont trouvé en pleine convalescence, sans que, toutefois, le sommeil soit encore recouvré suffisamment. Quoique mon élaboration naissante ait été ainsi suspendue, l’ensemble de ma composition aura beaucoup gagné à cette période exceptionnelle, où ma méditation était loin d’éprouver l’atonie de ma motilité (Paris, 27 juin 1845). »

C’est à ce moment qu’il rencontra une jeune femme venue à Paris pour publier quelques essais littéraires, Mme Clotilde de Vaux. Elle était mariée, mais son mari était séparé d’elle par une condamnation afflictive et infamante. Auguste Comte, qui avait alors 47 ans, conçut pour cette femme la plus étrange passion.

Cet amour, empreint de mysticisme, fut-il une conséquence de l’affection mentale dont Comte était atteint, il est assez difficile de l’établir. C’est, en tout cas, à cette époque, que le philosophe imagina la « religion qui propose à l’adoration des hommes, avec le grand Fétiche et le grand milieu, l’humanité représentée par la femme sous les traits de Mme Clotilde de Vaux, et qui aurait pour résumé synthétique l’utopie de la Vierge mère ; cette politique qui, dans l’avenir, donne le gouvernement du monde, pour le spirituel, à un sacerdoce de savants, pour le temporel, aux banquiers et, qui, dans la transition présente, appelle au souverain pouvoir trois prolétaires, désignés par Auguste Comte au choix du directeur empirique, Napoléon III, en attendant que l’Europe, après 33 ans, le monde entier, après une seconde période de 33 années, aient accepté le régime normal inventé par Auguste Comte ».

Plus tard, en 1855, le fondateur du positivisme écrivait ce fameux testament qui devait donner lieu à un procès des plus retentissants : on sait que l’annulation en fut poursuivie, à la requête de Mme Comte, pour cause d’insanité. Mais les prétentions de l’épouse furent rejetées, à la suite d’une brillante plaidoirie de Me Allou, qui démontra que le testament était l’acte d’un homme parfaitement sensé, dont la volonté était libre, complète et entière, ainsi, du reste, qu’en témoignait un certificat signé des médecins les plus éminents.

Voici ce certificat dans sa teneur exacte :


Les médecins soussignés : Richard Congrave, à Londres, Audiffrent, à Marseille, Bazalgette, à Paris, Segond, agrégé de la Faculté de médecine de Paris, Sémerie, ex-interne de l’asile impérial d’aliénés de Charenton, Carré, à Triel (Seine-et-Oise), Delbet, à la Ferté-Gaucher (Seine-et-Marne), Sauria à Saint-Lothain (Jura), Robinet, à Paris, tous ayant connu Auguste Comte pendant les dernières années de sa vie, de 1850 à 1857, et l’ayant tous vu pendant ce temps, les uns journellement et les autres par intervalles, certifient qu’ils n’ont jamais aperçu chez lui, dans ses conversations, dans ses actes ni dans ses écrits quelconques, la moindre trace de dérangement intellectuel et moral, d’aliénation mentale ou de monomanie de quelque nature que ce soit ; que jamais ils n’ont constaté, dans son entourage, aucune contrariété, ni le moindre soupçon à cet égard et que, au contraire, Auguste Comte leur a (sic) toujours apparu comme jouissant et ayant joui, jusqu’au dernier moment de sa vie (sans parler de son génie incontestable), de la lucidité la plus complète, de la mémoire la plus étendue et la mieux ordonnée, du jugement le plus sain, de la raison la plus droite, du calme le plus constant, de la persévérance la plus ferme et du désintéressement le plus généreux qui sont les caractères intellectuels et moraux les plus opposés à ceux de la folie.

En foi de quoi ils ont signé la présente déclaration


Me Allou produisit, en outre, une déclaration de M. Sémerie qui affirmait qu’à cette même époque Auguste Comte avait une intelligence complètement maîtresse d’elle-même.

En écrivant ses dernières volontés, le réformateur ne croyait pas être arrivé au terme de son existence ; il espérait, au contraire, grâce à l’hygiène sévère qu’il avait adoptée, avoir de longs jours à passer sur cette terre. Les décrets de la Providence avaient autrement réglé sa destinée. Le 5 septembre 1857, le fondateur de la Religion positive succombait dans les bras de son dévoué médecin et ami, le docteur Robinet, qui, durant cette dernière maladie, avait à peine quitté son chevet.

Maintenant que nos lecteurs connaissent les deux épisodes morbides qui ont traversé la vie d’Auguste Comte, ils comprendront mieux le commentaire dont M. le docteur Hillemand, un des représentants les plus distingués du positivisme, a bien voulu, sur notre demande, accompagner notre simple exposé de faits.

« Je ne m’indignerai pas, nous écrivait notre docte confrère, comme certains de mes coreligionnaires, qui ne veulent même pas envisager la possibilité d’un dérangement intellectuel d’Auguste Comte dans les derniers temps de sa vie, et qui considèrent toute discussion à cet égard comme sacrilège. Car, si je suis positiviste, parce que le positivisme me paraît être, de toutes les doctrines qui se disputent l’empire du monde, à notre époque de transition, celle qui renferme la plus grande somme de vérités, et aussi celle qui, par son esprit relatif, est la plus apte à s’assimiler toutes les vérités de l’avenir, je ne suis pas de ces Comtistes insuffisamment dégagés des habitudes d’esprit théologiques, qui n’admettent pas que le cerveau d’Auguste Comte ait pu être sujet aux mêmes accidents que les cerveaux d’autres hommes et qui attribuent une sorte d’infaillibilité à ses écrits, disposition d’esprit qui les pousse à nier toute découverte scientifique qui n’est pas conforme aux propositions que le maître a consignées dans la Politique positive, à la manière des catholiques qui niaient le mouvement de la Terre au nom de la Bible. J’entends me garder toujours du fatal esprit de système (qu’il ne faut pas confondre avec l’esprit systématique, comme l’a fait remarquer d’Alembert), et ne pas oublier de mettre en pratique ce sage conseil de M. Renan : « qu’il est bon de varier ses points de vue et d’écouter les bruits qui viennent de tous les côtés de l’horizon. »

« Je crois qu’il est utile, qu’il est même indispensable, de regarder en face, d’examiner de près et de soumettre à une discussion sérieuse cette opinion que les dernières conceptions scientifiques et religieuses d’Auguste Comte sont des conceptions délirantes, imputables à un trouble ou à un affaiblissement intellectuels ; car nous voyons à chaque instant cette opinion reproduite par une foule de gens, qui se croient dispensés d’étudier le positivisme religieux, sous prétexte qu’il est l’œuvre d’un aliéné.

« Je commence par admettre sans difficulté, que le prodigieux surmenage cérébral auquel s’est livré le grand penseur, à la fois dans le domaine de l’intelligence, du sentiment et du caractère, était bien propre à entraîner un trouble cérébral, en vertu de cette loi de pathologie générale que, plus grande est l’activité d’un organe ou d’un appareil, plus grande aussi est sa susceptibilité morbide. J’accorde que le danger était encore augmenté par la règle, que s’était imposée Auguste Comte, de s’abstenir de toute lecture autre que celle de quelques poètes favoris et de l’Imitation, pour s’occuper exclusivement de son œuvre de construction d’une nouvelle religion, à l’aide des immenses matériaux qu’il avait antérieurement amassés ; en faisant remarquer, toutefois, que cette abstinence était nécessitée par la nature et la grandeur de son entreprise, qui n’aurait jamais pu, autrement, être menée à terme.

« Je vais même beaucoup plus loin, car, sans savoir rien de précis sur les parents d’Auguste Comte, j’admets qu’il était héréditairement prédisposé aux troubles cérébraux, en raison de la conformation déplissée et désourlée de ses oreilles, conformation dont Morel a signalé le premier, d’une façon générale, l’importance, et qu’on peut affirmer sans crainte d’être démenti par les faits, être un signe infaillible de prédispositions vésaniques héréditaires ; en raison aussi de sa crise mentale de 1826 et de sa tentative de suicide, accidents qui n’arrivent jamais, comme l’expérience le prouve, que chez des individus ayant déjà de l’hérédité névropathique derrière eux.

« Mais de ce qu’Auguste Comte présentait des stigmates physiques, indices certains de prédispositions névropathiques héréditaires, de ce qu’il a surmené son cerveau à un degré prodigieux, de ce qu’il a été sujet, en 1826, à une crise cérébrale « résultée du fatal concours de grandes peines morales avec de violents excès de travail » qui nécessita son internement, et qui fut suivie, l’année suivante, d’une tentative de suicide, il n’est pas permis de conclure, sans autre démonstration, que les dernières conceptions, religieuses et scientifiques, du fondateur du positivisme qui ne sont pas conformes à sa manière de voir, sont des idées délirantes imputables à un nouveau dérangement intellectuel ; ou autrement, les théologiens et les métaphysiciens adversaires du positivisme philosophique pourraient aussi bien, pour les mêmes raisons, se dispenser de discuter et imputer à la folie les idées du Cours de philosophie positive, qui ne sont pas conformes non plus à leur manière de voir ; car, à part celles des trois premières leçons, toutes les autres furent émises par Auguste Comte, postérieurement à sa crise mentale de 1826, et à sa tentative de suicide de 1827.

« En outre, la même suspicion pourrait être étendue à toutes celles des idées émises par les hommes de génie du passé qui sont en opposition avec nos idées modernes ; car la plupart de ceux sur lesquels nous possédons des renseignements ont présenté des vices de conformation crânienne ou faciale, des troubles intellectuels ou moraux, plus ou moins analogues à ceux qu’a offerts Auguste Comte, et ayant la même signification générale.

« En même temps, le plus grand nombre de ceux sur lesquels nous possédons des renseignements biographiques détaillés, ont manifesté dans la sphère du sentiment, de l’intelligence, du caractère, de la motricité, de la sensibilité, des troubles passagers ou permanents, plus ou moins équivalents à ceux qu’a présentés Auguste Comte, et ayant en tout cas une signification générale analogue : idées de persécution, de grandeur, mélancolie, hypocondrie, hallucinations, excitation maniaque, impulsions irrésistibles, folie du doute, délire du toucher, peur des espaces, épilepsie, strabisme, tics, etc., et ont eu dans leur famille des proches parents atteints de diverses névroses et vésanies…

« L’histoire se simplifierait ainsi d’une façon bien commode. Inutile désormais d’étudier le milieu dans lequel se sont développés les hommes de génie et de rechercher la filiation de leurs idées : le mélange de vérités et d’erreurs qu’on rencontre dans leurs œuvres s’expliquerait par des alternatives de lucidité et de folie. Quel triomphe pour les imbéciles, qui pourraient toujours attribuer à la folie celles des idées des grands hommes qui sont au-dessus de leur portée !… Avant d’admettre que les conceptions qui caractérisent la seconde partie de la vie d’Auguste Comte sont celles d’un esprit dérangé, qu’on me démontre que ces conceptions sont bien réellement des erreurs en désaccord avec les idées de la philosophie positive et dues à l’emploi d’une méthode non seulement différente, mais opposée ; qu’elles présentent un caractère d’absurdité tel qu’elles ne peuvent s’expliquer que par la production d’un trouble intellectuel, et qu’elles ne sont pas justiciables d’autres causes, comme par exemple de l’état imparfait des connaissances à l’époque où Auguste Comte se livrait à ses spéculations ; car, encore une fois, la possibilité d’une chose ne permet pas à elle seule d’affirmer sa réalisation.

« Des aliénistes très distingués qui sont habitués à dépister les idées délirantes, qu’on accuse même (comme les ignorants accusent toujours les aliénistes) de voir des fous partout, n’ont pas reconnu cependant le caractère délirant aux conceptions scientifiques, politiques et religieuses émises par Auguste Comte dans la deuxième partie de sa vie. Enfin, il est permis de faire observer que, s’il est possible qu’Auguste Comte et ses disciples religieux soient des fous, des illuminés, il est possible aussi que ce soient leurs critiques qui pèchent par insuffisance de développement intellectuel ou moral.

« Selon la remarque de Pascal, les esprits boiteux prétendent volontiers que ce sont les autres qui boitent, et les débiles sont naturellement enclins à taxer de folie les hommes supérieurs dont ils ne peuvent comprendre les idées. Il n’est donc pas étonnant que pareille mésaventure soit arrivée à Auguste Comte, qui devançait tellement son époque ; et que quelques-uns de ses disciples, d’ailleurs éminents, ne pouvant se dégager entièrement des habitudes d’esprit révolutionnaires et négatives, n’aient pas pu le suivre et s’élever en même temps que lui jusqu’au vrai point de vue organique.

« Ne pouvant comprendre les conceptions religieuses de leur maître, ils ont conclu que ces conceptions, qui leur paraissaient absurdes, l’étaient réellement, et plutôt que de se soupçonner eux-mêmes d’insuffisance et d’arrêt de développement, ils ont préféré admettre qu’Auguste Comte avait dévié par suite d’un dérangement intellectuel.

« Cela est humain, mais cela n’est pas vrai ; et la postérité, qui sera témoin de la grande fortune des idées politiques et religieuses d’Auguste Comte, s’étonnera sans doute que Littré et Robin, qui en furent les contemporains, “aient été assez peu clairvoyants, pour laisser passer entre leurs doigts des vérités si palpables”. »

Nous n’ajouterons rien à cette précieuse « consultation » de notre savant confrère. Elle pourra, nous semble-t-il, aider les philosophes à mettre impartialement au point le « cas » d’Auguste Comte.


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Notes :
  1. À la p. 141.