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Grazia/1

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Grazia (p. 1-33).
FEUILLETON DU SIÈCLE. — 23 AVRIL 1878.

(1)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

I

J’avais connu Etfisio Cambazzu en février 1871. Il était de ces volontaires italiens accourus pour défendre la France, et qui, dans les Vosges, avaient repoussé victorieusement l’invasion. Avant de reprendre le chemin de l’Italie, Effisio Cambazzu était venu à Paris, en compagnie d’un de ses frères d’armes, Angelo Rizzi. Je les avais accueillis avec toute la reconnaissance que m’inspirait leur dévouement à ma patrie et nous avions lié amitié. Deux ans après, me trouvant à Gênes, où résidait Rizzi, j’allai frapper à sa porte.

Le héros des Vosges s’était métamorphosé en commerçant. Il était commis dans une agence.

— Que voulez-vous ! me dit-il en soupirant, ce n’est pas mon métier. Mais que faire ? Nous autres, Italiens, nous n’avons guère de choix qu’entre le commerce et le fonctionnarisme. Né Génois, je dois être commerçant, — bien que ce ne soit plus la même chose qu’il y a quatre siècles. — Cherchez les héros de notre indépendance, sans en excepter les glorieux Mille, vous les trouverez dans des boutiques, au moins pour la moitié.

— Et Cambazzu, lui aussi ? demandai-je.

— Lui, non ; il est allé s’enterrer d’une autre manière, en Sardaigne, où il a son héritage paternel.

— Ah ! il est Sarde, je me le rappelle maintenant. Combien je regrette de ne pas le voir !

— Que n’y allez-vous ! C’est un curieux pays à ce qu’il paraît, bien que diablement sauvage. Si je n’étais pas enchaîné ici…

Nous parlâmes des moyens de transport. Il n’y avait qu’à prendre le bateau à vapeur de Gênes, le samedi soir, qui était le surlendemain ; on touchait à Livourne le dimanche, de grand matin, à Bastia le soir ; on jetait l’ancre la matinée suivante, à cinq heures, au port de la Maddalena, une île sarde, voisine de Caprera, Là, si l’on ne voulait, ou si l’on n’osait, aller visiter le grand homme dans son île, on reprenait presque immédiatement le bateau qui va toutes les semaines de la Maddalena à Cagliari, en touchant les ports orientaux de la Sardaigne, et l’on débarquait vingt heures après à Orosei, d’où l’on gagnait par la diligence la ville de Nuoro, située dans la montagne, et où demeurait Effisio. En tout, cinq jours de voyage, — le temps d’aller à Constantinople ou en Égypte ; — mais la mer était admirable, la nuit pleine d’étoiles, tandis que du haut de la terrasse de marbre blanc qui domine le port, nous parlions de ce voyage, en regardant les vapeurs anglais, américains, italiens, français, pressés les uns contre les autres, et dont plusieurs, qui s’apprêtaient à partir, laissaient échapper de blanches fumées.

Rien comme la vue d’un grand port ne donne envie de courir la mer. Des barques, glissant entre les navires, venaient aborder au quai ; les marins criaient et les douaniers rodaient ; l’eau clapotait ; çà et là, flamboyaient des lueurs rouges empruntées aux fanaux, ou brillaient de blanches clartés prises à la lune. Rizzi me parlait avec abondance de la Sardaigne, qu’il ne connaissait pas, mais dont il avait beaucoup entendu dire par Effisio, pays pas tout à fait antédiluvien, mais peu s’en faut, encore jonché des monuments d’une antiquité sans histoire. Il me décrivit les nur hags, me parla de menhirs, me dépeignit le paysan sarde, immobile au milieu des civilisations successives écroulées autour de lui, encore vêtu de la mastruca décrite par Cicéron, portant encore le sagum romain, armé du couteau à la ceinture, et ne quittant jamais son fusil, même à cheval ; ce fusil, tantôt instrument de chasse, avec lequel il abat dans les forêts le cerf, le daim, le moufflon, le sanglier, tantôt instrument de justice, avec lequel il venge son honneur, ou satisfait sa rancune ; car le Sarde ne reconnait pas de tribunaux.

— Oui, me disait-il, elle doit être curieuse à visiter, cette Sardaigne, qui, située aux portes de la France, de l’Espagne et de l’Italie, est plus inconnue que la Chine ; qui autrefois grenier de Rome et dont Polybe, Varron, Strabon et même Horace, vantent la fertilité, que les poëtes romains appellent favorite de Cérés et mère des troupeaux ; dont la population sous Claude s’élevait à cinq millions, est devenue un désert de verdure, parsemé de 600,000 habitants sur 23,483 kilomètres carrés de surface ; moins de cinquante familles de pâtres y possèdent une province. Pays de cocagne et de malaria, aux terrains fertiles, aux eaux poissonneuses, aux bois giboyeux, où le cultivateur, maigre et misérable, ne peut récolter assez pour payer le fisc et voit sa cabane vendue pour quelques sous ; les paysans s’y vêtent d’or et de velours, et couchent pêle-mêle sur des nattes, jetées autour du foyer sans cheminée. Pays d’hospitalité et de jalousie, de bravoure et de servitude, où l’on donne sa vie pour sa vengeance et où les gouvernements ont toujours raison.

— Décidément j’irai la voir, dis-je.

Et en effet, le surlendemain soir, à neuf heures, je me trouvais sur le pont d’un vapeur, qui, tournant le dos à la ville de marbre, fendait les belles eaux de la mer de Gênes, la proue vers le sud.

Quelque beauté qu’offrent les côtes accidentées le long desquelles nous naviguions, et l’ampleur de la mer bleue ensoleillée, cinq jours de bateau à vapeur, de chambre commune et de trépidation plus ou moins forte, sont longs, même par le temps le plus calme ; or, nous étions en avril, saison des pluies et des coups de vent, où subitement la mer devient noire, se creuse et roule des flots d’encre, surmontés de crêtes blanches rageuses. Nous arrivâmes enfin à Orosei, petite ville ornée de ruines féodales, qui de la mer offre l’aspect le plus pittoresque. De près, je ne vis et ne sentis qu’immondices et fus très heureux de monter dans la diligence qui devait me conduire à Nuoro.

Pendant près de six heures, à l’exception d’un village, Galtelli, tout proche d’Orosei, nous roulâmes sans voir autre chose qu’une plaine mal cultivée, à laquelle succédèrent bientôt des montagnes couvertes de chênes-lièges et de chênes verts, et un plus grand nombre, hélas ! découvertes, mouchetées seulement de touffes de lentisques ou de buissons d’olivastro (l’olivier sauvage). Nous longions fréquemment un cours d’eau nommé il fiume d’Orosei (le fleuve d’Orosei) que l’on me dit abondant en truites ; çà et là, dans les vallées, quelques champs de blé, mais pas un hameau sur tout ce parcours ; de deux en deux lieues, une maison blanche au bord de la route ; ce sont les cantoniere qu’à défaut de villages le gouvernement a fait bâtir pour loger avec leurs familles les hommes chargés de l’entretien de la route. Elles servent aussi de relais.

Au milieu de ce désert, j’entends crier des essieux. Ce sont de petits chars triangulaires trainés par des bœufs de petite taille et chargés de larges sacs pleins de liége. Le costume des conducteurs saisit mon attention. Ils ont la tête et les épaules couvertes d’un manteau court de laine noire, grossière, orné de manches de velours noir et à capuchon pointu, qui encadre triangulairement une figure brune et animée, aux cheveux Doirs, épais et longs, à la barbe longue et noire. Sous le manteau, l’on aperçoit un pourpoint de velours bleu, bordé de rouge, omé de boutons d’argent et séparé par une large ceinture de cuir, incrustée de dessins bleus, rouges et or, d’une sorte de jupe de laine noire très courte, d’où sortent deux larges caleçons blancs, qui vont s’enfermer dans des guêtres de laine noire.

Ces gens-là nous disent bonjour amicalement, et je ne me lasse point de les regarder, quand les gémissements plus stridents des roues de leurs chars attirant mon attention, je m’aperçois avec étonnement que ces roues sont de bois plein, et non pas à jantes. C’est tout bonnement une rondelle faite de trois planches épaisses, reliées par des lames de fer. J’ai sous les yeux l’antique char de la villa romaine, contemporain de Cincinnatus, de Caton, de Varron, une antiquité vivante et parlante. Voilà qui donne une haute idée des progrès de la civilisation en Sardaigne ; il est vrai que tous les chars n’étaient pas ainsi ; quelques-uns avaient des roues à jantes.

— Oh ! me dit à ce propos le conducteur, près duquel je suis assis, sur le devant de la diligence, oh ! depuis que l’on a fait ces routes-ci, il y a bien des choses qui ont changé dans notre pays !

À l’air assez résigné, mais triste, dont il dit cela, je doute qu’elles aient changé beaucoup.

Plus loin, ce sont deux cavaliers, vêtus exactement comme les conducteurs de chars, mais qui de plus portent en travers de la selle un long fusil ; un boyau de cuir qui, me dit le conducteur, est leur cartouchière, est joint à la ceinture, et soutient une sorte de petit sabre ou de long couteau.

Ils passent à l’amble de petits chevaux noirs, de tête et jambes fines ; et à l’aspect de ce costume étrange, de des armes, de ces têtes brunes, au type assez fin, et de ces petits chevaux maigres et nerveux ; sur lesquels semble soudé le cavalier, on croit voir des hommes de race arabe bien plutôt qu’européenne. Je me rappelle alors que le roi maure Musat, le vaillant pirate, a conquis foute la Sardaigne, et l’a possédée pendant cinquante ans, après de longues incursions et invasions de ses congénères. Et que les historiens sardes nous présentent Sardus, chef d’une colonie de Libyens, comme le principal colonisateur de l’ile. Une médaille au nom de Sardus pater, fils d’Hercule, atteste même le fait. — Dois-je ajouter qu’elle est postérieure au fabuleux colonisateur ?

Nous traversons, au milieu de ce désert, une oasis étonnamment fertile oliviers, amandiers touffus, au-dessous croissent encore d’épaisses moissons desquels

— C’est là le trésor de Nuoro, me dit le conducteur, et il me montre en même temps, au haut de la montagne, deux clochers, au-dessus d’un groupe de constructions, qui, de là, produisent le plus pittoresque effet. Nous sommes au revers sud et nous courons le long d’une large et rugueuse montagne, garnie de rochers abruptes, de chênes-liéges, d’yeuses et d’olivastri, qui se déploie comme un paravent en face de Nuoro, — au-dessus d’un ravin à demi cultivé, qui va de plus en plus verdoyant jusqu’aux profondeurs où coule un maigre ruisseau.

Vingt minutes après, nous avions atteint la cime du plateau élevé sur lequel est bâti Nuoro, et bientôt la diligence s’arrête.

Je m’attendais à voir Effisio à l’arrivée, car je lui avais écrit de Gênes deux jours avant mon départ, sans penser, avec la confiance d’un habitué des postes continentales, que ma lettre ne pouvait arriver plus tôt que moi. J’ai appris plus tard que les vapeurs postaux ne partent pour la Sardaigne que deux fois par semaine. Effisio n’était donc point là. Le conducteur avait disparu ; mais il connaissait bien Effisio Cambazzu ; je l’attendis.

Autour de la diligence, près de la porte du bureau, se trouvaient une douzaine d’hommes, les uns indigènes, vêtus à peu près comme ceux que j’avais rencontrés sur la route, les autres portant cet habit européen, qui semble destiné à couvrir la terre jusque dans ses coins les plus reculés. Ceux-ci me regardent avec la superbe indifférence de tout civilisé pour son semblable, quand ce semblable est un inconnu. Mais, en voyant mon air embarrassé, deux ou trois des indigènes viennent à moi, et m’adressent la parole dans une langue étrangère. Je leur demande en italien s’ils veulent me conduire à l’hôtel ? Ils se regardent et recommencent à me parler en ce même langage que je n’entends point.

Ne pouvant causer avec eux, je les contemple, charmé de pouvoir les examiner de plus près que ceux de la route. L’un d’eux, au lieu du manteau à capuchon, porte un grand gilet de cuir tanné, sans manches, et sur la tête un bonnet de laine noire à bout très-long et obtus : le bonnet phrygien ! Un autre, plusieurs autres, sont couverts d’un long vêtement de peaux de mouton, de couleur noire. C’est… assurément, c’est la mastrucca ! Et voici devant moi, dans sa majesté sauvage, le Sarde du temps de Cicéron, d’Annibal, et probablement des Phéniciens, de Sardus, peut-être !

Bientôt, à regarder mieux, je m’aperçois, non sans étonnement, que sous le manteau à capuchon, se trouvent généralement rassemblés tous les vêtements que j’ai décrits : gilet de cuir, mastrucca et bonnet de laine. Cependant, il fait un soleil de fin d’avril dont les rayons sont assez brûlants. Il me paraît que les Sardes n’aiment pas à s’enrhumer.

De l’autre côté de la rue, un groupe de femmes contemplait aussi ce voyageur aux vêtements poudreux, à l’air étranger, qui semblait ne savoir ce qu’il devait faire. Leur costume n’était pas moins curieux que celui des hommes et plus gracieux… mais je n’eus pas le temps de l’analyser : le conducteur revenait, ramené vers moi par un des braves Sardes qui s’étaient bénévolement constitués mes protecteurs. Je lui demandai :

— Où demeure Effisio Cambazzu ? N’y a-t-il pas un hôtel à Nuoro ? Voulez-vous charger quelqu’un de mes bagages ?

Il ne répondit que fort légèrement à toutes ces questions.

— Attendez, me dit-il ; il y a là un parent de votre ami, je vais lui parler.

Et il revint bientôt, accompagné d’un homme de quarante-cinq ans environ, de belle taille et d’air majestueux, vêtu à la mode indigène, qui me tendit tout de suite la main en m’adressant la parole dans ce même idiome, qui me paraissait barbare, parce que je ne le comprenais pas.

— Il signor n’entend pas le sarde, lui dit le conducteur ; c’est un Français.

Et il ajouta, s’adressant à moi en italien, que don Effisio était allé prendre part à une grande chasse dans les environs, qu’il ne reviendrait pas avant deux ou trois jours, et que ce cavaliere était son cousin, don Antonio de Ribas.

Don Antonio de Ribas ajouta immédiatement quelques mots en me regardant, et le conducteur traduisit :

— Don Antonio va vous emmener chez lui.

J’avais entendu vanter l’hospitalité sarde ; cependant, mes habitudes de particularisme l’emportant, je me hâtai, tout en remerciant don Antonio, de décliner son offre, et renouvelai ma question :

— N’y avait-il point d’hôtel à Nuoro ?

S’il ne parlait pas l’italien, don Antonio le comprenait certainement ; car je vis sa sa physionomie, d’affectueuse qu’elle était, devenir glacée ; l’œil s’alluma de colère ; en même temps, le conducteur me dit vivement :

— Ne refusez pas, signor ! ce serait lui faire affront.

Rappelé au sentiment des convenances sardes, j’adressai alors à don Antonio des excuses et des compliments qui valaient une acceptation. Il le comprit ainsi, dit au conducteur quelques mots, qui me semblèrent un ordre relatif à mes bagages, et reprenant subitement les manières courtoises d’un hôte, d’un fort grand air qui ne laissait pas de me surprendre chez ce demi-sauvage vêtu de peaux, il me prit la main pour me sortir de l’encombrement où nous étions, et me mettre dans le chemin de sa demeure.

Nous marchâmes alors côte à côte, silencieusement, dans des ruelles sales et mal pavées, bordées de petites maisons, bâties en granit, couvertes de tuiles et non crépies, dont beaucoup n’avaient pas d’étage, dont la plupart se cachaient au fond de cours encombrées de bois, de chars, d’ustensiles. Cependant, il n’y avait guère de fenêtres d’étage qui n’eussent leur balcon, orné de vieux pots cassés, contenant des basilics ou autres plantes aromatiques. Nous passâmes près d’un grand édifice arrondi ; à fenêtres grillées, que mon hôte me montra en prononçant le mot prigione (prison) ; et je ne pus m’empêcher de trouver cette prison bien grande pour ce village. Toutefois, si les maisons généralement, étaient petites et laides, elles étaient, du moins, fort nombreuses, car nous nous marchâmes longtemps. Cette prétendue ville de Nuoro me semblait tout bonnement une agglomération de villages. En revanche, j’étais frappé du costume extrêmement pittoresque de toute cette population ; celui des petits garçons, mi-parti rouge et bleu, les faisait ressembler, — à part la fraicheur du vêtement et du linge, — à des pages de je ne sais quelle cour du moyen âge.

Quand don Antonio s’arrêta, nous étions à une extrémité de Nuoro, devant la porte d’une cour, au fond de laquelle je vis une maison assez grande, élevée d’un étage et pourvue de jolis balcons de fer aux fenêtres ; mais, comme la plupart des autres, non crépie, ce qui faisait un assez étrange effet. Sur les balcons, étaient quelques pots de fleurs ou de verdure, et j’en remarquai un d’où. pendait une énorme touffe d’œillets qui, en attendant la saison des fleurs, déjà formait un tapis charmant. Par-dessus le mur, qui se continuait le long du chemin, des sarments de vigne et des figuiers faisaient deviner le jardin.

Nous entrâmes ; la cour était en désordre, comme toutes celles que j’avais entrevues ; des araires, des chars, des chaudières, du bois de charpente et de chauffage ; au fond, sous une étroite galerie, deux, chevaux attachés mangeaient de l’herbe, déposée près d’eux sur quelques pierres ; un jeune garçon de dix à douze ans, portant le costume bizarre dont j’ai parlé. Don Antonio l’appela :

— Quirico !

Tandis qu’il parlait à l’enfant, lui donnant des ordres sans doute, j’observais le costume en détail. C’était un justaucorps de velours, mi-parti bleu et rouge : bleu sur la poitrine et la plus grande partie des manches ; rouge sur l’épaule, le haut des manches et cette partie du dos qui, dans un habit descend des épaules aux basques en forme de cerf-volant. Les manches, ouvertes de l’aisselle jusqu’au milieu de l’avant-bras, laissaient passer les manches bouffantes de la chemise et ; fendues également au revers du poignet se rattachaient par des ganses de fil d’argent et des bouton en filigrane d’argent, Un bouton en filigrane d’or attachait le col de la chemise. Pas de cravate. Sur la tête, un long bonnet de laine noire, pareil à celui des hommes. De même, sous la ceinture de cuir, la courte jupe noire, les caleçons blancs bouffants et les guêtres noires. Tout ce costume, comme je le vis plus tard, est absolument le même pour les hommes et pour les petits garçons ; mais ceux-ci n’ont pas de manteau ni de mastruca, et ce n’est qu’au fort de l’été, encore pas toujours, que le Sarde adulte quitte ces deux vêtements, affectés à la virilité, et sous lesquels disparait le beau justaucorps.

Entré dans la maison, je me trouvai en présence de trois femmes de différents âges, auxquelles vint s’adjoindre un instant après une fillette de treize à quatorze ans. De Ribas ayant dit quelques mots, les femmes vinrent à moi :

Siat il ben benit, me dirent-elles.

Et je compris que j’étais le bienvenu.

— Grazia ! dit encore de Ribas en s’adressant à une belle jeune fille.

Elle écouta, d’un air doux et docile, ce qu’il disait, et se rapprochant aussitôt de moi :

— Signor, me dit-elle en bon italien, soyez le bienvenu dans notre maison et faites-moi la grâce de me demander tout ce dont vous pourrez avoir besoin et que nous pourrons vous offrir.

Il était impossible de n’être pas touché d’un si doux accueil ; je la remerciais, quand la plus âgée des femmes, l’aïeule sans doute, qui attachait sur moi des yeux étonnamment vifs et perçants, me prit par la main pour me faire asseoir. L’autre, d’une quarantaine d’années qui devait être la femme de don Antonio, s’empressa de mettre le couvert. Toutes ces figures étaient affectueuses et chacun de mes hôtes paraissait me comprendre, sans pouvoir cependant parler la même langue que moi. On apporta des verres, une bouteille, et la belle jeune fille me demanda si je voulais boire du vin ou prendre du café, en attendant le repas que l’on allait préparer. J’acceptai un verre de vin, où je voulus mettre de l’eau, ce qui parut leur causer beaucoup d’étonnement. Ce vin était pourtant d’une force extrême. Mon hôte en avala deux verres tout d’un trait et parut peu content de ma modération.

J’étais dans une salle assez grande, aux murs blanchis à la chaux, et dont les meubles se composaient d’un lit de chêne sans rideaux, de deux ou trois bahuts de chêne sculptés de figures d’un art primitif, de chaises de paille et d’une grande table massive. Au-dessus de la cheminée, étaient suspendus un fusil, une vieille épée, au fourreau déchiré, deux dagues et une paire de pistolets. Dans un coin, d’autres fusils et des gibecières. Près de la fenêtre, se trouvaient deux métiers à tisser qui me causèrent une certaine surprise. Ces dons s’étaient-ils faits tisserands ? L’un des métiers portait une pièce de toile ouvrée, à dessins très-fins, l’autre une pièce d’étoffe de laine brune grossière. Aux murs, de vieux portraits à l’huile, en costumes sardes ou espagnols, presqu’en lambeaux.

Mon hôte sortit bientôt, ainsi que sa femme et la petite-fille, et je me trouvai seul avec l’aïeule, qui filait une quenouille de laine blanche, assise dans un vieux fauteuil, tout en attachant sur moi des yeux animés d’une curiosité douce et caressante, et la jeune fille devenue mon interprète. Celle-ci, pour mieux remplir son rôle, s’était assise près de moi et d’un air simple, sans coquetterie, se faisant évidemment un devoir de soutenir la conversation, elle me questionnait.

— Je venais du continent ? Et quel était mon pays ? Avais-je été en route bien longtemps ? Et que venais-je faire à Nuoro ?

Toutes ces questions, pour être formulées d’une voix douce et d’une physionomie charmante, n’en étaient pas moins plus directes que ne le permet la politesse dans notre pays. J’y répondis en toute franchise. En apprenant que j’étais Français, elle me dit :

— Oh ! c’est un beau pays que la France ! Vous êtes sans doute de Paris ?

André Léo.
(À suivre.)
FEUILLETON DU SIÈCLE. — 24 AVRIL 1878.

(2)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

I. — (Suite.)


Elle disait cela d’un ton de certitude, comme si tous les Français devaient être de Paris. Pour moi, qui ne la questionnais point, je n’en eus pas moins au bout d’un instant, — à ce qu’il me parut, — la confidence de son secret le plus intime, quand je répondis à cette question : Ce que je venais faire à Nuoro ? — Voir Effisio Cambazzu.

— Effisio Cambazzu ! répéta-t-elle après un court silence, ah !…

Et là-dessus une rougeur d’aurore se répandit sur ses traits.

Puis elle me parla d’autre chose ; mais bientôt elle y revint :

— Alors, don Effisio est votre ami ?

— Oui, je l’ai vu à Paris et je l’ai aimé pour deux raisons…

— Ah !…

Elle attendait, encore toute émue du choc de cette révélation, que j’étais venu pour Effisio.

— Parce qu’il est accouru défendre ma patrie d’abord, et puis parce que j’ai reconnu en lui des qualités que j’estime avant tout : la franchise, la générosité, une intelligence droite et compréhensive.

De quel doux regard je fus enveloppé ! Bien qu’il ne fut pas pour moi, je ne pus m’empêcher d’en être ému. Elle me demanda ensuite, non sans hésitation, ce que j’entendais par droits et compréhensive. Je le lui expliquai ; alors, elle parut tout à fait satisfaite, et je sentis, sans qu’elle eût besoin de me le dire, que je n’étais plus seulement son hôte, mais son ami.

Tout en me parlant ainsi, elle échangeait de temps en temps quelques paroles en sarde avec l’aïeule, comme si elle lui rendait compte de mes dires, et je m’aperçus bientôt, à la reprise des questions directes, que mon gentil interprète ne parlait pas toujours d’après lui-même.

— Et quel était mon état ? Mon âge ? Étais-je marié ? Avais-je encore mes parents ? Étais-je fiancé ?

La bonne femme n’oublia rien, sauf de s’enquérir du chiffre de ma fortune, question réservée sans doute, comme sacrée, mais autour de laquelle les autres tournaient. Je m’étonnais que l’aimable Grazia se prétât à cet interrogatoire ; car il y avait en elle une distinction naturelle qui me semblait comporter toutes les autres. Il fallait que la politesse sarde ne s’opposât pas à cela.

Je la regardais, elle et son costume, et les trouvais également poétiques. Elle portait le vêtement du pays, que j’avais entrevu déjà dans la rue, mais lui donnait une grâce toute particulière. Le corsage surtout était charmant. La chemise, échancrée en rond autour du cou et finement froncée autour d’une petite bande de percale brodée, était attachée sur le devant par un bouton double en filigrane d’or ; un corset, à peu près semblable pour la forme à celui de nos paysannes du centre de la France, mais d’étoffe de brocart et bordé d’un large ruban bleu, très échancré par devant, s’arrêtait de chaque côté au bord de la gorge, qu’il s’attachait à dessiner, aidé en cela par une ceinture, large de trois doigts, en galon d’argent, qui maintenait et serrait sur la gorge les plis de la chemise. Pardessus le corset, une casaque de drap rouge écarlate, à basques, bordée d’un ruban de même couleur, avait les manches ouvertes, de l’aisselle au milieu de l’avant-bras, sur celles de la chemise, éclatantes de blancheur ; fendues également de l’autre côté, au revers du poignet, ces manches y étaient rattachées par deux boutons d’argent avec ornement de ganses d’argent et de bandes de ruban. La jupe, très ample et très longue, d’une grosse étoffe de haine brune, était ornée au bas d’un large ruban rouge.

Pour la coiffure, elle consistait en un grand fichu de laine brune imprimée, pareils à ceux que portent sur le sein nos paysannes du Centre, et qui probablement est le même ; car la Sardaigne tire de France la plus grande partie des objets manufacturés. Ce fichu, posé sur la tête fort en avant, de manière à jeter de l’ombre sur le front, avait les deux bouts relevés sur la tête et formait ainsi une coiffure carrée assez semblable à celle des Romaines. Ces bouts, relevés sans être attachés, de temps en temps retombaient ; alors Grazia les relevait avec un mouvement d’une grâce si jolie et d’un geste si arrondi, que je ne pus m’empêcher de la soupçonner de coquetterie. Plus tard, je vis que c’était une simple habitude, car toutes font de même.

Dans la rue, j’avais remarqué une autre coiffure beaucoup moins jolie. C’était une large bande blanche, noire, jaune ou brune, amenée sur le front de manière à cacher entièrement les cheveux, puis roulée autour du cou, et venant se fermer sur le bas du visage au-dessus de la bouche, quelque chose d’entièrement monacal. Celle-ci, qu’on appelle sa benda, la bande, est, comme j’appris ensuite, la coiffure de sortie, que beaucoup d’ailleurs gardent à la maison, mais en laissant alors flotter par derrière les pans destinés à envelopper le cou et le visage au dehors.

Grazia avait eu le bon goût d’adopter le négligé, c’est-à-dire le fichu de laine, et sous l’ombre de cette coiffure, semblable à celle des vierges chrétiennes, son visage, d’un type allongé, délicat et rose, me semblait plus aimable à mesure que je la regardais. Dans cette physionomie, où la douceur n’excluait pas l’intelligence, il y avait un je ne sais quoi de rêveur, de profond et d’indécis que je ne pouvais définir. Était-ce rêve d’amour ? Faiblesse de caractère ? Aspiration idéale ? Ou tendance mystique ? Je ne pouvais me prononcer que sur un point : elle était vraiment charmante, et rien n’était plus propre que cet air rêveur à faire rêver… Avec cela, une taille déliée, souple, qui n’empêchait des trésors arrondis, révélés par la chaste indiscrétion du corsage. Quelle inspiration pensai-je, de l’avoir appelée Grazia ! — Et il me semblait que ce nom-là elle avait dû l’apporter en venant au monde. Cet Effisio n’était pas un maladroit.

Notre colloque à trois ne fut pas long. Deux voisines entrèrent en disant je ne sais quoi et vinrent se planter en face de moi pour me contempler. Deux ou trois enfants se glissèrent entre leurs jupes ; ensuite, vint un homme, puis deux, puis je ne sais combien, et à mesure qu’il en sortait, d’autres entraient, et ces gens-là me considéraient sans vergogne ni embarras, comme si j’étais tombé de la lune. Je vis avec plaisir que mon amie Grazia n’était pas très-contente de cette indiscrétion. Elle me protégeait de son air doux, répondait elle-même aux questions qu’on lui demandait (je le voyais bien) de m’adresser et d’un ton sérieux qui semblait dire : En voilà bien assez ! Mais il était évident qu’ils ne comprenaient pas et se croyaient parfaitement dans leur droit. J’entendais répéter : Francese ! Francesel et : Parigi ! Parigi !

Je pris le parti de les examiner, comme ils m’examinaient eux-mêmes : c’était, autant que j’en pusse juger par les échantillons que j’avais sous les yeux, et ce que j’avais déjà vu, une race assez forte et assez belle, qui se différenciait de l’italienne par un teint coloré et une expression plus douce. Quand mes yeux rencontraient les leurs, ils me souriaient avec une simplicité fraternelle ; je n’en vis pas un seul qui n’eût les cheveux et la barbe d’un noir de corbeau. Quant à la chevelure des femmes, rien, hélas ! ne pouvait en faire deviner la couleur, sous la guimpe brune, jaune ou noire, dont elles avaient presque toutes la tête enveloppée. La plupart portaient le justaucorps mi-parti bleu et rouge, à manches ouvertes, pareil à celui des hommes et des petits garçons. Elles semblaient, à côté de Grazia, de vraies paysannes, et la fille me fit comprendre ce titre nobiliaire espagnol, le don, accelé au nom du père, et qui d’abord m’avait fait sourire.

Enfin, la curiosité des gens du quartier parut satisfaite, ou du moins elle voulut bien se suspendre. Peut-être ce fut l’heure du repas qui les écarta, quand la femme et la plus jeune fille de mon hôte servirent la table. Cette petite fille à son tour me regardait, un peu plus à la dérobée que n’avaient fait les voisins, mais avec une paire d’yeux noirs gigantesques. Elle aussi était jolie, et surtout devait le devenir, avec une expression différente et beaucoup plus vive que celle de sa sœur. L’entendant nommer Effisedda, je demandai à Grazia si Effsio était son parrain ?

— Non, me dit-elle en souriant. Oh ! il ne manque pas d’Effisio et d’Effisia par toute la Sardaigne ; c’est à cause du grand saint Effisio, notre patron.

J’avouai ne pas le connaitre ; elle se donna la peine de me raconter son histoire. Saint Effisio, capitale de l’empereur romain en Sardaigne, s’était converti au christianisme par le miracle d’une croix apparue dans les nuages — comme il en paraissait tant en ce temps-là. — Il fut mis aux fars, s’échappa miraculeusement, et fit encore bien d’autres miracles, dont il augmente la liste continuellement, par le moyen de ses reliques, déposées à Cagliari et que l’on promène tous les ans en grande pompe, cléricale et municipale.

Grazia me dit tout cela d’un air simple et convaincu. Elle était catholique. Et comment ne l’eût-elle pas été ?

Don Antonio me fit mettre à table près de lui. Dans cette demeure paysanne, je fus un peu surpris de l’abondance des mets qu’on me servit : potage aux pâtes, poule bouillie, la moitié d’un agneau, un jambon de sanglier, des saucissons de porcs, du fromage, du miel, des pâtisseries sèches. On nous servit au dessert un plat composé d’œufs, de pommes de terre et de miel, aussi savoureux qu’original. Avec cela, deux sortes d’excellent vin, blanc et rouge, et le café. Mon hôte et sa femme bourraient mon assiette et paraissaient désolés de ne pas me voir manger comme deux ou trois.

Le sanglier était le produit de la chasse de mon hôte. Don Antonio me fit à ce sujet des récits qui le posaient en grand chasseur et me promit d’organiser pour moi très-prochainement une chasse au sanglier. Tout ceci par l’intermédiaire de sa fille ; car je ne pouvais toujours pas le comprendre, bien que par-ci par-là je saisisse quelques mots italiens, latins ou espagnols, qui me faisaient deviner Je sens de ce qu’il disait — quand ils ne me fourvoyaient pas.

On me conduisit ensuite dans ma chambre. J’avais évidemment la plus belle de la maison. Le lit de vieux chêne sculpté était orné de courtines de damas de soie, un peu déchirées et remontant sans doute à plus de doux siècles. Ce lit formait, avec une table et un bahut, quelques chaises, tout l’ameublement. La fenêtre donnait sur le jardin, où je ne vis que des choux, des salades, quelques figuiers et abricotiers. Mais, au delà, vue magnifique, donnant sur la montagne et le ravin, séparés par la ligne blanche de la route que j’avais parcourue, celle d’Orosei. Je dormis là d’un bon sommeil, que l’impression de l’hospitalité sarde rendit plus doux.

Je passai deux jours dans cette famille, en l’absence de mon ami, sans trop m’ennuyer. En fait de livres, la maison renfermait Dante, Le Tasse, Pétrarque et les inévitables Promessi sposi, outre un recueil de poésies sardes, que je m’amusais à déchiffrer. Je causais avec Grazia, je faisais des courses à cheval avec mon hôte, et je ne manquais pas dans cet étrange milieu de sujets d’observation. Les deux enfants, Effisedda et Quirico, se donnèrent à moi avec enthousiasme, et nous arrivâmes quelque peu à nous entendre, en dépit du langage inintelligible qu’ils me parlaient.

Au bout de deux jours, Effisio parut enfin ; il avait lu ma lettre à son arrivée et se jeta dans mes bras en m’exprimant toute la joie et toute la reconnaissance que lui causait ma visite. J’aurais eu peine au premier abord à le reconnaître ; il portait le costume du pays, que faisaient admirablement valoir sa taille bien prise, une coupe plus soignée, des étoffes plus fines et l’air intelligent et assuré d’un homme qui a du monde. On eût dit un jeune seigneur des vieux temps, et je m’expliquai la fascination qu’il devait exercer sur la fille de don Antonio, habituée à ne voir autour d’elle que les jeunes gens du village, ou les raides et prétentieux continentaux que j’avais aperçus à l’arrivée.

Elle était là, silencieuse à son métier, tandis que nous causions avec abondance de tant de choses, qui s’étaient passées depuis notre rencontre, et je voyais de temps à autre ses regards timides se porter furtivement sur mon ami, jusqu’au moment où un mouvement léger de sa part, ou de la mienne, les lui faisaient abaisser bien vite. Car c’était elle, le tisserand dont j’avais admiré la toile finement ouvrée ; les métiers de laine et de toile placés près de la fenêtre de la salle commune étaient ceux des femmes ; ce sont elles, comme autrefois les Grecques d’Homère, qui en cette province, l’antique Gallura, tissent les vêtements de la famille. Effisio, tout d’abord, voulut m’emmener chez lui ; mais alors entre lui et de Ribas un débat s’établit, qu’à l’éclat des voix, à la vivacité des gestes, à l’entrecroisement des paroles, je crus voir dégénérer en altercation. Cela se passait en sarde, pourtant, à certaines expressions, il me sembla que j’en étais l’objet, et je voyais Grazia toujours silencieuse, mais palpitante, écouter, les lèvres entr’ouvertes, comme si elle eût désiré et n’eût pas osé y prendre part. Cependant elle fit quelque pas, de manière que le regard d’Elfisio tombât forcément sur elle, et dit une faible parole, dont mon ami, bien qu’il n’y répondit point, parut frappé. À partir de ce moment, le ton crescendo de l’entretien s’abaissa et finit par se fondre dans un murmure harmonieux.

De Ribas vint à moi et me prit la main. Effisio, d’un air un peu confus et regrettant encore, me dit :

— Mon cher ami, don Antonio ne veut pas me permettre de vous emmener ce soir chez moi. Il allègue les droits de l’hospitalité, qu’il a conquis par mon absence ; il dit que si vous quittez sa maison aussitôt mon arrivée, cette hospitalité semblera de sa part comme de la vôtre une chose forcée, que l’on se hâte de cesser dès qu’elle n’est plus nécessaire. Il ne l’entend pas ainsi ; sa maison, me dit-il, est à vous, pour aussi longtemps que vous lui ferez l’honneur d’y rester, et il espère que vous ne la fuirez pas avec trop de hâte. D’ailleurs, il veut bien ajouter qu’elle sera la mienne comme la vôtre, tout le temps que vous y habiterez. Nous accepterons tous deux, si vous le voulez bien, pour cette semaine, l’offre de notre digne et généreux ami, don Antonio, et j’emploierai ce temps à rendre ma pauvre, demeure plus digne de vous recevoir…

Je vis qu’on avait décidé mon sort, que je n’avais plus qu’à accepter. De Ribas, pendant le petit discours d’Effisio, débité en italien, attendait avec des yeux brillants et altiers, fixés sur moi, ma réponse. J’allai le remercier ; il parut content, me serra la main et répéta à plusieurs reprises : caccia caccia ! (chasse) d’où je compris qu’il avait à cœur de tenir la promesse qu’il m’avait faite, d’une grande chasse au sanglier. Pour Grazia, elle s’était remise à son métier, et l’on eût dit que tout cela lui était devenu indifférent. Ce qu’elle désirait était obtenu, mais ce n’était pas moi qui avais à lui savoir gré de ce désir. — Ah ! la rusée ! pensai-je, — car Effisio allait avoir à toute heure ses entrées à la maison. Non, ce n’était pas pour moi qu’elle avait parlé.

Je sortis ensuite avec Effisio, qui m’exprima en particulier son regret de ne pas m’avoir de suite chez lui, mêlé d’excuses sur le peu de confortable de son ménage de garçon, tenu par une vieille servante, et pauvre comme il l’était lui-même.

Assez de compliments, lui dis-je ; votre hospitalité dépasse mes prévisions. J’étais venu avec l’idée d’aller à l’hôtel et de ne vous déranger de vos habitudes que par une amitié de plus et le soin de me montrer et de m’expliquer votre pays…

— L’hôtel ! répéta-t-il en se récriant, l’hôtel est pour les étrangers de passage ; mais ceux qui ont des amis ne vont pas à l’hôtel ; ce serait une honte ! Et vous voyez qu’en cas d’absence les parents se font un devoir de nous remplacer. Je crains seulement que vous vous ennuyiez un peu chez de Ribas ; agissez-en tout à fait à votre aise et comme avec moi.

— Vous me prêterez, lui dis-je, une histoire de la Sardaigne, car il n’y en a pas dans la maison, et je désire savoir combien de temps a duré ici la domination espagnole pou y avoir laissé tant d’empreintes. Votre parent est un hidalgo ?

— Oui, c’est le descendant d’une grande famille aragonaise, qui est venue s’établir ici au temps de la conquête, c’est-à-dire au 14e siècle. Tous pauvres et tous nobles, vous savez ? Mais les de Ribas, depuis longtemps, ne regardent plus à leurs alliances et vivent tout à fait en paysans. Don Antonio travaille à la terre… pas beaucoup, il est vrai ; mais on reproche aux Sardes et aux Espagnols d’être un peu paresseux. Bah ! notre terre est fertile et nous sommes peu exigeants. Dona Francesca, la femme de don Antonio, est la fille d’un paysan, ancien syndic de Nuoro. Cependant, don Antonio est resté magnifique de goûts et généreux de caractère. Bien qu’il sache à peine signer, il a la noble ambition d’instruire ses enfants ; Grazia est allée passer deux ans à Sassari, chez une tante, pour son éducation. Il en sera de même d’Effisedda, et Quirico, lorsqu’il aura passé l’école primaire, doit être placé dans un séminaire pour y apprendre le latin ; du moins si don Antonio peut faire ce qu’il projette ; car il est pauvre.

— Pauvre, lui dis-je, mais son hospitalité est large, et sa table fort bien servie.

— Oh ! me dit Effisio en souriant, l’agneau, le pore, le fromage, ne manquent jamais chez nous, qui avons des troupeaux dans la montagne ; la venaison, pendant les deux tiers de l’année, ne manque guère non plus chez un bon chasseur ; nos vignes donnent abondamment ; on récolte le froment nécessaire à la nourriture ; mais tout cela n’est pas de la richesse.

— Pardon, lui dis-je, c’est la plus essentielle et la plus sûre, et beaucoup d’habitants des villes vous l’envieraient. Mais, et vos habits de velours ? Et vos ornements d’argent et d’or ?

— Nos habits de velours sont trop souvent des guenilles, répliqua-t-il, en me montrant les justaucorps en lambeaux de plusieurs gamins qui jouaient dans la rue ; quant aux bijoux, cela passe en héritage ; mais il est certain que les plus pauvres trouvent moyen de s’en procurer ; car cela est considéré comme nécessaire. Du reste, l’or que vous voyez à nos chemises est tout celui que nous possédons. Il n’y a guère ici de thésauriseurs. Le plus pauvre journalier économisera pendant des années pour pouvoir offrir les bijoux indispensables à sa fiancée. Il n’y a que du linge dans nos bahuts.

— Ainsi la belle Grazia n’aura pas de dot ?

— Pas que je sache, mais son trousseau sera magnifique et abondant. Le père y met son orgueil, et elle-même tisse à son métier les serviettes et les draps de son futur ménage.

— Vous êtes fort instruit ; seriez-vous l’heureux fiancé ?

— Moi ! dit-il en tressaillant, quelle idée ? Pourquoi pensez-vous cela ?

Il rougit en même temps.

— Je vous en ferais mon compliment. Elle est charmante.

— Vous trouvez ? dit-il, avec une satisfaction évidente, et il jeta les yeux d’autre part, avec plus d’embarras que d’indifférence.

— Allons, je vois que vous ne voulez rien me dire.

— Mais il n’y a rien, je vous jure ; voilà deux mois à peine qu’elle est de retour de Sassari. Je ne l’ai pas vue d’abord, étant allé passer une quinzaine chez un parent du Logudoro. Je me la rappelais à peine ; elle avait dix ans quand j’ai quitté le pays ; car j’ai cinq ans de plus qu’elle… une bonne et gentille enfant… mais je ne faisais pas attention à elle, alors…

— Et maintenant ?

— Et maintenant je suis de votre avis : c’est une charmante personne…

— Qui me paraît vous distinguer entre tous.

— Vous croyez ? dit-il en rougissant de nouveau, vous croyez cela ?

Et comme je me taisais, il reprit avec une curiosité, dont l’émotion passa dans sa voix :

— Qui vous le fait croire ?

Il m’a semblé.

Mais il ne voulut pas se contenter d’une si vague réponse.

À quels signes ?

— Ses regards.

— Elle ne me regarde pas plus que d’autres.

— Au moins pas de la même manière.

— Je ne m’en suis pas aperçu.

— Le désir qu’elle avait de me voir rester…

— Eh bien, c’était pour vous…

— Quand son père vous invitait à fréquenter la maison comme la vôtre tout le temps que j’y serais.

— Allons donc ! mon cher, votre explication est forcée.

— Admettons-le.

Mais il ne le voulut pas. Et reprenant la parole, d’un air qu’il s’efforçait de rendre indifférent, il battit la campagne autour du même sujet, avec l’intention évidente de provoquer de ma part de nouveaux détails : je lui dis en effet que lorsque j’avais prononcé son nom, Grazia avait rougi, et lui parlai du vif intérêt qu’elle avait mis à m’entretenir de lui. Il m’écoutait en silence, quand nous arrivâmes devant la porte du café, où notre conversation cessa forcément.

Un café et les habitués d’un café, même à Nuoro, ressemblent à tous les autres, sauf des consommations moins variées et des propos plus lourds. Il y avait là surtout l’élément continental, qui dans les villes de Sardaigne, forme, à peu d’exceptions près, le personnel administratif et judiciaire. De plus quelques avocats indigènes. On parla de la politique française et j’eus à rectifier plus d’une erreur. Cependant il faut dire qu’ils en savent beaucoup plus sur nous que nous n’en savons sur eux, et que, même au fond de la Sardaigne, tous nos événements sont connus et commentés.

André Léo.

(À suivre.)

FEUILLETON DU SIÈCLE. — 25 AVRIL 1878.

(3)
GRAZIA
RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

I. — (Suite.)

Un jeune fils de famille, il signor Cesare Siotto, s’attacha à nos pas au sortir du café ; il était charmé de faire ma connaissance, mais il me plaignait d’avoir à vivre à Nuoro ; je ne pouvais manquer d’y regretter les plaisirs de Paris. Du moins, il se mettait à ma disposition pour me procurer tous ceux qui étaient à la portée des habitants de la ville. Je viendrais causer le soir au café, à l’heure où les belles signore se promènent sur la route ; il m’en montrerait une, charmante à son avis, à laquelle il était engagé comme fiancé. Il m’offrit même, tant sa bonne volonté pour moi était grande, de me conduire chez sa maitresse, une merveilleuse brune, et il me ferait connaître certaine autre…

— Je croyais qu’on était jaloux dans ce pays ? lui dis-je.

— Oh ! certainement ; cela dépend des gens toutefois. Ma maîtresse est une jeune veuve (vedovella) et, soyez tranquille, il ne manque pas à Nuoro, comme ailleurs, de femmes de bonne volonté, que l’on peut aborder sans danger.

Je trouvai ce garçon fort impertinent pour moi et pour son pays, et quand il nous eut quittés, je demandai à Effisio s’il en faisait son ami.

— Non, me répondit-il, mais je ne puis l’éviter. Que voulez-vous, il est d’une famille importante ici.

— Pourquoi ne l’appelle-t-on pas don, lui aussi ?

— Parce qu’il n’est pas noble. Le titre de don ne se donne qu’aux cavalieri, autrement dit-aux descendants des caballeros espagnols.

— Et l’on tient encore ici beaucoup à la noblesse ?

— Comme on tient à toutes les distinctions, partout où la vanité règne. N’oubliez pas autant que possible d’appeler votre hôte don Antonio. C’est la seule gène que vous lui causiez ; mais il finirait par vous en vouloir de cet oubli.

— Merci, j’y penserai.

Nous rentrâmes. Grazia était à son métier, elle leva seulement la tête en nous voyant.

— Quelle ardeur au travail, lui dis-je, car je voyais mon ami subitement embarrassé pour lui parler.

— Il faut bien travailler, me dit-elle.

— Quand on veut se marier, ajoutai-je.

Grazia devint couleur de rose et détournant la tête :

— Pourquoi me dites-vous cela ?

— C’est Effisio qui me l’a appris.

— Quoi ?… Que vous a-t-il dit ?… Que signifie cela ?…

— Je suis calomnié, balbutia Effisio, perdant contenance.

— En quoi ? Vous m’avez dit que dona Grazia travaillait, comme font les jeunes filles de ce pays, au linge de son futur ménage, n’est-ce pas cela ?

— Sans doute, et il n’y a pas de quoi…

— C’est mon avis, dis-je en riant de leur émoi à tous deux. Qu’y a-t-il de plus, dona Grazia ? Je n’en sais rien, moi.

— Il n’y a rien de plus, dit-elle, si ce n’est que vous m’appelez dona. Pourquoi ? Vous ne le faisiez pas ce matin.

— Parce que mon ami m’a déjà donné des leçons de politesse locale.

— Il a eu tort. Vous êtes très-poli, vous, plus poli que tous les autres, et ils n’ont pas de leçons à vous donner !

Il y avait sous ses paroles, assurément, quelque rancune contre Effisio. Il le sentit, rougit jusqu’aux yeux et me dit d’un air piqué :

— Mon cher, je vous félicite.

— Ne vous y trompez pas, répliquai-je, dona Grazia préfère les Sardes aux Français.

— Qu’en savez-vous ? murmura-t-elle.

— Je l’ai deviné.

— Je ne sais ce que vous avez aujourd’hui, vous êtes méchant, vous qui avez été très-bon jusqu’ici.

Elle cachait sa tête dans sa main, toute éperdue. Je pris l’autre main, celle qui tenait encore la navette, et la réunis dans la mienne à celle d’Effisio :

— Faisons la paix, leur dis-je.

Leurs mains frémissaient ; je retirai la mienne. Ils en firent autant ; mais je les vis un moment aussi abasourdis l’un que l’autre.

Le soir même, Effisio partagea notre souper. Il y avait droit, ayant fait porter chez de Ribas toute sa part de chasse, plusieurs kilogrammes de cerf, une hure de sanglier, des côtelettes de daim. De Ribas nous fit boire outre mesure, et nous allâmes nous coucher assez tard. Effisio me conduisit à ma chambre. À peine y étions-nous, qu’il fit, je ne sais comment, tomber l’entretien sur Grazia, m’obligeant par cent questions, plus ou moins détournées, à dire que je la trouvais charmante, bonne, gracieuse, aimable. Lui-même en faisait l’éloge, s’épuisant cependant, par un reste d’hypocrisie, à trouver des correctifs, qui se changeaient bientôt en éloges nouveaux.

— Elle était bien simple, n’est-ce pas ? bien paysanne ? Mais cela valait mieux que les prétentions de certaines poupées, qui n’avaient pas la centième partie de la distinction native qui éclatait dans Grazia ; elle ne savait presque rien, la pauvre enfant, mais c’est qu’on ne lui avait rien appris, et cela n’empêchait pas qu’elle ne fut supérieure aux autres filles en instruction ; car elle était fort intelligente et avait beaucoup, profité de son séjour à Sassari. Sa tante eût bien voulu la garder à la ville et l’y marier près d’elle ; mais Grazia n’avait pas pu vivre loin de ses chères montagnes, et ses parents, orgueilleux d’elle, la voulaient également près d’eux. Elle aimait à lire, elle chantait bien, elle faisait de jolis ouvrages de main, et, avec cela, une excellente ménagère.

Au bout d’une heure de ce verbiage :

— Allons, lui dis-je, avouez tout bonnement que vous en êtes amoureux.

Le sommeil me gagnait et j’avais voulu terminer ainsi la conversation, mais j’oubliais qu’on ne se fait pas impunément confident d’amour. Je me sentis pressé, étouffé dans les bras de mon ami, des confidences intarissables sortirent de sa bouche, ou plutôt c’était toujours la même confidence, mais qui lui plaisait tant, qu’il la répétait sur tous les tons et la conjuguait sur tous les modes.

Eh bien ! oui, j’avais eu raison, il l’aimait. Il n’avait pas voulu jusque là se l’avouer à lui-même ; il n’était pas décidé à se marier, à passer la vie dans ces montagnes ; il avait eu peur d’éprouver des regrets plus tard, ayant goûté au monde et à des idées qui ne pénétraient guère dans la Gallura. Mais, après tout, que faire ailleurs ? Il avait vu combien il était difficile de conquérir une place dans la foule et combien la pauvreté est cruelle dans les villes. Et là-bas que de femmes trompeuses, tandis qu’ici rien de plus rare, au moins en de telles familles, que le déshonneur au foyer. Puis, aimer une autre que Grazia, vraiment, cela ne lui paraissait pas possible. Passer sa vie avec une autre, non ! ce serait une chaine insupportable, tandis qu’avec elle.

Son visage s’enflammait d’enthousiasme et il répétait :

— Vrai ? vous croyez qu’elle m’aime ?…

Assurément, rien n’est plus doux et plus réjouissant à l’âme que ces belles effusions d’amour ; aussi m’endormis-je le sourire aux lèvres, après avoir vu l’aiguille de ma montre passer minuit. Je fus réveillé par une fanfare ; mais je n’ouvrais pas encore les yeux, quand je sentis une main presser la mienne, C’était Effisio.

— Quel diable d’homme vous êtes ! dis-je en refermant les yeux, au moins laissez dormir les gens le matin.

— Mais vous avez terriblement dormi, répondit-il. Ne voulez-vous pas venir à la chasse qui se donne en votre honneur ? Vous entendez bien la fanfare ?

— Ah ça ! lui dis-je, en remarquant des oreillers sur un bahut, vous avez passé la nuit ici ?

— Il le fallait bien, la maison était fermée, tout le monde dormait.

— Que n’avez-vous partagé mon lit ? Il est assez large.

— Non, j’étais trop agité ; je n’ai fait que rêver, regarder la lune et penser à… Je n’ai dormi qu’une heure ce matin. Mais je cours chercher mes armes et mon cheval.

Il partit, et bientôt ce fut mon hôte qui entra, portant un fusil qu’il me présenta et une dague, avec une ceinture, qu’il passa lui-même autour de moi. Nous allâmes dans la chambre commune où Grazia, en souriant, me présenta le coup de l’étrier. Elle était fraîche comme la veille, mais avec un peu de langueur dans les yeux.

— Votre ami vous a empêché de dormir, me dit-elle ; je l’ai vu sortir ce matin. Ce n’est pas bien, et je lui en ai fait reproche.

— Il avait beaucoup à me dire, lui répondis-je.

— Ah ! oui. Vous avez vu ensemble tant de choses ! Effisio a beaucoup voyagé. Il est rare chez nous qu’on quitte le pays ; aussi ne ressemble-t-il pas du tout aux autres, n’est-ce pas ? Mais il a le cœur vraiment sarde, puisqu’il est revenu.

— Il a le cœur vraiment sarde ! répétai-je.

— Hier, il me disait qu’il ne trouvait rien, de si beau que nos montagnes. Est-ce possible, dites-moi ?

— Il m’a dit quelque chose d’équivalent.

Grazia parut très-satisfaite de cette assurance. Elle me parlait ainsi naïvement, poussée par le besoin de s’entretenir d’Effisio, et sans paraître craindre mes commentaires. J’étais l’ami de celui qu’elle aimait ; pour cela, sans hésiter, elle m’avait donné toute sa confiance.

Les chevaux étaient prêts, et dans la rue une dizaine d’hommes et de jeunes gens a cheval nous attendaient. Nous partîmes. Sur la route qui descend en pente rapide, un des jeunes gens lança son cheval au galop ; tous l’imitèrent. Il me fallut bien faire comme les autres, mais j’avoue que la chose me paraissait imprudente et que je m’attendais à chaque instant à voir se dérober sous moi le petit cheval que je mentais. En pareil cas, rien n’eût été plus facile que d’aller rouler au fond du ravin. Cependant nous arrivâmes sans accident au bas de la pente, et nous suivîmes avec moins de fougue la route, taillée sur le flanc de la montagne, par laquelle j’étais venu.

— Nous allons dans les montagnes d’Oliens, me dit Effisio, en me montrant de loin uu gros village, situé sur une haute montagne blanche et unie, un bloc immense de granit.

— Il y a plus de gibier de ce côté ?

— Oui ; seulement ceux d’Oliena ne sont pas contents lorsqu’on va chez eux, sans être invités et conduits par quelqu’un d’eux. Cela produit quelquefois des lite (querelles). Je l’ai dit à de Ribas ; mais il ne veut entendre aucune observation. Je ne voudrais pourtant pas, à cause de vous…

— Quoi ? que craignez-vous ?

— Eh ! dans ce pays les fusils parterat aisément.

— Une bataille entre gens du même pays !

— Eh ! mon cher, entre gens da même village, cela arrive parfois. Du moins, dit-il en se reprenant, cela était ainsi autrefois ; maintenant c’est beaucoup plus rare.

— Est-il possible ! Et la force publique ?

Effisio haussa les épaules d’un air assez méprisant.

— Elle fait ce qu’elle peut, mais c’est difficile. Si les Sardes se battent entre eux, ils sont tous unis contre elle, et la justice, de son côté, ne trouve pas de témoins. Cependant, ajouta-t-il, il y a eu de graves condamnations, et cela fait réfléchir. Oh ! nous sommes plus sages, et j’espère bien qu’il n’arrivera rien aujourd’hui. D’ailleurs, ils ne tireraient jamais sur un étranger.

— Oh ! ne vous occupez pas de moi. S’il y a bataille, je serai au feu comme les autres, voilà tout.

— Bah ! il n’y aura rien, à moins qu’au retour nous ne rapportions trop de gibier, comme ils auront eu le temps de se monter la tête… Ah ! une bonne idée ! venez avec moi.

Il rejoignit de Ribas.

— Dites-moi, cousin, que n’allons-nous prendre Antioco Tolugheddu ? il nous conduirait dans ses montagnes ; ce sont les meilleures : c’est un bon chasseur.

— Si c’est pour notre hôte que tu veux éviter les querelles, je veux bien, dit de Ribas, dont Effisio me rapporta plus tard les paroles. Pour moi, je m’en moque ; si les Ollenais veulent se frotter à nous, je suis prêt. Mais pour notre hôte… Eh bien, soit ! allons chez Tolugheddu.

Ce fut en conséquence de cette décision que nous pénétrâmes dans Oliena. Ce village aux rues étroites, sales et tortueuses perdait, vu de près, tout son prestige. Gens déguenillés, maigres et malpropres, montrant effrontément par les crevés de leurs justaucorps de velours, en loques, un linge de couleur isabelle.

— Il faudra revenir le dimanche, me dit Effisio : ceux qui ce jour-là changent de chemise sont alors très-beaux.

Ayant pénétré jusqu’au centre du village, nous nous arrêtâmes devant une maison presque neuve et de belle apparence. Un des nôtres déjà nous avait précédés. Aussi vîmes nous de suite paraitre un vieillard qui nous engagea à mettre pied à terre et nous offrit d’un vin blanc de ses vignes, vieux et d’excellente qualité. Mais l’heure s’avançait et les plus impatients s’écriaient :

— Antioco ! Antioco !

Le fils de la maison vint enfin, en costume de chasseur, et serra la main à tout le monde, la mienne également, en m’affirmant qu’il était heureux de faire ma connaissance. C’était un beau garçon dans l’acception vulgaire, grand, fort, le visage épanoui, l’air bon enfant et satisfait de lui-même. Il se mit en selle aussitôt, et pour regagner le temps perdu, nous partîmes à fond de train sur les rochers qui pavent les rues d’Oliena et les routes de la montagne. Bientôt nous fûmes au milieu des chênes et des lentisques, et la battue commença. Je pris le parti de laisser mon cheval se conduire lui-même à la suite des autres, et je fis bien, car, tout en galopant, il évitait, avec une adresse remarquable, les troncs d’arbres où il aurait pu me briser les jambes. Les cris de nos compagnons retentirent, on signalait le sanglier. Je m’efforçais de suivre Effisio, qui galopait avec autant d’ardeur que les autres et criait de même. Ce n’était plus le soldat sérieux de la République universelle, ni l’amant rêveur de la jolie fille des Ribas, mais un vrai Sarde, chasseur et montagnard, enivré de course et de grand air. La balle de Ribas abattit le sanglier ; mais Antonio Tolugheddu l’avait blessé le premier. Après cette victoire, nous battîmes encore la montagne pendant plusieurs heures ; mais nous ne primes qu’un daim, bien que don Antonio demandât un cerf à grands cris. Quelle qu’eût été mon insuffisance comme chasseur, j’eus la meilleure part à la curée ; tout le monde cria :

— Double part à l’étranger !

C’est une habitude hospitalière. Je remerciai en termes qui plurent à mes compagnons, et tous se déclarèrent mes amis intimes. Et moi aussi, cette vivacité de sentiment me gagnait le cœur.

Nous reconduisîmes chez lui Antioco et le quittâmes en lui disant au revoir ; car, ininvité par de Ribas, il devait venir à Nuoro, fêter le 1er mai, qui était le surlendemain.

Puis, nous reprîmes le chemin du retour. Bêtes et gens étaient fatigués. Néanmoins, quand un des jeunes gens se fut écrié que si nous ne faisions pas quelque hâte, nous n’arriverions pas avant la nuit, bon gré mal gré, nos pauvres montures durent prendre le galop.

— Et qu’importe la nuit ? dis-je à Effisio, Notre nombre et nos armes ne nous permettent pas de craindre une attaque.

Il sourit.

— Ce n’est pas cela. Si nous rentrons la nuit, on ne nous verra pas, et nous rapportons des trophées.

En effet, aux abords de Nuoro, une bande. de gamins, parmi lesquels au premier plan Quirico, vint à notre rencontre, en poussant de grands cris de joie. À la vue des peaux de daim et de sanglier, Quirico s’informa quels étaient les vainqueurs, et en apprenant que c’était son père qui avait tué le sanglier, il s’empara de la peau, la mit sur une perche, et se plaça fièrement devant don Antonio, comme on portait autrefois à Rome devant le vainqueur les dépouilles de l’ennemi. Un de ses acolytes en fit autant pour celui qui avait tué le daim ; et ce fut ainsi que nous fîmes notre entrée dans la ville de Nuoro, en ayant soin de prendre la grande rue — qui n’était nullement le chemin de la maison des Ribas — où toute la troupe nous reconduisit.