Grazia/6

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Grazia (p. 130-154).

VI

Toutes choses étaient, à Nuoro, comme je les avais laissées. Les têtes fortes du café trouvèrent seulement singulier que j’eusse fait tant de chemin pour aller chercher des livres, quand il était bien plus simple et bien plus facile de venir causer entre gens d’esprit, faire quelques parties de cartes ou de billard, boire un verre et fumer plusieurs cigares. Tels sont les plaisirs dont la vie d’un homme de bon sens est occupée. Mais les Français ont des habitudes singulières ! — J’étais la France à Nuoro.

Comme il avait été convenu entre Effisio et moi, j’arrangeai ma vie à demeure pour une entière villégiature ; mon temps se partagea entre la lecture, la chasse, les promenades à cheval aux environs, et les causeries de l’amitié. La chasse, il est vrai, d’après la loi générale du royaume, est défendue ; mais cela n’empêche pas les coups de fusil de retentir dans les ravins et sur les cimes, où ne peuvent atteindre les chevaux des carabiniers. Et même sur les routes, que dire à un homme qui porte un fusil pour sa défense personnelle, précaution reconnue nécessaire ? Le carabinier croit avoir entendu un coup de feu, il se trompe ; c’était là-bas ! Puis, quereller un homme armé, dans ce pays de têtes chaudes, pour une mauvaise perdrix, lorsqu’il s’agit de bien autre gibier ! — Il y a eu cette nuit une agression à main armée dans la commune de V. — Un homme a été tué hier d’un coup de feu, comme il montait paisiblement l’escalier de sa maison. — Les habitants des villages voisins de X et de Z sont en bataille rangée, Guelfes contre Gibelins. — On craint cette nuit une attaque de la diligence de Paulilatino à Macomer, et il faut surveiller les campagnes de tous côtés, afin de savoir où les bandes se forment, où elles se dissipent. — Le carabinier passe et l’homme le salue d’un air narquois, attendant qu’il ait disparu pour reprendre sa chasse interrompue.

— Ah, signor ! me disait un brigadier, quel pays ! Tous ladri ou malfattori. On aimerait mieux faire la guerre. Ces gens-là s’entendent contre tous nous. Et jusqu’aux autorités des communes, oui signor, qui protègent leurs vauriens et nous sont hostiles, nous qui risquons notre peau tous les jours au service du bon ordre et de la propriété. La propriété ! Ces gens-là n’en ont aucun respect, et quant à la vie d’un homme ils n’y regardent pas plus qu’à celle d’un poulet. Dernièrement, à la suite d’un bal, un des nôtres a été presque assommé ; naturellement, nous avons mis les agresseurs en prison. Eh bien, croiriez-vous, signor, que les juges, des Sardes ! parbleu ! les ont acquittés ? Nous sommes ici en pays ennemi. Ah !… ce n’est pas comme ça en France, n’est-ce pas ?

Je me familiarisais de plus en plus avec la langue sarde, qui est entièrement de la famille des idiomes latins et je finis par pouvoir quelque peu causer dans leur langue avec les gens du pays. À voir leurs visages doux et bienveillants, l’empressement avec lequel ils me disaient bonjour et à l’occasion me rendaient de petits services, mon imagination se refusait à croire ces gens-là capables d’accomplir froidement un assassinat longuement prémédité, ou qu’ils fussent de ces bandits, particuliers à la Sicile et à la Sardaigne, qu’on pourrait appeler bandits en chambre, allant la nuit, masqués, faire un coup de main et rentrant ensuite chez eux paisiblement. Certainement, les gens de Nuoro à cet égard étaient à part du reste du pays ! Ceux des environs également, ces braves pasteurs qui nous apportaient le lait ! Ceux même de Lallove, qu’on désignait comme un nid de grassatori[1]et qui pourtant en plein jour m’avaient si bien accueilli ! Ces populations, d’ailleurs, avaient des types, des attitudes, à conquérir invinciblement le cœur d’un artiste. C’était une de mes joies de les voir de ma fenêtre déboucher au haut de la route, soit au galop de leurs petits chevaux, soit à pied, majestueusement revêtus du capotu de laine noire par les plus grandes chaleurs, et offrant de loin la forme de triangles noirs et blancs, perchés sur deux jambes, également noires et blanches. J’aimais à les voir, tantôt couvert de leurs peaux de mouton et tantôt dans l’éclat de leur beau justaucorps bleu et rouge, avec ces manches ouvertes, ces flots de linge blanc — ou qui eût pu l’être broderies et boutons d’argent, ces larges caleçons blancs, sous la jupe noire, et le ceinturon damasquiné, tout ce costume d’antiques seigneurs. J’aimais à voir les petits pages de cour jouer dans la rue, se lancer des pierres, ou grimper sur les chevaux. J’aimais à voir les belles filles avec leur justaucorps rouge, et leur corset de brocart, au ruban rouge ou bleu, étaler leur belle gorge sous la chemisette blanche et marcher fièrement, la cruche ou la corbeille sur la tête, les pieds nus fouettés par la jupe au large ruban. Le soir, quand. tout ce monde, accroupi sur les seuils, ou dans la rue, prenait le frais, et surtout devant les groupes d’hommes revêtus du capotu, assis ou couchés par terre, dans les carrefours, il me semblait être en pleine tribu arabe.

Bien d’autres costumes se donnaient rendez-vous à Nuoro. Celui d’Oliena encore plus pittoresque, celui de Bitti où la jupe des femmes est aux deux tiers de velours, où le corset est plus riche encore ; celui d’Orgo-solos, sombre et sévère, petite casaque de laine noire couvrant la moitié de la taille, au-dessus d’une casaque rouge ; celui de Mamoïada, et tant d’autres ; car chaque village, comme en France avant la Révolution, a son costume particulier.

André Léo.

(À suivre)

FEUILLETON DU SIÈCLE. — 8 MAI 1878.

(12)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

VI. — (Suite.)

Je me disais qu’un peintre de talent ferait une riche récolte de types et de costumes dans cette pauvre et obscure Sardaigne, et qu’une Norésienne, ou une Oliénaise, ferait fureur dans les bals parés du monde parisien.

Les environs enfin m’offraient des promenades variées et de fort beaux aspects, tantôt dans les plis de montagnes et les ravins profonds, tantôt sur les cimes, hérissées de rochers, tapissées de chênes-liéges et de lentisques.

Désormais, j’éprouvais de la répugnance à me rendre chez de Ribas ; invité au repas des fiançailles, je m’étais excusé sur l’état de santé d’Effisio. Mais de Ribas me rencontra et me fit de vifs reproches : j’avais été son hôte ; devenais-je son ennemi ? Que m’avait-il fait ? Devais-je le rendre responsable de la folie d’Effisio ? Pouvait-il donner sa fille à tous ceux qui la désiraient ? Imbu des idées patriarcales de son pays, au sujet de l’autorité paternelle, il ne pouvait soupçonner et n’aurait pu comprendre combien je lui en voulais de sa brutalité envers la pauvre Grazia. Et, d’autre part, c’eût été en effet lui faire aux yeux de tout le pays une grave insulte que de cesser de le voir, après avoir pendant huit jours accepté son hospitalité.

J’y allai donc, et je revis Grazia. Mais je ne retrouvai plus l’amante d’Effisio. Était-ce bien la même vraiment que j’avais vue se tordre en sanglotant sur le lit du blessé, le couvrir de larmes et de baisers, et s’abandonner à l’amour avec toute l’exaltation d’une âme désespérée ?

Elle m’accueillit avec douceur et cordialité ; mais non plus avec l’aimable fraternité d’autrefois ; il y avait sur ses traits comme un voile ; elle était désormais l’épouse d’Antioco. Loin de chercher à me parler, elle se retira sans affectation avant la fin de ma visite. La Francesca me dit :

— Vous n’avez pas vu les beaux cadeaux de ma fille ?

Et elle alla les chercher pour me les montrer. L’aïeule me parla de Tolugheddu et de leurs alliances. Quant à Effisedda, elle me regardait en souriant et me faisait de petites mines vraiment coquettes.

— Tu ne viens plus nous voir ! me répétait-elle avec reproche, en jettant dans mes yeux ses grands yeux noirs.

De Ribas m’invita à venir chasser avec lui sur ses terres. En sortant, je me croisai avec Antioco Tolugheddu, qui me serra la main et m’engagea vivement à le venir voir à Oliena.

— Voulez-vous m’accompagner à mon retour ? dit-il.

— Merci ! ce sera pour une autre fois.

Mais il ne se rebuta pas, et comme sa préoccupation était toujours de se faire accompagner, quand il faisait le trajet d’Oliena à Nuoro, il m’emmena un jour presque malgré moi.

Nous n’étions pas seuls : il y avait le domestique d’Antioco et un barracello, sorte de garde-champêtre à cheval, qui mérite une mention particulière :

Cette institution fut créée au 14e siècle par le juge, ou souverain, d’Arborée[2], Mariano IV. C’était une sorte de garde nationale, puisqu’elle se composait de tous les hommes du canton (à la seule exclusion des mal famés) qui à tour de rôle, chaque année, formaient une compagnie dévouée à la garde des propriétés. Ce qui donna à l’institution un caractère tout particulier, c’est que ces gardes, payés largement par la cotisation proportionnelle de tous les propriétaires, étaient responsables sur leurs propres biens des dégâts qu’ils laissaient commettre ; ils devaient en rembourser intégralement la valeur au propriétaire lésé. Il est curieux de trouver au 14e siècle une des premières applications de l’assurance mutuelle.

Le progrès de la civilisation unitaire a fait supprimer les barracelli dans la Sardaigne méridionale, dite Capo de Cagliari ; mais dans la partie septentrionale (Capo de Sassari), où, comme l’affirmait le brigadier des carabiniers, le respect de la propriété est une vertu des plus rares, l’institution des barracelli s’est, par la force des choses, maintenue. Seulement, ce ne sont plus comme autrefois tous les habitants du canton à tour de rôle, mais un corps spécial, recruté par l’offre volontaire, et très-recherché, car outre les émoluments, il fournit au titulaire la joie, pour un Sarde inappréciable, de chevaucher, batailler au besoin, sans travailler. Les services de cette milice locale sont autrement sympathiques à la population que ceux des carabiniers, et le barracello, plus au fait des choses du pays, et qui garde peut-être bien des secrets, nargue en dessous les efforts de son confrère de la milice royale. Efforts, il faut le dire, souvent infructueux, malgré les fatigues de ces malheureux, presque toujours à cheval sur les routes ou dans la montagne. Cependant, si comme les carabiniers de Mantoue, ils arrivent parfois trop tard, leur seule présence est un frein puissant, et les délits deviennent de plus en plus rares.

Nous avions donc avec nous un barracello monté sur un joli cheval noir, à tête fine, les épaules couvertes de son capotu, dont le capuchon pointu se superposait sur sa tête au bonnet phrygien ; le menton orné d’une barbe noire superbe, son fusil en travers de la selle, et un daghan, long comme un petit sabre, à la ceinture. Cet homme n’allait pas à Oliena, mais assez près, et Antioco s’était arrangé pour partir en même temps que lui, afin de profiter de son escorte. Nous étions au 15 juin ; il faisait une forte chaleur ; nous suivions la route escarpée qui descend au Cedrino, au milieu des oliviers et des amandiers, dans les riches terrains qui sont au sud du plateau. En tournant les yeux en arrière, et regardant tout en haut, on apercevait un pan de l’église de Nuoro, qui de là semblait un fort du moyen-âge, et devant nous, sous nos pieds, le Cedrino, tout rempli de lauriers-roses en fleurs.

Nous causions ; le barracello nous racontait de bon tours joués aux carabiniers, et l’on riait ; Antioco seul, du bout des lèvres, et promenant des regards inquiets autour de lui.

Tout à coup, nous le voyons glisser de la selle et disparaitre sous le ventre de son cheval. En même temps, une détonation retentit et j’aperçois en face de nous, debout sur un rocher, Nieddu, qui, reposant son fusil, s’appuyait dessus en nous regardant. Mon cœur se serra ; je crus à un meurtre, et sautant de cheval je courus à Antioco. Le barracello et le domestique en avaient fait autant ; mais à notre grande surprise, à peine l’eûmes-nous approché, qu’Antioco se releva de lui-même. Il était pâle comme un mort ; mais de blessure aucune trace.

Le misérable ! s’écria-t-il, a voulu m’assassiner. Tirez dessus ! Abattez-le !…

Et lui-même saisit son fusil. Nous l’arrêtâmes. Nieddu, immobile sur sa roche, nous regardait toujours en souriant.

— Eh bien ! nous cria-t-il, qu’avez-vous donc ? Vous cherchez mon gibier ? Il doit être sous vos pieds ; car il passait justement sur la tête du signor Tolugheddu.

Cherchant des yeux, nous vîmes en effet, une pauvre hirondelle, abattue dans la poussière.

— C’est moi qu’il visait ! s’écria Antioco ; je l’ai vu ! Monsieur, dit-il en s’adressant à moi ; vous, barrocello, et toi, Pepedo, je vous prends tous trois à témoins qu’il a voulu m’assassiner !

— Celui qui tue une hirondelle au vol, répondit Nieddu, sans s’émouvoir, ne manque pas un porc à 50 pas. Qu’en dites-vous, barracello ?

— C’est un jeu, répondit celui-ci ; tu es un bon tireur, Nieddu !

Et s’adressant à Antioco, il répéta :

— C’est une plaisanterie !

Mais Antioco n’était pas d’humeur à la trouver bonne ; il s’emporta et, répétant que Niedda voulait le tuer, il jura que lui-même saurait bien s’en débarrasser.

— Tu me menaces, Antioco ?

— Je me défends.

— Tu es fou !

— Il m’a dit à moi-même que je mourrais de sa main, et maintenant vous voyez…

— Nous voyons que tu as eu peur, dit froidement le barracello. Allons, Antioco, un garçon de la montagne doit avoir du cœur.

— Au revoir, signori ! nous cria Nieddu, en rejetant son fusil sur son épaule et en disparaissant derrière les arbres.

— Il nous suit peut-être ! murmura Antioco.

Le barracello ne cacha pas sen mépris, et se mit à siffloter entre ses dents. Je poussai mon cheval à côté du sien.

— Pensez-vous, lui dis-je, qu’Antioco ait raison de se défier de Nieddu ?

Il haussa les épaules, comme s’il se fat agi de la chose la plus indifférente.

— Ça se peut, répondit-il ; mais ce n’est pas comme ça qu’il faut faire. Quand on a un ennemi qui en veut à votre vie, en tâche de le prévenir, tout bonnement ; on ne va pas crier, menacer, et demander des témoins. Peuh ! qu’est-ce que ça signifie ? Dans ce cas-là, il y a une balle pour l’un ou pour l’autre, on le sait, et l’on tâche qu’elle soit pour l’autre, voilà tout.

— Il vaudrait mieux, repris-je, essayer d’un arrangement…

— Quel arrangement, quel-arrangement ! s’écria-t-il, avec l’accentuation prononcée de surprise et de dédain, que les Italiens donnent à cette parole, interrogative et exclamative à la fois : che.

— C’est bon chez vous, me dit-il ensuite, avec plus de courtoisie, mais chaque pays a sa mode, n’est-ce pas ?

— Je vous demande pardon, lui dis-je, mais je croyais qu’en votre qualité d’agent de l’ordre public, vous vous occupiez d’empêcher ces vengeances personnelles, qui sont tout simplement des assassinats.

— Nous ! s’écria le barracello, avec indignation ; nous ! ça ne nous regarde pas ! Nous ne sommes pas des carabiniers, nous autres ! Nous garantissons les propriétés, voilà tout, et cela au risque de notre bourse et de notre vie ; mais pour les affaires personnelles des gens, non ! non ! Nous ne sommes pas des carabiniers, répéta-t-il, en grommelant.

Je vis que je l’avais sérieusement fâché, et je fis tout mon possible pour rentrer dans ses bonnes grâces, en lui vantant la beauté de son pays. Comme c’était au fond, un excellent homme, il reprit bientôt sa bonne humeur, et nous fit les honneurs du chemin, dont tous les détours étaient fertiles en incidents.

— Vous voyez ce tas de pierres ? c’est là que fut refroidi (freddato) un homme d’Oliena, Bartolomeo Sannis, qui avait refusé de donner sa sœur en mariage à un de Nuoro. On le trouva là au matin, et un voituriera. qui passait le mit sur sa charrette pour le reporter chez lui.

— Et l’assassin ?

— Ah !… l’on ne sait pas ; la justice n’a rien trouvé.

— Mais vous disiez que c’en était un de Nuoro, qui voulait épouser la sœur de l’assassiné ?

— Oui, oui ! C’est un on-dit ; mais qui l’assure ? on n’y était point. Je n’en aurais même pas parlé à Votre Seigneurie, si cet homme n’était pas mort l’autre jour. Car avec la justice, il n’y a jamais de tranquillité. Voyez-vous là-bas ce pont ? Un des plus beaux gars du pays est tombé dessous, la face dans l’eau. Moi je l’ai vu, et j’avais peine à le reconnaître…

— Et comment cela ? Était-il donc ivre ?

— Non, signor, non ! Le vin d’Oliena est un bon vin ; mais ce garçon-là était de force à le porter. Il n’était pas ivre ; il avait une balle dans le cœur.

— Et pourquoi ? Qui l’avait tué ?

— Oh ! vous m’en demandez long. Chi lo sa Les gens ont prétendu seulement qu’il regardait de trop près une femme mariée.

Pepeddo, le domestique d’Antioco, dit alors quelques mots que je n’entendis pas.

— Je le sais ! répondit le barracello ; mais ce n’est pas par ici.

— Que dit-il ?

— Il parle d’une rencontre qui a eu lieu là-bas, de l’autre côté de la montagne. C’étaient deux familles en litige pour un terrain. Un jour, qu’ils chassaient, à trois bug quatre de chaque côté, ils se trouvèrent en face les uns des autres. Alors, ils se mirent à s’injurier, et puis se tirèrent dessus. Il n’en resta qu’un. Bah ! pour la propriété, je ne dis pas, mieux vaut s’en remettre aux tribunaux, puisque d’ailleurs, il n’y a guère moyen de faire autrement.

— Eh ! dis-je, il me semble qu’il n’y a pas besoin de beaucoup chercher les causes de la dépopulation de la Sardaigne ; celle-ci doit être une des principales.

— Cela se peut, signor ; mais on se tuait bien plus autrefois. Maintenant, la population augmente. Après tout, que voulez-vous, on ne meurt qu’une fois.

Sur cette réflexion, le barracello, parvenu au point où son chemin différait du nôtre, nous quitta, et je ne sais si Antioco fut plus fâché de perdre son escorte, ou plus content de cesser d’entendre ses histoires.

Si peu de sympathie que j’eusse pour sa personne, je ne pouvais m’empêcher par humanité de plaindre la situation d’un homme ainsi menacé de mort, et qui redoute de voir à chaque pas, à chaque détour du chemin, derrière tout rameau qui tremble, ou toute pierre assez large pour cacher un ennemi, le canon du fusil qui doit lui ôter la vie ; c’étaient là mille morts au lieu d’une. Je regardais ce garçon, si plein de vie, si épanoui de satisfaction et de santé, moins d’un mois auparavant, et déjà blémi et amaigri par de continuelles terreurs ; je me disais que son indélicat égoïsme était bien rudement puni, et il me vint à l’idée, puisqu’il semblait assez peu touché du point d’honneur de sa race, de lui ouvrir une issue par où il put échapper à la terrible sentence portée contre lui, et du même coup délivrer Grazia.

— J’ai à vous parler, lui dis-je, ordonnez à votre domestique de prendre les devants. Non pas ! non pas ! s’écria-t-il. Pepeddo ne peut me quitter ! Parlez devant lui, si cela ne vous déplait point, c’est un homme fidèle ; ou bien nous aurons le temps de causer à la maison.

En même temps, il maintenait soigneusement son cheval dans la ligne que tenaient les nôtres, et, comme il s’était placé au milieu, nous lui servions de plastron à droite et à gauche ; on n’eut guère pu l’atteindre sans nous frapper, Pepeddo ou moi.

— Soit, dis-je, à la maison.

Ce ne fut pas difficile : le père se trouvait absent. Antioco fit servir un jambon, un morceau de bœuf fumant, deux perdrix froides, du miel, du fromage et des cerises, deux vieilles bouteilles de vin d’Oliena, et nous nous assîmes en face l’un de l’autre, seuls, dans une grande salle basse, assez fraiche, tandis qu’en dehors le soleil ardait, et que les roches arides et luisantes de la montagne, chauffées depuis le matin, jetaient sur le village de chaudes reverbérations.

— Je veux vous parler en ami, lui dis-je, si vous le permettez ; car votre situation me touche, et d’après ce que j’ai pu voir et deviner, elle est cruelle.

— Parlez parlez ! me dit-il avec empressement, et il me prit tout de suite la main. C’est bon ! Je suis content !. Vous avez bien à les intentions de ce bandit, vous ! Et vous en témoigneriez, n’est-ce pas ?

— De quoi pourrais-je témoigner ? Il a tué une hirondelle au-dessus de votre tête, d’une façon assez brutale, soit ; mais il n’y a pas là de quoi mettre un homme en jugement. Vous affirmez que ses intentions sont homicides, mais les intentions ne se voient pas. Vous ne pouvez donc rien à mon avis contre Nieddu ; car il ne me parait pas que vous soyez homme — et du reste je vous en félicite — à accepter le défi que, dites-vous, il vous a jeté, et à passer vos jours et vos nuits en embuscade, pour le tuer avant qu’il ne vous tue.

— N’est-ce pas, s’écria-t-il, que j’ai raison ? Vous, signor, vous êtes un homme de grand sens, comme il y en a malheureusement peu chez nous. Non, certainement, je ne pense pas à cela ! Comment voulez-vous ? D’abord, il est plus habile tireur que moi et plus habitué que moi à la fatigue. Et enfin, quand même ce serait moi qui aurais la chance de l’abattre, que m’en arriverait-il ? Me faire envoyer aux galères ou peut-être pendre ?… C’est que la justice ne plaisante plus là-dessus, et tous ceux qu’elle a attrapés… Aussi, voyez-vous, signor, les gens comme il faut de notre pays ont renoncé à ces choses-là. Je ne suis pas un sauvage, moi, comme će Nieddu. Je suis un homme instruit, u homme civilisé, je suis jeune, j’ai du bien ; je veux jouir de la vie et non pas la perdre bêtement ! Ah ! cette Raimonda ! elle me coûte cher, et si j’avais su…

— Elle me paraît fort intéressante ; elle est belle, pleine de force et de santé. On comprend aisément qu’elle soit aimée, et vous avez eu tort de l’abandonner.

— Allons donc ! s’écria-t-il, une fille de rien, une vraie paysanne ! Je ne pouvais pas m’occuper sérieusement de cette fille-là ; elle aurait dû le comprendre.

— Elle a cru ce que vous lui disiez ; oseriez-vous le lui reprocher ? Pour moi, je crois que vous eussiez très-sagement fait d’épouser Raimonda.

— Eh bien, s’écria-t-il en colère, si c’est là le conseil que vous me donnez…

— Elle est cependant plus belle que la mort. Et elle vous aimait, tandis que, — du moins, à ce qu’on prétend, — Grazia de Ribas aime un autre que vous, et l’on assure que son père est allé jusqu’à employer la violence pour la décider à vous épouser ?

— Tout ça sont des bêtises, répondit Antioco, moitié confus, moitié irrité. Grazia est une bonne fille ; elle sera une digne et bonne épouse. Je ne pouvais pas mieux choisir. Je ne dis pas que si j’avais su… mais c’est une chose faite, et il n’y a pas à y revenir.

— Ne dites pas cela. Il y a toujours moyen pour un homme sage et prudent de revenir sur une faute commise. À votre place, j’épouserais Raimonda, et me trouverais très-orgueilleux et très-heureux d’avoir une belle femme, qui me donnerait de beaux et robustes enfants, et de vivre de mes Liens, tranquille et sans ennemis, jouissant de toutes les aises et de tous les plaisirs de la vie, au pays natal, au lieu… au lieu de perdre tout peut-être… et de ne plus jouir de rien.

Il frissonna de tous ses membres.

— Oui, dit-il en se versant une rasade d’une main qui tremblait, je vous entends bien !… Vous voulez dire : au lieu de pelotonner comme un lièvre sur un chemin et d’aller pourrir dans le cimetière. Brrr !…Mais, ajouta-t il en s’efforçant d’éclaircir sa voix, je ne sors jamais la nuit, vous savez, et ce n’est guère dans le jour…

— Et comment pouvez-vous accepter une telle existence ? Quoi ! trembler sans cesse et calculer tous sés pas ! Redouter la mort à chaque instant ! N’avoir pas un instant de sécurité ! Sur ma parole, à votre place, j’aimerais mieux en finir tout de suite ; ce serait plus court et moins cruel !

— Vous avez raison, me dit-il d’une voix étouffée, cette vie-là n’est pas supportable. Savez-vous qu’il y a eu chez nous des gens qui sont morts de la crainte continuelle où ils étaient, vivant sous le coup d’une vendetta ? Il y en a même qui se sont tués pour en finir, comme vous dites. Non ! on ne peut pas vivre ainsi !…

Et le malheureux, qui pour la première fois se voyait plaint, au lieu d’être raillé ou méprisé, cacha sa tête dans ses mains, Ce n’était pas un homme capable de dominer ses instincts qu’Antioco Tolugheddu. Ne pouvant retenir ses larmes, il vint se jeter dans mes bras.

— Que faire ? Vous êtes mon ami, je le vois, conseillez-moi, que feriez-vous à ma place ?

— Je vous l’ai dit.

— Épouser cette fille ? Non, non, ce n’est pas sérieux, ce n’est pas un conseil d’ami. On se moquerait de moi, de faire un tel mariage.

— Ah ! bah !… La mésalliance ? Vous seriez plus noble qu’elle ?

— Nous sommes riches de père en fils, depuis plus de cent ans. Vous n’avez qu’à parler des Tolugheddu !

— Raison de plus pour ne pas laisser éteindre cette noble race. Vous êtes le seul fils de votre père, et puis ne savez-vous pas que dans les plus hautes familles, voire même rois ou empereurs, on se mésallie toujours de temps en temps pour une belle femme ?

Antioco resta muet devant cet argument ; je crus l’avoir ébranlé ; mais il reprit :

— Mon père n’y consentirait jamais.

— Préfère-t-il mener vos funérailles ?

— Oh ! ce ne serait pas une raison ; les vieux ont la tête dure. Mon père trouverait que c’est une lâcheté de céder et il ne voudra jamais d’une fille de rien. Mais outre cela, votre idée est impossible, puisque je suis fiancé.

— Grazia vous épouse à contre-cœur ; cela seul, il me semble, devrait vous engager à sacrifier l’amour que vous avez pour elle.

— Eh ! si ce n’était que cela ! dit-il. J’ai été bien amoureux de Grazia ; mais depuis quelque temps, je n’ai plus dans l’idée que des pensées tristes et je ne puis m’empêcher de songer que si elle n’était pas revenue de Sassari, je serais tranquille et joyeux comme auparavant. Je sais que pour elle aussi, elle me rendrait ma parole de bon cœur ; mais à présent, c’est impossible. Vous ne connaissez pas les coutumes de ce pays ; on ne rompt pas des fiançailles, et ce n’est pas la peine de m’ôter Nieddu de dessus les bras pour y mettre de Ribas, qui a lui aussi les vieilles idées.

— Ne pourriez-vous pas tout lui dire et ne comprendrait-il pas ?…

— Lui ! jamais ! je puis bien vous l’assurer. Ce serait pour Grazia comme un déshonneur, et si j’en parlais seulement à de Ribas, il serait capable de me tuer sur le coup.

— Cependant, il n’a pas intérêt… si vous êtes tué, vous n’épouserez pas sa fille.

— Qu’est-ce que ça lui fait ? pourvu que tout soit dans l’ordre ? On peut toujours perdre son fiancé d’un accident, ou d’une maladie ? Mais c’est une honte que de le quitter, ou d’en être abandonnée.

— Triste et singulière situation ! dis-je en rêvant. Ainsi, vous ne pouvez vous délivrer d’un côté, sans être frappé de l’autre !…

André Léo.

(À suivre.)

FEUILLETON DU SIÈCLE. — 9 MAI 1878.

(13)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

VI. — (Suite.)

— Oh ! oui ! s’écria-t-il, on prenant sa tête à deux mains, c’est une situation terrible ! Je l’ai bien senti le jour où mon père, venant de faire sa demande à de Ribas, ce Nieddu est venu me dire : — Épouse ma cousine, ou tu mourras ! J’ai senti que j’étais pris entre deux meules et que l’une ou l’autre me broierait. Et pourtant, je ne voudrais pas mourir, non, je l’avoue. Jeune comme je suis, n’est-ce pas affreux, signor Francese ?

Il me regardait comme le seul être qui lui eût été compatissant ; des larmes, qu’il écrasait à mesure entre ses doigts, affluaient à ses yeux ; il rougit, toussa pour se raffermir la voix, et reprit :

— Si je leur disais ce que je vous dis là, ils m’appelleraient lâche ; aussi je ne le dis qu’à vous, qui savez si bien comprendre et qui avez plus d’esprit et de bon sens qu’eux tous. Mais est-ce que c’est honteux d’aimer la vie, de ne pas vouloir mourir ? Toutes les créatures sont comme cela, et ceux qui font les crânes, c’est tout simplement qu’ils savent bien se dominer. Depuis tout ce temps, j’ai pensé à bien des choses, allez !…J’ai pensé qu’on se donne tant de peine quelquefois pour sauver la vie d’un homme, jusqu’à exposer la sienne propre et celle de plusieurs autres, comme s’il s’agissait de la chose la plus précieuse du monde, — et l’on a raison, — et puis, en d’autres cas, voilà que ça ne compte plus de rien, et que c’est vergogne d’y tenir. On trouve tout naturel qu’un malheureux tombé dans un puits, ou enseveli sous un éboulement, ait l’amour ardent de la vie ; on compatit à ses angoisses ; tout le monde les partage ; on en pleure, on ne parle que de ça, même sur les journaux ; et quand il est sauvé, qu’il se confond en actions de grâces pour ses sauveurs, on trouve cela encore tout naturel, très-touchant, et les gens sanglotent avec lui. Mais que je craigne d’être tué, moi, et que j’en souffre ; il y a des gens que ça fait rire ! Eh bien ! ces gens-là n’ont ni cœur, ni raison, moi, je le dis ! Oui, cela me fait penser à bien des choses… Mais il n’y a qu’à vous que j’en puis parler. Pas même à mon père !… Je sais bien que ça le tourmente ; mais si je lui en parlais, il me reprocherait lui aussi de manquer de cœur. Les choses sont vraiment arrangées d’une drôle de façon ! Et il n’y a pas de quoi s’en vanter, bien que le monde s’imagine avoir de l’esprit.

Pauvre Antioco ! S’il eût appliqué à la situation de Raimonda, séduite et trompée, la clairvoyance que lai inspirait soudainement son propre mal !… Mais il souffrait trop pour que je lui fisse cette observation, et elle eût été sans doute inutile.

— Écoutez, lui dis-je, après un moment de réflexion, je ne vois pour vous qu’un moyen de salut, mais il est certain.

Il releva la tête vivement.

— Allons, dites !

— C’est de quitter le pays. Allez à Cagliari ; faites-y du commerce, tout ce que vous voudrez ; épousez une Cagliaritaine, et ne remettez le pied ici que pour recueillir un jour votre héritage. Encore feriez-vous mieux, si votre ennemi est toujours vivant, d’envoyer une procuration…

— À Cagliari ! dit-il, ça peut aller ! Oui ! ça me plairait assez de vivre à la ville. Mais je serais obligé de changer de costume ? J’y suis allé une fois, à Cagliari, et n’y ai pas vu un seul de nos justaucorps bleus et rouges. Après ça, ma foi ! je m’habillerai en signor. Et pourquoi pas ? Pour Grazia, le costume de signora lui irait si bien !…

— Mais vous ne pouvez pas la fuir et vous marier en même temps.

— Ah !… non, voilà le diable ! Je ne puis pourtant pas laisser ma fiancée.

— Vous la laisserez bien si vous perdez la vie. Conservez la vie du moins et consentez à perdre Grazia, au lieu de les perdre toutes deux en même temps.

— Ma foi ! vous avez raison. Mais de Ribas ?

— Vous lui écrirez que vous êtes désolé, mais que ce n’est pas votre faute, et qu’il ne lui en reviendrait rien, après tout, de vous faire tuer, puisque sa fille ne serait pas pour cela mariée.

— C’est juste. Vous me dicterez la lettre. Voulez-vous ?… Ah ! mais non, non ! Ils me traiteraient de lâche.

— Bah ! les gens de bon sens vous approuveront. Il y en a plus d’un autre, à Cagliari, qui a quitté son pays pour raisons pareilles, et ils n’en sont pas moins estimés là-bas ; d’autant plus que peu le savent, si on le sait.

— Reste à savoir si mon père me donnerait de l’argent ?

— Il ne voudrait pas avoir votre mort à se reprocher.

Antioco se plut quelque temps dans les arrangements qu’entraînait ce projet ; puis, tout à coup :

— Eh ! mais, dites done ? comme s’il était difficile de porter un fasil chargé, de Nuoro à Cagliari !

— Allons done ! il faudrait un acharnement… Votre ennemi se regardera probablement comme assez vengé de vous avoir fait quitter la place.

— Très-bien ! Mais c’est justement ce qui ne me convient pas, de le faire triompher de moi, ce Nieddu !

— Mon cher Antioco, il faudrait être logique ; l’amour-propre vous est-il plus cher que la vie ? Restez ! Préférez-vous la vie, au contraire ? Fuyez !

Et si Cagliari vous paralt trop près d’ici, allez à Naples.

— À Naples ? Ah ! par exemple, ça m’irait tout-à-fait ça : aller à Naples. Cette fois, la mer à passer, ça ne se fait pas facilement. Oui ! à Naples, je n’aurais rien à craindre, et c’est, paraît-il, un pays superbe…

Il s’établissait à Naples comme il avait fait à Cagliari ; quand tout à coup, frappant du poing sur la table :

— Ah ! bah ! laisser comme ça le pays, la famille, ses biens… c’est pourtant grave ! J’aimerais mieux un autre moyen. Au moins pourquoi n’emmènerais-je pas Grazia ? On pourrait bien nous marier tout de suite ?

C’était un vrai paysan : il voulait tout avoir et ne rien payer, et il marchandait avec moi les moyens de son salut, comme s’il eût dépendu de moi de le lui accorder au meilleur marché possible. Je me lassai bientôt de ce parlage sans conclusion aucune, et réclamai l’exécution de sa promesse de me faire visiter Oliena et ses environs.

Mais c’était le mettre à trop rude épreuve. Il me promena seulement dans le village et me pria de ne pas trouver mauvais qu’il me laissât aller seul, avec un-guide, aux Nur-Hags disséminés dans la campagne et à la fontaine de Calagoni. Je ne demandais pas mieux. Pour légitimes que, fussent les terreurs de ce pauvre garçon, elles ne m’en fatiguaient pas moins, et je ne désirais pas les augmenter.

Il était pourtant invraisemblable que Nieddu parcourût la campagne d’Oliena ; mais Antioco ne l’en eut pas moins rêvé, caché dans les Nur-Hags, ou parmi les rochers de la grotte. La peur, même quand sa cause est tragique, devient facilement grotesque, par l’excès des appréhensions qu’elle engendre. Et c’est ce qui excuse un peu la cruauté des railleries où se plait l’esprit humain contre les poltrons.

La fontaine de Calogoni est une de ces merveilles bizarres, qu’ont produites les jeux, ou plutôt les bouleversements, de la nature. C’est une caverne haute et profonde, sous une voûte de rochers énormes, de laquelle sort un torrent, parfois d’une violence extrême, qui va se jeter dans le fleuve d’Orosei.

Les Nur-Hags sont d’étranges constructions, particulières à la Sardaigne, qui ont exercé depuis longtemps, et jusqu’ici en vain, les suppositions scientifiques dos archéologues de France et d’Italie. Ils se rattachent à la mystérieuse famille des monuments de la pierre, sans architecture et sans inscriptions, qui jonchent le littoral occidental de l’Europe. Le Nur-Hag, — on dit aussi Nurazis, — est un cône tronqué, bâti d’énormes pierres, sans taille, ni ciment, avec un art et une solidité extraordinaires, de façon que les angles saillants et rentrants s’ajustent les uns dans les autres, et que l’ensemble offre du bas en haut une décroissance insensible.

Haut de trois à quatre mètres au-dessus du sol, il se compose de deux étages, ou chambres circulaires, dont l’entrée est tournée du côté du sud-est et qui communiquent entre elles par un corridor tournant, bas et obscur. La première chambre est enfoncée au-dessous du sol et complétement obscure, sauf le peu de jour que donne l’entrée, et parfois une ouverture pratiquée dans la voûte et donnant dans la chambre supérieure ; de celle-ci, rarement intacte, on se rend sur la plate-forme, par la continuation du corridor tournant. Très-peu de ces Nur-Hags sont restés entiers ; l’avidité des chercheurs de trésors ou le simple goût de dévastation qui distingue l’espèce humaine, en ont fait, non sans peine, écrouler les murs énormes ; mais ceux, en petit nombre, qui ont été respectés, gardent à travers les siècles leur solidité morne et mystérieuse.

Quelles mains les ont élevés ? Un grand nombre de suppositions ont été émises et soutenues, dont les plus sérieuses sont celles qui regardent les Nur-Hags comme des autels de la religion phénicienne et punique consacrés au culte de la lumière (La Marmora), ou comme des constructions cyclopéennes (Petit-Radel), — ou comme des sépultures aristocratiques, élevées par les habitants primitifs de la Sardaigne. Le peuple, qui a aussi sa version, les appelle : Fours des géants. La destination indiquée par le mot four est plus que contestable ; mais l’attribution de ces étranges monuments à des races primitives et gigantesques, disparues, est l’idée qui vient facilement à l’esprit en face de toutes ces constructions énormes et rudimentaires qui, depuis les allées de Carnac jusqu’aux Nur-Hags de Sardaigne, semblent témoigner en même temps de muscles immenses, et d’un esprit, humain sans doute, mais sans jour et sans alphabet.

Je revins le lendemain à Nuoro, avec le vague espoir qu’Antioco suivrait mon conseil et sauverait à la fois sa vie et le bonheur de mon ami. À peu de distance du village, dans le ravin, j’atteignis un cavalier qui, monté sur une petite jument noire, revenait chargé de deux fagots d’herbe, débordant de chaque côté de sa bertola[3]. Il avait le fusil à l’épaule et murmurait un de ces chants sardes, si monotones qu’ils ressemblent à des litanies. Au bruit de mon cheval il se retourna et je reconnus le visage doux et mélancolique de Nieddu.

— Buora sera ! signor.

— Baora sera, Nieddu. Vous revenez des prés ?

— Oui, signor ; il faut bien songer à l’aliment des bêtes. Et vous ? vous revenez d’Oliena ?

— Oui, je viens de quitter Antioco Tolugeddu. Vous lui avez fait une grande peur, hier.

Nieddu se mit à rire silencieusement.

J’hésitai un instant ; mais j’éprouvais un tourmentant besoin de protester tout haut contre cet arrêt de meurtre, dont il me semblait par mon silence me rendre complice. L’état de prévision et d’expectative où restait Effisio à l’égard d’un tel événement, qui lui devait profiter, me blessait comme une chose, sinon coupable, au moins fort malsaine. Je n’étais pas d’une race où la fréquence de l’homicide en a émoussé l’horreur, où devant le préjugé d’honneur s’efface tout respect de la vie humaine. Effisio se contentait de dire : Je n’y puis rien ! Moi, précisément parce que je désirais de toute mon âme le bonheur de mon ami et celui de Grazia, et qu’ainsi je me sentais intéressé dans la question, il me semblait que j’étais obligé par cela même à lutter en faveur de la vie de cet homme, notre obstacle, et à repousser le bénéfice de ce crime. J’hésitais, dis-je ; car un tel sentiment n’était pas le seul : au fond, la solution donnée par la mort d’Antioco me paraissait préférable au malheur des deux amants ; au fond, moi aussi, je l’acceptais ce meurtre, et je me disais en outre : dois-je nuire à mon ami, en m’efforçant d’empêcher un acte, qui seul peut le sauver ? Mais la conscience souffrait. Le rire de Nieddu la fit bondir et elle s’exprima :

— Nieddu, ce jeune homme vous fait injure ; il vous croit capable de prendre sa vie par vengeance. Mais je lui ai dit qu’il se trompait.

Il me regarda, plein de surprise. Au fond de son œil, je vis une lueur fauve, quelque chose de ce qui flotte dans la prunelle des félins ; mais je repris :

— Je lui ai dit que vous étiez pour moi le plus sympathique, et certainement le meilleur, le plus éclairé, de tous les jeunes gens de Nuoro ; que votre goût pour la poésie, la douceur de vos manières et de vos traits, tout dénotait en vous beaucoup d’intelligence et de sentiment, et que vous ne pouviez pas, par conséquent, partager le préjugé de sang qui règne encore dans ce pays ; mais que l’instruction effacera bientôt.

Il sourit encore ; mais avec ironie, et répondit seulement :

— Vous croyez ?

— J’en suis certain. La mort d’un homme ne répare point les fautes qu’il a commises ; c’est un crime de plus, voilà tout. Le sang ne lave pas, il tache.

— Il signor, me dit-il, en accentuant ce mot, de manière à montrer qu’il me traitait en étranger, a trouvé qu’ici les femmes n’étaient pas bien traitées ; il me l’a dit. À présent, il trouve mauvais qu’on les défende ?

— Qu’on les rende libres, répondis-je, elles se défendrent toutes seules. La vraie défense d’un être n’est pas le fer, mais la clairvoyance et le respect de soi.

— C’est bien dit, répliqua-t-il ; mais les femmes n’ont point de clairvoyance contre les belles paroles trompeuses, et quand elles aiment… elles ne savent pas refuser. Il faut donc bien inspirer la crainte aux trompeurs ; sans cela, vous qui prétendez qu’elles soient heureuses, vous n’auriez fait que les rendre misérables, comme e sol des chemins, que tout le monde foule aux pieds.

Vous n’avez donc pas compris, lui dis-je, que si elles sont crédules et faciles, comme vous dites, c’est parce qu’on les tient dans l’esclavage et dans l’ignorance ? L’esclavage tue l’âme. On se défend mal, quand on ne s’appartient pas. Mais un être libre tient à sa dignité et à sa liberté ; elles le rendent exigeant, et capable de choisir.

— Cela se peut, dit-il ; mais puisque les choses sont comme ça, et que, pour le moment, vous n’y pouvez rien, ni moi non plus, il faut bien agir selon ce qui est, en attendant mieux.

En même temps, il poussa son cheval du pas à l’amble. C’était me prier de me taire, et pourtant je continuai :

— Mais une faute commise par un homme ne donne pas le droit de le tuer. C’est un grand crime que de tuer un homme !

— Vos tribunaux le font bien, répliqua Nieddu ; si c’est juste pour eux, pourquoi ne le serait-ce pas pour nous ? Les juges sont des hommes comme nous, et s’ils ont le droit de mort, nous l’avons aussi. À plus forte raison, quand c’est nous qui sommes les offensés, et qu’eux ils n’ont reçu aucun mal.

Je voulais essayer de lui faire comprendre que c’était là précisément la garantie de l’impartialité et la raison d’être de l’institution judiciaire ; ce qui en faisait, non pas le dernier mot du progrès, du moins un progrès réel sur la vengeance personnelle ; mais il me coupa la parole, en se mettant à chanter sur un rythme doux et sombre, coupé çà et là de sons aigus. Je crus voir qu’il improvisait et je l’écoutai avec attention. Quelques paroles m’échappaient, mais je comprenais le sens parfaitement, il disait :

   Si la femme est l’esclave de l’homme
   Quels sont ces liens si forts,
   Si forts et si doux,
   Qui lient notre cœur ?
   Pourquoi son sourire est-il le soleil
   Qui pénétrant notre sein comme une terre,
   En fait sortir des fleurs
   Et des fruits de joie ?
   Et pourquoi son visage sombre
   Fait-il la nuit en nous ?
   Ô femme ! si l’homme ne pouvait goûter
   La joie d’être ton défenseur,
   Que te rendrait-il pour les biens
   Et les ivresses que tu lui donnes ?
   Le fils de la montagne, le Norésien,
   Honore la femme qu’il aime
   Et il la met au-dessus de toute parole,
   Car on ne rit pas de la mort,
   Car on respecte celle que nul,
   Nul vivant n’a insultée.
   Ô ma bien-aimée ! le miel amer
   De la vengeance est doux à ta lèvre !
   La femme aime celui qui la venge !

Sa voix ne s’éteignit qu’à l’entrée du village, où il me quitta, en me saluant avec froideur.

Je racontai tout cela à Effisio ; il me dit :

— Tu as bien fait ; mais tu ne réussiras pas à ébranler Nieddu. Cela est dans le sang, dans l’atmosphère du pays ; et ce n’est pas une seule voix qui peut balancer une tradition de tant de siècles. Il faut pour cela se trouver seul, comme je l’ai été, devant une civilisation entière ; puis, j’étais désintéressé dans la question, tandis que Nieddu aime Raimonda. Elle a accepté son amour ; il a pris sa haine.

  1. Bandits attaquant la nuit à main armée une proie désignée : maison riche, diligence, voyageur chargé d’argent.
  2. Un des quatre grands judicats qui, depuis la conquête pisane, se partageaient la Sardaigne.
  3. La bertola est une grande besace, faite d’une grosse étoffe à raies, dans laquelle le paysan sarde transporte à cheval l’herbe, ou les denrées, quand il ne la porte pas sur l’épaule