Grazia/9

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Grazia (p. 186-208).

IX

Le lendemain, quand je sortis de ma chambre, la vieille Angela vint au-devant de moi.

— Vous vous souvenez, signor, que je vous ai dit hier matin : il y a quelque chose dans l’air ! Ce n’est pas pour nous ; mais il y aura quelque chose ?

— Oui bien, il me semble, lui répondis-je, quoique je ne me souvinsse de rien. Mais Angela eût été désolée d’un démenti. Depuis que j’avais donné attention à ses prophéties, elle m’annonçait quelque chose si souvent, que je n’y prenais plus garde, d’autant moins que ce quelque chose concernait quelquefois le coq de la basse-cour, ou tout autre personnage de même importance. En somme, pour une femme qui avait sept esprits à elle toute seule, ses avertissements, il faut en convenir, n’étaient pas trop fréquents.

— Eh bien, signor, il est arrivé que les carabiniers sont allés hier soir, chez Nieddu pour l’arrêter ; mais l’oiseau n’était plus au nid ; sa mère a dit qu’il était allé chasser dans la montagne, et comme elle a ri, le brigadier l’a appelé vieille sorcière. Sorcière ! elle ne l’est point ; elle n’a pas même un esprit, la pauvre femme ! Alors, ils surveillent la maison pour prendre Nieddu quand il rentrera ; mais il ne rentrera point ; sûrement, il aura été averti. Par qui ? On ne le sait pas. Les Tolugheddu ont fait de mauvaises choses contre lui : Pepeddo n’était point fâché contre son maître, et ils avaient arrangé tout cela entre eux pour que Nieddu crût que Pepeddo, lui aussi, voulait se défaire d’Antioco. Et il l’a cru. Quand Pepeddo l’est allé trouver et lui a dit :

— Nieddu, tu veux froidir Antioco Tolugheddu. Et moi aussi je le veux ; car il m’a frappé comme une bête de somme. Alors donc, mettons-nous ensemble.

Nieddu lui a répondu :

— Non, je veux ma vengeance à moi tout seul. C’est de ma main qu’il doit mourir !

Pepeddo là-dessus est allé trouver le juge et lui a dit :

— Voilà ce que je viens d’entendre de la bouche de Nieddu. Et c’est alors que le juge a envoyé les carabiniers. Peuh ! que c’est vilain ! Ces choses-là, de mon temps, ne se faisaient pas. Quand on veut se défaire de son ennemi, ceux qui ont du sang dans les veines, ce n’est pas le juge qu’ils vont trouver, c’est un poignard ou un bon fusil. Ces Tolugheddu font honte au pays, signor, ils gâtent les coutumes.

Elle avait à la ceinture un chapelet, dont je lui voyais dix fois par jour tourner les grains, en remuant dévotement les lèvres. Je mis le doigt sur une dizaine, gros grain placé de dix en dix, qui représente les pater, et lui demandai :

— Que dites-vous à la fin de cette prière ? Elle le savait si peu que pour avoir la fin elle dut prendre dès le commencement :

— … Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés.

— Eh ! bien ? lui dis-je.

— Eh bien, quoi ? signor ?

Jamais je ne vis mieux à quel degré l’habitude, la répétition, ossifient le cerveau. C’étaient là pour elle de simples sons ; j’eus beaucoup de peine à lui en faire saisir le sens, et à lui faire comprendre ma pensée. Partagée entre sa religion et son pays, elle n’hésita pas longtemps :

— Que voulez-vous, signor ? Ce n’est pas notre faute à nous ; c’est le bon Dieu qui nous a faits Sardes. Il faut bien être de son pays ; et pourvu qu’on ne meure pas sans confession…

L’évasion de Nieddu fut une déception terrible pour les Tolugheddu et pour de Ribas. Nieddu latitante (fugitif) n’était pas moins à craindre ; peut-être l’était-il plus, ayant moins à ménager, et n’ayant qu’à courir la campagne, en proie à des privations qui rendent l’homme plus farouche et plus déterminé. Antioco redoubla de précautions : on ne le voyait jamais seul, et il ne sortait jamais après la fin du jour. Ses voyages d’Oliena à Nuoro devenaient à la fois très-rares et très-longs. Il passait quelquefois chez de Ribas la semaine entière et l’on parlait de presser les noces ; mais les meubles n’étaient pas encore, achevés. Or, l’usage veut que l’épousée fournisse au moins tout le mobilier de sa chambre, quand elle va dans la maison des parents de son mari, ou le mobilier complet, si la maison est nouvelle et affectée seulement aux jeunes époux. De plus un large trousseau. De Ribas tenait à être magnifique. Enfin, cette hâte de noces ayant lieu deux mois, et non pas deux ou trois ans, après les fiançailles, étant contre l’usage du pays, déplaisait à la famille, qui ne se pressait point de se rendre, à cet égard, aux désirs des Tolugheddu.

Tout ce débat s’agitait autour de Grazia, sans qu’elle eût même voix consultative.

Pepeddo avait effectivement joué le rôle de Zopire, afin de pouvoir porter témoignage contre Nieddu. Une somme lui avait été payée à cet effet ; mais il n’était pas rentré au service d’Antioco, vu l’excès de franchise avec lequel il avait joué son rôle. Ni le père, ni le fils ne lui pardonnaient de les avoir publiquement ridiculisés. Il prit le parti de se choisir une fiancée et d’employer l’argent qu’il avait à lui acheter des bijoux. Cette fiancée fut la fille ainée de Cabizudu, une jolie brunette, qui n’avait à mes yeux d’autre défaut que de prendre une part, tantôt active et tantôt passive, au tableau de famille qui, chaque dimanche matin, s’étalait à mes yeux. Ce n’est pas qu’il y eût à lui faire aucun reproche. Elle mettait un soin touchant à promener ses doigts dans la chevelure de ses petits frères ou dans celle de ses parents, et c’est avec une grâce véritable qu’elle-même, à son tour dénouant ses longs cheveux, renversait sa tête sur les genoux de sa mère. La pose en elle-même était charmante, mais son but me faisait horreur, et mes préjugés de civilisé ne pouvaient en ce cas admettre l’union de l’amour et de la beauté.

Tel n’était pas l’avis de Pepeddo, qui paraissait très-épris de sa fiancée. Il élut domicile chez Cabizudu ; quand il y en a pour huit, il y en a pour neuf ; d’autant que de lit il n’était question. Le Sarde non marié couche à terre, avec la moindre étoffe, ou sa bestepedde, pour matelas. Pepeddo se louait à la journée, soit pour la moisson qui finissait, soit pour le battage des grains.

Les traitres ne me plaisent point, et pas plus que moi Effisio n’était sympathique à Pepeddo. Cependant, en considération de Cabizudu, qui le proposait sans cesse, on l’engagea dans la maison pour le battage ; il gagnait un franc cinquante, sans la nourriture.

— Oh ! la journée est chère ici, m’avait-on dit, quand je m’étais informé de ce détail.

Il est vrai que le Sarde pauvre vit de pain et de fromage.

Je rappelai alors à Effisio la promesse qu’il m’avait faite de me conduire à une de ses pastorisie, c’est-à-dire au pacage de ses troupeaux sur la montagne. Il n’y pensait plus, laissant aller toutes choses, mais à peine eus-je exprimé ce désir, qu’il fixa notre départ au lendemain matin, et sortit pour acheter les provisions nécessaires ; car on ne peut sans vivres aller trouver des hommes dont toute la nourriture se compose de pain et du lait de leurs troupeaux, rarement de leur chair.

Un détail, curieux pour nous, de la vie sarde, qui d’ailleurs est commun à tout le Midi de l’Italie, y compris la Sicile, c’est que l’homme est la ménagère de la maison, en ce qui regarde les achats, et souvent aussi leur emploi. À part les gens assez riches pour avoir un intendant, chaque chef de famille va faire son marché. Et les jeunes gens qui veulent se marier ont soin de faire à cet égard leur apprentissage, en compagnie de leurs pères, absolument comme la fille le fait, chez nous, sous la direction de sa mère. Ceci n’est rien autre qu’une conséquence de l’esclavage de la femme et du peu de confiance qu’on a en ses capacités et en sa vertu. En Sicile, en Sardaigne, et dans tout le Napolitain, la femme ne sort jamais seule, et très-rarement le mari se charge de l’accompagner, ce qui revient à dire qu’elle ne sort presque jamais. De même, elle n’a la disposition d’aucune somme, et généralement tous les objets de sa toilette sont achetés et choisis par le mari. Seule, la femme du peuple est affranchie de cet esclavage par un autre encore plus exigeant, celui du travail et de la misère.

Dans tout marché méridional, à part quelques femmes du peuple, on ne voit que des hommes, suivis chacun d’un petit garçon déguenillé, qui porte sur sa tête, dans une corbeille, les provisions achetées. Le grand moment du marché, dans les villes, est de sept à huit heures, et de quatre à cinq, heures des employés. Point de profession qui exempté un chef de famille, si occupé soit-il, de cette obligation domestique : les avocats, les banquiers, les juges, les journalistes, les professeurs, les littérateurs, se coudoient au marché et s’y donnent des renseignements réciproques sur le prix de la marée, des œufs, du pot-au-feu. Assez naturellement, l’intérêt qu’on prend à l’emplette faite par soi-même s’étend à son emploi ; aussi, la plupart des hommes mariés connaissent-ils à fond l’art de la cuisine et déterminent-ils d’avance comment chaque plat doit être préparé ; en sorte que, si maigre et chétive que soit la petite part d’autorité que la direction du ménage et le choix de sa toilette laissent à la femme dans le Nord, cette part, dans le Midi, lui fait défaut, et l’on peut se demander ce qui lui reste d’action personnelle. Je crois qu’elle n’en a point.

Chef de maison, quoique non marié, mon ami faisait donc l’achat des provisions de ménage, tant pour se conformer à l’usage que pour ne pas fâcher la vieille Angela, qui, fidèle à la coutume, comme tous ceux qui en sont victimes, eût trouvé fort inconvenant d’être chargée de ces soins. Il rapporta plusieurs kilogrammes de viande de bœuf, prit un saucisson dans sa cuisine et un morceau de lard, une certaine quantité de pain, et fit emplir de vin deux petites outres.

— Et moi, dis-je, que leur porterai-je ?

— Autant de cigares que tu voudras ; ils seront enchantés.

Nous partimes à cinq heures du matin. La pastorizia d’Effisio n’était qu’à deux heures de distance de Nuoro ; mais la chaleur de juillet étant extrême, il importait d’arriver de bonne heure.

Nous primes au nord la route dite de Bitti, qui mène à ce gros village, habité par une des populations les plus rudes de la montagne. L’air du matin, vif sur ces hauteurs, et tout ensoleillé des premiers rayons, donnait à la campagne une couleur exquise et remplissait la poitrine d’une alacrité joyeuse. La route se déroulait sur le bord de précipices formés par de grands ravins, au fond desquels une rivière étroite coulait au milieu des rochers et des broussailles. Les monts en face de nous, arrondis, puissants de forme, mais stériles, semés de rochers, et où n’apparaissait même pas la touffe gaie du vert lentisque, n’en avaient pas moins une beauté grandiose et sauvage. Au delà, c’était une série de montagnes aux plans parallèles, dressées les unes derrière les autres et pour la plupart boisées, qui s’enfonçaient en des perspectives de plus en plus bleues.

— C’est tout là-haut, me dit Effisio, en me montrant une des cimes les plus voisines, couverte de grands chênes.

Plus bas, nous traversons une vallée pleine de moissons. Sur le bord de la route, les paysans avaient établi leur aire, que foulaient au pied des bœufs patients et craintifs, conduits en laisse par de longues cordes, au moyen de ce nœud cruel qui entoure l’oreille. Faute de grange et de cours, les opérations de l’agriculture se font ainsi dans les champs sur le lieu même, et souvent à deux ou trois heures du village.

Bientôt, nous nous engageâmes dans la montagne. Si les chemins qui entourent Nuoro ne reçoivent aucune réparation, on peut croire que ceux de la montagne font leurs affaires eux-mêmes, avec la seule aide des eaux du printemps. Parfois, nos chevaux traversaient une suite de petits monticules et de crevasses, reliés par les racines dénudées des chênes-liéges ; parfois, ils montaient à pic des roches, plus ou moins plates, qui pavaient le chemin et sur lesquelles je m’émerveillais que leur pied pût se maintenir. Et ce qui m’étonnait encore, c’était l’insouciance de mon compagnon, qui ne prenait même pas garde à son cheval et le poussait à l’amble dans les montées les plus âpres ; au galop, parfois, dans les descentes périlleuses.

— Tu veux certainement te rompre le cou, lui disais-je ; mais grâce pour moi !

— N’aie pas peur, me répondait-il, fie-toi à ton cheval ; tiens-lui seulement la bride haute à la descente ; il n’y a jamais d’accidents.

Voyant passer une colombe, il mit son cheval au pas, sans l’arrêter, ajusta, tira, et le chien qui nous suivait rapporta l’oiseau. Le cheval n’avait pas tressailli.

André Léo.
(À suivre.)
FEUILLETON DU SIÈCLE. — 15 MAI 1878.

(17)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

IX. — (Suite.)

Nous passions au milieu de beaux chênes-liéges, mêlés de chênes rouvres ; plus bas, nous avions laissé des poiriers sauvages couverts de fruits, gros comme des noisettes, très abondants parmi ces montagnes, et qu’on se garde bien de greffer. Par une chaleur très-méridionale, tous ces arbres étaient d’une fraîcheur extrême, mais, à part la ronce et la fougère, on ne voyait point au-dessous d’eux cette admirable végétation d’herbes et de fleurs, qui chez nous couvre le sol de la montagne. L’herbe était sèche, brûlée ; les plantes presque nulles, à l’exception de la fleur de Saint-Jean, qui, là aussi, répandait son parfum âpre et pur. Cependant, je respirais à pleins poumons cet air sain et pénétré des fraicheurs de la végétation, dont j’étais privé sur le plateau dénudé de Nuoro, et, sans les difficultés des chemins et la sueur qui trempait nos pauvres chevaux, j’eusse volontiers prolongé pendant des heures ma promenade, au milieu de ces grands bois clair-semés, où chantaient les merles et les tourterelles, où le geai, d’un air bon enfant, nous contemplait, perché sur les arbres du bord du chemin.

Puis nous chevauchâmes entre les murs de différentes tanche, vastes enclos où chaque pastorisia enferme ses troupeaux, par un mur de pierres sèches, haut d’un mètre à peine, appelé dans le pays muro barbaro. A gauche, des vaches levant la tête au dessus du mur, nous regardaient passer d’un air rêveur ; à droite, nous voyions paître des moutons ; plus loin, ce devaient être des porcs ou des chèvres ; car on ne mêle guère les espèces. Enfin, nous nous arrêtâmes devant une barrière. Effisio, sans descendre de cheval, l’ouvrit, et nous allons vers le covile[1], quand nous rencontrâmes le chef des pasteurs. Il eut à l’aspect d’Effisio un mouvement de surprise, puis vint à nous aussitôt.

— Soyez le bien-venu ! maître (padrone). Vous venez voir si tout va bien ?

— Oui ; il y a longtemps que je n’ai vu le troupeau. Et qu’y a-t-il de nouveau ?

— Il y a, dit le pasteur en se grattant l’oreille, que cette nuit les malfaiteurs nous ont encore volé un agneau. C’est le troisième depuis Pâques ; nous n’avons pas de bonheur.

— Et qui sont ces malfaiteurs, le sais-tu ?

— Oh ! maitre ! vous pensez bien que si je le savais, si j’avais vu ça, on ne me l’aurait pas pris ; non, non, je ne sais rien !

Il affirmait cola avec un tel désir de le faire croire que précisément on en doutait.

— Vous ne faites pas bonne garde.

— Si, padrone, vraiment si ! mais il faisait nuit noire et justement les agneaux s’en étaient allés sous les arbres ; nous les avons ramenés d’autre côté, mais trop tard. Ah ! si je les connaissais, les mauvaises gens ! Canaille, va ! toujours à l’affut pour dérober !

Quittant ce sujet le plus tôt possible :

— Il Giovannino Corrias est venu me demander une brebis pleine. Le padrone sait que cela ne se refuse pas ?

— Fort bien ! dit Effisio ; et vous ne lui avez pas donné la moins bonne, j’espère ?

— Oh ! non, je lui ai dit : le patron est généreux, choisissez vous-même. Il en a pris une superbe, allez ! Il faut bien que les riches aident les pauvres. Giovannino est travailleur, il prospérera ; plus tard, il pourra donner à d’autres.

Nous avions repris notre marche vers le covile, et je me faisais expliquer par Effisio le fait de Giovannino Corrias. Il me dit que c’était une fraternelle coutume du pays qui, malgré certains abus, subsistait encore, de donner une brebis pleine à fout homme pauvre qui en faisait la demande, en vue de se composer un troupeau.

— Et tiens, ajouta-t-il, le propriétaire de la pastorizia la plus voisine, qui maintenant possède un troupeau beaucoup plus fort que le mien, à commencé ainsi. Il a maintenant près de 50) brebis, et depuis longtemps il a acheté le pâturage qu’il avait loué d’abord, une centaine d’hectares de montagne, plantés de chênes-liéges.

— Une centaine d’hectares ! m’écriai-je ; alors c’est un des riches propriétaires du pays ?

Effisio sourit.

— On n’est pas riche ici à moins de mille hectares ; encore n’est-ce qu’une fortune de 40 à 50 mille francs, en y comprenant la maison. Le vieux Cubeddu, a payé ses cent hectares au plus 800 écus (4,000 fr.). Nous irons le voir, si tu le veux ; c’est un beau vieillard.

Je ne pouvais m’empêcher de remarquer depuis un moment l’inquiétude du pasteur. À chaque pas, il semblait plus embarrassé ; enfin s’arrêtant :

— Padrone, il faut que je vous dire quelque chose.

— Parle.

— Il y a du monde au covile.

— Qui donc ?

— Deux banditi, un ancien et un nouveau.

— Ah ! tu les connais ?

— L’ancien, est le Sirvone[2]. Vous en avez entendu parler. Il y a dix ans qu’il tient la montagne et nous le voyons souvent. L’autre est par ici seulement depuis quelques jours et il entre chez nous pour la première fois. C’est Fedele Nieddu, qui vous connait bien.

Effisio s’arrêta et je vis l’indécision sur ses traits.

— On croira que je lui ai donné rendez-vous, me dit-il en français.

J’avais bien envie de voir les banditi et leur visite au covile m’avait semblé, au point de vue de mes observations de voyageur, une rencontre admirable ; mais je compris trop bien la pensée d’Effisio ; aussi lui dis-je :

— Eh bien, n’allons pas au covile.

— Non ! reprit-il après une réflexion nouvelle, ce serait offenser l’hospitalité ; maintenant, il est trop tard.

Et il reprit son chemin.

Nous étions sur un terrain nu, tout semé de débris de liége et de branches mortes ; je cherchais des yeux un toit rustique et ne vis rien qu’une sorte de petite butte ronde en pierres sèches, qui n’annonçait nullement une habitation humaine. Ce fut pourtant à l’entrée que nous nous arretâmes ; là, dans un espace de deux mètres environ de diamètre, quatre hommes assis par terre jouaient aux cartes, et un cinquième assis mélancoliquement à côté, les mains autour des genoux, les regardait. Ce dernier était Nieddu ; il tressaillit en nous voyant et se leva sans frayeur, tandis que son compagnon, qui sans doute comptant sur le retour du pâtre, n’avait pas levé les yeux au bruit de nos pas, en voyant des étrangers, bondit sur ses pieds et saisit son fusil, dans l’attitude énergique de la défense.

— Il padrone, il padrone ! lui dirent vivement les autres.

Il se détendit alors subitement, et posant son fusil au repos sous sa main, il resta dans l’attente, droit, sérieux, digne, les traits immobiles comme le corps. C’était un bel homme, aux traits presque doux ; ses cheveux droits tombaient de dessous son bonnet sur les tempes et sur les épaules, et se mêlaient à sa barbe le long de ses joues. Il avait le costume des gens du pays, mais râpé, déchiré. Ses joues pâles et creuses indiquaient la souffrance, et seulement quand il levait furtivement la paupière, on voyait dans son œil la flamme de l’audace. Du geste et de la voix, Effisio salua tout le monde et s’avançant vers Nieddu :

— Je ne te savais pas ici, Fedele ; mais je suis content de te voir. On t’a bien accueilli sous ce toit, j’espère ?

— Bien, Effisio, j’en remercie tes pasteurs et toi. As-tu des nouvelles du village ?

— Aucune des tiens ; j’en aurais apporté, si j’avais su te rencontrer.

Et poursuivant en italien, que les pasteurs n’entendaient pas ou fort peu :

— Je regrette de ne pouvoir t’inviter à déjeuner avec mon ami et moi, là-bas sous les arbres. Mais tu comprends pourquoi cela ne se peut pas ?

— Je le comprends.

— Et tu ne m’en veux pas ?

— Non. Tu ne peux faire autrement comme parent de Ribas et surtout…

Il n’acheva pas ; mais ils s’étaient compris du regard.

— Eh bien ! reprit Effisio, fais-moi le plaisir d’attendre et d’accepter la part que j’enverrai pour toi et tes compagnons. Tu mènes ici une rude vie.

— Ceci n’est rien. C’est dans le cœur qu’elle est le plus rude, répondit Nieddu. Mais le jour de la volupté viendra. Ils ont été bien lâches contre moi !

— Tu sais, reprit Effisio, que pour moi je désapprouve la vendetta. Si tu voulais me croire, tu ferais la paix avec de Ribas et…. Tolugheddu.

Ce mot lui restait à la gorge ; il le prononça rapidement. Nieddu sourit, en haussant doucement les épaules.

— Ne songe pas à cela.

Un mouvement se fit dans le covile, où nous étions debout les uns contre les autres. C’était le Sirvone, qui, voyant qu’Effisio ne lui avait pas adressé la parole, voulait sortir ; les autres le retenaient. Effisio s’avança vers lui :

— Sois le bienvenu, lui dit-il, prononçant la parole sacramentelle de l’hospitalité.

Mais le bandito secoua la tête.

— Ta parole ne sort pas du cœur.

— Tu te trompes ; tu es mon hôte ; je ne repousse jamais un homme qui est fatigué et qui a faim. Reste, je te prie. Tu me ferais en partant un affront que je ne mérite pas ; car j’ai toujours encouragé mes pasteurs à recevoir quiconque se présente ici. Dès que les viandes seront cuites, j’enverrai ta part avec celle des autres.

— Et moi, puis-je vous offrir quelques cigares ? dis-je au bandit, en lui en présentant une poignée.

Ses joues se colorèrent de plaisir, il me remercia, et allumant de suite un cigare, il se rassit à la place qu’il occupait et reprit avec les pasteurs, la partie de cartes interrompue.

Pendant ce temps, le chef s’était empressé de nous préparer un siége sur une planche de liège, posée sur deux pierres et recouverte d’une bertola. Je m’assis et laissant Effisio causer avec le pasteur, qui montrait ses fromages et donnait des comptes, je considérais l’étrange habitation où je me trouvais.

Jamais, assurément, peuples primitifs n’en eurent de plus fruste. C’était, comme je l’ai adit, une hutte à peu près ronde, ayant environ deux mètres de diamètre, bâtie assez solidement en pierres sèches et couverte de morceaux de liége, de formes et de grandeurs inégales, posées sans art sur des poutrelles croisées. En maints endroits, le toit et la muraille laissaient passer le jour, qui pénétrait d’ailleurs par l’entrée, puisqu’il n’y avait pas de porte. Autour des parois se voyaient un tas d’objets couverts de poussière, bois, engins, coffres, vêtements, pêle-mêle, au milieu desquels je distinguai une gibecière, un fusil, plusieurs dagues, de grands seaux en liége pour le lait et une chaudière. Aux parois, des poutrelles supportaient de grandes écorces, laissées à leur courbe naturelle, où l’on avait entassé des fromages et du pain en feuilles. Un seau en liège, posé par terre, près des joueurs, contenait de l’eau, sur laquelle flottait une grande cuiller, également en liége, faite d’une bosse de l’arbre. Chacun fréquemment y puisait, portant la cuiller à ses lèvres. On voyait encore d’autres cuillers en corne de bœuf, qui servaient à boire le lait, comme en témoignaient les résidus blanchâtres dont elles étaient parsemées. On nous les présenta sans les laver, en nous offrant la giunchetta, sorte de caillé bouilli, assez aigre, et que je trouvai mauvais — peut-être à cause des cuillers — mais qui passe pour excellent. Tout le monde, sans aucune cérémonie, y trempait sa cuiller tour à tour. J’eusse bien voulu m’abstenir, mais je dus céder aux instances du pasteur, qui était à cent lieues de comprendre mes répugnances et qu’aurait blessé mon abstention.

J’osai demander à ces hommes où ils dormaient ; le pasteur me montra le sol et m’expliqua qu’ils s’y couchaient en demi-rond, les pieds réunis tous ensemble près du feu.

— Du feu ! Vous n’en faites pas maintenant ?

— Pardon, été comme hiver, là, en dehors, à l’entrée du covile. Chacun l’entretient à son tour ; c’est bon pour la santé.

Il me dit aussi qu’ils descendaient, l’hiver à mi-côte de la montagne.

Ce feu me rendit compte de la teinte enfumée du toit près de l’entrée ; mais l’idée que ces gens pouvaient se chauffer les pieds par une chaleur telle qu’elle empêchait le sommeil, me surprit fort. Cette coutume est particulière aux Sardes et je me rappelai avoir vu le soir, en passant dans les ruelles de Nuoro, par des chaleurs étouffantes, des enfants nus présentant leurs pieds à un feu, allumé au milieu d’une misérable chambre sans cheminée.

— Nous quittâmes le covile pour aller voir le troupeau ; il se composait de près de 400 brebis et d’une centaine d’agneaux séparés de leur mère, et dont la vente au boucher diminuait le nombre chaque semaine ; du moins celui des mâles, car les femelles sont conservées.

— Combien vendez-vous ces agneaux ? demandai-je à l’un des fils du pasteur, brun et beau garçon de vingt ans.

— Deux francs à deux francs 25, me répondit-il.

Certes, le prix est misérable ; mais il faut dire que la bête ne l’est guère moins. Ces agneaux sevrés de trop bonne heure et n’ayant d’autre nourriture qu’une herbe rare et sèche, ont la chair flasque, maigre et peu succulente, et restent fort petits. Les brebis également sont petites et donnent peu de lait. Privées d’abri en tout temps, et n’ayant qu’une nourriture insuffisante, leur laine est extrêmement dure et grossière ; on la prendrait pour du poil de chèvre. Elle n’est employée que dans le pays, pour fabriquer les jupes des paysannes et l’étoffe noire dont les hommes font leurs capotu, leurs guêtres et leurs ragas ou petites jupes.

Le pasteur et son fils nous suivirent en un lieu choisi par Effisio comme le plus frais du pâturage. C’était un espace couvert de fougères, près d’un filet d’eau, où les chênes, plus grands et plus touffus, répandaient une ombre délicieuse, où, cachée dans le feuillage, une fauvette ne jugea pas à propos d’interrompre son chant quand nous arrivâmes. Nous y trouvâmes nos chevaux, qui broutaient la fougère, sous la garde d’un petit garçon ; car le vol des bestiaux est toujours à craindre. Ce jeune garçon se mit à ramasser du bois mort, qu’il alluma, pendant que le fils du pasteur, Nicolo, ou plutôt Cocco, ainsi qu’on l’appelait, coupait en : tranches la viande de bœuf apportés par Effisio, et l’enfilait sur deux broches de bois, qu’il posa tout bonnement sur des pierres, de chaque côté du feu. Ensuite, s’armant d’une longue baguette, il y piqua un morceau de lard et, l’exposant à la flamme ardente, il en arrosait les viandes, qu’il tournait de temps en temps. Couché sous un arbre, de loin je le regardais : sa tête juvénile et brune, aux traits assez délicats, coiffée du bonnet phrygien, sa taille mince, et son vêtement, qui, sinon grec, avait du moins quelque chose d’étrange et d’oriental, le vêtement pareil du jeune garçon, planté là sur ses genoux, et cette cuisine en plein air, élémentaire, tout me rappelait les temps primitifs, et je me plaisais à me croire chez les peuples pasteurs de Grèce ou de Phrygie, que les Sardes revendiquent pour leurs ancêtres, à l’époque où chantaient les rhapsodes. Ce n’était pas la nature qui, dans son éternelle jeunesse, pouvait déranger ma fantaisie. Rien n’empêchait que ces beaux chênes fussent ceux de Dodone, ou que cette fauvette qui chantait toujours, eût entendu gémir Andromaque, et que ces tourterelles, qui près de nous soupiraient d’amour, ne fussent les oiseaux de Vénus. Je me plongeais dans ce rêve, aspirant avec délices la senteur des chênes et des fougères, cherchant les mots oubliés de la langue d’Homère, et hanté de mille réminiscences, quand Effisio vint brusquement me dire :

— Veux-tu te mettre à table ?

La table était le sol, et la nappe, ainsi que les plats, étaient représentés par une large et longue écorce de liége, où notre Ganymède vint débrocher la viande, que, sans plus de façon, il prit dans ses mains pour la couper en petits morceaux. Dans le même plat, furent jetés pêle-mêle le saucisson et les pains, et les outres apportées furent saluées de regards enthousiastes.

— Salame ! salame ! s’écriait le vieux pasteur.

Ce qui voulait dire que le saucisson lui paraissait un régal exquis.

Il va sans dire que nous étions tous les cinq à la même table, et qui plus est à la même gamelle, ou si l’on veut à la même écorce. Les pasteurs avaient un gobelet d’étain ; nous avions apporté un verre. Quelles rasades ! Outre mon appétit, qui était vif, celui de ces braves gens me procurait un plaisir extrême et nous n’avions pas attendu la fin du diner pour envoyer au covile une bonne moitié de nos provisions.

Au dessert, le pasteur coupa en deux un fromage de vache enfermé dans une vessie, et Cocco, reprenant la broche, le fit rôtir. C’est la manière de le manger dans le pays. Malgré cette préparation, le mets n’a rien de délicieux. L’art de tirer parti des productions de leur sol manque absolument à toutes ces populations méridionales, parce que le soin et la propreté leur sont étrangers au plus haut degré. Je m’en assurai ce jour-là encore, en voyant traire le troupeau. Un véritable agriculteur, de ceux qui savent que la qualité des beurres et fromages tient beaucoup aux soins minutieux de la fabrication, et particulièrement à la propreté des vases, eût frémi de voir l’état des seaux employés pour traire le lait et celui de la chaudière. Et pourtant le lait par lui-même, frais tiré, avait un goût délicieux.

À notre retour au Covile, le Sirvone avait disparu ; mais de loin j’aperçus Nieddu et courus lui dire adieu.

— Qu’il m’est pénible, lui dis-je, de vous voir, vous généreux et bon, associé à des bandits !

— Des bandits, répéta-t-il avec irritation. Et moi aussi ne suis-je pas un bandit ? Ceux qui nous persécutent l’ont voulu ainsi. Nous ne faisons pas plus de mal que d’autres qui sont bien avec la justice. Addio, signor, je ne veux pas me fâcher avec vous. Ne me prêchez pas.

Nous nous serrâmes la main, et je partis avec Effisio, après nous être arrachés aux embrassements du chef des pasteurs, que le bon vin d’Oliena avait jeté dans un état d’attendrissement bien concevable chez un homme habituellement nourri de lait et de giunchella.

J’avais demandé à Effisio de ne point revenir de suite et de parcourir la montagne, et il me conduisait chez Cubeddu, le vieux pasteur propriétaire, dont il m’avait parlé. Chemin faisant, il me raconta l’histoire du Sirvone.

— Ce n’est point, comme il arrive fréquemment, un homicide commis dans l’emportement de la colère, ou pour vendetta, qui a jeté cet homme dans le brigandage. Il avait vingt ans ; il se nommait Gavino Daga ; c’était un beau gars, fort au travail, aimé de tout le monde et surtout d’une jolie fille de son quartier, Antonietta Pisani. On les avait fiancés ; ils se croyaient unis pour la vie, quand, l’époque de la conscription venue, Gavino Daga tomba au sort. En voyant son numéro, l’un des premiers, il pâlit et dit : Je ne partirai pas ! Les Sardes n’ont jamais pu accepter la conscription, et surtout alors, quand le service était de huit ans. Un très-grand nombre se faisaient latitanti, c’est-à-dire s’allaient cacher dans les bois de la montagne, où, après avoir épuisé les secours de leurs familles, ils en étaient réduits à vivre de brigandage. C’est ce qui est arrivé au Sirvone. Pressé par la faim, il a volé des agneaux, des porcs et jusqu’à des vaches, en compagnie d’autres latitanti ; on assure que c’est lui, à la tête de ses compagnons, qui a dévalisé la diligence de Macomer à Nuoro, un jour de l’apnée 1871, enlevant une somme de cinq mille francs. Mais ce qui lui a fait une réputation plus terrible, c’est que, surpris une nuit par trois carabiniers, il en a tué un et mis les autres en fuite. C’était près du Nurhag, sur la route de Bitti. Les carabiniers avaient épié Antonietta et l’avaient suivie au rendez-vous qu’elle et son amant s’étaient donné. Gavino, furieux, se défendit comme un sanglier. Depuis ce temps, il est redouté et respecté tout ensemble dans le pays. On dit qu’Antonietta disparait de temps en temps. Mais le malheureux ne connaît pas son enfant.

— Il a un enfant ?

— Oui, qu’on appelle le Sirvonino et que la famille élève et protége, quoique bâtard. Il est vrai que son père et sa mère ne peuvent pas se marier.

— Quelle triste vie ! et comment peut-elle tenter ces jeunes gens ?

— Il y a chez nous l’instinct de la vie sauvage et l’horreur du service militaire. On ne raisonne pas ; on suit l’instinct. Cependant, le nombre des latitanti pour cette cause est considérablement diminué, depuis que le service n’est plus que de trois ans, et il n’y a plus guère à la montagne que d’anciens réfractaires, ou des hommes poursuivis pour homicide.

— Et tous ces banditi sont en relations fréquentes avec les pasteurs ?

— C’est obligé. Nos pasteurs ne peuvent se mettre en guerre avec eux. Ils veillent seulement de près leur bétail la nuit. Mais les bandits volent rarement qui leur a donné l’hospitalité. Les relations réciproques ne sont pas seulement fréquentes, mais cordiales.

André Léo.
(À suivre.)
FEUILLETON DU SIÈCLE. — 16 MAI 1878.

(18)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

IX. — (Suite.)

Nous venions d’entrer dans la tanca de Cubeddu, quand un coup de feu partit près de nous, et bientôt un homme, vêtu en bourgeois peu aisé, déboucha de notre côté.

— Ah ! c’est vous, Pirri ! dit Effisio. Le vieux Cubeddu a vendu ses chênes ?

— Si, signor cavaliere, et je suis venu les marquer.

C’était un employé des eaux et forêts, dont le soin était d’empêcher la vente des chênes trop jeunes ; aucun arbre ne pouvant être coupé sans avoir été marqué par lui.

— Vous obligez sans doute aussi les propriétaires à replanter ? lui demandai-je.

Il me regarda d’un air ébahi.

— Replanter ! non signor, nous ne sommes pas chargés de cela.

— Il est pourtant certain, lui dis-je, que la dent des moutons broutant sans pitié tout jeune chêne nouvellement éclos, et la hache d’autre part abattant les vieux, le déboisement complet de ces montagnes n’est qu’une affaire de temps.

— C’est vrai, signor, c’est juste, et elles étaient autrefois bien plus fournies ; tous les anciens du pays le disent ; il y avait aussi bien plus de gros gibier. À présent, ce ne sont presque partout que des clairières. Mais nous n’avons rien à faire à cela.

— Sans doute, dit Effisio ; est-ce que les gouvernements s’occupent de ces choses ? Et les employés du gouvernement, donc, est-ce que tu crois qu’ils observent les lois ? Voilà Pirri qui chasse en temps prohibé.

— Laissez donc, don Effisio, et vous-même ? signor, ajouta-t-il en s’adressant à moi : que voulez-vous, nous sommes Sardes, cela dit tout.

— Voici Cubeddu, me dit Effisio.

C’était en effet un beau vieillard, aux traits nobles et réguliers ; une arcade sourcilière puissante sur un œil doux, dénotait la persévérance de cet homme, qui, né misérable, s’était fait une petite fortune par son travail. Son covile, où il nous conduisit avec l’empressement de l’hospitalité, n’avait d’ailleurs rien de plus luxueux que celui d’Effisio. Même exiguïté, même saleté, même gamelle, même réduction des besoins à leur plus simple expression, et cependant cet homme passait là presque toute l’année avec ses fils et n’allait que rarement à Nuoro, où vivaient sa femme, sa bru et ses petits-fils. On n’en voyait pas moins sur son visage une sérénité parfaite, une sorte d’intime contentement d’habiter ces grands bois, avec lesquels il avait identifié sa vie, contentement analogue à celui des merles et des fauvettes qui chantaient autour de nous, et presque aussi inconscient. Si Cubeddu meurt hors de la montagne, il mourra deux fois.

Je trouvai dans cette pastorista, à part le meilleur état du troupeau qui témoignait de l’œil du maitre, des conditions dont la répétition me frappa. Le covile, au lieu d’être placé à l’endroit le plus touffu du bois, se trouvait exactement, comme celui d’Effisio, au milieu d’un espace nu et désolé, semé de bois mort et de branchages, sans un arbre, et brûlé par le soleil. Déjà, je m’étais demandé par quelle bizarrerie on avait pu choisir le lieu le plus torride et le moins agréable de l’enclos. En retrouvant tel celui de Cubeddu, je compris. C’étaient les pasteurs eux-mêmes qui, par une incurie de sauvage, faisaient autour d’eux le vide et la désolation. Abattant et brûlant les arbres les plus proches, ils changeaient leur oasis en désert. De même je retrouvais encore çà et là des troncs noircis, calcinés, creusés par la flamme.

— Qu’est cela ? demandai-je.

— Des chênes rouvres, qu’on fait brûler pour la cendre.

— Quoi ! c’est pour la cendre que vous brûlez l’arbre ?

— Oui donc ! on la vend pour les lessives ; il en faut bien.

— Et celui-ci ? demandai-je encore, en m’arrêtant devant un magnifique chêne tout noirci, vrai cadavre végétal, nu de son écorce et de ses rameaux.

— Ah ! celui-là, me dit en souriant un des pasteurs, ce sont les jeunes gens qui y ont mis le feu, parce qu’ils avaient grand froid et n’avaient pas le temps de couper du bois.

Il disait cela comme une chose toute naturelle et plaisante. Effisio me dit qu’on avait vu se développer ainsi des incendies qui avaient dévoré des hectares entiers. Oh ! pauvres forêts, santé et fertilité de la terre, voilà comment vous traite cette ignorance, dont on prend si peu de souci, et qui de tous les fléaux est le plus dévastateur !

Voulant pousser jusqu’au bout l’inventaire, je demandai à Cubeddu s’il ne replantait jamais de chênes, à mesure qu’il en faisait abattre.

Avec surprise, il me fit répéter ma question, et alors :

Che piantare ! s’écria-t-il ; ce qui peut se traduire ainsi : Que me parlez-vous de planter ? Quelle bêtise est-ce-là ? Vous ne savez pas ce que vous dites !

Et cependant, comme il était bonhomme, il me sourit avec indulgence et voulut bien m’expliquer qu’on ne plantait pas les chênes : cela ne se faisait pas.

— Cependant, osai-je observer encore, ils s’en vont ; donc, il viendra un temps où il n’y aura plus de forêt.

Pour le coup, le vieillard ne put s’empêcher de hausser les épaules.

— Soyez tranquille, signor, soyez tranquille, il y en a pour longtemps.

— Déjà, dans ce pays, combien de monts n’ont plus d’arbres ; c’est ce qui vous donne tour à tour un froid vif et une chaleur insupportable, ce qui vous procure les longues sécheresses et les ravages des torrents…

Il ne m’écoutait plus et me répéta en riant :

— Il y en a pour longtemps !

Cet homme était un brave homme et un vaillant travailleur. Il était père et grand-père, et il aimait les enfants de ses enfants. Mais il n’y voyait pas plus loin ; aucun esprit de solidarité n’était venu grandir son cœur et élargir ses horizons.

Cubeddu eût voulu tuer un agneau pour nous et nous eûmes bien de la peine à lui faire comprendre que nous ne pouvions pas manger deux fois en deux heures. Il fallut du moins boire de son lait et tremper dans la giunchetta les cuillers de corne de bœuf ; après quoi, distribuant quelques cigares bien accueillis, nous réussîmes à partir. Il était déjà plus de trois heures de l’après-midi. Nous voulions faire un grand détour, en revenant à Nuoro par la route de Macomer. Mais nous avions tout le temps et il nous suffisait de rentrer avant la nuit.

  1. Habitation des pasteurs.
  2. Sirvone en langage sarde veut dire sangler. C’est un surnom.