Gringalette (Recueil)/Gringalette

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Gringalette (Recueil)Librairie des bibliophiles parisiens (p. 1-45).


GRINGALETTE




P ar suite d’un incendie qui s’était déclaré la veille, après le spectacle, et qui promptement étouffé, avait causé quelques dégâts, le cirque Cusani faisait relâche. Bichot Lagingeole, le clown favori du public, dont le nom éclatait en grosses lettres sur tous les programmes comme s’il devait en être l’attrait principal, Bichot qui ne pouvait montrer son long corps dégingandé et sa face ahurie, taillée en sabre, sans mettre en gaieté toute une salle, Bichot se reposait ce soir-là de ses farces triomphales et fatigantes. Mais habitué à veiller fort tard et ayant dormi tout le jour il n’avait point sommeil ; aussi se leva-t-il à peu près à l’heure de la représentation, plus embarrassé par ce congé inattendu que par les exercices les plus difficiles. Il se demandait à quoi il allait bien employer son temps.

— Si nous nous promenions ? dit-il enfin.

Il laissa son chapeau pointu et sa culotte bouffante à un clou de sa logette, et revêtit un costume de ville fort commun et déjà râpé, mais qui ne laissait en rien deviner l’acrobate, puis il alla chercher la petite Juzaine qui était à l’écurie auprès de la belle jument blanche Reine-de-Mai.

— Allons, Juzaine, vite ! mets-toi quelque chose sur la tête, prends ton manteau. Nous allons en ballade.

— Oh ! chic ! s’écria la fillette qui bondit aussitôt de l’écurie dans le couloir, s’élança légèrement vers la logette du clown et revint un instant après, habillée pour sortir.

Bichot lui prit la main et ils montèrent les étroites ruelles de la butte Montmartre. Tout en haut, rue Gabrielle, Bichot connaissait un petit restaurant où il allait quelquefois déjeuner ou jouer à la manille. Il se proposait d’y souper avec Juzaine.

Ils étaient sans doute pressés d’arriver et dans leur hâte ils ne se parlaient point, mais on remarquait chez le clown à sa manière de tenir Juzaine, de régler sa marche sur celle de l’enfant, de se pencher de temps à autre vers elle, comme une affectueuse sollicitude.

Juzaine paraissait avoir une douzaine d’années. Bien qu’elle ne vînt pas même à l’épaule de son compagnon, elle était déjà grande, elle était surtout joliment grassouillette, et, sous ses beaux cheveux d’un blond pâle, son teint avait l’éclat et la fraîcheur rosée dont Rubens se plaît à embellir ses nymphes et Hoppner ses gracieux visages de jeunes filles.

Elle semblait aussi toute heureuse d’être à côté de Bichot ; sautait les flaques d’eau et descendait les trottoirs avec des gambades et des élans de plaisir.

Au cirque on prétendait qu’elle était la fille du clown ; la vérité est qu’il l’avait ramenée de Belgique ; on ne savait rien de plus. Il lui témoignait une tendresse toute paternelle à laquelle il mêlait peut-être une passion moins désintéressée et qui n’aurait pas été innocente si Juzaine avait eu l’âge d’y répondre.

À l’entrée de la rue Gabrielle, Juzaine abandonna la main de son compagnon et se mit à courir.

— Je vais en avant, cria-t-elle, je veux voir ce qu’ils vont nous donner à briffer.

Bichot voulut courir derrière elle, mais à peine était-elle arrivée au restaurant qu’elle revint sur ses pas.

— Tout est fermé, dit-elle, les volets sont sur les vitres.

— Il y a peut-être du monde à l’intérieur, fit Bichot étonné, mais non, je ne vois pas de lumière aux fenêtres.

À ce moment il aperçut une ombre contre la porte. Une fillette était assise sur le seuil.

— Que fais-tu là, Gringalette ? lui demanda le clown.

— J’fais rien, répondit l’enfant avec un accent triste et découragé.

— Où sont ton papa et ta maman ?

— J’sais pas. Ils les ont emmenés.

— Qui les a emmenés ?

— Les flics[1].

— Et pourquoi, sang d’un taureau ! Qu’ont-ils fait ? Qu’est-il arrivé ?

— J’sais pas.

— Alors tu es toute seule dans la maison ?

— J’suis pas dans la maison. J’suis dehors. Quand j’suis arrivée de l’école, ce matin, tout était barricadé.

— Et où as-tu mangé ?

— J’ai pas mangé… depuis hier.

— Pauvre gosse ! s’écria Bichot ému. Eh bien, viens avec nous.

Gringalette ne demandait pas mieux. Juzaine et Bichot n’étaient pas des étrangers pour elle. Souvent, le soir, lorsqu’elle venait leur servir de la bière ou du lait, le clown la faisait asseoir à ses côtés, malgré les cris de la patronne qui ne voulait pas que sa fille « fainéantât », et les deux enfants ouvraient de grands yeux, ou éclataient de rire de compagnie aux merveilleuses histoires que leur contait Bichot.

Il les fit entrer dans un café, demanda des saucisses, de la choucroute, du poulet, des oranges, une bouteille de vin ; et Gringalette, après s’être jetée sur les victuailles avec une voracité de chienne affamée, après avoir honoré de ses jolies dents jusqu’aux os et aux écorces, oublia son chagrin, et montra la plus vive gaieté.

La soirée se passa en plaisanteries qui, comme de coutume, égayèrent aux larmes Juzaine et Gringalette. Vers minuit, comme la plupart des clients se retiraient et qu’on éteignait le gaz ici et là, le clown demanda :

— Où vas-tu coucher, ma petite Gringalette ?

L’enfant ne souffla mot et redevint triste.

— Allons ! dit Bichot, tu n’es pas grosse, et Juzaine, je pense, voudra bien te faire une petite place dans son lit. N’est-ce pas, Juzaine ?

Pour toute réponse, Juzaine se jeta au cou de Gringalette et l’embrassa avec emportement.

— J’espère que vous serez de bonnes amies !

— Mais nous le sommes déjà ! répliqua Juzaine.

— Et que vous ne vous disputerez pas trop, ajouta Bichot en souriant.

Ils rentrèrent au Cirque Cusani et le clown assista à leur coucher. Gringalette était toute honteuse parce qu’elle ne savait comment cacher toute la misère de ses vêtements qui, croyait-elle, devait mieux apparaître à la lumière de la lampe électrique qui ne laissait dans l’ombre aucun coin de la logette. Elle serrait ses jambes maigres et gauchement dénouait ses bottines éculées, s’imaginant toujours que les yeux du clown et de Suzanne étaient fixés sur les trous de ses bas et les déchirures de son jupon. Enfin à demi déshabillée et sur l’invitation de Bichot, elle s’allongea dans le lit, et, un instant après, Juzaine venait s’étendre à côté d’elle.

Le clown regarda les deux enfants dont les têtes se touchaient, comme liées l’une à l’autre par leurs cheveux mêlés. Du même âge à peu près que Suzanne, Gringalette était loin d’avoir le charme rose et grassouillet de sa compagne de lit ; maigriotte, noiraude, elle n’offrait rien d’agréable, au premier coup d’œil, mais pour peu qu’on l’examinât, on était attiré par ses yeux singuliers ; tantôt d’une reposante douceur, tantôt d’un étrange éclat, ils n’avaient point la naïve indifférence de leur âge, mais variaient sans cesse d’expression au point de laisser tout ignorer de l’âme qui les illuminait : âme de femme déjà, peut-être bonne, peut-être perfide, certainement passionnée.

Après les avoir contemplées un instant, le clown se pencha vers Juzaine et lui donna un long baiser qu’on lui rendit, puis il souhaita le bonsoir à Gringalette. En se couchant, il les regarda encore. Déjà Juzaine était endormie, quant à Gringalette il l’entendit sangloter. Il revint à leur lit. Les joues de Gringalette étaient humides de larmes.

— Voyons ma petite Gringalette, qu’as-tu à pleurer comme ça ?

Elle ne répondit point d’abord ; enfin, comme il la pressait :

— J’ai, j’ai… que tout à l’heure tu ne m’as pas embrassée !

Bichot ne voulut pas, pour si peu, prolonger la peine de Gringalette.

— Quelle gosse, tout de même, répétait-il, quelle gosse, nom d’un taureau !

Gringalette resta au cirque. En allant aux nouvelles Bichot apprit que les parents de la petite étaient soupçonnés d’avoir participé à un vol, suivi d’assassinat, qui avait eu lieu quelques mois plus tôt. Que deviendrait-elle s’il n’en prenait pas soin ? Dans la rue, ou aux enfants assistés, son sort devait être à peu près le même. Il gagnait assez pour la nourrir ; ce serait une camarade pour Juzaine, et plus tard peut-être deviendrait-elle une artiste.

En attendant que la vocation de Gringalette lui fût clairement révélée, il s’occupait surtout de Juzaine. Mais à voir avec quelle exactitude attentive il dirigeait les exercices, on n’eût rien deviné de la tendre affection qui l’attachait à l’enfant. C’était un maître sans indulgence, soucieux seulement de développer et de mettre en valeur les talents de son élève. C’était peut-être aussi plus qu’un maître.

Chaque jour, dans l’après-midi, un valet d’écurie amenait Reine de Mai, la jument blanche, dans l’arène ; elle s’arrêtait brusquement en secouant deux ou trois fois sa belle tête et en s’ébrouant pour se préparer à la course. Alors, toute légère, toute fine, sous une grosse robe en toile, pliant sur ses jambes, puis bondissant très haut, mue, eût-on dit, par des ressorts, arrivait Juzaine. Le valet lui tendait le creux de la main pour qu’elle y mît le pied et sautât sur le cheval.

— Non ! non ! criait une voix. Pas de bêtises ! Qu’elle monte toute seule !

C’était Bichot qui arrivait un long fouet à la main.

Obéissante, Juzaine s’appuyait sur le garrot de la jument, se haussait sur la pointe du pied, puis d’un élan vif, elle était montée. Reine de Mai, bonne, docile, avant de sentir battre contre sa peau les petites jambes de la cavalière, ne se serait pas d’elle-même permis le moindre mouvement, mais Bichot se montrait moins patient, et d’un claquement de fouet il forçait la jument à partir ; parfois Juzaine n’avait pu encore s’enlever et elle restait une ou deux minutes accrochée à l’encolure ou bien, mal assise, elle glissait très vite à terre et il lui fallait remonter sans que Reine de Mai interrompît sa course.

Juzaine accomplissait d’autres prouesses et devenait une très habile écuyère. Bichot voulait qu’elle se tînt debout sans selle sur Reine de Mai, et qu’elle dansât au trot de la jument. La fillette n’y arrivait pas sans peine ; d’autant que Bichot ne laissait passer aucune faute. Une cinglade à la croupe de la jument, et une autre, dirigée plus haut, plus doucement, mais qu’une jeune chair devait néanmoins sentir, punissait à la fois la bête et l’enfant comme s’ils ne formaient qu’une seule et même personne.

— Allons ! recommençons ! criait Bichot.

Et toute rouge de honte, la chevelure dénouée, les yeux pleins de larmes, la jupe collée aux flancs, Juzaine essayait de faire mieux ou du moins de contenter son professeur.

D’ordinaire les exercices se terminaient par une course aux cerceaux qui rendait Juzaine comme folle. Folle du désir de bien faire, folle de s’agiter ainsi dans l’espace, folle de la peur de tomber, folle de la crainte des coups de fouet. Et Bichot aussi semblait fou à ce moment. Les claquements et les cinglades se succédaient au hasard, accompagnant le trot régulier de Reine de Mai.

— Plus haut, plus haut ! criait-il aux valets d’écurie perchés sur les escabeaux qui levaient au passage de l’écuyère les grands cercles de papier.

Et plus haut dans l’air s’élançait Juzaine ; les mains collées au corps, crevant et déchirant la soie des cerceaux, retombant tantôt debout, tantôt assise sur la jument, et laissant une minute dans le vent de la course entrevoir sous la robe soulevée son joli derrière épanoui où l’exercice et les coups de fouet dessinaient peu à peu une double rose.

Soit économie, soit sévérité de maître qui tient à ce que ses élèves sentent bien ses remontrances, Bichot voulait que Juzaine réservât ses maillots pour la représentation. Peut-être aussi cette exigence avait-elle une autre cause ; on en était même persuadé lorsqu’on voyait de quels yeux brillants il suivait cette voltige et ces apparitions blanches, puis pourpres, de la chair, tendue, arrondie, pareille à un astre en feu environné de nuages, au milieu de la jupe envolée et des papiers épars.

Et de plus en plus insensé il fouaillait et criait sans interruption jusqu’à ce que hors d’haleine il donnât d’un geste l’ordre de finir.

Alors Reine de Mai, s’arrêtant brusquement, Juzaine, toute rouge, toute haletante, sautait à terre et tombait dans les bras de Bichot qui oubliant sa sévérité de tout à l’heure l’étreignait avec une tendresse passionnée, baisait les yeux en larmes et les joues tout humides de la fillette.

— Une autre fois, par exemple, ma petite, disait-il, il ne faudra pas attendre trois tours de cirque pour sauter.

Mais le reproche était prononcé d’une voix douce comme une caresse.

Gringalette assistait à ces exercices dans une complète immobilité. Elle ne perdait pas de vue Juzaine un seul instant, les yeux illuminés d’on ne sait quel désir.

Tous trois rentraient dans la logette où Bichot, quand il était content, versait à Juzaine un petit verre de malaga. Une fois Gringalette prit le verre des mains de Juzaine et le tendit au clown pour qu’il le lui remplît. Il eut un moment d’hésitation.

— En veux-tu, aussi, toi ? C’est pas pour les fainéantes, tu sais, fit-il, en riant.

À ces mots Gringalette retirait son verre, sans souffler mot, demeurait un instant la tête basse, puis éclatait en sanglots. Bichot se retournait vers elle et la considérait avec surprise.

— Je voudrais bien savoir quelle araignée trotte dans sa ciboule, par exemple ! Lui ai-je refusé du malaga ? Tiens, voilà la bouteille ; bois-la toute, ma fille, et soûle-toi. Ça m’est bien égal !

Mais Gringalette repoussait la bouteille en haussant les épaules.

— Pourrais-je savoir quelle indisposition a Mademoiselle ? demandait Bichot de plus en plus étonné.

Gringalette ne répondit rien.

— Laissons-la marronner, et allons manger un morceau avant la représentation.

Il allait partir quand se ravisant :

— Tu ne viens pas, Gringalette ? Nous n’avons pas le temps d’attendre !

La faim décidait la petite à sortir avec ses compagnons, mais elle marchait derrière eux, et au restaurant elle s’asseyait sans prononcer une parole. Cependant elle essuya ses larmes et fit grand honneur à l’omelette savoureuse que le garçon venait de servir ; aussi Bichot crut-il le moment arrivé d’obtenir une explication.

— Gringalette, nous direz-vous à présent pourquoi vous êtes ce soir gentille comme un crin et riante comme une porte de prison ?

Alors sans se presser, en regardant son assiette, et d’une voix entrecoupée :

— Pourquoi que vous m’avez appelée fainéante ?

— Moi, je t’ai appelée fainéante ? C’était donc pour plaisanter.

— Non, non, continua-t-elle, c’était pas pour plaisanter. C’est vrai que j’suis fainéante, mais à qui la faute ? Est-ce que je voudrais pas turbiner comme Juzaine, est-ce que je ne voudrais pas m’cavaler, sur Reine-de-Mai ou sur l’Arabe, est-ce que j’serais pas capable d’être écuyère, moi aussi ?

— Écuyère ! ma pauvre Gringalette, mais c’est difficile d’être écuyère : tout le monde n’y arrive pas.

— Vous ne savez pas si je pourrais le devenir. Vous ne m’avez jamais fait monter à cheval !

— Tu y monteras, je te promets. Et tu verras comme c’est agréable. Ton derrière recevra le fouet plus souvent peut-être qu’il ne le désirerait.

— Je recevrai des coups… parce que ça vous amusera de m’en donner.

— Oh ! ça ne m’amusera pas, mais je ne connais pas d’autre manière d’apprendre… M. Cusani et n’importe quel écuyer serait à ma place qu’il n’agirait pas différemment.

— Eh bien, dit résolument Gringalette, on me fouettera. Tant pis !

Juzaine se mit à rire.

— Mademoiselle Gringalette, dit-elle, je vois bien, consentirait à avoir les fesses à vif pour venir tirer sa révérence au public et faire la gracieuse. C’est que Mademoiselle Gringalette aime les applaudissements et les succès, et je comprends ça, quand on est si jolie !

Elle s’arrêta, effrayée du regard étincelant de sa compagne.

— Oui, s’écria Gringalette, j’aimerais les succès et les bravos, et les messieurs qui vous lancent des fleurs et des oranges. Est-ce que tu ne les aimes pas, toi ? Pourquoi ne les aimerais-je pas aussi, moi ? Parce que j’suis moins gironde ? Mais tu ne t’es donc pas regardée, ma pauv’petite, tu as une tête de veau, oui, je le répète, une tête de veau !

Et elle éclata d’un rire forcé et sonore tandis que Juzaine, les poings menaçants, se rapprochait d’elle et lui jetait à la face toutes les plus grossières injures qu’elle connaissait.

— Espèce de crève-la-faim, finit-elle par dire, on ira te boucler dans le ballon[2], avant qu’il soit longtemps, avec tes sales dab et dabuche[3].

— Allons, silence, Juzaine, dit Bichot, et toi, Gringalette, asseois-toi, tout de suite !

— Elle insulte mes parents, la canaille, grondait Gringalette, qui s’était jetée sur Juzaine, et, saisissant un couteau sur la table, le brandissait contre elle.

Bichot dut lui arrêter le bras.

— Du calme, voyons !

— Non j’me calmerai pas. Puis, c’est vous qui êtes cause de tout ça. Pourquoi que vous m’avez prise et pourquoi que vous me gardez puisque j’suis bonne à rien. Dites-le donc !

— Mais je te trouve bonne à quelque chose. J’ai parlé hier de toi à M. Cusani. On te fera danser la valse, le quadrille et les rondes dans la pantomime du prochain carnaval.

Gringalette s’était subitement radoucie.

— Vrai ? je danserai au Carnaval ?

— Puisque je te le dis.

— Et je monterai à cheval ?

— Oui, mais plus tard. Attends un peu. À présent il faut que nous revenions au cirque pour la représentation. Mais avant vous allez me faire le plaisir de vous embrasser gentiment, comme de bonnes camarades.

— Elle m’a appelée tête de veau, fit Juzaine en pleurnichant.

— Elle a dit des cochonneries sur ma famille.

— Avec ça que tu n’en disais pas autant sur ta sainte famille quand ils venaient de te trousser le jupon devant nous pour te rincer le derrière !

— Qu’on parle mal de papa, j’le défends pas, parce que d’abord, c’est pas mon père et puis y a d’autres raisons… mais maman, c’est pas la même chose, j’veux qu’on la respecte, et si Juzaine avait le malheur de lâcher un mot comme tout à l’heure !…

— Elle ne recommencera plus. Embrassez-vous maintenant. Il est tard. Il faut que nous rentrions.

Les deux fillettes obéirent à contre-cœur. Elles se tendirent et se touchèrent la joue en détournant les yeux l’une de l’autre. C’était la paix que souhaitait le clown, mais une paix bien provisoire. Les adversaires semblaient encore trop animées de colère pour suspendre longtemps les hostilités.

Dans la nuit Bichot fut réveillé par des cris ; il éclaira aussitôt la logette : les cris cessèrent, mais il vit le drap qui recouvrait le lit des fillettes se soulever en des mouvements lents ou subits ; les épaules sombres de Gringalette apparurent, puis la nuque blonde de Juzaine comme si successivement elles se vautraient l’une sur l’autre pour s’étouffer.

Le clown se leva, fut devant le lit d’un bond, découvrit les corps enlacés ; les dents qui mordent ; les mains qui s’étreignent enchaînées, ou libres vont pincer, égratigner, meurtrir la chair ; les derrières tendus, gonflés par l’effort ou aplatis par la défaite. Les combattantes étaient d’égale force ; en une minute tour à tour Juzaine était sur Gringalette ; puis Gringalette sur Juzaine.

— Ah ! saloperies ! gronda-t-il.

Et, les tirant avec violence par les cheveux, il les eut bien vite séparées ; à toutes deux avec une impartiale libéralité, il gifla les joues, claqua les fesses. Gringalette était haletante, mais elle ne paraissait ni surprise de la soudaine intervention du clown, ni fatiguée de la lutte. Elle ne songeait pour le moment qu’à protéger son derrière ; aux premiers coups du clown, elle s’était vite placée sur le dos, et les cuisses, les reins collés au drap, elle luttait de toute sa force contre Bichot qui avait entrepris de la retourner sur le ventre pour lui administrer, à l’endroit le moins osseux de sa personne, une vigoureuse correction.

— C’est Juzaine qui a commencé, disait-elle.

— Non, c’est elle, reprenait Juzaine qui s’était mise à pleurer.

Bichot, arraché à un sommeil dont il avait grand besoin, n’était pas en humeur de faire le justicier.

— Eh bien ! que je vous entende encore, se contenta-t-il de dire, et je vous promets que cette fois vous n’écoperez pas !

Gringalette eut un coup d’œil d’aspic pour sa compagne. Le clown n’avait pas donné raison à Juzaine ; cela lui parut un premier triomphe.

La nuit se passa sans autre incident.

Le lendemain, Mlle Amélia Cusani, la fille du directeur, devait monter en haute école. Comme le costume adopté pour ce genre d’exercice est assez simple, Mlle Cusani tenait à le relever par le luxe de quelques joyaux précieux et d’une cravache à pomme d’or d’un travail délicat et enrichie de merveilleuses émeraudes. Quelle ne fut pas sa surprise, au moment de s’habiller pour la représentation, de ne pas voir à côté de sa jupe d’amazone et de son haut-de-forme la cravache qu’elle venait d’y placer quelques minutes auparavant. Elle la fit chercher par les écuyers. Elle-même courut en chemise par tout le cirque, comme affolée de cette perte. On ne la trouva point. Elle était si désolée qu’elle ne voulait pas paraître en public. Son père dut l’y contraindre. Quel dépit lorsqu’elle dut se montrer avec une cravache vulgaire de quelques francs ! Elle en pleurait de rage.

— Mademoiselle, dit un écuyer à la fin de la représentation, je viens de retrouver votre cravache.

Le visage de la jeune fille s’illumina.

— Où donc cela ?

— Dans la loge de Bichot, sur le lit de Juzaine.

— La petite coquine ! Elle voulait me la voler, c’est sûr !

Et comme Juzaine passait dans un couloir, en toilette de cirque, elle l’arrêta brusquement par le bras.

— C’est vous qui avez pris ma cravache ?

— Moi, Mademoiselle !

— Oui, vous. Ne faites pas l’étonnée. Cela ne servirait à rien. Je suis édifiée sur votre compte.

À ce moment, M. Cusani accourut.

— Ah ! j’en apprends de belles. Vous êtes une escroqueuse, il paraît ?

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire, Monsieur.

— Comment osez-vous, répliqua Cusani, filouter vos maîtres, friponne que vous êtes ! Vous êtes aussi maladroite dans vos actes que dans vos façons. Vous deviez bien penser qu’en volant ce soir la cravache de ma fille sans la mieux cacher, vous seriez découverte.

Juzaine écoutait avec stupeur ; on eût dit qu’on lui parlait une langue inconnue dont elle n’entendait pas un mot. Quand M. Cusani eut achevé, elle rougit de honte : elle avait compris enfin !

— Monsieur, dit Juzaine, vous n’avez pas le droit de me soupçonner sans raison, et je ne vous permets pas de m’accuser ainsi en public !

— Ah ! tu ne me permets pas… je vais te demander la permission peut-être.

— Vous êtes un insolent.

— Si tu le prends sur ce ton-là, nous allons voir ça, par exemple ! Comme je vais te rabattre le caquet et moucher ton esbrouffe !

Tout en parlant de la sorte, le gros Cusani s’était jeté sur Juzaine qui, vainement, avait essayé de fuir, repoussée vers lui par Mademoiselle Cusani, par les écuyers et les valets. Il l’avait acculée à l’écurie et, après une courte lutte, il la força de s’agenouiller et la traîna vers une stalle vide, la tête tournée vers le ratelier. Toute une foule, parmi laquelle se trouvaient des spectateurs, les suivait, très intéressée.

— Nous allons voir à présent si tu fais la faraude, ma fille.

Et il releva les jupes légères qui formèrent au-dessus des reins comme une vaste auréole. De Juzaine, dans cette attitude, la tête, les épaules étaient complètement cachées ; les pieds disparaissaient presque sous la paille de l’écurie ; on n’apercevait que les fesses grassouillettes, un peu foncées par la clarté du tulle qui les environnait, saillantes, tendues malgré elles, et si bien en chair, si serrées par la frayeur que la fente s’en distinguait à peine sous le maillot collant et rosé. On eût dit, sous les larges feuilles d’un arbuste des tropiques, un beau fruit, à peine mûr, mais qui ravit déjà les yeux.

Mlle Cusani contemplait avec un visible plaisir ces grâces secrètes que Juzaine n’avait jamais laissé deviner qu’une seconde, dans une rapide voltige, et qu’elle offrait en spectacle, ce soir-là, malgré elle, pour qu’on les flétrît, et dans une posture qui les rendait ridicules. Gringalette, se faufilant au milieu du public, était arrivée auprès de sa jeune directrice et, comme elle, se délectait à cette humiliante exposition, non moins qu’à la pensée des sévices cruels qu’annonçaient ces préparatifs. La lueur de leurs regards, le sourire qui desserrait leurs lèvres, exprimaient la joie féroce et sans déguisement des jeunes filles.

— Pas de maillot ! criait-on dans le public.

— C’est ça, pas de maillot ! répéta Gringalette entre ses dents et avec une crainte vague que Bichot fût présent et l’entendit.

— Déculotte-la, papa, qu’elle le sente bien ! glapissait Mlle Cusani. Veux-tu un canif ?

— Je crois, faisait Cusani en tenant Juzaine entre ses jambes, je crois que, tout à l’heure, vous ne ferez plus la fière quand nous vous aurons fourbi devant le monde le médaillon.

Et il allait lui déchirer le maillot lorsque Mlle Cusani, tournant la tête avec inquiétude, dit à son père :

— Papa, dépêche-toi. Si la police allait arriver ?

— Qu’elle arrive ! repartit Cusani. Je n’en ai pas peur. J’ai bien le droit de corriger une voleuse, je suppose.

Puis, comme s’il n’était pas si tranquille qu’il essayait de le paraître :

— Passe-moi un fouet, une cravache, vite !

Mlle Cusani lui tendit une légère badine, qu’il leva sur les chairs tremblantes de Juzaine ; mais le coup qu’il voulait porter fut donné dans le vide. Brusquement Bichot, surgissant du couloir, s’était élancé sur le directeur, lui avait arrêté la main et, le repoussant du genou, l’envoya tomber à quelques pas.

Il releva Juzaine et, se frayant un chemin à travers la foule, il rentra avec la fillette tout en pleurs dans sa loge où il s’enferma.

— Arrêtez les voleurs ! criait M. Cusani qui s’était relevé. Je ne veux pas que ces misérables passent la nuit sous mon toit.

Il fit grand bruit et, accompagné par sa fille, il proféra nombre d’injures à la porte de Bichot, mais n’obtenant aucune réponse et fatigué de cette scène, il alla se coucher après avoir donné l’ordre à deux valets d’écurie d’empêcher le clown de se sauver avant l’arrivée de la police. Mais soit qu’on eût négligé de la prévenir, soit qu’elle ne jugeât pas utile de se déranger, la police ne parut pas et laissa Bichot pleurer à son aise avec la pauvre Juzaine qu’il essayait vainement de consoler et dont il ne sut que partager le chagrin.

Dès le matin, M. Cusani, qu’un peu de sommeil avait calmé, vint avec sa fille frapper à la logette du clown. Bichot lui ouvrit. Il y eut une explication, puis des excuses de la part du directeur, qui ne voulait point se priver de deux artistes qui étaient l’honneur de sa troupe.

— J’avais bu trop de champagne, dit-il en les quittant. Oubliez ma brutalité… Certainement quelqu’un vous en veut et a essayé de vous faire passer pour des voleurs.

L’attitude de Gringalette était si embarrassée et, la veille, elle avait si bien encouragé Monsieur Cusani à châtier Juzaine que les soupçons du clown s’étaient portés aussitôt sur elle, et il ne lui laissait aucunement ignorer. Il n’était pas sûr qu’elle fût coupable ; mais cette incertitude, loin de l’apaiser, excitait d’autant plus son irritation.

Elle éclata un beau jour que, rentrant dans sa loge à l’improviste, il surprit Gringalette, des ciseaux aux doigts, occupée avec Juzaine d’une façon fort singulière. Les exercices de la matinée, la chaleur du jour, avaient fatigué la petite écuyère, qui dormait profondément. Gringalette profitait de ce sommeil pour couper les beaux cheveux blonds de la fillette. Déjà de longues boucles étaient éparses à terre et sur le lit. L’étonnement, la colère du clown furent extrêmes ; et Gringalette, qui ne s’attendait point à le voir, laissa, de stupeur, tomber ses ciseaux.

— Canaille ! s’écria-t-il.

Elle voulut sourire, mais vite l’expression narquoise de son visage disparut et fit place à de l’épouvante, tant la fureur de Bichot semblait terrible. Il lui frappa la tête d’abord violemment, à lui laisser croire qu’il allait l’assommer. Elle eut une voix si plaintive pour demander grâce qu’il s’arrêta, ému de pitié malgré lui ; mais le sourire qui revint sur les lèvres de la fillette comme si, en dépit de sa faiblesse corporelle, elle se sentait réellement la plus forte, l’exaspéra et lui rendit toute sa colère. Alors il se décida à la meurtrir d’une façon ignominieuse et qui brisât son orgueil. Il la courba vers la terre, puis la chevauchant à reculons, il la saisit par le ventre, comme une enfant.

Ce fut un curieux spectacle que le corps à corps de cette fillette à la face malicieuse et de ce grand clown dégingandé, spectacle dont Juzaine, qui venait de s’éveiller, put jouir tout à son aise. Quand Bichot eut troussé la courte jupe et la chemise, apparurent des fesses jaunes et longues dont la fente ici et là se creusait en des replis sombres ; des fesses qui semblaient rire d’une gaieté railleuse. Bichot qui avait pris sa ceinture, se mit à les fouetter vigoureusement. Alors les jambes de la victime battirent l’air, et son corps souple se redressa, parut s’enrouler comme un serpent. Sa figure, toute rouge, se retourna vers le clown et lui fit mille grimaces pour le narguer. Mais vainement Gringalette voulait-elle paraître moqueuse ; à chaque coup, il lui fallait faire un effort pour ne pas crier, tous ses traits se contractaient, en même temps que la douleur entr’ouvrait de force les fesses qui essayaient de dérober au supplice leur chair la plus sensible.

Vaincue et châtiée, mais non pas soumise, elle luttait, se défendait toujours. Était-ce des larmes, était-ce des éclairs de colère qui brillaient dans ses yeux ? Elle essayait de saisir en arrière et à la volée la ceinture du clown, ou encore de le mordre ; elle parvenait à le griffer.

Tout à coup, au milieu des valets et des écuyers qui étaient venus assister à cette féroce fessée, Mlle Cusani montra son nez retroussé, son visage rieur et curieux. Gringalette l’aperçut, et alors toute la résistance qu’elle avait jusqu’ici opposée à son bourreau cessa ; on eût dit qu’elle venait de sentir subitement la cruauté du fouet ; elle poussa des cris de bête et, sans plus essayer d’arrêter le clown, elle s’abandonna aux coups avec une sorte de désespoir.

— Allons, Monsieur Bichot, dit Mlle Cusani, je ne sais pas ce qu’elle a fait, mais elle en a assez ; voyez comme elle saigne !

— C’est une infection, Mademoiselle. C’est elle qui vous a volée, il n’y a plus de doute, et vous voyez ce qu’elle a fait à la pauvre Juzaine ! Si je n’étais arrivé, elle lui rasait la tête ainsi qu’à une galeuse.

Enfin, il lâcha Gringalette, que Mlle Cusani fit coucher sur le lit d’une loge voisine. Elle fermait à demi les yeux, comme si elle était près de s’évanouir, et respirait avec difficulté. Un verre de Porto que lui apporta Mlle Cusani la réconforta un peu.

Elle resta au cirque, mais ne coucha plus dans la loge du clown. La directrice lui offrit un lit dans un cabinet proche de sa chambre.

Cette correction publique l’avait profondément humiliée ; elle en avait perdu son narquois et malicieux sourire. Elle ne pouvait rencontrer Juzaine sans murmurer entre ses dents ou lui lancer quelque injure ; au contraire, elle ne semblait point garder rancune à Bichot ; elle essayait même de lier la conversation avec lui, mais ses paroles n’obtenaient aucune réponse.

Il avait refusé, malgré la promesse faite naguère, de lui apprendre à danser. Il ne voulait plus s’occuper d’elle, et c’était Mlle Cusani qui lui montrait la valse et certaines danses espagnoles pour qu’elle figurât avec des jeunes filles et des enfants dans un grand bal donné au cirque lors du Carnaval.

Cette fête dont elle espérait tant de plaisir ne lui causa que du dépit. Elle fut vivement irritée, ainsi que Mlle Cusani, de voir que tous les applaudissements étaient allés aux danses équestres de Juzaine.

Comme pour renouveler le triomphe de la petite écuyère, le cirque Cusani donna le même spectacle deux jours après. Mais au moment où Juzaine se disposait à monter en selle, un valet d’écurie accourut, effaré.

— Eh bien, dit-elle, vous ne m’amenez pas Reine-de-Mai ?

— Mademoiselle, Reine-de-Mai est couchée dans sa stalle. Il n’y a pas moyen de la faire lever. Elle doit être malade.

Juzaine, qui éprouvait pour sa jument toute l’affection d’une amie, fut très émue. Elle entra dans l’écurie, s’approcha de Reine-de-Mai, lui donna de petites tapes, lui caressa l’encolure, l’embrassa. Mais Reine-de-Mai, qui savait si bien d’ordinaire reconnaître les attentions de sa jeune maîtresse, parut cette fois insensible. Elle demeura couchée ; son œil était terne et immobile, et Juzaine observa qu’elle avait le ventre très enflé.

— Pauvre Reine-de-Mai ! répétait Juzaine qui avait les larmes aux yeux. Il faut qu’on aille chercher le vétérinaire dès ce soir.

À ce moment, M. Cusani parut, suivi de sa fille en jupe d’amazone.

— Il ne s’agit pas de vétérinaire, dit le directeur, il s’agit de vous, Juzaine. On vous attend. Si Reine-de-Mai est malade, prenez Frimousse que vous avez déjà montée.

— Ah ! non, s’écria Mlle Cusani. Je garde Frimousse. Qu’elle monte Le Kabyle.

— Mais Le Kabyle a trop de fougue. Elle ne pourra rien en faire.

— Tant pis ! dit Mlle Cusani, moi je garde Frimousse.

Juzaine fut obligée de prendre Le Kabyle.

C’était un magnifique cheval noir à la crinière et à la longue queue flottante, vif, docile quand il se sentait conduit par une main solide, mais prêt à s’abandonner à toutes ses fantaisies dès que son cavalier était neuf, inexpérimenté, faible ou indulgent.

Juzaine, on l’a vu, n’était point une novice dans l’art de l’équitation, mais elle connaissait mal Le Kabyle. Elle sut pourtant le maîtriser durant une partie de la représentation. Le spectacle se terminait par une grande pantomime : Scènes du Far-West, où Juzaine figurait une jeune Américaine, fille d’un cowboy, que veulent enlever, puis que se disputent des Pawnies. Prisonnière d’un Indien, qui l’emportait en croupe du Kabyle, elle parvenait à rompre ses liens et, se dressant sur le cheval, elle frappait son ravisseur. À ce moment, un Indien à pied, qui n’avait point paru aux répétitions et dont la venue subite parut surprendre les autres acteurs de la pantomime, s’approcha du cheval et lui tira de côté, mais presque à bout portant, un coup de pistolet. Devant ce jet de feu et de fumée, Le Kabyle fit un écart et se leva sur ses pattes de derrière. Ce mouvement fut si brusque et si inattendu que Juzaine, qui se tenait alors tout debout sur le cheval, fut jetée à terre. La cavalerie des Indiens arrivait par derrière au galop. Ils ne purent retenir leurs chevaux. Juzaine fut piétinée. Un cri étrange, à la fois atroce et comique, cri d’oiseau blessé et poursuivi, cri de perroquet effarouché, remplit le cirque, et l’on vit attifé en burlesque, coiffé de son petit chapeau pointu et vêtu de sa culotte bouffante semée de grenouilles noires, Bichot écarter les Indiens et les écuyers, se précipiter entre les chevaux et se jeter sur Juzaine. Comme les spectateurs n’attendent que du plaisir, et que la tournure et la voix du clown avaient le don d’exciter l’hilarité, on crut pendant quelques minutes à une nouvelle farce du comique, et il y eut une fusée bruyante de rires ; mais cette gaieté eut un arrêt soudain, terrible, lorsqu’à la stupeur des écuyers, au désarroi des mimes, aux hurlements et aux lamentations de Bichot, il fallut bien que le public reconnût sa méprise et un accident peut-être mortel. Monsieur Cusani eut beau paraître en habit noir, saluer le public et annoncer que « la chute de cheval de Mlle Juzaine était sans gravité et que la représentation allait continuer », sa venue ne dissipa point l’impression tragique de la foule, non plus d’ailleurs que les danses les plus gracieuses de sa fille et de Gringalette. La douleur du clown, s’arrachant les cheveux de désespoir, derrière Juzaine inanimée, que deux écuyers se hâtaient de transporter hors de la salle, était un spectacle trop saisissant pour qu’on pût, d’une minute à l’autre, l’oublier.

Juzaine était réellement morte, et le pauvre clown qui la pleurait ressentait davantage son malheur à la vue de ce visage si joli il n’y avait qu’un instant et à présent défiguré par les sabots des chevaux. Le nez et l’œil droit étaient écrasés ; il n’y avait plus de traces de lèvres, et les dents fines, dans cette bouche découverte, paraissaient hideuses. Les beaux cheveux blonds eux-mêmes étaient éclaboussés de sang. Jamais la mort ne fut plus cruellement profanatrice.

Le chagrin du clown touchait tout le monde, mais Bichot demeurait indifférent aux témoignages d’intérêt ou d’amitié que lui prodiguaient ses camarades. Il semblait inconsolable.

 

Le soir de l’enterrement, comme il pleurait, agenouillé devant le lit vide de Juzaine, des cheveux effleurèrent sa joue, et une voix douce lui chuchota à l’oreille :

— Maintenant qu’Elle n’est plus là, veux-tu que je sois ta fille et m’aimer un peu ?

Il tressaillit à ces paroles et leva la tête avec une sorte de terreur.

Gringalette était devant lui.

Il la regarda longtemps comme s’il cherchait à lire dans ce visage qui voulait paraître triste pour lui complaire, mais dont les yeux, involontairement, avaient un sourire. Sans doute une image effrayante passa dans son esprit ; il se couvrit le front, il écarta Gringalette avec horreur et sortit en courant comme un insensé. Des écuyers qui le rencontrèrent ont rapporté qu’il les arrêtait en leur disant : « Je suis un misérable ! J’ai recueilli, j’ai nourri moi-même l’assassin de mon enfant. »

Et à chacun il répétait ces paroles.

Depuis on ne l’a plus jamais revu.



  1. Les sergents de ville.
  2. Prison.
  3. Tes père et mère.