Gros (Lemonnier)/5

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Henri Laurens, éditeur (p. 67-92).


V

Après les peintures de la coupole commence la chute déplorable de Gros. Il peint encore quelques beaux portraits, ceux du chimiste Chaptal et de Galle en 1824[1], mais il renonce aux grandes compositions ou ne songera qu’à des conceptions factices et arriérées, où il ne mettra plus que des procédés et des formules. En même temps que s’affaisse son génie, l’opinion publique s’éloigne de lui. De toutes parts, le Davidisme est attaqué. Tout d’abord par les romantiques : nouvelle manière plus libre, d’aucuns disaient plus lâchée, de dessiner et de peindre ; réaction contre la tradition des maîtres, contre l’antique, voilà ce qui apparaît avec le Radeau de la Méduse, de Géricault, en 1819, le Dante et Virgile et les Massacres de Scio, de Delacroix, en 1822 et 1824, ou bien avec les œuvres populaires d’Horace Vernet.

Une bonne partie de ces nouveautés venait de Gros ; il ne sut pas le voir ou il ne le vit que pour s’en accuser. Pourtant il n’avait pas été tout d’abord hostile à Delacroix. Celui-ci a raconté qu’il contribua à faire remarquer le Dante et Virgile et, dans son Journal, il écrit à la date du 17 janvier 1824 : « D’après ce que m’a dit S. (Soulier), il paraît que Gros a parlé de moi d’une façon tout à fait avantageuse. » Mais Gros fut entraîné par son affection pour David à combattre les tendances nouvelles. En même temps qu’il s’attachait, avec une obstination touchante, mais souvent maladroite, à demander le rappel de son maître en France, il ne cessait de correspondre avec lui. L’un et l’autre, on peut dire, se rendaient de bonne foi les plus mauvais services : David en suppliant Gros de revenir à la « grande peinture », Gros en exagérant ses critiques contre la génération nouvelle, avec l’intention sans doute de consoler David, en lui faisant croire qu’il n’y avait rien après lui ni en dehors de lui : « Je ne vous parle pas du Salon (de 1822) ; le père de l’École (David) n’est pas là et les impertinences ou le vagabondage de la peinture sont à leur comble. » Ces exagérations des deux parts étaient en grande partie un effet de l’éloignement. David, en véritable artiste qu’il était, avait été frappé des tableaux flamands qu’il avait vus à Bruxelles. Il écrivait à Gros en 1817 : « Ne me suis-je pas avisé de viser à la couleur, et moi aussi je veux m’en mêler, mais c’est trop tard en vérité. » Il peignait les portraits des « Dames de Gand », admirables de réalisme et de franchise. S’il fût resté en France, la connaissance directe des œuvres, le contact avec les hommes et les choses eût peut-être amorti son intransigeance de théoricien. Mais il ne savait rien que par ouï-dire, par des lettres de correspondants, entêtés dans le formalisme académique.

Gros n’avait donc pas de contrepoids. Lorsque Girodet mourut, en décembre 1824, on lui fit des funérailles solennelles, car les classiques considéraient qu’avec lui, David étant absent, disparaissait le plus illustre et le plus énergique représentant de l’idéalisme. Gros assistait aux obsèques et, appelé à parler sur la tombe, il éclata en larmes, « prédit la décadence prochaine de la peinture et de la statuaire, si les élèves de ces deux arts ne choisissaient pas toujours pour modèles, au milieu des torrents de peinture qui inondent le Salon, les œuvres de David et de Girodet ». Puis, en terminant son discours, il tomba presque en pâmoison. Ce fut une scène très pathétique, tout à fait dans le goût de l’époque, fort portée à la sensiblerie et à la déclamation. Elle est racontée dans une lettre d’un élève de Gros écrite sous l’impression de cet épisode étrange. Encore à la mort de David, en 1825, Gros renouvela ses lamentations sur la fin de l’École.

De ce prétendu déclin il continuait à se croire responsable, et lorsqu’on l’avait sollicité, à la mort de Girodet, de prendre la direction de l’École classique, pour faire front aux menaces du romantisme, il s’était récusé en alléguant, non seulement son âge, mais aussi la part qui lui incombait, disait-il, dans le relâchement de la doctrine.

C’est pourquoi, tout en continuant à peindre des portraits, entre autres, celui du roi Charles X passant la revue des troupes à Reims[2], il s’acharnait à la peinture davidienne. En 1822, il avait encore exposé Bacchus et Ariane, et David introduit près de Saül, pour dissiper par l’harmonie de sa harpe les sombres idées dont ce roi était tourmenté. En peignant ce dernier sujet, il semble avoir eu cependant quelques préoccupations qu’on pourrait qualifier de « romantiques » : le décor de style oriental (ou du moins voulu tel), le grand effet de clair-obscur, la note générale rouge donnant à la scène une tonalité en harmonie avec le motif principal (la folie tragique de Saül). Mais tout cela était rendu avec des moyens classiques en désaccord avec la pensée, et ne fut point compris.

« Trois choses essentielles nuisent à l’effet de son tableau, écrivait Landon. La première est la proportion des figures, qui ne sont ni de la grandeur naturelle, ni de celle qu’on adopte pour les tableaux de chevalet (le tableau a 2 mètres de haut environ sur 3m,50 de long) ; elles ont cette dimension que l’on nomme petite nature et qui donne aux personnages une stature trop peu imposante ; en rapetissant les formes, elle rapetisse les caractères… » Passons sur cette observation, caractéristique du dogmatisme conventionnel du temps. Voici qui est vu plus justement : « En second lieu, quoiqu’il y ait dans le tableau peu de distance entre Saül et les personnages placés derrière lui, ceux-ci, beaucoup plus petits, ne paraissent nullement en proportion avec la figure du premier plan. » C’est toujours le défaut de la vision optique de Gros. « Enfin, et cette dernière observation a été faite par les personnes même les plus étrangères aux connaissances de l’art, la teinte cramoisie que l’auteur a répandue avec profusion et même avec une sorte d’affectation dans tous les recoins du tableau, loin de produire un effet harmonieux, fatigue l’œil. »… « Ce tableau, ajoutait Landon, qui n’est en quelque sorte qu’improvisé, n’ajoutera rien à la réputation de l’auteur. »

En 1826, Gros renonçait à peindre la Prise du Trocadéro, qui lui avait été commandée quelque temps avant. Non pas que cet épisode de la guerre soutenue par le gouvernement de Louis XVIII contre les libéraux espagnols froissât chez lui des sentiments politiques, — il avait fait figurer la Prise de Cadix dans la Coupole, — mais parce qu’il ne voulait plus peindre de scènes contemporaines. Au contraire, il accepta de faire trois plafonds pour le Musée du Louvre, que Charles X agrandissait : Le Génie de la France anime les arts, protège l’humanité ; La véritable Gloire s’appuie sur la Vertu[3]; Le Roi donne aux Arts le musée Charles X. Et voici quelques détails du programme du deuxième sujet : Côté gauche : Mars couronné par la Victoire, écoutant la Modération, arrête ses coursiers et baisse ses javelots. On aperçoit au loin les Colonnes d’Hercule ; — côté droit : Le Temps élève la Vérité vers les marches du trône ; la Sagesse l’y reçoit sous son égide ; un Génie naissant l’écoute ; des armures royales sont à ses pieds.

Ce furent, sur ces sujets d’une banalité déplorable, des compositions dénuées de toute signification, des peintures solides, mais lourdes, des figures correctes, mais sans originalité et sans grâce : le type de ce qu’était devenu l’art classique, tel que l’exerçaient les sous-élèves de David. Au même moment, Ingres avait peint pour une autre salle du Musée l’Apothéose d’Homère, véritable manifeste d’un classicisme tout renouvelé. Ainsi Gros, entre ce classicisme et le romantisme, n’était plus que le représentant d’un art vieilli, et on va le voir attaqué aussi Louis XVIII (Coupole du Panthéon)bien par les partisans d’Ingres que par ceux de Delacroix, c’est un fait à mettre en lumière.

Le déclin de sa renommée apparut, lorsqu’on vendit, en mai 1828, la collection de tableaux d’un M. B. (Bizet), « se composant à peu près, disait l’auteur du catalogue, de l’œuvre complète de M. le baron Gros ». Il ajoutait : « Il (M. B…) livre pour la première fois… l’occasion de posséder des ouvrages de M. Gros, l’un de nos premiers maîtres vivants et notre premier coloriste », ouvrages qui sont « introuvables ». Jal fit, dans la Pandore, un article enthousiaste. Dans cette collection figuraient des esquisses de Nazareth, de Jaffa, d’Aboukir, d’Eylau, des portraits de Joséphine, de Caroline Bonaparte, de Murat, etc., le passé le plus glorieux du peintre. Les prix furent cependant bas, et, tout en tenant compte du fait qu’à cette époque le public ne goûtait généralement pas les esquisses et n’en sentait pas la valeur, il faut bien reconnaître que la vente était un insuccès. Un certain nombre de toiles furent retirées ou rachetées par Gros.

Il ne lui restait plus guère qu’une force : son atelier qui, à l’origine, avait été extrêmement fréquenté par des Français ou des étrangers. Encore y eut-il diminution du nombre et de la valeur des élèves, dans les dernières années. À côté d’artistes illustres comme Raffet, renommés comme Couture, ou estimables comme Riesener ou de Rudder, on ne trouve guère de 1827 à 1835 que des noms d’inconnus. Mais, comme professeur à l’École des Beaux-Arts et membre de l’Institut, Gros avait l’avantage d’intervenir dans tous les concours. C’est sur ce terrain que s’ouvrit, à partir de 1829-1830, une lutte âpre et violente, dont l’issue a contribué à la mort de Gros autant peut-être que ses querelles de ménage et les articles de journaux, dont on a tant parlé.

Ingres, en effet, enseignait aussi à l’École, et il affichait, avec la hautaine intransigeance d’esprit qui lui était habituelle, des doctrines en réalité aussi contraires aux traditions artistiques de Gros que pouvaient l’être les hardiesses du romantisme. Gros l’emporta d’abord : « L’atelier de M. Gros, écrivait Férogio[4], un de ses élèves, est le plus fréquenté en ce moment et le plus favorisé de Messieurs de l’Institut, car au dernier concours de l’Académie, M. Gros a eu vingt-sept élèves nommés, tandis que MM. Hersent et Ingres n’ont pas eu la moitié de ce nombre. » Flandrin, élève d’Ingres, écrivait en contre-partie : « M. Ingres, M. Guérin, M. Granet et trois autres membres de l’Institut… veulent que je sois nommé. Non ; M. Gros et sa bande l’ont emporté ; j’ai été ballotté du premier numéro au dernier. Enfin M. Ingres désespéré s’est en allé, après avoir protesté. » (1830 et 1831).

En 1832 encore, Gros avait six élèves reçus en loge pour le Grand-Prix, contre trois à Ingres. Mais au jugement définitif, « la coterie Ingres » l’emportait. À partir de ce moment, tous les succès vont de ce côté. « Le parti Ingres s’étend tous les jours, écrit Férogio ; à lui tous les LE MARÉCHAL VICTOR. (Musée de Versailles.)sculpteurs, tous les architectes ». « Décidément notre professeur, dit-il encore, perd son influence ; en revanche, M. Ingres devient tout-puissant ». « Le fanatisme de cette école est si exagéré, je dirai si compact… à eux seuls la peinture, l’art, l’avenir ; cela fait pitié. Leur coterie est formidable ». Gros souffrait très vivement de cet état de choses ; ses élèves observaient que son caractère s’était aigri ; il s’emportait souvent en les corrigeant ; il semblait ne plus être maître de lui. « J’ai vu hier M. Gros, écrivait Férogio, le 9 septembre 1833, encore tout malade du jugement du prix de paysage… Il paraît que cette séance a été orageuse. M. Gros est tenté d’envoyer tout au diable et de ne plus se mêler d’Institut. » « Je vois assez souvent M. Gros, qui devient de plus en plus féroce, quoique se donnant beaucoup de mal pour nous. »

À tous ces chagrins se joignaient des soucis de ménage dont il faut dire un mot. Gros s’était marié ou plutôt avait été marié par ses amis, en 1809, avec la fille d’un agent de change, Mlle Dufresne. Elle lui apportait de la fortune ; elle ne manquait pas de beauté, quoiqu’elle fût un peu lourde et sans grâce, à en juger tout au moins par le portrait qu’il fit d’elle en 1822[5]. Mais, outre qu’elle était plus jeune que Gros de près de vingt ans, ni ses goûts ni ses idées ne s’accordaient avec le caractère de son mari. C’était, à ce qu’il semble, une bourgeoise d’esprit étroit, dévot, et le ménage, sans enfants, avait été vite désuni. Gros, que rien ne retenait dans son intérieur, eut des torts : une liaison avec une demoiselle Simonier, dont naquit une fille, en 1827. Mme Gros, cependant, avait consenti à recevoir chez elle cette enfant, puis l’avait renvoyée. Les choses en étaient venues à ce point que les intimes conseillaient une séparation entre les époux. De fait, les démêlés du ménage étaient un peu la fable de tous ; les élèves n’en ignoraient rien. « On dit, écrit Férogio, le 23 juin 1831, que M. Gros est redevenu de mauvaise humeur depuis qu’il a repris sa femme (ce sont peut-être des cancans d’atelier). » Il paraît certain que l’artiste vivait à cette époque d’une vie assez singulière, retirée, que ses fréquentations n’étaient pas celles de son monde, qu’il était âpre et fantasque. Le libraire Furne écrira que « Gros excitait peu de sympathies comme homme privé. » C’est peut-être la vérité sous une forme dure[6].

La révolution de 1830 causa, par contre-coup, un préjudice sensible à Gros. Il avait trouvé chez les membres du gouvernement et les hauts fonctionnaires de Charles X des sympathies et un appui. Le roi l’avait fait baron, puis officier de la Légion d’honneur (sur la demande de l’artiste, il est vrai) ; il lui avait commandé son portrait, les plafonds du Louvre. Gros n’allait pas trouver la même CHAPTAL.faveur dans l’entourage de Louis-Philippe, qui arrivait au pouvoir avec une clientèle toute prête. Le directeur des Musées, M. de Cailleux, paraît avoir été fort peu disposé pour lui ; des deux parts il y eut une espèce de défiance et de mauvaise humeur.

Dans la lutte qui se poursuivait entre les classiques et les novateurs, Gros était le point de mire des deux partis. Déjà, en 1827, le Figaro écrivait : « On a tort d’attribuer à Delacroix seulement la chute de l’École ou de le considérer comme chef d’École ; il vient après Prudhon, Géricault et Gros ». Or, l’artiste ne voulait à aucun prix être donné comme le chef de l’École qui était révolutionnaire à ses yeux. En 1833, et comme par réaction, il exposait l’Amour piqué par une abeille[7], sujet emprunté à la célèbre pièce d’Anacréon, dont la délicatesse, raffinée jusqu’à la mièvrerie, convenait aussi peu que possible à son talent puissant et plutôt brutal. En 1834, il répondait à M. de Cailleux, qui lui avait proposé de peindre la bataille d’Iéna : « Je ressens la nécessité de me reposer par des sujets plus analogues à l’étude de l’art. » Son attitude, ses déclarations lui valaient toutes sortes d’attaques, de sarcasmes, qui irritaient jusqu’à l’affoler cette âme d’artiste très sensible. À cela peut-être se joignait le sentiment obscur de son impuissance à produire. « Je suis fini », répétait-il parfois.

Or, en 1833, dans une brochure de Laviron et Galbaccio[8], qui est un des manifestes les plus farouches de la jeune école, on lisait :

MM. Gros et Thévenin,
Membres de l’Institut, et quelques autres.

« Certainement nous ne demanderions pas mieux que de laisser en paix tous ces gens-là, maintenant que leur art abâtardi ne sait plus trouver de sympathie dans la foule… Que nous importe que M. Gros, dont l’exposition a fait voir le talent actuel, jouisse d’une réputation plus ou moins bien acquise par le passé ; que nous importe qu’il traite brutalement ceux qui ont la bonhomie de lui payer fort cher une science qu’il ne peut leur donner ? L’art n’a rien à démêler avec cela.

« Mais quand cet homme a l’impudence de signer de son nom, en vertu de ses droits acquis, des procès-verbaux qui repoussent des tableaux ou des dessins qui valent mieux que les siens, et ce n’est pas beaucoup dire, nous sommes autorisés à chercher ce qu’ils sont, ces droits acquis, à lui demander compte de son passé, et à chercher sur quoi est fondée cette colossale réputation, qu’il rend écrasante. »

C’était non seulement les œuvres actuelles, mais tout l’œuvre de l’artiste qui était mis en cause. D’autres critiques montraient plus d’indulgence, mais les efforts de leur sympathie pour faire remarquer dans les tableaux LE GRAVEUR EN MÉDAILLES GALLE. (Musée de Versailles.)exposés des traces de talent ne faisaient qu’en accentuer le réel insuccès.

En 1835, Gros fut élu président de l’Académie des Beaux-Arts et des cinq classes de l’institut et nommé président du jury pour le Salon des Beaux-Arts. Ces honneurs attirèrent encore plus l’attention sur lui, et les fonctions de président du jury étaient particulièrement redoutables, à une époque où les théories ou bien les préjugés personnels tenaient une si grande place dans le jugement des œuvres, et où les refus, quand il s’agissait de certains noms, exaspéraient les passions. Gros fut-il très dur et intransigeant, comme on le lui reprochait ? Faut-il, au contraire, admettre qu’il avait le sentiment des difficultés où se débattent toujours les jeunes artistes et que, par souvenir de ses premières années, il leur était souvent indulgent ?

Férogio, du moins, raconte qu’au Salon de 1833, le vieux Thévenin se montrant d’une sévérité extrême, Gros se serait emporté contre lui. « À un tableau plus que passable, que M. Thévenin frappait encore de sa réprobation, M. Gros se fâcha et lui dit : « Vous qui renvoyez ce tableau, vous ne seriez pas capable d’en faire « autant ! » Tripier Le Franc a rapporté quelque chose de semblable.

Or Gros avait fait pour le Salon de 1835 un grand effort qui, dans sa pensée, était surtout une protestation. Avec un Acis et Galatée, il exposait un Hercule et Diomède[9], qu’il avait eu, disait-il, « le courage de peindre dans le but d’un rappel aux hautes études, puisque les succès en peinture me semblent en ce moment être d’autant plus grands qu’ils s’en éloignent davantage ». Le résultat fut déplorable, et il faut avouer que l’Acis et Galatée était d’une insignifiance douloureusement banale et le Diomède d’une outrance qui avait presque quelque chose de caricatural.

Ce fut la fin.

Le Journal des Débats du 27 juin 1835 contenait cet entrefilet : « L’un des artistes les plus illustres de l’École française, M. le baron Gros, vient de mourir à l’âge de soixante-cinq ans. Malade seulement depuis quelques jours, il a succombé ce matin à une attaque d’apoplexie. » La formule avait été dictée par la famille. Voici ce qui s’était passé : le 26 juin au matin, Gros était sorti de chez lui, pour se rendre au Palais de Justice, où il était appelé à siéger comme juré. Il ne rentra pas le soir, et le lendemain, au lever du soleil, deux pêcheurs trouvèrent son corps dans le petit bras de la Seine, auprès du Bas-Meudon.

Il s’était évidemment suicidé, malgré le bruit qu’on fit courir d’un accident, puisqu’il avait laissé son chapeau sur la berge, avec un papier portant ces mots, d’ailleurs assez énigmatiques : « M. Sionnet (son avoué) suppliera ma femme ; je n’ai plus rien à dire qu’adieu, ma chère femme. »

Le suicide de Gros s’explique par l’histoire de ses FRANÇOIS Ier ET CHARLES-QUINT ALLANT À SAINT-DENIS. (Musée du Louvre, dessins.)dernières années : tourments domestiques, sentiment douloureux de sa sénilité physique, de son déclin dans l’opinion, de son impuissance d’artiste ; attaques âpres ou haineuses des Ingristes aussi bien que des Romantiques, voilà le fait. Or Gros, qui était essentiellement un sensitif, et qui n’avait pas beaucoup de caractère, était précisément par là capable d’un coup de tête et d’un coup de désespoir.

L’émotion produite par sa mort dura peu, car il paraît qu’au premier bout-de-l’an solennisé le 3 juillet 1836, l’assistance fut fort peu nombreuse ; l’Académie des Beaux-Arts, prétendit-on, n’avait même pas envoyé une députation.

La vente de l’atelier de Gros fut faite le 23 novembre 1835. Le catalogue[10] indiquait trente-sept peintures à l’huile (esquisses pour la plupart, quatre furent ajoutées après coup) ; quatre-vingt-quatre dessins encadrés ou en feuilles ; vingt-quatre volumes de croquis, « la plupart faits en Italie », cinquante lots de croquis, études, etc.

Une étude de Sainte Geneviève pour la Coupole fut vendue 1 000 francs ; Sapho, 150 francs ; Bonaparte distribuant des sabres d’honneur, 101 francs ; l’esquisse du portrait en pied de Louis XVIII, 450 francs ; une ébauche du portrait de David, 42 francs. Dans les dessins, la Première pensée d’Acis et Galatée atteignit tout juste 16 francs ; la Prise de Caprée, 41 francs ; le portrait du Duc de Tarente, 36 francs ; le Départ de Louis XVIII, 140 francs ; le Timoléon monta jusqu’à 140 francs ; l’esquisse de Nazareth, jusqu’à 405 francs. Les vingt-quatre volumes de dessins divisés en sept lots ne dépassèrent pas 630 francs ; les autres lots de croquis, 763 francs.

Gros avait, formé une collection de tableaux et d’objets d’art, qui ne révèle pas grand’chose sur ses goûts. Les peintres de l’école française contemporaine y étaient assez nombreux (ils ne se vendirent pas mieux que Gros). Il y avait aussi quelques Italiens, Flamands et Hollandais ; « des monuments égyptiens » : figurines, stèles, même un papyrus ; un bronze étrusque, beaucoup de vases grecs, des bustes ou figurines antiques, des pierres gravées ; des « objets de la Renaissance », six numéros ; des « objets orientaux », surtout chinois d’après le catalogue ; enfin des objets divers, dont le chapeau que portait Napoléon à Eylau (il fut acheté 1 250 francs par le Dr Lacroix). Tout cela est bien conforme à l’esprit artistique du temps

  1. Le portrait de Galle est à Versailles.
  2. Musée de Versailles.
  3. Salles I et IV « les antiquités égyptiennes. Le troisième sujet n’est plus exposé.
  4. L.-G. Pélissier, Les Correspondants du peintre Fabre.
  5. Musée de Toulouse.
  6. Je dois ce renseignement et quelques autres sur les dernières années de Gros à M. Jules Guiffrey, qui a eu l’obligeance de me communiquer un certain nombre de documents inédits qu’il a recueillis.
  7. Musée de Toulouse.
  8. Le Salon de 1833, par P. Laviron et B. Galbaccio, p. 67-68.
  9. Musée de Toulouse.
  10. Nous regrettons de ne pouvoir le reproduire ici en entier, ainsi que celui de la vente de M. B… Tous deux seraient précieux pour reconstituer une partie de l’œuvre de l’artiste et peut-être pour la faire retrouver.