Gros Chagrins
Au lever du rideau, Caroline fait de la tapisserie à la clarté d'une lampe posée sur un guéridon.
Un silence. -- Brusquement, violent coup de sonnette. Caroline dépose son ouvrage, quitte la scène et va ouvrir. A la cantonade on entend: «Gabrielle!» et aussitôt les sanglots bruyants de Gabrielle.
Réapparition des deux jeunes femmes.
Caroline. --- Ah ça! mais, tu pleures!
Gabrielle, éclatant en sanglots. --- Ah! ma chère! ma chère!
Caroline. --- Mon Dieu, que se passe-t-il?
Gabrielle. --- Une chaise!... donne-moi une chaise!
Caroline, la faisant asseoir. --- Tiens!
Gabrielle. --- Merci!... Un verre d'eau, veux-tu?
Caroline. --- Tout de suite!... Mon pauvre chat! Mon pauvre chat !... Pour Dieu, qu'est-ce qui t'est arrivé?... Tiens, bois!
Gabrielle, prenant le verre. --- Merci! -- Aide-moi à dégrafer mon boa. Tâte mes mains!
Caroline. --- Tu as une fièvre!...
Gabrielle. --- Je suis comme une folle!
Caroline. --- Calme-toi; je t'en supplie! Tu me tournes les sangs!
Gabrielle. --- Je suis comme une folle, je te dis.
Caroline. --- Bois encore un peu. Là!... Voilà!... Te sens-tu un peu mieux?
Gabrielle. --- Oui... non... oui... Je ne sais pas!... Ah! mon Dieu, mon Dieu! Soyez donc une honnête femme!
Caroline. --- Enfin que se passe-t-il?
Gabrielle, avec éclat. --- Ce qui se passe?... Il se passe que mon mari me trompe!
Caroline, incrédule. --- Non?
Gabrielle. --- Si!
Caroline, les bras cassés. --- Qu'est-ce que tu me dis là!
Gabrielle. --- La vérité.
Caroline. --- Fernand?
Gabrielle. --- Fernand!
Caroline. --- Qu'est-ce qui aurait pu croire ça de lui?
Gabrielle. --- Crois-tu, hein? Après neuf ans de mariage! En pleine lune de miel!
Caroline, atterrée. --- Eh bien, nous sommes propres, toutes les deux!
Gabrielle, avec espoir. --- Ah bah!... Est-ce que toi aussi?...
Caroline. --- Non; moi, ce n'est pas cela. Seulement, imagine-toi que j'ai tous les ennuis: ma belle-mère est à l'agonie et je suis sans bonne.
Gabrielle. --- Allons donc!
Caroline. --- C'est comme je te le dis.
Gabrielle. --- Tu as renvoyé Euphrasie?
Caroline. --- Ce matin!
Gabrielle. --- En voilà une histoire!
Caroline. --- Ne m'en parle pas; j'en suis malade. D'autant plus que c'était une perle, cette fille!
Gabrielle. --- C'est vrai?
Caroline. --- Une perle! Un diamant! Elle avait toutes les perfections! -- Mais voleuse!...
Gabrielle. --- Qu'est-ce que tu veux! Quand ce n'est pas ça, c'est autre chose. Ainsi moi, ... tu te rappelles Adèle, ma femme de chambre?
Caroline. --- Parfaitement. Une grande bringue qui avait une tête de brochet?
Gabrielle. --- Précisément!
Caroline. --- Eh bien?
Gabrielle. --- Est-ce qu'un jour... -- non, mais écoute ça, -- ... je ne l'ai pas pincée en train de se débarbouiller avec mon éponge de... toilette?
Caroline, suffoquée. --- Pas possible?
Gabrielle. --- Ma parole d'honneur!
Caroline. --- Ah! la sale bête! Je l'aurais tuée!
Gabrielle. --- Tu es bonne! On n'a pas le droit. --- Qu'est-ce que je disais donc? (Eclatant.) Ah oui! Alors voilà, ma chère; il me trompe!
Caroline, la consolant. --- Eh là! Eh là!
Gabrielle, hurlant. --- Hi! Hi! Hi!
Caroline. --- Es-tu sûre, au moins!
Gabrielle, les mains au ciel. --- Ah! Dieu!
Caroline. --- Mon pauvre chou! Mon pauvre chat!
Gabrielle, toujours sanglotante. --- Ah! oui, va, tu peux me plaindre! Je suis assez malheureuse.
Caroline. --- Mais je te plains de tout mon coeur! Ah! bien sûr non, tu n'avais pas mérité ça!
Gabrielle. --- Enfin, est-ce vrai?
Caroline. --- Voyons, conte-moi ça en détail. Dis-moi tes peines, ma chérie; cela te soulagera toujours un peu.
Gabrielle. --- Eh bien voilà. (Elle se mouche, se tamponne les yeux, etc.) Tu sais que Fernand va à la Bourse tous les jours? Moi, je reste seule, et je m'ennuie. Alors, qu'est-ce que je fais?
Caroline. --- Tu retournes ses poches, je connais ça.
Gabrielle. --Parfaitement. Et je fouille dans son secrétaire.
Caroline. --- Tu as la clé?
Gabrielle. --- J'en ai fait faire une.
Caroline. --- Ce que tu as bien fait!
Gabrielle. --- N'est-ce pas?
Caroline. --- Tiens!...
Gabrielle. --- Oh! ce n'est pas par curiosité!
Caroline. --- Bien sûr, non!
Gabrielle. --- C'est par prévoyance!
Caroline. --- Sans doute!
Gabrielle. --- Mieux vaut avoir deux clés qu'une seule. Au moins si on perd la première...
Caroline. --- On a la seconde.
Gabrielle. --- Voilà tout. -- Et à propos; que je te fasse rire! Est-ce que je t'ai conté que l'autre jour, j'avais perdu la clé de chez nous?
Caroline, très intéressée. --- Ta clé! Non! Quand?
Gabrielle. --- La semaine dernière! Comment, je ne t'ai pas dit cela?
Caroline. --- En voilà la première nouvelle!
Gabrielle, se tordant de rire. --- Ah! ma chère!... Ça a été toute une histoire! J'avais passé la soirée chez maman, figure-toi. Tu sais que maman, le jeudi soir, donne du thé et des petits fours? Bon! Minuit sonnant, je saute en fiacre; j'arrive chez nous, je grimpe mes trois étages quatre à quatre. Une fois à ma porte, pas de clé!
Caroline. --- Pas de clé?
Gabrielle. --- Pas l'ombre!
Caroline. --- Ça, c'est drôle! Et ton mari?
Gabrielle. --- Au cercle!
Caroline. --- Un vrai guignon!
Gabrielle. --- Crois-tu! Avec ça, pas de lumière! Je n'ai jamais tant ri. Je suis restée sur le palier jusqu'à deux heures du matin à attendre le retour de Fernand! (Fondant brusquement en larmes.) Fernand!... Ah! le gredin! Ah! le monstre!... Il me trompe!... -- Où donc en étais-je?
Caroline. --- Aux poches retournées.
Gabrielle. --- C'est juste. -- Eh bien, j'y ai trouvé une lettre, dans sa poche.
Caroline. --- Une lettre oubliée?
Gabrielle. --- Parfaitement!
Caroline. --- Mon Dieu, que les hommes sont bêtes! Ce n'est pas à nous que ces oublis-là arriveraient!
Gabrielle. --- Oh! non!
Caroline. --- De qui, la lettre?
Gabrielle. --- Devine!
Caroline. --- Ma foi...
Gabrielle. --- Ne cherche pas, va! C'est tellement monstrueux, tellement abject, tellement ignoble! -- Rose Mousseron?
Caroline. --- De Parisiana?
Gabrielle. --- Oui, ma chère; de Parisiana! Cette fille qui chante:
Caroline. --Ce n'est pas l'air.
Gabrielle. --- Si.
Caroline. --- Non.
Gabrielle. --- Si.
Caroline. --- Tu te trompes.
Gabrielle. --- Tu es sûre?
Caroline. --- Je te jure! Tiens, c'est comme ça.
Elle chante.
Gabrielle, qui a battu la mesure. --- Tu as raison. Je confondais avec l'Almée de la rue du Caire. Recommence un petit peu, pour voir.
Caroline reprend, Gabrielle l'accompagne, en souriant d'abord, puis à toute voix.
Les deux femmes, à tue-tête. --- J'ai z'une petite maison
A Barbe
A Barbe
J'ai z'une petite maison
A Barbizon!
Caroline. --- Tu y es.
Gabrielle. --- Ça ne doit pas être bien malin, d'avoir du succès au café-concert.
Caroline. --- Parbleu! -- Et alors?
Gabrielle. --- Quoi, alors?
Caroline. --- Pour m'en finir avec ton histoire?
Gabrielle. --- Quelle histoire?
Caroline. --- L'histoire de la lettre.
Gabrielle. --- Quelle lettre?
Caroline. --- La lettre de Rose Mousseron?
Gabrielle. --- La lettre de Rose Mousseron?... Ah oui! Une lettre immonde, ma chère! pleine de saletés et d'horreurs! Une véritable dégoûtation!
Caroline. --- Tu l'as sur toi, mon coeur?
Gabrielle. --- Non.
Caroline. --- Tant pis.
Gabrielle. --- Ah! les lâches! Ah! les misérables, les infâmes! Voilà pourtant à qui nous sacrifions tout, notre jeunesse, nos illusions, nos pudeurs! (Elle sanglote.) Jamais, tu entends bien, jamais je ne pardonnerai ça à Fernand! Mon Dieu, que je souffre! Pour sûr, je vais avoir une attaque de nerfs!
Caroline, désolée. --- Je t'en prie, Gabrielle, pas d'attaque! Puisque je te dis que je suis sans bonne!
Gabrielle. --- Donne-moi un peu d'eau de mélisse!
Caroline. --- Tout à l'heure. -- Tiens, mon petit chat, tu ne sais pas ce que tu vas faire?
Gabrielle. --- Si! Je vais me suicider.
Caroline. --- Mais non. Tu vas rester à dîner avec moi. Ça te changera le cours des idées.
Gabrielle. --- A dîner?... Je ne peux pas!
Caroline. --- Pourquoi?
Gabrielle. --- Nous dînons chez les Brossarbourg. (Au comble de la joie.) Il paraît que ce sera charmant. On dansera! -- Et pendant que j'y pense: tu connais le pas de quatre, Caroline?
Caroline. --- Oui.
Gabrielle. --- Veux-tu être bien mimi avec ta pauvre affligée?
Caroline. --- Certainement.
Gabrielle. --- Apprends-lemoi, dis?
Caroline. --- Comment donc!
Les deux femmes se placent en vis-à-vis, l'une à la cour, l'autre au jardin. L'orchestre joue le Pas de quatre.
Caroline. --- Trois pas en avant et un petit coup de pied. (Exécutant le mouvement.) Tra la la la, tra la la la!
Gabrielle, l'imitant. --- Comme ça?... Tra la la la, tra la la la!
Caroline. --- Tu y es!...
Gabrielle. --- Ce n'est pas difficile!
Caroline. --- Pas pour deux sous!... Tra la la la! Tra la la la! Bien balancé... et en mesure!
Gabrielle, chantant et dansant à la fois. --- Tra la la la! Tra la la la!
Rideau