Grote. — La vie intime de Grote

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Mrs  Grote : la vie intime de groteThe personal life of George Grote, compiled from family documents, private memoranda, and original letters, to and from various friends ; (London, 1873).

Mistress Grote, en racontant la vie de son mari, n’a pas prétendu apprécier ou juger l’œuvre multiple qu’il laisse derrière lui. Elle s’est contentée de donner, avec cette minutie scrupuleuse qui est le propre des biographes anglais, un journal où, année par année, et presque heure par heure, sont notés les moindres actes, les moindres pensées du politique, de l’historien, du philosophe, et aussi du banquier qui a nom George Grote. À la longue, de tous les petits faits accumulés, de cet ensemble de documents et de lettres, se dégage une physionomie fort distincte et très-vivante. Mais il n’importe de relever ici que quelques traits qui servent à définir nettement le rôle philosophique du personnage[1].

Dès l’âge de seize ans, Grote était entré dans la maison de banque de son père, à Threadneedle Street : il s’y plaignait de cette routine des affaires qui émousse l’esprit, et plus d’une fuis se surprenait à redire certains vers désolés de Lucrèce, qui fut toujours son poète favori :

O miseras hominum mentes, o pectora cœca,
Qualibus in tenebris vitæ, quantisque periclis,
Degitur hoc aevi quodcumque est !

Si encore, au sortir de la Cité, il eût trouvé à Clay Hill, la résidence de ses parents près de Londres, quelque relâche, quelque joie où il pût se plaire ! Mais sa mère était une calviniste rigoureuse qui vivait dans la retraite. Force fut à George de chercher des amitiés : par un sûr instinct, il ne s’adressa guère qu’à des intelligences éprises des mêmes goûts, curieuses des mêmes études, vouées par nature aux opinions qui devaient être celles de toute sa vie. George Warde Norman, Charles Cameron, tels furent les alliés de sa jeunesse : avec eux il lut et réfléchit, avec eux il s’engagea dans la logique, la psychologie, le droit, l’histoire, l’économie politique, toutes sciences que l’analyse du dix-huitième siècle avait affranchies, et que depuis lors la pensée anglaise tenait en haute estime. Les derniers successeurs de Locke, Hartley et Priestley, peuvent être regardés comme les maîtres de toute cette idéologie qui offre d’ailleurs tant de ressemblances avec la nôtre : leurs disciples, c’était James Mill, Bentham, Ricardo. Aussi n’y a-t-il pas lieu de s’étonner que, de bonne heure, George Grote ait abordé ces hommes dont la doctrine l’avait immédiatement conquis : il n’avait pas vingt ans que déjà il appartenait à l’école.

Il connut d’abord Ricardo qui était alors membre du Parlement pour le bourg irlandais de Portarlington. Il vit ensuite James Mill, et voici comment lui-même raconte l’entrevue :

« J’ai vu Mill chez Ricardo, et j’espère, si je le fréquente, recueillir à la fois du plaisir et de l’instruction ; c’est un penseur profond, il me paraît en même temps assez disposé à se répandre ; enfin il est intelligible et clair. Son esprit a, j’en conviens, ce cynisme et cette dureté qui distinguent l’école de Bentham : ce que surtout je n’aime pas en lui, c’est l’amour qu’il a à insister sur les imperfections des autres, même des plus grands. Mais il est si rare de rencontrer sur son chemin un homme de cette profondeur, que je m’empresserai de le cultiver. »

Grote a saisi avec autant de pénétration que Stuart Mill lui-même ce qu’il y a de dur et de sec dans cette philosophie, ou plutôt peut-être dans les maîtres qui la professent. Mais il se soumet vite à son autorité, à sa puissance : il n’a pu échapper à l’influence souveraine de James Mill, ce génie de propagande qui, par la plume ou la parole, prêche, convertit, fanatise, sans pitié pour les sympathies ou les affections personnelles. Et, par James Mill, il parvient jusqu’à Jeremy Bentham, le vrai chef du parti. De ce jour, sa vie est toute tracée.

Lui aussi, à la vérité, comme Stuart Mill, il eut, au début, une sorte de crise qui mettait en conflit ses sentiments et ses idées. Élevé au sein d’une philosophie très-intellectuelle, très-positive, fort dédaigneuse du cœur, de la poésie et du rêve, il avait cependant cédé, comme malgré lui, à l’un de ces instincts que le joug même de la raison ne soumet pas. Comme Stuart Mill, il eut son roman, il aima. La confidence nous en est faite aujourd’hui par celle même qui sut lui inspirer un si profond attachement. Deux années durant, miss Harriet Lewis, qui est devenue mistress Grote, fut séparée de lui par une exigence de famille : et il fallut acheter, par une longue attente, l’heureuse issue d’une espérance qui jamais n’avait été abdiquée. Il était à craindre que, dans cet intervalle, partagé entre ses idées et sa passion, Grote fût un « Benthamiste » selon la lettre plutôt que selon l’esprit. Mais il eut cette inspiration, aussi habile que touchante, d’intéresser son cœur même à la cause de son intelligence : il mêla si bien l’une à l’autre son affection et sa doctrine que peu à peu, sans qu’il se l’avouât peut-être, sa pensée se faisait plus émue, ses sentiments plus calmes ; en sorte que sa vie, qui eût pu être troublée, rentrait au contraire en une paix plus profonde et plus sûre. Rien de plus naïf et de. plus charmant à cet égard que le journal où, de 1818 à 1820, Grote écrivait pour sa fiancée le récit scrupuleux et sincère de ses occupations quotidiennes. Elle est là, invisible et présente, mêlée à ses études, à ses lectures.

« 14 octobre 1818. Levé vers 6 heures. Lu un chapitre de Say sur l’industrie commerciale ; écrit quelques remarques concernant l’influence des machines sur la condition des laboureurs. Après dîner, lu le Don Carlos de Schiller, joué de la basse de 7 heures 1/2 à 9. Pris le thé. Lu le chapitre de Say sur le capital. Couché à 11 heures. »

« 24 mars 1819. Levé à 6 heures. Lu Kant. Dîné à Beckenham avec ma mère. Le soir, joué de Mozart le « La ci darem la mano » et d’autres pièces. Couché à 11 heures. »

Parfois, une note de ce genre : « Je crains bien que mon célibat ne dure encore cette année. » Pauvre « Benthamiste » victime, lui aussi, des faiblesses humaines, réduit à chercher dans la musique un remède à ses maux ! Après tout,.Bentham lui-même jouait bien du violon!

Dès le lendemain de son mariage, en mars 1820, Grote s’enrôla résolument à la suite de Bentham, de Mill, dans la compagnie de ces libres esprits, à la fois politiques et philosophes, qui portaient alors en Angleterre le nom de « Radicaux. » Un Magazine venait d’être fondé, la « Westminster Review, » qui leur servait d’organe, et qui, joint au « Morning Chronicle » et à « l’Examiner » faisait parmi la nation, dans les Universités, dans les Chambres, la propagande de leurs idées. À vrai dire, ce qui les préoccupait le plus alors, c’étaient les questions de réforme : James Mill battait en brèche les deux Revues des torys et des whigs, Bentham demandait une refonte de la législation ; tous s’accordaient à réclamer une nouvelle loi électorale et un nouveau système d’éducation. La philosophie proprement dite n’occupait guère alors que le second rang. Comme les autres, Grote se laissa entraîner aux vifs débats qui passionnaient l’opinion : il écrivit sur la Réforme parlementaire, fit des articles pour les Revues, concourut à fonder la libérale Université de Londres ; en 1830, il ouvrit chez Jacques Lafitte un crédit aux vainqueurs de juillet ; lui-même enfin se fit nommer député de la Cité. Jusqu’en 1841 il vécut de la vie publique et fut un «radical » militant.

L’heure vint enfin du recueillement, de la solitude, de la réflexion : Grote se remit au travail. La première œuvre qu’il entreprit est celle qui a illustré son nom : « l’Histoire grecque. » À peine est-il besoin de dire que ce livre est celui d’un philosophe. Depuis les premiers chapitres, exégèse savante et fine de la mythologie antique, jusqu’aux dernières pages qui s’arrêtent à Alexandre, Grote n’a qu’un souci : expliquer la civilisation des Hellènes. Comme James Mill qui a offert dans son Histoire des Indes le modèle de l’école, comme Thomas Buckle, le dernier et le plus brillant peut-être des disciples qu’elle a formés, Grote cherche surtout dans l’histoire les progrès dus à l’intelligence, à la science, seuls agents qu’il reconnaisse efficaces et salutaires dans le monde. De là cette complaisance avec laquelle il s’étend sur la philosophie et la littérature de la Grèce : de là cette insistance qu’il met à marquer, étape par étape, le chemin parcouru depuis Homère et les Ioniens jusqu’à Aristote. Aussi bien le génie grec lui apparaît comme l’artisan même de la science philosophique par excellence, l’analyse de l’esprit : il voit dans les Eléates, dans les sophistes, dans Platon, les précurseurs lointains de ses propres maîtres ; et souvent, en son ouvrage, il ne semble préoccupé que de marquer avec rigueur les origines de la tradition philosophique à laquelle il appartient. Cela est si vrai que, « l’Histoire grecque » à peine finie, il a cru devoir lui joindre, comme des appendices naturels, ses deux livres sur Platon et Aristote.

Par ces deux noms, Grote est de plus en plus ramené aux études de sa jeunesse. De bonne heure, il y avait eu chez lui des réunions où l’on faisait la lecture de Hartley, de Priestley et de Mill ; et depuis, il n’avait jamais renoncé à ces sujets. Assez jeune encore, il esquissait un traité de logique : quand Stuart Mill fit le sien, il porta à cette œuvre le plus grand intérêt. La lecture de Locke, de Hume, de Kant, ne fit que le confirmer dans ses préférences pour la psychologie mentale ; et son esprit était tellement prévenu en faveur de ce genre de recherches, qu’il les retrouvait partout, jusque dans la métaphysique de Parménide, jusque dans la rhétorique des sophistes. Il parait certain, en revanche, que dans sa prédilection pour l’idéologie grecque et anglaise, il se laissa quelque peu détourner des autres sciences, et en particulier des sciences naturelles. Aussi, malgré un goût passager qu’il manifesta pour la chimie, voit-on qu’il s’est tenu à l’écart des découvertes qui, en ce siècle, ont renouvelé la conception du monde : et c’est là, sans doute, une des raisons qui durent l’empêcher d’admettre en toute rigueur les thèses du positivisme contemporain. Non que le chef du système, Auguste Comte, soit resté sans action sur lui : Grote au contraire le rechercha. Durant ses résidences à Paris, il voulut le voir, malgré l’obscurité qui couvrait encore sa personne et son nom ; il le lut même, et profita de quelques-unes de ses pensées. Pourtant, il y mit beaucoup de réserve ; un tel génie lui était au fond antipathique, et il y paraît bien par une lettre adressée à l’historien sir Gornewal Lewis :

« En ce qui concerne, écrit Grote, les phénomènes moraux et sociaux. Comte ne suit que sa fantaisie et son caprice : et cela vient de l’éducation catholique qu’il a reçue. Il a banni les dieux, mais il respire encore leur atmosphère morale : il divinise la chasteté, et fait bon marché d’une vertu fondée seulement sur l’autonomie individuelle. »

Ce dernier mot trahit tout : il accuse la grande différence qui subsiste entre le « positivisme » français, et la philosophie positive de l’Angleterre. Entre la cosmologie de Comte, toute réaliste, et l’idéalisme subjectif d’un Stuart Mill, entre la morale niveleuse et despotique de l’un, ou la morale libre et individuelle de l’autre, il n’y a guère de compromis possible. La correspondance échangée jadis entre Comte et Mill suffirait à le prouver. N’est-il pas remarquable d’ailleurs, de constater que les vrais amis d’un Mill, d’un Grote, en France, ce sont précisément ceux qui ont fait au positivisme la plus rude guerre, à savoir les libéraux ? Jean-Baptiste Say, Charles Comte, Alexis de Tocqueville : voilà, au dire de Mill et de Grote eux-mêmes, les amis des radicaux anglais. Ce trait a, je crois, quelque importance dans l’histoire de la société contemporaine.

Les dernières années de Grote, ainsi que l’avaient été les premières, furent consacrées à la philosophie mentale. Depuis le jour où en 1838 il accepta de William Molesworth, la dédicace des œuvres de Hobbes, il comptait en Angleterre parmi les maîtres de la logique et de la psychologie expérimentales. Il mérita de plus en plus ce titre par ses travaux sur Aristote et Platon, par l’étude qu’il consacra au livre de Stuart Mill sur Hamilton. Dans une visite qu’il fit avec sa femme à l’église du Christ, à Oxford, l’un des « fellows », le professeur Stanley, témoigna en ces termes du rôle joué en ce siècle par les « radicaux » de la « Westminster Review » : « Grote et Mill ont renouvelé l’étude de deux sciences maîtresses, l’histoire et la philosophie mentale. Ils ont déterminé un nouveau courant d’idées, ils ont éclairé d’une vive lueur deux royaumes obscurs, l’antiquité et l’esprit humain. » Ce jugement restera :.il suffit, je pense, à illustrer un nom.

Gérard.
  1. La Revue parlera prochainement des Fragments on ethical objects de Grote.