Guelfes et Gibelins

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GUELFES
ET
GIBELINS

Ce fut en 1076, vers le même temps où le Cid, ce héros des Espagnes, soumettait à Alphonse vi Tolède et toute la Castille-Nouvelle, qu’éclatèrent les démêlés entre l’empereur Henri iv et le souverain pontife Grégoire vii : voici à quelle occasion.

L’esprit de liberté avait soufflé sur l’Italie ; les marins aventureux qui bordent les côtes en avaient respiré les premières haleines ; Venise, Gênes, Pise, Gaète, Naples, Amalfi, s’étaient constituées en républiques, tandis que l’intérieur des terres continuait d’obéir à Henri iv d’Allemagne. L’héritage de saint Pierre lui-même, sans être directement soumis à l’empire, reconnaissait encore son inféodation, en permettant que la nomination des papes fût confirmée par les empereurs ; — mais déjà le Milanais Alexandre ii avait refusé de déposer sa tiare pour recevoir le baptême de la féodalité, lorsque le moine Hildebrand fut appelé en 1073 au pontificat sous le nom de Grégoire vii.

Non-seulement le nouveau pape, dans lequel devait se personnifier la démocratie du moyen-âge, suivit l’exemple d’Alexandre ; mais encore trois ans à peine s’étaient écoulés depuis son exaltation, que, jetant les yeux sur l’Europe, et voyant le peuple poindre partout comme les blés en avril, il avait compris que c’était à lui, successeur de saint Pierre, de recueillir cette moisson de liberté qu’avait semée la parole du Christ. Dès 1076, il publia une décrétale qui défendait à ses successeurs de soumettre leur nomination à la puissance temporelle ; — dès-lors la chaire pontificale se trouva placée au même étage que le trône de l’empereur, et le peuple eut son César.

Cependant Henri iv n’était pas plus de caractère à renoncer à ses droits que Grégoire vii n’était d’esprit à s’y soumettre. Il répondit à la décrétale par un rescrit ; son ambassadeur vint en son nom à Rome ordonner au souverain pontife de déposer la tiare, et aux cardinaux de se rendre à sa cour, afin de désigner un autre pape ; la lance avait rencontré le bouclier, le fer avait repoussé le fer.

Grégoire vii répondit en excommuniant l’empereur.

À la nouvelle de cette mesure, les princes allemands se rassemblèrent à Terbourg, et comme l’empereur, emporté par la colère, avait dépassé ses droits, qui s’étendaient à l’investiture et non à la nomination, ils le menacèrent de le déposer, en vertu du même pouvoir qui l’avait élu, si, dans le terme d’une année, il ne s’était pas réconcilié avec le saint-siége.

Henri fut forcé de céder ; il apparut en suppliant au sommet de ces Alpes qu’il avait menacé de franchir en vainqueur, et, par un hiver rigoureux, il traversa l’Italie pour aller à genoux et pieds nus demander au pape l’absolution de sa faute. Asti, Milan, Pavie, Crémone et Lodi le virent ainsi passer, et fortes de sa faiblesse, elles saisirent le prétexte de son excommunication pour se délier de leur serment. De son côté, Henri iv, craignant d’irriter le pape, ne tenta même point de les faire rentrer sous son obéissance et ratifia leur liberté ; ratification dont elles auraient, à la rigueur, pu se passer, comme le pape de l’investiture ; ce fut de cette division entre le saint-siége et l’empereur, entre le peuple et la féodalité, que se formèrent les factions guelfe et gibeline.

Pendant ce temps, et comme pour préparer la liberté de Florence, Godefroy de Lorraine, marquis de Toscane, et Béatrix, sa femme, mouraient, l’un en 1070, et l’autre en 1076, laissant la comtesse Matilde héritière et souveraine du plus grand fief qui ait jamais existé en Italie ; — mariée deux fois, la première avec Godefroy-le-Jeune, la deuxième avec Guelfe de Bavière, elle se sépara successivement de ses deux époux, et mourut léguant ses biens à la chaire de saint Pierre.

Cette mort laissa Florence à peu près libre d’imiter les autres villes d’Italie ; elle s’érigea donc en république, donnant à son tour l’exemple qu’elle avait reçu, à Sienne, Pistoie et Arezzo, qui s’empressèrent de le suivre.

Cependant, la noblesse florentine, sans rester indifférente à la grande querelle qui divisait l’Italie, n’y était point entrée avec la même ardeur ; elle s’était divisée, il est vrai, mais en deux partis et non en deux camps. Chacun de ces partis s’observait avec plus de défiance que de haine ; et si ce n’était plus la paix, ce n’était du moins pas encore la guerre.

Parmi les familles guelfes, une des plus nobles, des plus puissantes et des plus riches, était celle des Buondelmonti : l’aîné de cette famille était fiancé avec une jeune fille de la famille des Amadei, dont la maison était alliée aux Uberti, et connue pour ses opinions gibelines. — Buondelmonte des Buondelmonti était seigneur de Monte-Buono dans le val d’Arno supérieur, et habitait un superbe palais situé sur la place de la Trinité.

Un jour que, selon sa coutume, il traversait à cheval, et magnifiquement vêtu, les rues de Florence, une fenêtre s’ouvrit sur son passage, et il s’entendit appeler par son nom.

Buondelmonte se retourna ; mais, voyant que celle qui l’appelait était voilée, il continua son chemin.

La dame l’appela une seconde fois et leva son voile. Alors Buondelmonte la reconnut pour être de la maison des Donati, et arrêtant son cheval, il lui demanda avec courtoisie ce qu’elle avait à lui dire.

— Je n’ai qu’à te féliciter sur ton prochain mariage, Buondelmonte, reprit la dame d’un ton railleur ; je ne veux qu’admirer ton dévouement qui te fait allier à une maison si au-dessous de la tienne. Sans doute un ancêtre des Amadei aura rendu quelque grand service à un des tiens, et tu acquittes aujourd’hui une dette de famille.

— Vous vous trompez, noble dame, répondit Buondelmonte. Si quelque distance existe entre nos deux maisons, ce n’est point la reconnaissance qui l’efface, mais bien l’amour. J’aime Lucrecia Amadei, ma fiancée, et je l’épouse parce que je l’aime.

— Pardon, seigneur comte, continua la Gualdrada ; mais il me semblait que le plus noble devait épouser la plus riche, la plus riche le plus noble, et le plus beau la plus belle.

— Mais jusqu’à présent, reprit Buondelmonte, il n’y a que le miroir que je lui ai rapporté de Venise, qui m’ait montré une figure comparable à celle de Lucrecia.

— Vous avez mal cherché, monseigneur, ou vous vous êtes lassé trop vite. Florence perdrait bientôt son nom de ville des fleurs, si elle ne comptait pas dans son parterre de plus belle rose que celle que vous allez cueillir.

— Florence a peu de jardins que je n’aie visités, peu de fleurs dont je n’aie admiré les couleurs ou respiré le parfum, et il n’y a guère que les marguerites et les violettes qui aient pu échapper à mes yeux, en se cachant sous l’herbe.

— Il y a encore le lis qui pousse au bord des fontaines et grandit au pied des saules, qui baigne ses pieds dans le ruisseau pour conserver sa fraîcheur, et qui cache sa tête dans l’ombre pour garder sa pureté.

— La signora Gualdrada aurait-elle dans le jardin de ce palais quelque chose de pareil à me faire voir ?

— Peut-être, si le seigneur Buondelmonte daignait me faire l’honneur de le visiter.

Buondelmonte jeta la bride aux mains de son page, et s’élança dans le palais Donati.

La Gualdrada l’attendait au haut de l’escalier ; elle le guida par des corridors obscurs jusqu’à une chambre retirée ; elle ouvrit la porte, souleva la tapisserie, et Buondelmonte aperçut une jeune fille endormie.

Buondelmonte demeura saisi d’admiration ; rien d’aussi beau, d’aussi frais et d’aussi pur, ne s’était encore offert à sa vue. C’était une de ces têtes blondes, si rares en Italie, que Raphaël les a prises pour type de ses vierges ; c’était un teint si blanc, qu’on aurait dit qu’il s’était épanoui au pâle soleil du nord ; c’était une taille si aérienne, que Buondelmonte craignait de respirer de peur que cet ange ne se réveillât et ne remontât au ciel.

La Gualdrada laissa retomber le rideau ; Buondelmonte fit un mouvement pour le retenir, elle lui arrêta la main.

— Voici la fiancée que je t’avais gardée solitaire et pure, lui dit-elle ; mais tu t’es hâté, Buondelmonte ; tu as offert ta main à une autre. C’est bien ; va, et sois heureux.

Buondelmonte interdit gardait le silence.

— Eh bien ! continua la Gualdrada, oublies-tu que la belle Lucrecia t’attend ?

— Écoute, dit Buondelmonte en lui prenant la main ; si je renonçais à cette alliance, si je rompais les engagemens pris, si j’offrais d’épouser ta fille, me la donnerais-tu ?

— Et quelle serait la mère assez vaine ou assez insensée pour refuser l’alliance du seigneur de Monte-Buono ?…

Alors Buondelmonte leva la portière, s’agenouilla près du lit de la belle jeune fille, dont il prit la main ; et comme la dormeuse entr’ouvrait les yeux : — Réveillez-vous, ma belle fiancée, lui dit-il ; et vous, ma mère, envoyez chercher le prêtre, tandis que j’attacherai au front de votre fille la couronne d’oranger.

Le même jour Buondelmonte épousa Luisa Gualdrada, de la maison des Donati.

Le lendemain le bruit de ce mariage se répandit. Les Amadei doutèrent quelque temps de l’outrage qui leur avait été fait ; mais un moment vint où ils n’en purent plus douter. Alors ils convoquèrent leurs parens, les Uberti, les Fifanti, les Lamberti et les Guadalandi, et leur exposèrent la cause de cette réunion. Mosca, au récit de l’insulte commune, s’écria avec l’énergie et la concision de la vengeance : Cosa fatt’ capo ha[1]. Tous ceux qui étaient présens répétèrent ce cri, et la mort de Buondelmonte fut unanimement résolue.

Le matin de Pâques, Buondelmonte venait de traverser le vieux pont et descendait Longo l’Arno ; plusieurs hommes, à cheval comme lui, débouchèrent de la rue de la Trinité, et marchèrent à sa rencontre. Arrivés à une certaine distance, ils se séparèrent en deux troupes, afin de l’attaquer des deux côtés. Buondelmonte les reconnut ; mais, soit confiance dans leur loyauté, ou dans son courage, il continua son chemin sans donner aucune marque de défiance ; loin de là, en arrivant près d’eux, il les salua avec courtoisie. Alors Schazetto des Uberti sortit de dessous son manteau son bras armé d’une masse d’armes, et d’un seul coup il renversa Buondelmonte de cheval ; au même moment Addo Arrighi, mettant pied à terre, lui ouvrit les veines avec son couteau. Buondelmonte se traîna jusqu’au pied de Mars, protecteur païen de Florence, dont la statue était encore debout, et expira. Le bruit de ce meurtre ne tarda point à retentir dans la ville. Tous les parens de Buondelmonte se rassemblèrent dans la maison mortuaire, firent atteler un char et y placèrent, dans une bière découverte, le corps de la victime. Sa jeune femme s’assit sur le bord du cercueil, appuya la tête fracassée de son époux sur sa poitrine, les plus proches parens l’entourèrent, et le cortége se mit en marche, précédé du vieux père de Buondelmonte, qui de temps en temps criait d’une voix sourde : — Vengeance ! vengeance ! vengeance !

À l’aspect de ce cadavre ensanglanté, à la vue de cette belle veuve pleurante et les cheveux épars, aux cris de ce père qui précédait le cercueil de l’enfant qui aurait dû suivre le sien, les esprits s’exaltèrent, et chaque maison noble prit parti selon son opinion, son alliance ou sa parenté. Quarante-deux familles du premier rang se firent guelfes, et se rangèrent au parti des Buondelmonti ; vingt-quatre se déclarèrent gibelines, et reconnurent les Uberti pour leurs chefs. Chacun rassembla ses serviteurs, fortifia ses palais, éleva des tours, et pendant trente-trois ans la guerre civile, se renfermant dans les murs de Florence, courut échevelée par ses rues et par ses places publiques.

Cependant les Gibelins, désespérant de vaincre s’ils restaient réduits à leurs propres forces, s’adressèrent à l’empereur, qui leur envoya seize cents cavaliers allemands. Cette troupe s’introduisit furtivement dans la ville par une des portes appartenantes aux Gibelins, et la nuit de la Chandeleur 1248 le parti guelfe vaincu fut forcé d’abandonner Florence.

Alors les vainqueurs, maîtres de la ville, se livrèrent à ces excès qui éternisent les guerres civiles. Trente-six palais furent démolis et leurs tours abattues ; celle des Toringhi, qui dominait la place du Vieux-Marché, et qui s’élevait toute couverte de marbre à la hauteur de cent vingt brasses, minée par sa base, croula comme un géant foudroyé. Le parti de l’empereur triompha donc en Toscane, et les Guelfes restèrent exilés jusqu’en 1251, époque de la mort de Frédéric ii.

Cette mort produisit une réaction. Les Guelfes furent rappelés, et le peuple reprit une partie de l’influence qu’il avait perdue. Un de ses premiers règlemens fut l’ordre de détruire les forteresses, derrière lesquelles les gentilshommes bravaient les lois. Un rescrit enjoignit aux nobles d’abaisser les tours de leurs palais à la hauteur de cinquante brasses, et les matériaux résultant de cette démolition servirent à élever des remparts à la ville, qui n’était point fortifiée du côté de l’Arno. Enfin en 1252, le peuple, pour consacrer le retour de la liberté à Florence, frappa, avec l’or le plus pur, cette monnaie que l’on appelle florin, du nom de la ville, et qui depuis sept cents ans est restée à la même effigie, au même poids et au même titre, sans qu’aucune des révolutions qui suivirent celle à laquelle il devait naissance, ait osé changer son empreinte populaire, ou altérer son or républicain.

Cependant les Guelfes, plus généreux ou plus confians que leurs ennemis, avaient permis aux Gibelins de rester dans la ville. Ceux-ci profitèrent de cette liberté pour ourdir une conspiration, qui fut découverte. Les magistrats leur firent porter l’ordre de venir rendre compte de leur conduite ; mais ils repoussèrent les archers du podestat à coups de pierres et de flèches. Tout le peuple se souleva aussitôt ; on vint attaquer les ennemis dans leurs maisons, on fit le siége des palais et des forteresses ; en deux jours tout fut fini. Schazetto des Uberti mourut les armes à la main. Un autre Uberti et un Infangati eurent la tête tranchée sur la place du Vieux-Marché ; et ceux qui échappèrent au massacre ou à la justice, guidés par Farinata des Uberti, sortirent de la ville, et allèrent demander à Sienne un asile qu’elle leur accorda.

Farinata des Uberti était un de ces hommes de la famille du baron des Adrets, du connétable de Bourbon et des Lesdiguières, qui naissent avec un bras de fer et un cœur de bronze, dont les yeux s’ouvrent dans une ville assiégée et se ferment sur un champ de bataille ; — plantes arrosées de sang, et qui portent des fleurs et des fruits sanglans.

La mort de l’empereur lui ôtait la ressource ordinaire aux Gibelins, qui était de s’adresser à l’empereur. Il envoya alors des députés à Manfred, roi de Sicile. Ces députés demandaient une armée. Manfred offrit cent hommes. Les ambassadeurs étaient sur le point de refuser cette offre, qu’ils regardaient comme dérisoire ; mais Farinata leur écrivit : « Acceptez toujours ; l’important est d’avoir le drapeau de Manfred parmi les nôtres, et quand nous l’aurons, j’irai le planter en tel lieu, qu’il faudra bien qu’il nous envoie un renfort pour l’aller reprendre. »

Cependant l’armée guelfe poursuivit les Gibelins, et vint établir son camp devant la porte de Camoglia, dont la poussière était si douce à Alfieri[2]. Après quelques escarmouches sans conséquence, Farinata ordonna une sortie, fit distribuer aux soldats allemands que lui avait envoyés Manfred[3] les meilleurs vins de la Toscane, et lorsqu’il vit le combat engagé entre les Guelfes et les Gibelins, sous le prétexte de dégager une partie des siens, il se mit à la tête de ces auxiliaires, et leur fit faire une charge tellement profonde, que lui et ses cent hommes se trouvèrent enveloppés par toute l’armée ennemie. Les Allemands se battirent en désespérés ; mais la partie était trop inégale pour que le courage y pût quelque chose. Tous tombèrent ; Farinata seul et par miracle s’ouvrit un chemin, et regagna les siens, couvert du sang de ses ennemis, las de tuer, mais sans blessure.

Son but était atteint. Les cadavres des soldats de Manfred criaient vengeance par toutes leurs blessures ; l’étendard royal envoyé à Florence avait été traîné dans la boue et mis en pièces par la populace. Il y avait affront à la maison de Souabe et tache à l’écusson impérial. Une victoire seule pouvait venger l’un et effacer l’autre. Farinata des Uberti écrivit au roi de Sicile le récit de la bataille ; Manfred lui répondit en lui envoyant deux mille hommes.

Alors le lion se fit renard. Pour attirer les Florentins dans une mauvaise position, Farinata feignit d’avoir à se plaindre des Gibelins. Il écrivit aux Anziani pour leur indiquer un rendez-vous à un quart de lieue de la ville. Douze hommes l’y attendirent ; lui s’y rendit seul. Il leur offrit, s’ils voulaient faire marcher une armée puissante contre Sienne, de leur livrer la porte de San-Vito, dont il avait la garde. Les chefs guelfes ne pouvaient rien décider sans l’avis du peuple. Ils retournèrent vers lui et assemblèrent le conseil. Farinata rentra dans la ville.

L’assemblée fut tumultueuse ; la masse était d’avis d’accepter, mais quelques-uns, plus clairvoyans, craignaient une trahison. Les Anziani, qui avaient entamé la négociation, et qui devaient en tirer honneur, l’appuyaient de tout leur pouvoir, et le peuple appuyait les Anziani. Le comte Guido Guerra et Tegghiaio Aldobrandini essayèrent en vain de s’opposer à la majorité : le peuple ne voulut pas les écouter. Alors Cece des Guerardini, connu par sa sagesse et son dévouement à la patrie, se leva et essaya de se faire entendre ; mais les Anziani lui ordonnèrent de se taire. Il n’en continua pas moins son discours, et les magistrats le condamnèrent à cent florins d’amende. Il consentit à les payer si à ce prix il obtenait la parole. L’amende fut doublée. Guerardini accepta cette nouvelle punition en disant qu’on ne pouvait acheter trop cher le bonheur de donner un bon avis à la république. Enfin on porta l’amende jusqu’à la somme de quatre cents florins, sans qu’on pût lui imposer silence. Ce dévouement, qu’on prit pour de l’obstination, exalta les esprits. La peine de mort fut proposée et adoptée contre celui qui osait ainsi s’opposer à la volonté du peuple. La sentence fut signifiée à Guerardini. Il l’écouta tranquillement ; puis, se levant une dernière fois : « Faites dresser l’échafaud, dit-il, et laissez-moi parler pendant qu’on le dressera. » Mais les Florentins étaient décidés à ne rien écouter. Au lieu de tomber aux pieds de cet homme, ils l’arrêtèrent ; et comme il était le seul opposant, une fois hors de l’assemblée, la proposition passa. Florence envoya demander du secours à ses alliés. Lucques, Bologne, Pistoie, le Prato, San-Miniato et Volterra répondirent à son appel. Au bout de deux mois, les Guelfes avaient rassemblé trois mille cavaliers et trente mille fantassins.

Le lundi 3 septembre 1260, cette armée sortit nuitamment des murs de Florence, et marcha vers Sienne. Au milieu d’une garde choisie parmi les plus braves roulait pesamment le carroccio : c’était un char doré attelé de huit bœufs, couverts de caparaçons rouges, et au milieu duquel s’élevait une antenne surmontée d’un globe doré ; au-dessus de ce globe et entre deux voiles blanches flottait l’étendard de Florence, qui, au moment du combat, était remis aux mains de celui qu’on estimait le plus brave. Au-dessous, un Christ en croix semblait bénir l’armée de ses bras étendus. Une cloche, suspendue près de lui, rappelait vers un centre commun ceux que la mêlée dispersait, et le pesant attelage, ôtant au carroccio tout moyen de fuir, forçait l’armée soit à l’abandonner avec honte, soit à le défendre avec acharnement. C’était une invention d’Eribert, archevêque de Milan, qui, voulant relever l’importance de l’infanterie des communes, afin de l’opposer à la cavalerie des gentilshommes, en avait fait usage pour la première fois dans la guerre contre Conrad-le-Salique ; aussi était-ce au milieu de l’infanterie, dont le pas se réglait sur celui des bœufs, que roulait cette lourde machine. Celui qui la conduisait cette fois était un vieillard de soixante-dix ans, nommé Jean Tornaquinci ; et sur la plate-forme du carroccio, réservée aux plus vaillans, étaient ses sept fils, auxquels il avait fait jurer de mourir tous, avant qu’un seul ennemi touchât cette arche d’honneur du moyen-âge. Quant à la cloche, elle avait été bénite, disait-on, par le pape Martin, et s’appelait Martinella.

Le 4 septembre, au point du jour, l’armée se trouva sur le Monte-Aperto, monticule situé à cinq milles de Sienne, vers la partie orientale de la ville ; elle découvrit alors dans toute son étendue la cité qu’elle espérait surprendre. Aussitôt un évêque presque aveugle monta sur la plateforme du carroccio, et dit la messe, que toute l’armée écouta solennellement à genoux et la tête découverte ; puis, le saint sacrifice achevé, il détacha l’étendard de Florence, le remit aux mains de Jacopo del Vacca, de la famille des Pazzi, et, revêtant lui-même une armure, il alla se placer dans les rangs de la cavalerie. Il y était à peine, que la porte de San-Vito s’ouvrit, suivant la promesse faite. La cavalerie allemande en sortit la première ; derrière elle venait celle des émigrés florentins, commandée par Farinata ; ensuite parurent les citoyens de Sienne avec leurs vassaux formant l’infanterie, en tout 13,000 hommes. Les Florentins virent qu’ils étaient trahis, mais ils comparèrent aussitôt leur armée à celle qui se développait sous leurs yeux, et poussèrent de grands cris de provocation et d’insulte, en songeant qu’ils étaient trois contre un, et firent face à l’ennemi.

En ce moment, l’évêque qui avait dit la messe, et qui, comme tous les hommes privés d’un sens, avait exercé les autres à le remplacer, entendit du bruit derrière lui, se retourna, et ses yeux, tout affaiblis qu’ils étaient, crurent apercevoir entre lui et l’horizon, une ligne qui un instant auparavant n’existait pas. Il frappa sur l’épaule de son voisin, et lui demanda si ce qu’il apercevait était une muraille ou un brouillard. « Ce n’est ni l’un ni l’autre, répondit le soldat ; ce sont les boucliers des ennemis. » En effet, un corps de cavalerie allemande avait tourné le Monte-Aperto, passé l’Arbia à gué, et attaquait les derrières de l’armée florentine, tandis que le reste des Siennois lui présentait le combat en face.

Alors Jacopo del Vacca, pensant que l’heure était venue d’engager la bataille, éleva au-dessus de toutes les têtes l’étendard de Florence, qui représentait un lion, et cria : en avant ! Mais au même instant Bocca Degli Abbati, qui était Gibelin dans l’ame, tira son épée du fourreau, et abattit d’un seul coup la main et l’étendard. Puis s’écriant : à moi les Gibelins ! il se sépara avec trois cents nobles du même parti, de l’armée guelfe, pour aller rejoindre la cavalerie allemande.

Cependant la confusion était grande parmi les Florentins : Jacopo del Vacca élevait son poignet mutilé et sanglant en criant : trahison ! Nul ne pensait à ramasser l’étendard foulé aux pieds des chevaux, et chacun, en se voyant chargé par celui qu’un instant auparavant il croyait son frère, au lieu de s’appuyer sur son voisin, s’éloignait de lui, craignant plus encore l’épée qui le devait défendre que celle qui le devait attaquer. Alors le cri de trahison, proféré par Jacopo del Vacca, passa de bouche en bouche, et chaque cavalier, oubliant le salut de la patrie pour ne penser qu’au sien, tira du côté qui lui sembla le moins dangereux, confiant sa vie à la vitesse de sa monture, et laissant son honneur expirer à sa place sur le champ de bataille ; si bien que de ces trois mille hommes qui étaient tous de la noblesse, trente-cinq vaillans restèrent seuls, qui ne voulurent pas fuir, et qui moururent.

L’infanterie, qui était composée du peuple de Florence et de gens venus des villes alliées, fit meilleure contenance, et se serra autour du carroccio. Ce fut donc sur ce point que se concentra le combat et le grand carnage qui teignit l’Arbia en rouge[4].

Mais, privés de leur cavalerie, les Guelfes ne pouvaient tenir, puisque tous ceux qui étaient restés sur le champ de bataille étaient, comme nous l’avons dit, des gens du peuple qui, armés au hasard de fourches et de hallebardes, n’avaient à opposer à la longue lance et à l’épée à deux mains des cavaliers, que des boucliers de bois, des cuirasses de buffle, ou des justaucorps matelassés. Les hommes et les chevaux bardés de fer entraient donc facilement dans ces masses, et y faisaient des trouées profondes ; et cependant, animés par le bruit de Martinella qui ne cessait de sonner, trois fois ces masses se refermèrent, repoussant de leur sein la cavalerie allemande, qui en ressortit trois fois sanglante et ébréchée, comme un fer d’une blessure.

Enfin, à l’aide de la diversion que fit Farinata à la tête des émigrés florentins et du peuple de Sienne, les cavaliers arrivèrent jusqu’au carroccio. Alors se passa à la vue des deux armées une action merveilleuse : ce fut celle de ce vieillard auquel nous avons dit que la garde du carroccio était confiée, et qui avait fait jurer à ses sept fils de mourir au poste où il les avait placés.

Pendant tout le combat, les sept jeunes gens étaient restés sur la plateforme du carroccio, d’où ils dominaient l’armée ; trois fois ils avaient vu l’ennemi près d’arriver jusqu’à eux, et trois fois ils avaient tourné les yeux impatiemment sur leur père. Mais d’un signe, le vieillard les avait retenus ; enfin l’heure était arrivée où il fallait mourir ; le vieillard cria à ses fils : allons !

Les jeunes gens sautèrent à bas du carroccio, à l’exception d’un seul que son père retint par le bras : c’était le plus jeune, et par conséquent le plus aimé ; il avait dix-sept ans à peine, et s’appelait Arnolfo.

Les six frères étaient armés comme les chevaliers ; ils reçurent vigoureusement le choc des Gibelins. Pendant ce temps, le père, de la main dont il ne retenait pas son fils, sonnait la cloche de ralliement : les Guelfes reprirent courage, et les cavaliers allemands furent une quatrième fois repoussés. Le vieillard vit revenir à lui quatre de ses fils ; deux s’étaient couchés déjà pour ne plus se relever.

Au même instant, mais du côté opposé, on entendit de grands cris, et l’on vit la foule s’ouvrir. C’était Farinata des Uberti à la tête des émigrés florentins. Il avait poursuivi la cavalerie guelfe jusqu’à ce qu’il se fût assuré qu’elle ne reviendrait plus au combat, comme un loup qui écarte les chiens avant de se jeter sur les moutons.

Le vieillard, qui dominait la mêlée, le reconnut à son panache, à ses armes, et encore plus, à ses coups ; l’homme et le cheval paraissaient ne faire qu’un, et semblaient un monstre couvert des mêmes écailles. Ce qui tombait sous les coups de l’un, était foulé à l’instant sous les pieds de l’autre ; tout s’ouvrait devant eux. Le vieillard fit un signe à ses quatre fils, et Farinata vint se heurter contre une muraille de fer. Aussitôt les masses se serrèrent autour d’eux, et le combat se rétablit.

Farinata était seul parmi ces gens de pied qu’il dominait de toute la hauteur de son cheval, car il avait laissé les autres cavaliers gibelins bien loin derrière lui. Le vieillard pouvait suivre son épée flamboyante, qui se levait et s’abaissait avec la régularité d’un marteau de forgeron ; il pouvait entendre le cri de mort qui suivait chaque coup porté ; deux fois, il crut reconnaître la voix de ses fils ; cependant il ne cessa point de sonner la cloche ; seulement de l’autre main, il serrait avec plus de force le bras d’Arnolfo.

Farinata recula enfin, mais comme recule un lion, déchirant et rugissant ; il dirigea sa retraite vers les cavaliers florentins qui chargeaient pour le secourir ; pendant le moment qui s’écoula avant qu’il les rejoignît, le vieillard vit revenir deux de ses fils ; pas une larme ne sortit de ses yeux, pas une plainte ne s’échappa de son cœur ; seulement il serra Arnolfo contre sa poitrine.

Mais Farinata, les émigrés florentins, et les cavaliers allemands s’étaient réunis, et tandis que toutes les troupes siennoises chargeaient de leur côté, infanterie contre infanterie, ils se préparèrent à charger du leur.

La dernière attaque fut terrible ; trois mille hommes, à cheval et couverts de fer, s’enfoncèrent au milieu de dix ou douze mille fantassins qui restaient encore autour du carroccio. Ils entrèrent dans cette masse, la sillonnant tel qu’un immense serpent dont l’épée de Farinata était le dard ; le vieillard vit le monstre s’avancer en roulant ses anneaux gigantesques ; il fit signe à ses deux fils, ils s’élancèrent au-devant de l’ennemi avec toute la réserve. Arnolfo pleurait de honte de ne pas suivre ses frères.

Le vieillard les vit tomber l’un après l’autre ; alors il remit la corde de la cloche aux mains d’Arnolfo, et sauta au bas de la plateforme ; le pauvre père n’avait pas eu le courage de voir mourir son septième enfant.

Farinata passa sur le corps du père comme il avait passé sur celui des fils ; le carroccio fut pris, et comme Arnolfo continuait de sonner la cloche, malgré les injonctions contraires qu’il recevait, Della Presa monta sur la plateforme et lui brisa la tête d’un coup de masse d’armes.

Du moment où les Florentins n’entendirent plus la voix de Martinella, ils n’essayèrent même plus de se rallier. Chacun s’enfuit de son côté, quelques-uns se réfugièrent dans le château de Monte-Aperto où ils furent pris le lendemain ; les autres moururent ; dix mille hommes, dit-on, restèrent sur la place du combat.

La perte de la bataille de Monte-Aperto est restée pour Florence un de ces grands désastres, dont le souvenir se perpétue à travers les âges. Après cinq siècles et demi, le Florentin montre encore aux étrangers le lieu du combat avec tristesse, et cherche dans les eaux de l’Arbia cette teinte rougeâtre que leur a donnée, dit-on, le sang de ses ancêtres ; de leur côté, les Siennois s’enorgueillissent encore aujourd’hui de leur victoire. Les antennes du carroccio qui vit tant d’hommes tomber autour de lui dans cette fatale journée, sont précieusement conservées dans la basilique, comme Gênes conserve, à la porte de la Darsena, les chaînes du port de Pise ; comme Perouse garde à la fenêtre du palais gouvernemental le lion de Florence : pauvres villes à qui il ne reste de leur antique liberté que les trophées qu’elles se sont enlevés les unes aux autres ; pauvres esclaves à qui leurs maîtres ont, par dérision sans doute, cloué au front leur couronne de reine.

Le 27 septembre l’armée gibeline se présenta devant Florence, dont elle trouva toutes les femmes en deuil ; car, dit Villani, il n’en était pas une seule qui n’eût perdu un fils, un frère ou un mari. Les portes en étaient ouvertes, et nulle opposition ne fut faite : dès le lendemain, toutes les lois guelfes furent abolies, et le peuple, cessant d’avoir part aux conseils, rentra sous la domination de la noblesse.

Alors une diète des cités gibelines de la Toscane fut convoquée à Empoli ; les ambassadeurs de Pise et de Sienne déclarèrent qu’ils ne voyaient d’autre moyen d’éteindre la guerre civile qu’en détruisant complètement Florence, véritable capitale des Guelfes, qui ne cesserait de favoriser ce parti ; les comtes Guidi et Alberti, les Santafior et les Ubaldini, appuyèrent cette proposition. Chacun y applaudit, soit par ambition, soit par haine, soit par crainte. La motion allait passer lorsque Farinata des Uberti se leva.

Ce fut un discours sublime que celui que prononça ce Florentin pour Florence, ce fils plaidant en faveur de sa mère, ce victorieux demandant grace pour les vaincus, offrant de mourir pour que la patrie vécût, commentant comme Coriolan et finissant comme Camille[5].

La parole de Farinata l’emporta au conseil, comme son épée à la bataille. Florence fut sauvée, et les Gibelins y établirent le siége de leur gouvernement qui dura six ans.

Ce fut la cinquième année de cette réaction impériale que naquit à Florence un enfant qui reçut de ses parens le nom d’Alighieri, et du ciel celui de Dante.

DANTE ALIGHIERI.

C’était le rejeton d’une noble famille, dont lui-même prendra soin de nous tracer la généalogie[6]. La racine de cet arbre, dont il fut le rameau d’or, était Caccia Guida Elisei, qui, ayant pris pour femme une jeune fille de Ferrare de la famille des Alighieri, ajouta à son nom et à ses armes le nom et les armes de son épouse, et mourut en terre sainte, chevalier dans la milice de l’empereur Conrad.

Jeune encore, il perdit son père. Élevé par sa mère, que l’on appelait Bella, son éducation fut celle d’un chrétien et d’un gentilhomme. Brunetto Latini lui apprit les lettres latines et grecques. Quant au nom de son maître en chevalerie, il s’est perdu, quoique la bataille de Campoldino ait prouvé qu’il en avait reçu de nobles leçons.

Adolescent, il étudia la philosophie à Florence, Bologne et Padoue ; homme, il vint à Paris, et y apprit la théologie ; puis il retourna dans sa belle Florence, et la trouva en proie aux guerres civiles. Son alliance avec une femme de la famille des Donati le jeta dans le parti guelfe. Dante était un de ces hommes qui se donnent corps et ame lorsqu’ils se donnent. Aussi le voyons-nous, à la bataille de Campoldino, charger à cheval les Gibelins d’Arezzo, et, dans la guerre contre les Pisans, monter le premier à l’escalade du château de Caprona.

Après cette victoire, il obtint les premières dignités de la république. Nommé quatorze fois ambassadeur, quatorze fois il mena à bien la mission qui lui avait été confiée. Ce fut au moment de partir pour l’une de ces ambassades[7] que, mesurant du regard les évènemens et les hommes, et que trouvant les uns gigantesques et les autres petits, il laissa tomber ces paroles dédaigneuses : — Si je reste, qui ira ? si je vais, qui restera ?… Une terre labourée par les discordes civiles est prompte à faire germer une pareille semence ; sa plante est l’envie et son fruit l’exil.

Accusé de concussion, Dante fut condamné, le 27 janvier 1302, par sentence du comte Gabriel Gubbio, podestat de Florence, à huit mille livres d’amende et deux ans de proscription, et dans le cas de non-paiement de cette amende, à la confiscation et dévastation de ses biens et à un exil éternel.

Dante ne voulut pas reconnaître le crime en reconnaissant l’arrêt. Il abandonna ses emplois, ses terres, ses maisons, et sortit de Florence, emportant pour toute richesse l’épée avec laquelle il avait combattu à Campoldino, et la plume qui avait déjà écrit les sept premiers chants de l’Enfer.

Alors ses biens furent confisqués et vendus au profit de l’état ; on passa la charrue à la place où avait été sa maison, et l’on y sema du sel. Enfin, condamné à mort par contumace, il fut brûlé en effigie sur la même place où deux siècles plus tard Savonarole devait l’être en réalité.

L’amour de la patrie, le courage dans le combat, l’ardeur de la gloire, avaient fait de Dante un brave guerrier ; l’habileté dans l’intrigue, la persévérance dans la politique, la justesse dans la vérité, avaient fait de Dante un grand politique ; le malheur, le dédain et la vengeance firent de lui un sublime poète. Privé de cette activité terrestre, dont elle avait besoin, son ame se jeta dans la contemplation des choses divines ; et tandis que son corps demeurait enchaîné sur la terre, son esprit visitait le triple royaume des morts, et peuplait l’enfer de ses haines, et le paradis de ses amours. La Divine Comédie est l’œuvre de la vengeance ; Dante taille sa plume avec son épée.

Le premier asile qui s’offrit au fugitif, fut le château du seigneur della Scala ; et dès le premier chant de son Enfer, le poète s’empresse d’acquitter la dette de sa reconnaissance[8], qu’il exprimera encore dans le xviie chant du Paradis[9].

Il trouva la cour de cet Auguste du moyen-âge peuplée de proscrits. L’un d’eux, Sagacius Mucius Gazata, historien de Reggio, nous a laissé des détails précieux sur la manière dont le seigneur della Scala exerçait sa royale hospitalité envers ceux qui venaient demander un asile à son château féodal. « Ils avaient différens appartemens selon leurs diverses conditions, et à chacun le magnifique seigneur avait donné des valets et une table splendide. Les diverses chambres étaient indiquées par des devises et des symboles divers. La victoire pour les guerriers, l’espérance pour les proscrits, les Muses pour les poètes, Mercure pour les peintres, le paradis pour les gens d’église, et pendant les repas, des musiciens, des bouffons et des joueurs de gobelets parcouraient ces appartemens. Les salles étaient peintes par Giotto, et les sujets qu’il avait traités avaient rapport aux vicissitudes de la fortune humaine. De temps en temps le seigneur châtelain appelait à sa propre table quelques-uns de ses hôtes, surtout Guido de Castello de Reggio, qu’à cause de sa franchise on appelait le simple Lombard, et Dante Alighieri, homme alors très illustre, et qu’il vénérait à cause de son génie. »

Mais tout honoré qu’il était, le proscrit ne pouvait plier sa fierté à cette vie, et des plaintes profondes sortent à plusieurs reprises de sa poitrine. Tantôt c’est Farinata qui de sa voix altière lui dit « La reine de ces lieux n’aura pas rallumé cinquante fois son visage nocturne, que tu apprendras par toi-même combien est difficile l’art de rentrer dans sa patrie. » Tantôt c’est son aïeul Caccia Guida qui, compatissant aux peines à venir de son fils, s’écrie : « Ainsi qu’Hippolyte sortit d’Athènes, chassé par une marâtre perfide et impie, ainsi il te faudra quitter les choses les plus chères, et ce sera la première flèche qui partira de l’arc de l’exil. Alors tu comprendras ce que renferme d’amertume le pain de l’étranger, et combien l’escalier d’autrui est dur à monter et à descendre. Mais le poids le plus lourd à tes épaules sera cette société mauvaise et divisée avec laquelle tu tomberas dans l’abîme. » Ces vers, on le voit, sont écrits avec les larmes des yeux et le sang du cœur.

Cependant, quelque douleur amère qu’il souffrît, le poète refusa de rentrer dans sa patrie, parce qu’il n’y rentrait point par le chemin de l’honneur. En 1315, une loi rappela les proscrits à la condition qu’ils paieraient une certaine amende. Dante, dont les biens avaient été vendus et la maison démolie, ne put réaliser la somme nécessaire. On lui offrit alors de l’en exempter, mais à la condition qu’il se constituerait prisonnier, et qu’il irait recevoir son pardon à la porte de la cathédrale, les pieds nus, vêtu de la robe de pénitent, et les reins ceints d’une corde. Cette proposition lui fut transmise par un religieux de ces amis. Voici la réponse de Dante :

« J’ai reçu avec honneur et avec plaisir votre lettre, et après en avoir pesé chaque parole, j’ai compris avec reconnaissance combien vous désirez du fond du cœur mon retour dans la patrie. Cette preuve de votre souvenir me lie d’autant plus étroitement à vous, qu’il est plus rare aux exilés de trouver des amis. Donc, ma réponse n’étant point telle que le souhaiterait peut-être la pusillanimité de quelques-uns, je la remets affectueusement à examen de votre prudence. Voilà ce que j’ai appris par une lettre de votre neveu, qui est le mien, et de quelques-uns de mes amis. D’après une loi, récemment publiée à Florence, sur le rappel des bannis, il paraît que, si je veux donner une somme d’argent ou faire amende honorable, je pourrais être absous et retourner à Florence. Dans cette loi, ô mon père ! il faut l’avouer, il y a deux choses ridicules et mal conseillées ; je dis mal conseillées par ceux qui ont fait la loi, car votre lettre, plus discrètement et plus sagement conçue, ne contenait rien de ces choses.

« Voilà donc la glorieuse manière dont Dante Alighieri doit rentrer dans sa patrie après l’ennui d’un exil de quinze ans. Voilà la réparation accordée à une innocence manifeste à tout le monde. Mes larges sueurs, mes longues fatigues m’auront rapporté ce salaire ! Loin d’un philosophe cette bassesse digne d’un cœur de boue. Merci du spectacle où je serais offert au peuple comme le serait quelque misérable demi-savant sans cœur et sans renommée ! Que moi, exilé d’honneur, j’aille me faire tributaire de ceux qui m’offensent, comme s’ils avaient bien mérité de moi ! Ce n’est point là le chemin de la patrie, ô père ! Mais s’il en est quelque autre qui me soit ouvert par vous, et qui n’ôte point la renommée à Dante, je l’accepte, indiquez-le-moi, et alors mes pas ne seront pas lents. Dès que l’on ne rentre pas à Florence par la rue de l’honneur, mieux vaut n’y pas rentrer. Le soleil et les étoiles se voient par toute la terre, et par toute la terre on peut méditer les vérités du ciel[10]. »

Dante, proscrit par les Guelfes, s’était fait Gibelin, et devint aussi ardent dans sa nouvelle religion qu’il avait été loyal dans l’ancienne : sans doute, il croyait que l’unité impériale était le seul moyen de grandeur pour l’Italie, et cependant Pise avait bâti sous ses yeux son Campo-Santo, son dôme et sa tour penchée. Arnolfo de Lapo avait jeté sur la grande place de Florence les fondemens de Sainte-Marie-des-Fleurs ; Sienne avait élevé sa cathédrale au clocher rouge et noir, et y avait renfermé comme un bijou dans son écrin la chaire sculptée par Nicolas de Pise. Peut-être aussi le caractère aventureux des chevaliers et des seigneurs allemands lui semblait-il plus poétique que l’habileté commerçante de la noblesse génoise ou vénitienne ; et la fin de l’empereur Albert lui plaisait-elle plus que la mort de Boniface viii[11].

Lassé de la vie qu’il menait chez Can della Scala, où l’amitié du maître ne le protégeait pas toujours contre l’insolence de ses courtisans et les facéties de son bouffon, le poète reprit sa vie errante. Il avait achevé son poème de l’Enfer à Vérone ; il écrivit le Purgatoire à Gargagnano, et termina son œuvre au château de Tolmino en Frioul par le Paradis. De là il vint à Padoue, où il passa quelque temps chez Giotto, son ami, à qui par reconnaissance il donna la couronne de Cimabuë. Enfin il alla à Ravenne ; c’est dans cette ville qu’il publia son poème tout entier. Deux mille copies en furent faites à la plume et envoyées par toute l’Italie ; chacun leva ses yeux étonnés vers ce nouvel astre qui venait de s’allumer au ciel. On douta qu’un homme vivant encore eût pu écrire de telles choses, et plus d’une fois il arriva, lorsque Dante se promenait lent et sévère dans les rues de Vérone avec sa longue robe rouge et sa couronne de laurier sur sa tête, que la mère saintement effrayée le montra du doigt à son enfant, en lui disant : « Vois-tu cet homme ? il est descendu dans l’enfer. »

Dante mourut à Ravenne le 14 septembre 1321, à l’âge de 56 ans. Guido de Poleta, qui lui avait offert un asile, le fit ensevelir dans l’église des frères mineurs en grande pompe et en habit de poète. Ses ossemens y restèrent jusqu’en 1481, époque à laquelle Bernard Bembo, podestat de Ravenne pour la république de Venise, lui fit élever un mausolée d’après les dessins de Pierre Lombardo. À la voûte de la coupole sont quatre médaillons, représentant Virgile, son guide, Brunetto Latini, son maître, Can Grande, son protecteur, et Guido Cavalcante, son ami.

Florence, injuste pour le vivant, fut pieuse envers le mort, et tenta de ravoir les restes de celui qu’elle avait proscrit. Dès 1396, elle lui décrète un monument public ; en 1429, elle renouvelle ses instances près des magistrats de Ravenne ; enfin, en 1519, elle adresse une demande à Léon x, et parmi les signatures on lit cette apostille : Moi, Michel-Ange, sculpteur, je supplie Votre Sainteté, pour la même cause, m’offrant de faire au divin poète une sépulture convenable, et dans un lieu honorable de cette ville. Léon x refusa. C’eût été cependant une grande et belle chose que le tombeau de Dante, par Michel-Ange.

Dante était de moyenne stature et bien pris dans ses membres ; il avait le visage long, les yeux larges et perçans, le nez aquilin, les mâchoires fortes, la lèvre inférieure avancée et plus grosse que l’autre, la peau brune, et la barbe et les cheveux crépus. Il marchait ordinairement grave et doux, vêtu d’habits simples, parlant rarement, et attendant presque toujours qu’on l’interrogeât pour répondre ; alors sa réponse était juste et concise, car il prenait le temps de la peser dans sa sagesse. Sans avoir une élocution facile, il devenait éloquent dans les grandes circonstances. À mesure qu’il vieillissait, il se félicitait d’être solitaire et éloigné du monde ; l’habitude de la contemplation lui fit contracter un maintien austère, quoiqu’il fût toujours homme de premier mouvement et d’excellent cœur. Il en donna une preuve lorsque, pour sauver un enfant qui était tombé dans l’un de ces petits puits où l’on plongeait les nouveau-nés, il brisa le baptistaire de Saint-Jean, se souciant peu qu’on l’accusât d’impiété[12].

Dante avait eu, à l’âge de neuf ans, l’un de ces jeunes amours qui étendent leur enchantement sur toute la vie. Béatrix de Folio Portinari, en qui, chaque fois qu’il la revoyait, il trouvait une beauté nouvelle[13], passa devant cet enfant au cœur de poète, qui l’immortalisa lorsqu’il fut devenu homme. À l’âge de 26 ans, cet ange prêté à la terre alla reprendre au ciel ses ailes et son auréole, et Dante la retrouva à la porte du Paradis, où ne pouvait l’accompagner Virgile.

LA DIVINA COMMEDIA.

Si l’on veut jeter un coup-d’œil sur l’Europe du xiiie siècle, et voir depuis cent ans quels évènemens s’y accomplissaient, on sentira que l’on touche à cette époque où la féodalité, préparée par une genèse de huit siècles, commence le laborieux enfantement de la civilisation. Le monde païen et impérial d’Auguste s’était écroulé avec Charlemagne en Occident, et avec Alexis l’Ange en Orient : le monde chrétien et féodal de Hugues Capet lui avait succédé, et le moyen-âge religieux et politique, personnifié déjà dans Grégoire vii et dans Louis ix, n’attendait plus pour se compléter que son représentant littéraire.

Il y a de ces momens où des idées vagues, cherchant un corps pour se faire homme, flottent au-dessus des sociétés comme un brouillard à la surface de la terre : tant que le vent le pousse sur le miroir des lacs ou sur le tapis des plaines, ce n’est qu’une vapeur sans forme, sans consistance et sans couleur ; mais s’il rencontre un grand mont, il s’attache à sa cime, la vapeur devient nuée, la nuée orage, et tandis que le front de la montagne ceint son auréole d’éclairs, l’eau qui filtre mystérieusement, s’amasse dans ses cavités profondes, et sort à ses pieds, source de quelque fleuve immense, qui traverse, en s’élargissant toujours, la terre ou la société, et qui s’appelle le Nil ou l’Iliade, le Pô ou la Divine Comédie.

Dante, comme Homère, eut le bonheur d’arriver à l’une de ces époques où une société vierge cherche un génie qui formule ses premières pensées : il apparut au seuil du monde au moment où saint Louis frappait à la porte du ciel. Derrière lui tout était ruines, devant lui tout était avenir ; mais le présent n’avait encore que des espérances.

L’Angleterre, envahie depuis deux siècles par les Normands, opérait sa transformation politique. Depuis long-temps il n’y avait plus de combats réels entre les vainqueurs et les vaincus ; mais il y avait toujours lutte sourde entre les intérêts du peuple conquis et ceux du peuple conquérant. Dans cette période de deux siècles, tout ce que l’Angleterre avait eu de grands hommes, était né une épée à la main, et si quelque vieux barde portait encore une harpe pendue à son épaule, ce n’était qu’à l’abri des châteaux saxons, dans un langage inconnu aux vainqueurs et presque oublié des vaincus, qu’il osait célébrer les bienfaits du bon roi Alfred ou les exploits de Harold, fils de Sigurd. C’est que, des relations forcées qui s’étaient établies entre les indigènes et les étrangers, il commençait à naître une langue nouvelle, qui n’était ni le normand ni le saxon, mais un composé informe et bâtard de tous deux, que cent quatre-vingts ans plus tard seulement, Thomas Morus, Steel et Spenser devaient régulariser pour Shakspeare.

L’Espagne, fille de la Phénicie, sœur de Carthage esclave de Rome, conquise par les Goths, livrée aux Arabes par le comte Julien, annexée au trône de Damas par Tarik, puis séparée du califat d’Orient par Abdalrahman, de la tribu des Omniades ; l’Espagne, mahométane du détroit de Gibraltar aux Pyrénées, avait hérité de la civilisation transportée par Constantin de Rome à Byzance. Le phare éteint d’un côté s’était rallumé de l’autre, et tandis que s’écroulaient à la rive gauche de la Méditerranée le Parthénon et le Colysée, on voyait s’élever, à la rive droite, Cordoue avec ses six mille mosquées, ses neuf cents bains publics, ses deux cent mille maisons, et son palais de Zehra, dont les murs et les escaliers, incrustés d’acier et d’or, étaient soutenus par mille colonnes des plus beaux marbres de Grèce, d’Afrique et d’Italie.

Cependant, tandis que tant de sang étranger et infidèle s’injectait dans ses veines, l’Espagne n’avait point cessé de sentir battre dans les Asturies son cœur national et chrétien ; Pélage, qui n’eut d’abord pour empire qu’une montagne, pour palais qu’une caverne, et pour sceptre qu’une épée, avait jeté au milieu du califat d’Abdalrahman les fondemens du royaume de Charles-Quint. La lutte commencée en 717 s’était continuée pendant cinq cents ans, et lorsqu’au commencement du xiiie siècle, Ferdinand réunit sur sa tête les deux couronnes de Léon et de Castille, c’étaient les Musulmans à leur tour qui ne possédaient plus en Espagne que le royaume de Grenade, une partie de l’Andalousie et les provinces de Valence et de Murcie.

Ce fut en 1236 que Ferdinand fit son entrée dans Cordoue, et qu’après avoir purifié la principale mosquée, le roi de Castille et de Léon alla se reposer de ses victoires dans le magnifique palais qu’Abdalrahhman iii avait fait bâtir pour sa favorite. Entre autres merveilles, il trouva dans la capitale du califat une bibliothèque qui contenait six cent mille volumes : ce que devint ce trésor de l’esprit humain, nul ne le sait. Origine, religion, mœurs, tout était différent entre les vainqueurs et les vaincus ; ils ne parlaient pas la même langue. Les Musulmans emportèrent avec eux la clé qui ouvrait la porte des palais enchantés, et l’arbre de la poésie arabe, arraché de la terre d’Espagne, ne fleurit plus que dans les jardins du Généralif et de l’Alhambra.

Quant à la poésie nationale, dont le premier chant devait être la louange du Cid, elle n’était pas encore née.

La France, toute germanique sous les deux premières races, s’était nationalisée sous la troisième. Le système féodal de Hugues Capet avait succédé à l’empire unitaire de Charlemagne. La langue que devaient écrire Corneille et parler Bossuet, mélange de celtique, de latin, de teuton et d’arabe, s’était définitivement séparée en deux idiomes et fixée aux deux côtés de la Loire ; mais, comme les productions du sol, elle avait éprouvé l’influence bienfaisante et active du soleil méridional, et la langue des troubadours était déjà arrivée à sa perfection, lorsque celle des trouvères, comme les fruits de leur terre du nord, avait encore besoin de cinq siècles pour parvenir à sa maturité. Aussi la poésie jouait-elle un grand rôle au sud de la Loire ; pas une haine, pas un amour, pas une paix, pas une guerre, pas une soumission, pas une révolte qui ne fût chantée en vers ; bourgeois ou soldat, vilain ou baron, noble ou roi, tout le monde parlait et entendait cette douce langue, et l’un de ceux qui lui prêtait ses plus tendres et ses plus mâles accens, était ce Bertrand de Born, que Dante rencontra dans les fosses maudites, portant sa tête à sa main, et qui lui parla avec cette tête[14].

La poésie provençale était donc arrivée à son apogée, lorsque Charles d’Anjou, à son retour d’Égypte où il avait accompagné son frère Louis ix, s’empara, avec l’aide d’Alphonse, comte de Toulouse et de Poitiers, d’Avignon, d’Arles et de Marseille. Cette conquête réunit au royaume de France toutes les provinces de l’ancienne Gaule, situées à la droite et à la gauche du Rhône ; la vieille civilisation romaine, ravivée au ixe siècle par la conquête arabe, fut frappée au cœur ; car elle se trouvait réunie à la barbarie septentrionale qui devait l’étouffer entre ses bras de fer. Cet homme que, dans leur orgueil, les Provençaux avaient l’habitude d’appeler le roi de Paris, à son tour les nomma, dans son mépris, ses sujets de la langue d’oc, pour les distinguer des anciens Français d’outre-Loire, qui parlaient la langue d’oui. Dès-lors l’idiome poétique du midi s’éteignit en Languedoc, en Poitou, en Limousin, en Auvergne et en Provence, et la dernière tentative qui fut faite pour lui rendre la vie, est l’institution des jeux floraux établis à Toulouse en 1323.

Avec elle périrent toutes les œuvres produites depuis le xe jusqu’au xiiie siècle, et le champ qu’avaient moissonné Arnault et Bertrand de Born, resta en friche jusqu’au moment où Clément Marot et Clotilde de Surville y répandirent à pleines mains la semence de la poésie moderne.

L’Allemagne, dont l’influence politique s’étendait sur l’Europe presqu’à l’égal de l’influence religieuse de Rome, toute préoccupée de ses grands débats entre le pape et l’empereur, laissait sa littérature se modeler insoucieusement sur celle des peuples environnans. Chez elle, toute la vitalité artistique s’était réfugiée dans ces cathédrales merveilleuses qui datent du xie et du xiie siècle. Le monastère de Bonn, l’église d’Andernach et la cathédrale de Cologne s’élevaient en même temps que le dôme de Sienne, le Campo-Santo, et Sainte-Réparata de Florence. Le commencement du xiiie siècle avait bien vu naître les Niebelungen et mourir Albert-le-Grand ; mais les poèmes de chevalerie les plus à la mode étaient imités du provençal ou du français, et les minnesingers étaient les élèves plutôt que les rivaux des trouvères et des troubadours. Frédéric lui-même, ce poète impérial, renonçant, quoique fils de l’Allemagne, à formuler ses pensées dans la langue maternelle, avait adopté la langue italienne, comme plus douce et plus pure, et prenait rang avec Pierre d’Alle Vigne, son secrétaire, au nombre des poètes les plus gracieux du xiiie siècle.

Quant à l’Italie, elle avait vu, du ve au xe siècle, s’accomplir sa genèse politique. Les Goths, les Lombards et les Francs s’étaient tour à tour mêlés aux indigènes, et avaient injecté le jeune sang de la barbarie dans le corps usé de la civilisation ; chaque ville avait reçu, dans cette grande refonte des peuples, un principe vital, qui sommeilla dans son sein pendant trois cents ans avant de voir le jour, sous le nom de liberté. Enfin, au xie siècle, Gênes, Pise, Florence, Milan, Pavie, Asti, Crémone, Lodi, Sienne, Gaëte, Naples et Amalfi avaient suivi l’exemple donné par Venise, et s’étaient constituées en républiques.

Ce fut au milieu de ce mouvement populaire que Dante naquit au sein d’une famille qui avait embrassé le parti démocratique. Nous avons dit comment, Guelfe par naissance, il devint Gibelin par proscription et poète par vengeance. Lorsqu’il eut arrêté dans son esprit l’œuvre de haine, il chercha dans quel idiome il la formulerait pour la rendre éternelle : il comprit que le latin était une langue morte comme la société qui lui avait donné naissance ; le provençal une langue mourante, qui ne survivrait pas à la nationalité du midi ; tandis que l’italien, bâtard vivace et populaire, né de la civilisation et allaité par la barbarie, n’avait besoin que d’être reconnu par un roi pour porter un jour la couronne : dès-lors son choix fut arrêté, et s’éloignant des traces de son maître Brunetto Latini, qui avait écrit son trésor en latin, il se mit, architecte sublime, à tailler lui-même les pierres dont il voulait bâtir le monument gigantesque auquel il força le ciel et la terre de mettre la main[15].

C’est qu’effectivement la Divine Comédie embrasse tout ; c’est le résumé des sciences découvertes et les rêves des choses inconnues. Lorsque la terre manque aux pieds de l’homme, les ailes du poète l’enlèvent au ciel, et l’on ne sait, en lisant ce merveilleux poème, qu’admirer davantage, de ce que sait l’esprit ou de ce que l’imagination devine.

Dante est le moyen-âge fait homme avec ses croyances superstitieuses, sa poésie théologique et son républicanisme féodal. On ne peut pas comprendre l’Italie du xive siècle sans Dante, comme on ne peut pas comprendre la France du xixe sans Napoléon : la Divine Comédie est comme la colonne, l’œuvre nécessaire de son époque.

Maintenant, notre admiration pour Dante nous soutiendra-t-elle dans la tâche que nous avons entreprise ? aurons-nous le courage de le suivre dans son triple voyage, comme lui-même suivit Virgile ? de descendre avec lui aux enfers et de monter avec lui au ciel ? je ne sais : une pareille œuvre, c’est une vie ; et en supposant que Dieu nous ait donné la force, nous prêtera-t-il le temps ? Ni le désir ni la volonté ne nous manqueront certes, mais cependant nous ne nous engageons à rien ; car l’on ne doit promettre que ce que l’on peut tenir ; et c’est devant une pareille entreprise qu’il faut reconnaître sa faiblesse, et se contenter de dire : Je ferai le plus et le mieux que je pourrai.

CHANT PREMIER.
Le poète s’égare dans une forêt ; épouvanté de son aspect sauvage, il cherche à en sortir. Enfin, arrivé à sa lisière, il se trouve au pied d’une montagne qu’il tente de gravir ; mais il en est empêché par trois bêtes féroces qui lui barrent le chemin. En ce moment Virgile lui apparaît et lui annonce qu’il n’y a pas d’autre route pour sortir de cette forêt que celle de l’enfer. Dante consent au périlleux voyage, et se met en chemin.


J’atteignais la moitié du chemin de la vie[16],
Lorsque je m’aperçus que la route suivie
Me menait au travers d’une sombre forêt[17],
Où plus loin des sentiers chaque pas m’égarait :
Et maintenant pour moi c’est chose encor si dure
De me la rappeler, sauvage, triste, obscure,
Qu’à ce seul souvenir je reprends ma terreur,
Et qu’à peine la mort me fait pareille horreur.
Mais, avant de parler de la céleste joie,
Disons quels incidens surgirent sur ma voie.

Comment je me trouvai dans cette âpre forêt,
C’est ce que ma mémoire avec peine dirait
Tant mon œil était clos par des ombres funèbres[18]
Quand je perdis ma route au milieu des ténèbres.
Hors du bois qui m’avait si fort épouvanté[19],
Au pied d’une montagne enfin je m’arrêtai,
Et, regardant, je vis que le phare sublime
Qui nous guide ici-bas s’allumait à sa cime,
Et, tandis qu’à ses flancs la nuit luttait encor,
Aux épaules du mont jetait son manteau d’or.
Alors s’évanouit cette crainte profonde
Qui du lac de mon cœur avait tourmenté l’onde,
La nuit que je passai dans un effroi si grand ;
Et pareil au nageur, à peine respirant,
Qui sort des flots, s’arrête, et regarde en démence
La mer que l’ouragan bat de son aile immense ;
Ainsi se retournant dans sa fuite, mon cœur
Regardait en arrière ; et, timide vainqueur,
Mesurait d’un regard stupide d’épouvante
Ce pas dont ne sortit jamais ame vivante[20].
Ayant donc pris haleine, et me sentant moins las,
M’affermissant toujours sur le pied le plus bas,
Je me mis à gravir la côte inhabitée ;
Mais, à peine j’étais au tiers de la montée,
Qu’une panthère, au poil de noir tout moucheté[21],

Brillante de souplesse et de légèreté
Parut ; et, sans vouloir s’éloigner davantage,
Commença de fermer tellement mon passage
Que je me retournai près de fuir…
Que je me retournai près de fuir… Le soleil
Commençait de paraître à l’horizon vermeil
Et montait escorté de ces mêmes étoiles
Qui déjà le suivaient, quand déchirant les voiles
Où les choses dormaient en attendant le jour,
L’univers fut créé par le divin amour.
Cette douce saison, cette heure matinale,
Ces parfums secoués par l’aube orientale,
Et jusqu’à cette peau, dont le dessin joyeux
De son éclat fantasque éblouissait mes yeux,
Tout rendait quelque espoir à mon ame plus ferme :
Mais comme si ma peur devait être sans terme,
Alors il me parut, nouvelle vision,
Qu’à l’encontre de moi descendait un lion
Avec la tête haute et la gueule affamée,
Si prompt que l’air tremblait à sa course animée.
Puis voilà qu’une louve accourut à son tour,
Ardente de maigreur, de désirs et d’amour !…
Sa faim avait de deuil vêtu plus d’une veuve ;
Je ne pus supporter cette nouvelle épreuve,
Et, troublé par la peur qui sortait de ses yeux,
Je perdis tout espoir d’atteindre les hauts lieux.
Et comme celui-là qui volontiers amasse,
Et qui voit, en un jour, son bien se perdre en masse,
Triste, sent ses pensers tout gonflés de sanglots ;
Ainsi faisait pour moi la bête sans repos,
Qui, petit à petit, venant à ma rencontre,

Me chassait de l’espace où le soleil se montre[22].
Comme vers les bas lieux je fuyais au hasard,
Un homme tout à coup s’offrit à mon regard,
Qui paraissait avoir, dans ce désert immense,
Désappris de parler à force de silence.
Lorsque je l’aperçus, j’étais en tel émoi,
Que je criai vers lui : Prenez pitié de moi !
Quiconque vous soyez, chair d’homme ou bien fantôme ;
Mais lui me répondit : Je ne suis point un homme.
Je le fus, et naquis fils d’un couple lombard
Mantouan[23], vers la fin de Julius César.
J’étais à Rome au temps des faux dieux et d’Auguste,
Je me sentis poète, et je chantai ce juste,
Fils d’Anchise, qui vint de Troie au Latium,
Après que fut brûlé le superbe Ilium[24].
Mais toi, pourquoi reprendre une si triste voie,
Quand tu n’as, pour atteindre aux sources de la joie
Que tout homme poursuit d’un cœur ambitieux,
Qu’à gravir jusqu’en haut ce mont délicieux ?…
— N’as-tu pas nom Virgile et n’es-tu pas ce fleuve
D’antique poésie, où le monde s’abreuve ?
Répondis-je, le front de honte rougissant[25].
Ô des poètes ! toi, — monarque tout-puissant ;
Toi que mon grand amour pour ton divin poème,
S’est toujours imposé comme un guide suprême ;
Toi chez lequel j’ai pris, mon maître ! mon seigneur !
Ce beau style dont j’ai retiré tant d’honneur.
Puisque tu fus mon dieu, réponds à ma prière.
Vois ce monstre, qui fait que je tourne en arrière ;

C’est lui, c’est son aspect subit et menaçant,
Qui dans ma veine ainsi fait frissonner mon sang.
Aide-moi contre lui. — C’est un autre voyage[26]
Qu’il te convient de faire, et de ce lieu sauvage
Il te faut éloigner, car ce monstre qu’en vain,
Tes cris voudraient chasser, jamais dans son chemin
Ne laisse passer l’homme, et sa défense est telle,
Qu’à celui qui la brave, elle devient mortelle.
Il est d’un naturel dans le mal si puissant,
Que ses mauvais désirs vont toujours s’accroissant ;
Que rien ne le repaît, et que sa faim étrange,
Au lieu de s’assouvir, s’accroît de ce qu’il mange ;
À beaucoup d’animaux il s’accouple[27] et beaucoup
S’accoupleront encor à lui ; mais tout à coup,
Pour sa perte, accourra le lévrier austère[28]
Dont le cœur dédaigneux et d’argent et de terre,
Se nourrit de vertu, de sagesse et d’amour,
Entre Feltre et Feltro ses yeux verront le jour[29] ;
C’est de là qu’il viendra sauver l’humble Italie[30]
Pour laquelle frappés, dans leur sainte folie,
Moururent autrefois, Euriale et Nisus,
Et la vierge Camile, et le guerrier Turnus.
Par lui dans nos cités, la bête poursuivie,
Regagnera l’enfer dont la tira l’envie :

Mais jusque-là, pour toi je pense, et te dirai
Qu’il te vaut mieux me suivre où je te guiderai ;
Je te ferai passer par l’éternel abîme
Où les anciens esprits, tristes, pleurent leur crime,
Et tu les trouveras atteints d’un tel remord,
Que chacun d’eux appelle une seconde mort.
Après eux, tu verras ceux dont le saint courage
Se soutient dans le feu, qu’ils savent un passage
Par lequel l’ame monte au séjour des heureux.
Tu pourras voir aussi ces derniers si tu veux[31]!
Mais je te quitterai, puis pour guide à ma place,
Une ame s’offrira digne de cette grace ;
Car l’empereur jaloux, qui là-haut fait la loi,
Repousse loin de lui tout rebelle à sa foi.
Il faut, pour le fléchir, qu’on l’adore et le craigne ;
Il commande partout, mais c’est au ciel qu’il règne,
C’est au ciel qu’est sa ville et son trône élevé,
Et quatre fois heureux celui qu’il a sauvé !…
Et moi je répondis : Poète, je te prie,
Par ce Dieu méconnu de ton idolâtrie,
Conduis-moi sans tarder au lieu que tu m’as dit,
Car j’ai hâte de fuir de cet endroit maudit.
Fais-moi voir de mes yeux la porte de saint Pierre,
Et ceux dont tant de pleurs ont brûlé la paupière.
Partout, où tu voudras me guider je te suis…

Lors il marcha devant, et moi je le suivis.


Alex. Dumas.
  1. Tout commencement emporte sa fin.
  2. A Camoglia mi godo il polverone. Sonnet cxii.
  3. Manfred était de la maison de Souabe.
  4. ..... lo strazio e’l grande scempio
    Che fece l’Arbia colorata in rosso.

    Inf. x, 85.

  5. ..... fu’io, sol, colà dove sofferto
    Fu per ciascun di torre via Fiorenza
    Colui che la difesi a viso aperto.

    Inf. Cant. x.

  6. Paradis, chant xv.
  7. Près du pape Boniface viii.
  8. .... infin che’l veltro
    Verrà, che la farà morir di doglia,
    Questi non ciberà terra nè peltro ;
    Ma sapienza, e amore, e virtute,
    E sua nazion sarà tra feltro e feltro.

    Inf. Cant. 1o.

  9. Lo primo tuo rifugio e’l primo ostello
    Sarà la cortesia del gran Lombardo,
    Che ’n su la Scala porta il santo uccello.

    Parad. Cant. xvii.

  10. Cette lettre, conservée dans la bibliothèque de Florence, n’est point de la main de Dante. Dante, comme Molière, n’a laissé aucun manuscrit autographe.
  11. L’empereur Albert fut tué à Kœnigfelden par son neveu Jean de Souabe, au moment où il marchait contre les Suisses. Boniface viii, furieux d’avoir été souffleté par Colonna, fut saisi d’une fièvre frénétique, et se brisa la tête contre les murs de sa chambre, après s’être dévoré une main. Le peuple lui fit cette épitaphe : Ci gît qui entra au pontificat comme un renard, y régna comme un lion, et y mourut comme un chien.
  12. Non mi parén meno ampi, nè maggiori
    Che quei che son nel mio bel san Giovanni
    Fatti, per luogo de’battezzatori ;
    L’uno de’ gli quali, ancor non è molt’ anni,
    Rupp’ io per un che dentro v’anneggava :
    E questo sia suggel ch’ogni uomo sganni.

    Inf. c. xix.

  13. Io non la vidi tante volte ancora
    Ch’io non trovassi in lei nuova bellezza.

  14. Sappi ch’i’ son Bertram dal Bornio, quelli
    Che diedi al re Giovanni i ma’ conforti.

    Inf. c. xxviii.

  15. Nous ne voulons pas dire cependant que Dante soit le premier auteur qui ait écrit en italien. Dix volumes de Rimes antiques (Rime antiche) seraient là pour nous démentir, si nous commettions une telle erreur. Mais, comme presque toutes ces canzone sont érotiques, beaucoup de mots d’art, de politique, de science et de guerre manquaient encore à la poésie italienne ; ce sont ces mots que Dante trouva, façonna au rhythme et assouplit à la rime.
  16. Dante avait effectivement trente-cinq ans, âge que l’on peut calculer comme étant à peu près la moitié de la vie humaine, lorsqu’il commença son poème dont les six ou sept premiers chants furent écrits à Florence pendant la dernière année du xiiie siècle et dans les deux premières du xive.
  17. Par cette forêt, les commentateurs de Dante prétendent qu’il a voulu désigner l’erreur humaine, et ils s’appuient sur ce que Dante, dans son Banquet (nel Convito), appelle l’erreur, la forêt trompeuse de cette vie.
  18. Par ces ombres funèbres qui pressaient sa paupière, le poète veut peindre la véhémence des passions et l’enivrement des plaisirs, auxquels ses ennemis l’ont accusé de céder avec la facilité d’un homme d’imagination. Il est à remarquer pourtant que ce sont les deux premiers poètes de cette Italie toute sensuelle, qui nous ont laissé les deux types les plus purs de l’amour de l’ame, Béatrix et Laure.
  19. Sorti enfin du sommeil de l’erreur et du délire des passions, Dante aperçoit la montagne à la cime de laquelle est situé le palais de la Sagesse, et qui lui apparaît éclairée des rayons du soleil qui représente Dieu sur la terre.
  20. C’est-à-dire cet âge des passions, qui laisse si rarement l’ame venue du ciel retourner pure au ciel.
  21. Il est probable que les trois animaux que le poète rencontre, symbolisent les passions qui ferment à l’homme la voie du ciel. S’il faut en croire les commentateurs, la panthère, avec sa peau brillante et ses mouvemens lascifs, représenterait la luxure ; le lion, ce roi des animaux, représenterait l’ambition, cette reine des passions ; et la louve à l’appétit dévorant, que rien ne repaît, l’envie qui ne se lasse jamais de persécutions, et chez laquelle la vengeance satisfaite appelle incessamment d’autres vengeances. Par la panthère et le lion, le poète fait allusion à ses propres vices, et par la louve, à ceux de ses ennemis qui l’exilèrent par envie et le persécutèrent par haine politique.
  22. Le poète, en proie de nouveau aux passions de son âge, indique qu’il allait retomber, peut-être, dans ses premières erreurs, lorsque la poésie personnifiée par Virgile vient à son secours et arrache l’ame aux tentations du corps, en occupant l’ame par la pensée, et en l’isolant par l’étude.
  23. Virgile n’était point précisément de Mantoue, mais de Piétola, l’ancienne Andès, située sur le territoire mantouan.
  24. Ceciditque superbum Ilium.
  25. Dante n’était encore connu que par sa Vita nuova, par ses sonnets et par ses chansons.
  26. L’homme ne pouvant arriver à la vérité que par la connaissance de l’erreur, et l’erreur étant une chose abstraite, qui ne peut matériellement se distinguer avec les yeux, Virgile propose à Dante de lui montrer les effets, ne pouvant lui montrer la cause.
  27. Les animaux auxquels s’accouple cette louve, symbole de l’envie, sont les autres vices avec lesquels elle se combine pour nuire, c’est-à-dire la trahison, l’injustice, la fraude, le vol, etc.
  28. Can Grande della Scala, seigneur de Vérone, qui, ayant adopté le parti des blancs Gibelins, avait donné un asile à Dante, et guerroyait avec les Guelfes noirs de Florence.
  29. Vérone est située entre Feltro, ville de la Marche Trévisane, et le mont Feltro qui s’élève en Romagne.
  30. Virgile s’était servi, avant Dante, de la même épithète pour désigner le même pays : Humilemque vidimus Italiam.
  31. C’est effectivement la marche adoptée par Dante pour son poème, puisqu’il visite d’abord l’enfer, ensuite le purgatoire, puis enfin le paradis.

    L’idée commune que Dante est inintelligible nous force de multiplier les notes. Qu’on pardonne donc à l’aridité de ce second travail dans lequel le style et l’intérêt ne peuvent se glisser qu’à grande peine, mais grace auquel, d’un autre côté, le lecteur peut suivre le poète dans les ténèbres de l’esprit théologique, si à la mode au xiiie siècle et au xive siècle, dans le labyrinthe historique dont une connaissance parfaite de ce pays peut seul donner le fil, et à travers cette Italie féodale que le proscrit a parcourue, le cœur brisé, les yeux en larmes, et le bâton de l’exil à la main.