Guerre et Paix (trad. Paskévitch)/Partie 3/Chapitre 2
CHAPITRE II
I
L’intelligence humaine ne saurait comprendre a priori la perpétuité absolue dans le mouvement des corps : elle n’en conçoit les lois que lorsqu’elle peut en décomposer les unités et les étudier séparément, mais en même temps ce partage arbitraire en unités précises est la cause de la plupart de nos erreurs.
Qui ne connaît le sophisme des anciens qui consistait à dire qu’Achille ne saurait atteindre la tortue qu’il voit marcher devant lui, quoique sa marche soit dix fois plus rapide que celle de l’animal, car, chaque fois qu’Achille aura franchi la distance qui l’en sépare, celui-ci aura repris de l’avance en parcourant la dixième partie de cette même distance, et, lorsque Achille franchira la dixième, la tortue en franchira la centième, et ainsi de suite à l’infini. Pour les anciens, c’était là un problème insoluble. Le non-sens de cette proposition provient de ce qu’on a admis des unités de mouvement avec arrêt, tandis que le mouvement d’Achille et de la tortue est continu.
En prenant pour base les unités les plus infimes d’un mouvement quelconque, nous approchons de la solution sans jamais y atteindre ; ce n’est qu’en admettant les infinitésimaux et leur progression ascendante jusqu’à un dixième, et en faisant la somme de cette progression géométrique, que nous obtenons la solution désirée. La nouvelle science de l’emploi des infiniment petits résout actuellement des questions qui paraissaient jadis insolubles. En admettant les infinitésimaux, elle rétablit en effet la condition première du mouvement (sa perpétuité absolue), et corrige par là la faute inévitable que l’intelligence humaine est entraînée à commettre en considérant les unités individuelles du mouvement, au lieu du mouvement lui-même.
Dans la recherche des lois de l’histoire il faudrait suivre le même système. La marche de l’humanité, tout en étant la conséquence d’une multitude innombrable de volontés individuelles, ne subit jamais d’interruption. L’étude de ces lois est le but de l’histoire, et pour s’expliquer celles qui régissent la somme des volontés de ce mouvement perpétuel, l’esprit humain admet des unités indépendantes et séparées. Le premier procédé de l’histoire consiste, après avoir pris au hasard une série d’événements qui se suivent, à les examiner en dehors des autres, tandis qu’il ne saurait y avoir là ni commencement ni fin, puisque toujours un fait découle forcément du précédent. En second lieu, elle étudie les actions d’un seul homme, d’un roi ou d’un capitaine, et les accepte comme la résultante des volontés de tous les hommes, tandis que cette résultante ne se résume jamais dans l’activité d’une seule personne, quelque grande qu’elle soit. Mais, quelque infimes que soient les unités dont l’historien tient compte pour se rapprocher le plus possible de la vérité, nous sentons qu’en les isolant l’une de l’autre, qu’en admettant que toute manifestation a son origine propre, et que les volontés humaines se traduisent dans les actes d’une seule figure historique, il est complètement dans l’erreur.
Il n’est pas de conclusion historique qui résiste au scalpel de la critique, parce que la critique choisit pour ses observations, comme elle en a le droit, un ensemble de faits plus ou moins grand. Ce n’est qu’en étudiant les quantités différentielles de l’histoire, c’est-à-dire les courants homogènes qui entraînent les hommes, et après en avoir trouvé l’intégrale, que nous pouvons espérer d’en comprendre les lois.
Les quinze premières années du dix-neuvième siècle présentent à l’observateur un mouvement inusité de millions d’hommes. Ils quittent leurs occupations, se portent d’un côté de l’Europe à l’autre, pillent, s’entretuent, triomphent, et sont battus tour à tour. Pendant cette période de temps la vie habituelle change de cours, et tout à coup cette effervescence, qui semblait devoir aller toujours en croissant, finit par s’affaiblir. Quelle est la cause de ce phénomène ? Quelles en sont les lois ? se demande l’esprit humain.
Les historiens répondent à ces questions en nous racontant les actions et les discours de quelques dizaines d’hommes dans un des édifices de la ville de Paris, et ils donnent à ces actes et à ces discours le nom de Révolution ; puis ils nous font une biographie détaillée de Napoléon et de quelques personnages, qui lui sont bienveillants ou hostiles ; ils nous parlent de l’influence de ces mêmes personnages les uns sur les autres et nous disent : « Voilà la cause du mouvement ! Voilà ses lois ! » Mais l’esprit humain refuse d’accepter cette explication et il la déclare erronée, parce qu’évidemment la cause indiquée est trop faible pour l’effet produit. C’est la somme des volontés humaines qui a amené la Révolution et Napoléon, de même que c’est encore elle qui les a supportés et qui les a renversés.
« Lorsqu’il y a des conquêtes, » nous dit l’historien, « il y a des conquérants, et à chaque bouleversement dans un empire il y a des grands hommes ! » C’est vrai, répond l’esprit humain, mais il ne m’est pas démontré que les conquérants soient la cause des guerres, et que l’on puisse prétendre que les lois de ces guerres résident dans l’action individuelle d’un seul homme. Chaque fois que je vois l’aiguille de ma montre indiquer le chiffre X, j’entends aussitôt le carillon de l’église voisine, et cependant je ne saurais conclure de là que la position de l’aiguille sur le cadran mette les cloches en branle. Chaque fois que je vois une locomotive en mouvement, que j’entends son sifflet, que sa soupape s’ouvre et se ferme, que ses roues tournent, je ne saurais pas davantage en conclure que le sifflet et le mouvement des roues fassent marcher la locomotive. Les paysans assurent qu’à la fin du printemps il souffle un vent froid parce que les chênes bourgeonnent. Bien que la cause de ce vent froid me soit inconnue, je ne puis pourtant partager l’avis des paysans et l’attribuer au bourgeonnement des chênes. Je n’y vois que la réunion des conditions que je rencontre dans toute manifestation de la vie, et j’aurais beau étudier l’aiguille de ma montre, la soupape de la locomotive et les bourgeons du chêne, je n’y découvrirais pas la raison d’être du carillon, du mouvement de la locomotive et du vent froid de la fin du printemps. Pour en arriver là, il me faut absolument changer mon point d’observation, et étudier les lois de la vapeur, du son et du vent ! L’historien doit procéder de même (des tentatives de ce genre ont déjà été faites), et, au lieu d’étudier seulement les rois, les empereurs, les ministres, les généraux, chercher à se rendre compte des éléments homogènes et infiniment petits qui dirigent les masses. Personne ne peut dire à quel degré de vérité il parviendra en suivant cette voie : il est évident que c’est la seule possible, et jusqu’à présent l’esprit humain n’y a employé que la millionième partie des efforts qu’il a appliqués à la description des souverains, des généraux, des ministres, et à l’exposition des combinaisons suggérées par leurs actes.
II
Les forces réunies des différentes nationalités européennes se jetèrent sur la Russie : l’armée russe et la population se retirèrent, en évitant toute collision avec l’ennemi, jusqu’à Smolensk, et de Smolensk jusqu’à Borodino ; l’armée française se portait vers Moscou par un mouvement de propulsion, dont la vitesse allait croissant, comme celle d’un corps lancé vers la terre, qui s’accélère en se rapprochant du but. Elle laissait derrière elle des milliers de verstes dévastées d’une contrée ennemie. Chaque soldat de Napoléon le sentait et obéissait à la force d’impulsion qui la poussait en avant. Dans l’armée russe, plus la retraite s’accentuait, plus se développait et grandissait dans tous les cœurs la haine de l’ennemi. À Borodino nous assistons à un choc terrible entre les deux adversaires. Mais aucun des deux ne plie, et après cette rencontre, l’armée russe continue sa retraite aussi fatalement qu’une balle qui dans l’espace se serait heurtée à une autre.
Les Russes se retirent à cent vingt verstes au delà de Moscou, les Français entrent dans cette ville, et, semblables à la bête fauve acculée et blessée qui lèche ses plaies, ils s’y arrêtent cinq semaines sans livrer bataille, pour fuir ensuite, sans raison, par le chemin qui les avait amenés. Ils se jettent sur la route de Kalouga, et, malgré la victoire de Malo-Yaroslavetz, ils reprennent leur course en arrière jusqu’à Smolensk, Vilna, la Bérésina et au delà.
Le soir du 7 septembre, Koutouzow et l’armée étaient persuadés que la bataille de Borodino était une victoire. Le commandant en chef l’annonça à l’Empereur et donna l’ordre de se préparer à une autre bataille pour écraser définitivement l’ennemi, mais dans la soirée et le lendemain les nouvelles de pertes jusque-là inconnues arrivèrent de tous côtés. L’armée se trouvait diminuée de moitié, et un second engagement devenait impossible. Comment, en effet, pouvait-on songer à se battre de nouveau sans avoir rassemblé des renseignements précis, relevé les blessés, emporté les morts, nommé d’autres commandants, et sans donner aux hommes le temps de se reposer et de manger ? Cependant, les Français, entraînés en avant par la loi de la force de projection, les forçaient à reculer. Koutouzow et l’armée désiraient que l’attaque eût lieu le lendemain, mais pour attaquer il fallait plus qu’un simple désir : il fallait que ce fût possible, et cette possibilité n’existait pas ! Il était nécessaire au contraire qu’on se repliât à une journée de marche, et d’étape en étape, lorsque l’armée russe arriva sous les murs de Moscou, les circonstances l’obligèrent, malgré la violence du sentiment qui s’était élevé dans tous ses rangs, de reculer encore au delà. C’est ainsi que Moscou fut livré à l’ennemi.
Ceux qui se figurent que les plans de campagne et de bataille sont élaborés par les généraux dans le silence du cabinet, oublient ou méconnaissent les conditions inévitables au milieu desquelles se déploie l’activité d’un commandant en chef. Cette activité n’a rien de commun avec celle que nous nous représentons en étudiant sur une carte telle ou telle campagne, avec un certain nombre de troupes des deux côtés, un terrain connu, et en combinant à loisir les mouvements. Le commandant en chef n’est jamais dans de telles conditions. Au milieu des intrigues, des soucis, des commandements, des menaces, des projets, des conseils, qui bourdonnent autour de lui, il lui est impossible, bien qu’il se rende compte de la gravité des événements, de les faire servir à l’accomplissement de ses desseins.
Les écrivains militaires nous disent très sérieusement que Koutouzow aurait dû faire passer ses troupes sur la route de Kalouga avant d’arriver au village de Fili, et que ce projet lui aurait même été présenté ; mais ils oublient qu’un commandant en chef a toujours, dans des moments aussi critiques, dix projets pour un devant les yeux, tous fondés sur la stratégie et la tactique, et cependant se contrecarrant l’un l’autre. Sans doute, il semblerait que son devoir consisterait à choisir l’un d’entre eux, mais cela même est impossible, car le temps et les événements n’attendent pas. Supposons, en effet, qu’on lui ait proposé, le 9, de passer sur la grand’route de Kalouga, et qu’à ce même moment arrive un aide de camp de Miloradovitch pour lui demander s’il faut attaquer les Français ou se retirer : il doit immédiatement répondre, et l’ordre d’attaque qu’il vient de donner suffit pour l’éloigner de la grand’route de Kalouga. L’intendant militaire lui demande également sur quel endroit il doit diriger les approvisionnements, et le chef des ambulances, vers quel point évacuer les blessés, tandis qu’un courrier arrivant de Pétersbourg lui remet une lettre de l’Empereur qui n’admet pas qu’on puisse abandonner Moscou, et qu’un rival, car il en a toujours plusieurs, lui présente un projet diamétralement opposé à celui qu’il vient d’adopter. Ajoutez ceci à toutes ces complications : le commandant en chef a besoin de repos et de sommeil pour réparer ses forces épuisées, il est obligé d’écouter un général qui se plaint d’un passe-droit, les prières d’habitants effarés qui craignent de se voir abandonnés, le rapport d’un officier envoyé pour faire la reconnaissance du terrain, en contradiction complète avec le précédent rapport, tandis que l’espion, le prisonnier et un autre général viennent lui décrire la position de l’ennemi ; et l’on comprendra dès lors que ceux qui s’imaginent aujourd’hui que Koutouzow avait à Fili, à cinq verstes de la capitale, toute la liberté d’esprit nécessaire pour décider la question de l’abandon ou de la défense de Moscou, sont dans la plus complète erreur. Quand donc cette question fut-elle résolue ? Elle le fut à Drissa et à Smolensk, et, d’une façon irrévocable, le 5 à Schevardino, le 7 à Borodino, et plus tard chaque jour, à chaque heure, à chaque minute de la retraite.
III
Lorsque Yermolow, envoyé par Koutouzow pour examiner la position, vint lui rapporter qu’il était impossible de se battre sous les murs de Moscou, le maréchal le regarda en silence.
« Donne-moi la main, dit-il en lui tâtant le pouls. Tu es malade, mon ami : pense à ce que tu dis… » Car il ne pouvait admettre de se replier au delà sans livrer bataille.
Descendu de voiture sur la montagne Poklonnaïa, à six verstes de la barrière Dorogomilow, il s’assit sur un banc ; une foule de généraux l’entoura, et au milieu d’eux le comte Rostoptchine, qui arrivait à l’instant de Moscou. Cette brillante réunion, divisée en plusieurs groupes, discutait sur les avantages et les désavantages de la position, sur la situation des troupes, sur les plans proposés et sur l’esprit qui régnait dans la ville. Tous sentaient, sans se l’avouer, que c’était un conseil militaire. La conversation ne s’écartait pas des intérêts généraux ; les nouvelles particulières se communiquaient à voix basse ; aucune plaisanterie, aucun sourire ne déridait leurs figures soucieuses, et l’on voyait que tous s’efforçaient d’être à la hauteur des circonstances. Le général en chef écoutait toutes les opinions énoncées, questionnait les uns et les autres, sans entrer dans leurs discussions et sans faire connaître son avis. Parfois, après avoir prêté l’oreille, il se détournait, désappointé d’avoir entendu autre chose que ce qu’il désirait entendre. Les uns parlaient de la position choisie ; les autres non seulement la critiquaient, mais s’en prenaient même à ceux qui en avaient déterminé le choix ; un troisième disait que la faute datait de plus loin, qu’il aurait fallu accepter la bataille l’avant-veille ; le quatrième racontait la bataille de Salamanque, dont les détails venaient d’être apportés par un Français nommé Crossart. Ce Français, en uniforme espagnol, accompagnait un prince allemand au service de la Russie, et, en prévision de la défense possible de Moscou, exposait les péripéties du siège de Saragosse. Le comte Rostoptchine assurait que, bien que lui et la milice fussent prêts à mourir sous les murs de l’antique capitale, il ne pouvait s’empêcher de regretter l’obscure inaction dans laquelle on l’avait laissé, ajoutant que, s’il avait pu pressentir ce qui se passait, il eût agi tout autrement. Quelques-uns, faisant parade de la profondeur de leurs combinaisons stratégiques, causaient de la direction que devaient prendre les troupes ; la plupart enfin ne disaient que des non-sens. De tous ces discours, Koutouzow ne tirait qu’une conclusion : c’est que la défense de Moscou était matériellement impossible. L’ordre de livrer bataille n’aurait eu pour résultat qu’un immense désordre, car, non seulement cette position n’était pas défendable aux yeux des généraux, mais déjà même ils délibéraient sur les conséquences d’une retraite, et ce sentiment était partagé par toute l’armée. Tandis que presque tous critiquaient ce plan, Bennigsen continuait, il est vrai, à le soutenir, mais la question par elle-même n’avait plus d’importance : ce n’était qu’un prétexte à discussions et à intrigues. Koutouzow le comprenait et ne se méprenait pas sur la valeur du patriotisme que Bennigsen déployait avec une insistance bien faite pour augmenter sa mauvaise humeur. En cas d’insuccès il comprenait que la faute retomberait sur lui, Koutouzow, pour avoir amené les troupes, sans combat, jusqu’à la montagne des Moineaux, et que, dans le cas où il refuserait d’exécuter le plan proposé par Bennigsen, l’autre se laverait les mains du crime d’avoir abandonné Moscou. Mais ces intrigues préoccupaient peu le vieillard en ce moment : un unique et menaçant problème se dressait devant lui, problème que jusqu’à présent personne n’avait pu résoudre : « Est-ce vraiment moi qui ai laissé arriver Napoléon jusqu’aux murs de Moscou ? Quel est donc l’ordre donné par moi qui a pu amener un tel résultat ? » se répétait-il pour la centième fois : « Était-ce hier soir, lorsque j’ai envoyé dire à Platow de se retirer, ou était-ce avant-hier, lorsque, à moitié endormi, j’ai ordonné à Bennigsen de prendre ses dispositions ? Oui, Moscou doit être abandonné, les troupes doivent se replier, il faut s’y résigner. » Et il lui semblait aussi terrible de prendre cette résolution que de se démettre de ses fonctions. Car, à part le pouvoir qu’il aimait, auquel il était habitué, il se croyait surtout destiné à la gloire de sauver son pays : n’était-ce pas là ce qu’avait eu en vue l’opinion publique en demandant sa nomination, contrairement au désir de l’Empereur. Il se croyait seul capable de commander l’armée dans ces circonstances critiques, seul capable de lutter sans terreur contre son invincible adversaire, et pourtant il fallait prendre un parti, et mettre un terme aux conversations inopportunes de son entourage. Appelant à lui les plus anciens généraux, il leur dit :
« Bonne ou mauvaise, ma tête doit s’aider elle-même !… » Et, montant en voiture, il retourna à Fili.
IV
Le conseil de guerre se réunit à deux heures dans la plus spacieuse des deux isbas qui appartenaient à un nommé André Sévastianow. Les paysans, les femmes et de nombreux enfants se pressaient devant la porte de l’autre isba ; la petite fille d’André, Malacha, âgée de six ans, que Son Altesse avait embrassée et à laquelle il avait donné un morceau de sucre, était seule restée blottie sur le poêle de la grande chambre, à regarder curieusement et timidement les uniformes et les croix des généraux qui entraient l’un après l’autre, et allaient s’asseoir sous les images. Le grand-père, ainsi que Malacha appelait Koutouzow, était assis à part dans l’angle obscur du poêle. Affaissé dans son fauteuil de campagne, il témoignait de son agacement, tantôt en lançant des interjections étouffées, tantôt en tortillant nerveusement le collet de son uniforme, qui, quoique ouvert, semblait le gêner ; il serrait la main à quelques-uns des survenants, et saluait les autres. Son aide de camp Kaïssarow fit un pas en avant pour tirer le petit rideau de la fenêtre qui était en face de son chef, mais, à un geste d’impatience de Koutouzow, il comprit que Son Altesse désirait rester dans le demi-jour pour ne pas laisser voir sa physionomie. Il y avait déjà tant de monde autour de la table en bois de sapin, couverte de plans, de cartes, de papiers et de crayons, que les domestiques militaires apportèrent encore un banc, sur lequel s’assirent les derniers venus, Yermolow, Kaïssarow et Toll. À la place d’honneur, juste sous les images, se tenait Barclay de Tolly, la croix de Saint-Georges au cou. Sa figure pâle et maladive, avec son grand front, que sa calvitie rendait encore plus proéminent, trahissait les angoisses de la fièvre dont il ressentait en ce moment même le violent frisson. Ouvarow, assis à côté de lui, lui racontait quelque chose à voix basse et avec des gestes saccadés. Personne du reste ne parlait haut. Le gros petit Doctourow, les sourcils relevés, et les mains croisées sur la poitrine, écoutait avec attention. En face de lui, le comte Ostermann-Tolstoy appuyant sur son coude sa tête aux traits hardis et aux yeux brillants, paraissait absorbé dans ses pensées. Raïevsky, de son geste habituel, ramenait sur ses tempes ses cheveux noirs, qu’il enroulait autour de ses doigts, et jetait des regards impatients vers Koutouzow et vers la porte. La belle et sympathique physionomie de Konovnitzine s’illuminait d’un aimable sourire, car il avait surpris le regard de Malacha, et s’amusait à lui faire des petits signes, auxquels elle répondait timidement.
On attendait Bennigsen, qui, sous prétexte d’inspecter une seconde fois la position, achevait tranquillement chez lui son succulent dîner ; deux heures, de quatre à six, se passèrent ainsi en causeries à voix basse, sans qu’on prît aucune décision.
Lorsque enfin Bennigsen arriva, Koutouzow se rapprocha de la table, mais de façon à ne pas laisser éclairer ses traits par les bougies qu’on venait d’y poser.
Bennigsen ouvrit aussitôt le conseil en formulant la proposition suivante :
« Devons-nous abandonner sans combat l’antique et sainte capitale de la Russie, ou bien devons-nous la défendre ? »
Un long et profond silence succéda à ces paroles, tous les visages se contractèrent, tous les yeux se tournèrent vers Koutouzow, qui, les sourcils froncés, toussaillait et s’efforçait de surmonter son émotion. Malacha l’observait aussi.
« L’antique et sainte capitale de la Russie ? » répéta-t-il tout à coup avec colère et en accentuant les mots, pour en bien faire ressortir la fausse note.
« Vous me permettrez de dire à Votre Excellence que cette phrase n’offre aucun sens à un cœur russe. Ce n’est pas ainsi que doit être posée la question pour la discussion de laquelle j’ai réuni ces messieurs ; elle est purement militaire et la voici : Le salut du pays étant dans l’armée, est-il plus avantageux de risquer de la perdre, et Moscou avec, en livrant bataille, ou de se retirer et d’abandonner la ville sans résistance ? C’est là-dessus que je désire connaître votre avis. »
Les discussions commencèrent ; Bennigsen, qui ne se tenait pas pour battu, admit l’opinion de Barclay, et trouva comme lui qu’il était impossible de défendre la position de Fili ; en conséquence, il proposa de faire passer pendant la nuit les troupes du flanc droit au flanc gauche, afin d’attaquer l’aile droite de l’ennemi. Les opinions se partagèrent, on discuta le pour et le contre. Yermolow, Doctourow, Raïevsky soutinrent Bennigsen ; pensaient-ils qu’un sacrifice était nécessaire avant d’abandonner Moscou, ou bien avaient-ils en vue d’autres considérations personnelles ? ils ne semblaient pas comprendre que leur réunion ne pouvait plus arrêter la marche fatale des événements. Par le fait, Moscou était abandonné. Les autres généraux le voyaient clairement, et ne discutaient plus que sur la direction à faire prendre à l’armée dans sa retraite. Malacha, qui regardait de tous ses yeux, expliquait autrement ce qui se passait. Elle croyait qu’il s’agissait d’une querelle entre « le grand-père » et « l’habit aux longs pans », comme elle désignait à part elle Bennigsen. Elle voyait qu’ils s’irritaient l’un contre l’autre, et dans le fond de son petit cœur elle donnait raison au « grand-père » ; elle saisit au vol un coup d’œil perçant et rusé jeté par ce dernier sur Bennigsen, et fut toute ravie de lui voir remettre à sa place son adversaire, qui rougit et fit quelques pas dans la chambre ; les paroles que Koutouzow avait prononcées d’une voix calme et mesurée à l’adresse de Bennigsen exprimaient une désapprobation complète.
« Je ne saurais, messieurs, accepter le plan du comte, dit Koutouzow. Faire changer de position à une armée dans le voisinage immédiat de l’ennemi est toujours une opération dangereuse ; l’histoire est là pour le confirmer. Ainsi, par exemple… » il s’arrêta comme pour rassembler ses souvenirs ; reportant ensuite un regard clair et d’une candeur affectée sur Bennigsen… « par exemple, si la bataille de Friedland, que vous devez vous rappeler, comte, n’a pas été à notre avantage, c’est précisément à cause d’une conversion semblable. »
Un silence d’une minute qui parut éternelle, pesa sur l’assistance.
Les discussions reprirent ensuite à bâtons rompus, mais on sentait que le sujet était épuisé.
Tout à coup Koutouzow soupira. Comprenant qu’il allait parler, tous les généraux se tournèrent vers lui.
« Eh bien, messieurs, je vois que c’est moi qui payerai les pots cassés. J’ai écouté les opinions de chacun. Je sais que quelques-uns ne seront pas de mon avis, mais… ajouta-t-il en se levant… en vertu du pouvoir qui m’a été confié par l’Empereur et la patrie, je commande la retraite ! »
Les généraux se dispersèrent dans un silence solennel, comme celui qui accompagne d’ordinaire les prières des morts. Malacha, qu’on attendait depuis longtemps à souper, descendit lentement et à reculons de la soupente, en se cramponnant de ses petits pieds nus aux saillies du poêle, et, se faufilant prestement entre les jambes des généraux, elle disparut par la porte entre-bâillée.
Koutouzow, après avoir congédié les membres du conseil, resta longtemps appuyé sur la table à réfléchir à ce terrible problème, se demandant de nouveau où et comment s’était décidé l’abandon de Moscou, et à qui il pouvait être imputé.
« Je ne m’y attendais pas, dit-il à son aide de camp Schneider, qui venait d’entrer chez lui à une heure avancée de la nuit. Je n’aurais jamais cru pareille chose possible !
— Il faut vous reposer, Altesse, lui répondit l’aide de camp.
— Eh bien, on verra ! Je leur ferai manger comme aux Turcs de la viande de cheval, » dit Koutouzow en frappant la table de son poing, et il répéta : « Ils en mangeront ! Ils en mangeront ! »
V
Comme contraste à Koutouzow et à propos d’un fait d’une bien autre importance que la retraite de l’armée, c’est-à-dire l’abandon et l’incendie de Moscou, le comte Rostoptchine passe, bien à tort, pour en avoir été le fauteur.
Tout Russe animé aujourd’hui du même sentiment qu’éprouvaient alors nos pères, aurait pu prophétiser ces événements, que la bataille de Borodino avait rendus inévitables.
À Smolensk, aussi bien que dans toutes les villes et tous les villages de l’Empire, l’esprit était le même qu’à Moscou, quoique complètement en dehors de l’influence du comte Rostoptchine et de ses affiches. Le peuple attendait l’ennemi avec insouciance, sans s’agiter, sans commettre aucun désordre. Il l’attendait avec calme, sentant que, lorsque le moment serait venu, il saurait agir comme il le devait. Dès qu’on sut l’approche de l’ennemi, les classes les plus aisées s’éloignèrent en emportant tout ce qu’elles pouvaient, et les pauvres détruisirent et incendièrent le reste. La conviction que ce devait être, et que ce sera toujours ainsi, existait alors et existe aujourd’hui dans tout cœur russe. Cette conviction, je dirai plus, la prévision de la prise de Moscou, s’était répandue en 1812 dans toute la société de cette ville. Ceux qui la quittaient en juillet et en août, en laissant derrière eux leurs maisons et la moitié de leur fortune, le prouvaient bien, car ils agissaient sous l’influence de ce patriotisme latent qui ne consiste ni dans les phrases, ni dans le sacrifice de ses enfants pour le salut de la patrie, et autres actes contraires à la nature humaine, mais qui s’exprime simplement, sans éclat, et par cela même produit d’immenses résultats. « Il est honteux, » disaient les affiches du comte Rostoptchine, « de fuir le danger. Les lâches seuls abandonnent Moscou ! » Et cependant ils partaient malgré la qualification de poltrons qui leur était appliquée ! Ils partaient parce qu’ils savaient que cela devait être ainsi. Rostoptchine ne pouvait les avoir effrayés par le récit des horreurs commises par Napoléon dans les pays conquis. Ils savaient très bien que Berlin et Vienne étaient restés intacts, et que pendant l’occupation française, les habitants passaient gaiement leur temps avec ces vainqueurs pleins de séductions que les hommes et même les femmes en Russie portaient alors dans leur cœur ! Ils partaient parce qu’il ne pouvait être question pour les Russes de rester sous la domination des Français : bonne ou mauvaise, pour eux elle était inacceptable ! Ils partaient sans se douter de la grandeur qu’il y avait à livrer une belle et opulente capitale à l’incendie et au pillage devenus par là même inévitables, car il n’est que trop vrai que ne pas brûler et ne pas piller des foyers abandonnés est tout à fait contraire à l’esprit du peuple russe ! Ainsi donc la grande dame qui dès le mois de juin quittait Moscou avec ses nègres et ses bouffons pour se réfugier dans ses terres du gouvernement de Saratow, malgré la crainte d’être arrêtée sur l’ordre de Rostoptchine, était instinctivement résolue à ne pas devenir la sujette de Bonaparte, et, d’après nous, elle accomplissait simplement et véritablement la grande œuvre du salut de la patrie ! Le comte Rostoptchine, au contraire, qui blâmait les partants, ou renvoyait les tribunaux hors de la ville ; qui fournissait à des braillards avinés de mauvaises armes ; qui ordonnait des processions et les défendait le lendemain ; qui s’emparait de toutes les voitures de transport des particuliers ; qui annonçait son intention de brûler Moscou, sa maison, et se dédisait le quart d’heure suivant ; qui exhortait la populace à se saisir des espions et lui reprochait ensuite de les avoir saisis ; qui chassait tous les Français de la ville, et y laissait tranquillement Mme Aubers-Chalmé, le grand centre de réunion de la colonie française ; qui, sans raison aucune, envoyait en exil le vieux et respectable Klutcharew, directeur des postes ; qui rassemblait le peuple sur les Trois-Montagnes soi-disant pour se battre avec l’ennemi, et lui livrait, pour s’en débarrasser, un homme à écharper ; qui prétendait ne pas survivre au malheur de Moscou et finissait par fuir par une porte dérobée, tout en rimant un mauvais quatrain français[1] pour que personne ne doutât de sa coopération : cet homme ne comprenait pas la valeur morale de l’événement qui s’accomplissait sous ses yeux. Dévoré du désir d’agir seul, d’étonner le monde par un exploit d’un patriotisme héroïque, il se moquait, en gamin, de l’abandon et de l’incendie de Moscou, en essayant d’arrêter ou d’activer, de son faible bras, le courant irrésistible du mouvement national qui l’emportait avec le reste.
VI
En revenant de Vilna avec la cour, Hélène se trouva dans une position embarrassante. Elle jouissait en effet à Pétersbourg de la protection toute particulière d’un grand seigneur qui occupait l’un des premiers postes de l’Empire, tandis qu’à Vilna elle s’était liée avec un jeune prince étranger, et, le prince et le grand seigneur faisant tous deux valoir leurs droits, elle dut dès lors songer à résoudre de son mieux le délicat problème de conserver cette double intimité sans offenser ni l’un ni l’autre. Ce qui aurait paru difficile, sinon impossible à une autre femme, n’exigea même pas de sa part un instant de réflexion : au lieu de cacher ses actes, ou d’employer toutes sortes de subterfuges pour sortir d’une fausse situation, ce qui aurait tout gâté en prouvant sa culpabilité, elle n’hésita pas une minute à mettre, comme un véritable grand homme, le droit de son côté.
En réponse aux reproches dont le jeune prince l’accabla à sa première visite, elle releva fièrement sa belle tête à moitié tournée vers lui.
« Voilà bien l’égoïsme et la cruauté des hommes, dit-elle avec hauteur. Je ne m’attendais pas à autre chose : la femme se sacrifie pour vous ; elle souffre, et voilà toute sa récompense ! Quel droit avez-vous, monseigneur, de me demander compte de mes amitiés ? Cet homme a été plus qu’un père pour moi. Oui, ajouta-t-elle vivement, pour l’empêcher de parler, peut-être a-t-il d’autres sentiments que ceux d’un père, mais ce n’est pas une raison pour que je lui ferme ma porte… Je ne suis pas un homme pour être ingrate ! Sachez, monseigneur, que je ne rends compte qu’à Dieu et à ma conscience de mes sentiments intimes, ajouta-t-elle en portant la main à son beau sein qui se soulevait d’émotion, et en levant les yeux au ciel.
— Mais écoutez-moi, au nom du ciel.
— Épousez-moi, et je serai votre esclave.
— Mais c’est impossible !
— Ah ! vous ne daignez pas descendre jusqu’à moi[2] ! » dit-elle en pleurant.
Le prince essaya de la consoler, tandis qu’à travers ses larmes elle répétait que le divorce était possible, qu’il y en avait des exemples (il y en avait alors si peu à citer, qu’elle nomma Napoléon et quelques autres personnages haut placés) ; qu’elle n’avait jamais été la femme de son mari, qu’elle avait été sacrifiée !
« Mais la religion, mais les lois ? répétait le jeune homme à demi vaincu.
— Les lois, la religion ?… Quelle en serait l’utilité si elles ne pouvaient servir à cela ? »
Surpris par cette réflexion, si simple en apparence, le jeune amoureux demanda conseil aux Révérends Pères de la congrégation de Jésus, avec lesquels il était en intimes relations.
Quelques jours plus tard, pendant une de ces brillantes fêtes que donnait Hélène à sa « datcha » de Kammennoï-Ostrow, on lui présenta un séduisant jésuite de robe courte, M. de Jobert, dont les yeux noirs et brillants faisaient un étrange contraste avec ses cheveux blancs comme neige. Ils causèrent longtemps ensemble dans le jardin, poétiquement éclairé par une splendide illumination, aux sons entraînants d’un joyeux orchestre, de l’amour de la créature pour Dieu, pour Jésus-Christ, pour les sacrés cœurs de Jésus et de Marie, et des consolations promises dans cette vie et dans l’autre par la seule vraie religion, la religion catholique ! Hélène, touchée de ces vérités, sentit plus d’une fois ses yeux se mouiller de larmes en écoutant M. de Jobert, dont la voix tremblait d’une sainte émotion ! Le cavalier qui vint la chercher pour la valse interrompit cet entretien, mais le lendemain son futur directeur de conscience passa la soirée en tête-à-tête avec elle, et, à dater de ce moment, devint un de ses habitués.
Un jour, il conduisit la comtesse à l’église catholique, où elle resta longtemps agenouillée devant un des autels. Le Français, qui n’était plus jeune, mais tout confit en béates séductions, lui posa les mains sur la tête, et, à cet attouchement, elle sentit, comme elle le raconta plus tard, l’impression d’une fraîche brise qui pénétrait dans son cœur… C’était la grâce qui opérait !
On la conduisit ensuite vers un abbé de robe longue, qui la confessa et lui donna l’absolution. Le lendemain il lui apporta chez elle, dans une boîte d’or, les hosties de la communion ; il la félicita d’être entrée dans le giron de la sainte Église catholique, l’assura que le pape en allait être informé, et qu’elle recevrait bientôt de lui un document important.
Tout ce qui se faisait autour d’elle et avec elle, l’attention dont elle était l’objet de la part de ces gens, dont la parole était si élégante et si fine, l’innocence de la colombe devenue son partage, figurée sur sa personne par des robes et des rubans d’une blancheur immaculée, tout lui causait une amusante distraction. Néanmoins elle ne perdait pas son but de vue et, comme il arrive toujours dans une affaire où il y a de la ruse sous jeu, c’était le plus faible comme intelligence qui devait vaincre le plus fort.
Hélène comprit fort bien que toutes ces belles phrases et tous ces efforts n’avaient d’autre objet que de la convertir au catholicisme et d’obtenir d’elle de l’argent pour les besoins de l’ordre. Aussi elle ne manqua pas d’insister auprès d’eux, avant de se rendre à leurs demandes, pour faire hâter les différentes formalités indispensables en vue de son divorce. Pour elle, la religion n’avait d’autre mission que de satisfaire ses désirs et ses caprices, tout en se conformant à de certaines convenances. Aussi, dans un de ses entretiens avec son confesseur, elle exigea qu’il lui dît catégoriquement à quel point l’engageaient les liens du mariage. C’était le moment du crépuscule : tous deux, près de la fenêtre ouverte du salon, respiraient le doux parfum des fleurs. Un corsage de mousseline des Indes voilait à peine la poitrine et les épaules d’Hélène ; l’abbé, bien nourri et rasé de frais, tenait ses mains blanches modestement croisées sur ses genoux, et, en portant sur elle un regard doucement enivré par sa beauté, lui expliquait sa manière d’envisager la question brûlante qui l’intéressait. Hélène souriait avec inquiétude ; on aurait dit qu’à voir la figure émue de son directeur spirituel elle craignait que la conversation ne prît une tournure alarmante. Mais, tout en subissant le charme de son interlocutrice, l’abbé se laissait évidemment aller au plaisir de développer sa pensée avec art.
« Dans l’ignorance des devoirs auxquels vous vous engagiez, disait-il, vous avez juré fidélité à un homme qui, de son côté, entré dans les liens du mariage, sans en reconnaître l’importance religieuse, a commis une profanation ; donc, ce mariage n’a pas eu son entière valeur, et cependant vous étiez liée par votre serment. Vous l’avez enfreint… Quel est donc votre péché ? Péché véniel ou mortel ? Péché véniel, assurément, parce que vous l’avez commis sans mauvaise intention. Si le but de votre second mariage est d’avoir des enfants, votre péché peut vous être remis ; mais, ici se présente une nouvelle question, et…
— Mais, dit Hélène en l’interrompant tout à coup avec une certaine impatience, je me demande comment, après avoir embrassé la vraie religion, je me trouverais encore liée par les obligations de celle qui est erronée ? »
Cette observation fit sur le confesseur à peu près le même effet que la solution du problème de l’œuf par Christophe Colomb ; il resta ébahi devant la simplicité avec laquelle elle l’avait résolu. Étonné et charmé de ses progrès rapides, il ne voulut pas cependant renoncer tout d’abord à lui déduire ses raisons.
« Entendons-nous, comtesse, » reprit-il en cherchant à combattre le raisonnement de sa fille spirituelle…
VII
Hélène comprenait fort bien que l’affaire en elle-même, ne présentait aucune difficulté au point de vue religieux, et que les objections de ses guides leur étaient dictées uniquement par la crainte des autorités laïques.
Elle décida donc qu’il fallait y préparer peu à peu la société. Elle excita la jalousie de son vieux protecteur et joua avec lui la même comédie qu’avec le prince. Aussi stupéfait d’abord que ce dernier de la proposition d’épouser une femme dont le mari était vivant, il ne tarda pas, grâce à l’imperturbable assurance d’Hélène, à regarder bientôt la chose comme toute naturelle. Hélène n’aurait certes pas gagné sa cause si elle avait montré la moindre hésitation, le moindre scrupule, et gardé le moindre mystère ; mais elle racontait, sans se gêner et avec un laisser-aller plein de bonhomie, à tous ses amis intimes (c’est-à-dire à tout Pétersbourg) qu’elle avait reçu du prince et de l’Excellence une proposition de mariage, qu’elle les aimait également, et qu’elle ne savait comment se résoudre à leur causer du chagrin. Le bruit de son divorce se répandit aussitôt ; bien des gens se seraient élevés contre son projet, mais, comme elle avait pris soin de laisser connaître l’intéressant détail de son incertitude entre ses deux adorateurs, ces gens-là n’y trouvèrent plus rien à redire. Elle avait déplacé la question ; on ne se demandait plus si la chose était possible, mais bien lequel des deux prétendants lui offrait le plus d’avantages, et comment la cour envisagerait son choix. Il y avait bien par-ci par-là des gens à préjugés qui, incapables de s’élever à la hauteur voulue, voyaient dans toute cette l’affaire une profanation du sacrement de mariage ; mais ils étaient peu nombreux et ils ne parlaient qu’à mots couverts. Quant à savoir s’il était bien ou mal pour une femme de se remarier du vivant de son mari, on n’en soufflait mot, parce que, disait-on, la question avait été déjà tranchée par des esprits supérieurs, et l’on ne voulait passer ni pour un sot ni pour un homme sans savoir-vivre.
Marie Dmitrievna Afrassimow fut la seule qui se permît d’exprimer hautement une opinion contraire. Elle était venue cet été-là à Pétersbourg voir un de ses fils ; rencontrant Hélène à un bal, elle l’arrêta au passage, et, au milieu d’un silence général, lui dit de sa voix forte et dure :
« Tu veux donc te remarier du vivant de ton mari ? Crois-tu donc avoir inventé quelque chose de neuf ? Pas du tout, ma très chère, tu as été devancée et c’est depuis longtemps l’usage dans… »
Et, sur ces mots, Marie Dmitrievna, relevant par habitude ses larges manches, la regarda sévèrement et lui tourna le dos. Malgré la crainte qu’inspirait Marie Dmitrievna, on la traitait volontiers de folle : aussi ne resta-t-il de sa mercuriale que l’injure de la fin, qu’on se redisait à l’oreille, cherchant dans ce mot seul tout le sel de son sermon.
Le prince Basile, qui depuis quelque temps perdait la mémoire et se répétait à tout propos, disait à sa fille, chaque fois qu’il la rencontrait :
« Hélène, j’ai un mot à vous dire :… J’ai eu vent de certains projets relatifs à… vous savez ? Eh bien, ma chère enfant, vous savez que mon cœur de père se réjouit de vous savoir… vous avez tant souffert… mais, chère enfant, ne consultez que votre cœur. C’est tout ce que je vous dis[3]… » Et, pour cacher son émotion de commande, il la serrait sur sa poitrine.
Bilibine n’avait pas perdu sa réputation d’homme d’esprit ; c’était un de ces amis désintéressés comme les femmes à la mode en ont souvent, et qui ne changent jamais de rôle ; il lui exposa un jour, en petit comité, sa manière de voir sur cet important sujet.
« Écoutez, Bilibine, » lui répondit Hélène, qui avait l’habitude d’appeler les amis de cette catégorie par leur nom de famille… et elle lui toucha l’épaule de sa blanche main couverte de bagues chatoyantes : « Dites-moi comme à une sœur ce que je dois faire… Lequel des deux ? » Bilibine plissa son front et se mit à réfléchir.
« Vous ne me prenez pas par surprise, dit-il. Je ne fais qu’y penser. Si vous épousez le prince, vous perdez pour toujours la chance d’épouser l’autre, et vous mécontentez la cour, car vous savez qu’il existe de ce côté une certaine parenté. Si au contraire vous épousez le vieux comte, vous faites le bonheur de ses derniers jours, et puis, comme veuve d’un aussi grand personnage, le prince ne se mésalliera plus en vous épousant.
— Voilà un véritable ami ! dit Hélène rayonnante. Mais c’est que j’aime l’un et l’autre ; je ne voudrais pas leur faire de chagrin, je donnerais ma vie pour leur bonheur à tous deux ! »
Bilibine haussa les épaules ; évidemment à cette douleur-là il ne trouvait pas de remède. « Quelle maîtresse femme ! se dit-il. Voilà ce qui s’appelle poser carrément la question. Elle voudrait épouser tous les trois à la fois[4] ! »
« Mais dites-moi un peu comment votre mari envisage la question. Consentira-t-il ?
— Ah ! il m’aime trop pour ne pas faire tout pour moi, lui dit Hélène, persuadée que Pierre l’aimait aussi.
— Il vous aime jusqu’à divorcer ? » demanda Bilibine.
Hélène éclata de rire.
La mère d’Hélène était aussi du nombre des personnes qui se permettaient de douter de la légalité de l’union projetée. Dévorée par l’envie que lui inspirait sa fille, elle ne pouvait surtout se faire à la pensée du bonheur qui allait lui échoir ; elle se renseigna auprès d’un prêtre russe sur la possibilité d’un divorce. Le prêtre lui assura, à sa grande satisfaction, que la chose était inadmissible, et lui cita à l’appui un texte de l’Évangile qui ôtait tout espoir à une femme de se remarier du vivant de son mari. Armée de ces arguments, inattaquables à ses yeux, la princesse courut chez sa fille de grand matin, pour être plus sûre de la trouver seule. Hélène l’écouta tranquillement et sourit avec une douce ironie.
« Je t’assure, lui répétait sa mère, qu’il est formellement défendu d’épouser une femme divorcée.
— Ah ! maman, ne dites pas de bêtises, vous n’y entendez rien. Dans ma position j’ai des devoirs…
— Mais, mon amie…
— Mais, maman, comment ne comprenez-vous pas que le Saint-Père, qui a le droit de donner des dispenses… ? »
En ce moment, sa dame de compagnie vint lui annoncer que Son Altesse l’attendait au salon.
« Non, dites-lui que je ne veux pas le voir, que je suis furieuse contre lui, parce qu’il m’a manqué de parole…
— Comtesse, à tout péché miséricorde, » dit, en se montrant sur le seuil de la porte, un jeune homme blond, aux traits accentués.
La vieille princesse se leva, lui fit une révérence respectueuse, dont le nouveau venu ne daigna pas même s’apercevoir, et, jetant un coup d’œil à sa fille, quitta majestueusement la chambre. « Elle a raison, se disait la vieille princesse, dont les scrupules s’étaient envolés à la vue de l’Altesse : elle a raison ! Comment ne nous en doutions-nous pas, nous autres, lorsque nous étions jeunes ! C’était pourtant bien simple ! » ajouta-t-elle en montant en voiture.
Au commencement du mois d’août, l’affaire d’Hélène fut décidée, et elle écrivit à son mari — « qui l’aimait tant » — une lettre où elle lui annonçait son intention d’épouser N., et sa conversion à la vraie religion. Elle lui demandait en outre de remplir les formalités nécessaires au divorce, formalités que le porteur de la missive était chargé de lui expliquer : « Sur ce, mon ami, je prie Dieu de vous avoir en sa sainte et puissante garde. Votre amie, Hélène[5]. » Cette lettre arriva chez Pierre le jour même où il était à Borodino.
VIII
Pour la seconde fois depuis le commencement de la bataille, Pierre abandonna la batterie et courut avec les soldats à Kniazkow. En traversant le ravin, il atteignit l’ambulance : n’y voyant que du sang et n’y entendant que des cris et des gémissements, il s’enfuit au plus vite ; il ne désirait qu’une chose : oublier au plus tôt les terribles impressions de la journée, rentrer dans les conditions ordinaires de la vie et retrouver sa chambre et son lit ; il sentait que là seulement il serait capable de se rendre compte de tout ce qu’il avait vu et ressenti. Mais comment faire ? Sans doute les balles et les bombes ne sifflaient plus sur le chemin qu’il suivait, mais les mêmes scènes de souffrances se reproduisaient à chaque pas ; il rencontrait les mêmes figures, épuisées ou étrangement indifférentes ; il entendait encore dans l’éloignement le bruit sinistre de la fusillade.
Après avoir fait trois verstes sur la route poudreuse de Mojaïsk, il s’assit suffoqué. La nuit descendait, le grondement des canons avait cessé. Pierre, la tête appuyée sur sa main, resta longtemps couché à voir passer les ombres qui le frôlaient dans les ténèbres. Il lui semblait à chaque instant qu’un boulet arrivait sur lui, et il se soulevait en tressaillant. Il ne sut jamais au juste combien de temps il était resté ainsi. Au milieu de la nuit, trois soldats le tirèrent de cette léthargie en allumant à côté de lui un feu sur lequel ils placèrent leur marmite ; ils émiettèrent leur biscuit dans la marmite en y ajoutant de la graisse, et un agréable fumet de graillon, mêlé à la fumée, se répandit autour du brasier. Pierre soupira, mais les soldats n’y firent aucune attention et continuèrent à causer.
« Qui es-tu, toi ? dit tout à coup l’un d’eux en s’adressant à lui ; il voulait sans doute lui faire entendre qu’ils lui donneraient à manger s’il était digne de leur intérêt.
— Moi, moi ? répondit Pierre. Je suis un officier de la milice mais mon détachement n’est pas ici, je l’ai perdu sur le champ de bataille.
— Tiens ! lui dit l’un des soldats, tandis que son compagnon hochait la tête… Eh bien, alors, mange si tu veux ! » ajouta-t-il en tendant à Pierre la cuiller de bois dont il venait de se servir.
Pierre se rapprocha du feu et se mit à manger : jamais nourriture ne lui avait paru meilleure. Pendant qu’il avalait de grandes cuillerées de ce ragoût, le soldat avait les yeux fixés sur sa figure éclairée par le feu.
« Où vas-tu, dis donc ? lui demanda-t-il.
— Je vais à Mojaïsk.
— Tu es donc un monsieur ?
— Oui.
— Comment t’appelle-t-on ?
— Pierre Kirilovitch.
— Eh bien, Pierre Kirilovitch, nous te conduirons si tu veux… »
Et les soldats se mirent en route avec Pierre.
Les coqs chantaient déjà lorsqu’ils atteignirent Mojaïsk et en gravirent péniblement la raide montée. Pierre, dans sa distraction, avait oublié que son auberge se trouvait au bas de la montagne, et il ne s’en serait plus souvenu s’il n’avait rencontré son domestique qui allait à sa recherche. Reconnaissant son maître à son chapeau blanc qui se détachait sur l’obscurité :
« Excellence, s’écria-t-il, nous ne savions plus ce que vous étiez devenu. Vous êtes à pied ? Où allez-vous donc ? Venez par ici.
— Ah oui ! » dit Pierre en s’arrêtant.
Les soldats firent comme lui.
« Eh bien, quoi ? demanda l’un d’eux, vous avez donc retrouvé les vôtres ? Eh bien, adieu, Pierre Kirilovitch.
— Adieu ! reprirent les autres en chœur.
— Adieu ! leur répondit Pierre en s’éloignant… Ne faudrait-il pas leur donner quelque chose ? » se demanda-t-il en mettant la main à son gousset. « Non, c’est inutile, » lui répondit une voix intérieure. Les chambres de l’auberge étant toutes occupées, Pierre alla coucher dans sa calèche de voyage.
IX
À peine avait-il posé sa tête sur le coussin, qu’il sentit le sommeil le gagner, et tout à coup, avec une netteté de perception qui touchait presque à la réalité, il crut entendre le grondement du canon, la chute des projectiles, les gémissements des blessés, sentir le sang et la poudre, et il éprouva une sensation de terreur irréfléchie. Il ouvrit les yeux et releva la tête. Tout était calme autour de lui. Seul un domestique militaire causait devant la porte cochère avec le dvornik ; au-dessus de sa tête, dans l’angle des poutres équarries du hangar, des pigeons effarouchés par ses mouvements agitèrent leurs ailes ; à travers une fente on entrevoyait le ciel pur et étoilé, et l’odeur pénétrante du foin, du goudron et du fumier faisait vaguement rêver à la paix et aux rustiques travaux : « Je remercie Dieu que ce soit fini ! Quelle terrible chose que la peur, et quelle honte pour moi de m’y être laissé aller !… Et « Eux », eux qui ont été fermes et calmes jusqu’au dernier moment ! « Eux », c’étaient les soldats, ceux de la batterie, ceux qui lui avaient donné à manger, ceux qui priaient devant l’image ! Pour lui, dans sa pensée, ils se détachaient de tout le reste des hommes : « Être soldat, simple soldat, se disait Pierre, entrer dans cette vie commune, y prendre part de tout son être, se pénétrer de ce qui les pénètre !… Mais comment se débarrasser de ce fardeau diabolique et inutile qui pèse sur mes épaules ? J’aurais pu le faire autrefois, fuir la maison de mon père, et même, après le duel avec Dologhow, j’aurais pu être fait soldat ! » Et dans son imagination il revit le banquet du club, la provocation de Dologhow, son entretien à Torjok avec le Bienfaiteur, et Anatole, et Nevitsky, et Denissow, et tous ceux qui avaient joué un rôle dans sa vie défilèrent confusément devant lui. Lorsqu’il se réveilla, la lueur bleuâtre de l’aube glissait sous l’appentis, et une légère gelée blanche pailletait les poteaux : « Ah ! c’est déjà le jour ! » se dit Pierre, qui se rendormit dans l’espérance de comprendre les paroles du Bienfaiteur, qu’il avait entendues en rêve. L’impression qu’elles lui avaient laissée était si vive, que longtemps après il s’en souvint. Il demeura d’autant plus persuadé qu’elles avaient été réellement prononcées, qu’il ne se sentait pas capable de donner cette forme à sa pensée : « La guerre, lui avait dit cette voix mystérieuse, est pour la liberté humaine l’acte de soumission le plus pénible aux lois divines… La simplicité du cœur consiste dans la soumission à la volonté de Dieu, et « Eux » sont simples ! « Eux » ne parlent pas, mais agissent… La parole est d’argent, le silence est d’or… Tant que l’homme redoute la mort, l’homme est un esclave… Celui qui ne la craint pas domine tout… Si la souffrance n’existait pas, l’homme ne connaîtrait pas de limites à sa volonté et ne se connaîtrait pas lui-même… » Il murmurait encore des paroles sans suite lorsque son domestique le réveilla en lui demandant s’il fallait atteler. Le soleil frappait en plein le visage de Pierre ; il jeta un coup d’œil dans la cour, pleine de boue et de fumier, au milieu de laquelle il y avait un puits : autour de ce puits, des soldats donnaient à boire à leurs chevaux efflanqués, attelés à des charrettes qui sortaient de la cour d’auberge l’une après l’autre. Pierre se retourna avec dégoût, ferma les yeux et se laissa retomber sur les coussins de cuir de sa voiture. « Non, pensa-t-il, je ne veux pas voir toutes ces vilaines choses, je veux comprendre ce qui m’a été révélé pendant mon sommeil. Une seconde de plus et je l’aurais compris. Que faire à présent ? » se dit-il en sentant avec terreur que tout ce qui lui avait paru si clair et si précis en rêve s’était évanoui. Il se leva après avoir appris de son domestique et du dvornik que les Français se rapprochaient de Mojaïsk et que les habitants s’en éloignaient. Il donna l’ordre d’atteler et partit à pied en avant, Les troupes se retiraient également en laissant derrière elles dix mille blessés. On en voyait partout, dans les rues, dans les cours et aux fenêtres des maisons. On n’entendait partout que des cris et des jurons. Pierre, ayant rencontré un général blessé qu’il connaissait, lui offrît une place dans sa calèche, et ils continuèrent ensemble leur route vers Moscou. Chemin faisant, il apprit la mort de son beau-frère et celle du prince André.
X
Il rentra à Moscou le 30 août ; il en avait à peine franchi la barrière, qu’il rencontra un aide de camp du comte Rostoptchine.
« Nous vous cherchons partout, lui dit ce dernier : le comte veut vous voir pour une affaire importante et vous prie de passer chez lui. »
Pierre, sans entrer dans son hôtel, prit un isvostchik et se rendit chez le gouverneur général, qui lui-même venait seulement d’arriver de la campagne. Le salon d’attente était plein de monde. Vassiltchikow et Platow l’avaient déjà vu, et lui avaient déclaré qu’il était impossible de défendre Moscou et que la ville serait livrée à l’ennemi. Bien que l’on cachât cette nouvelle aux habitants, les fonctionnaires civils et les chefs des différentes administrations vinrent demander au comte ce qu’ils devaient faire, afin de mettre à couvert leur responsabilité. Au moment où Pierre entra dans le salon, un courrier de l’armée sortait du cabinet de Rostoptchine. Le courrier répondit par un geste désespéré aux questions qui l’assaillirent de toutes parts et passa outre sans s’arrêter. Pierre porta ses yeux fatigués sur les différents groupes de fonctionnaires civils et militaires, jeunes et vieux, qui attendaient leur tour. Tous étaient inquiets et agités. Il s’approcha de deux de ses connaissances qui causaient ensemble. Après quelques paroles échangées, la conversation interrompue se renoua.
« On ne peut répondre de rien dans la situation présente, disait l’un.
— Et pourtant voilà ce qu’il vient d’écrire, répondait l’autre en montrant une feuille imprimée.
— C’est bien différent : cela, c’est pour le peuple.
— Qu’est-ce donc ? demanda Pierre.
— Voilà ! c’est sa nouvelle affiche. »
Pierre la prit pour la lire.
« Son Altesse, dans l’intention d’opérer une plus prompte jonction avec les troupes qui marchent à sa rencontre, a traversé Mojaïsk et s’est établie dans une forte position où l’ennemi ne l’attaquera pas de sitôt. On lui a envoyé d’ici quarante-huit canons et des munitions, et Son Altesse affirme qu’elle défendra Moscou jusqu’à la dernière goutte de son sang, et qu’elle est prête même à se battre dans les rues. Ne faites pas attention, mes bons amis, à la fermeture des tribunaux : il fallait les mettre à l’abri. Mais n’importe ! Le scélérat trouvera à qui parler. Quand ce moment arrivera, je demanderai des jeunes braves de la ville et de la campagne. Je pousserai alors un grand cri d’appel, mais en attendant je me tais. La hache sera une bonne chose, l’épieu ne sera pas mal, mais le mieux sera la fourche : le Français n’est pas plus lourd qu’une gerbe de seigle. Demain, après midi, l’image d’Iverskaïa ira visiter les blessés de l’hôpital Catherine. Là nous les aspergerons d’eau bénite, ils en guériront plus tôt. Moi-même je me porte bien : j’avais un œil malade, maintenant j’y vois des deux yeux. »
« Les militaires m’ont assuré, dit Pierre, qu’on ne pouvait pas se battre en ville et que la position…
— Nous en causions justement, fit observer l’un des deux fonctionnaires.
— Que veut donc dire cette phrase à propos de son œil ?
— Le comte a eu un orgelet, répondit un aide de camp, et il s’est tourmenté quand je lui ai dit qu’on venait demander de ses nouvelles… Mais à propos, comte, ajouta l’aide de camp en souriant, on nous a raconté que vous aviez des chagrins domestiques et que la comtesse, votre femme…
— Je n’en sais rien, répondit Pierre avec indifférence : qu’avez-vous entendu dire ?
— Oh ! vous savez, on invente tant de choses, mais je ne répète que ce que j’ai entendu : on assure qu’elle…
— Qu’assure-t-on ?
— On assure que votre femme va à l’étranger.
— C’est possible, répondit Pierre en regardant d’un air distrait autour de lui… Mais qui est-ce donc que je vois là-bas ? ajouta-t-il en indiquant un vieillard de haute taille, dont les sourcils et la longue barbe blanche contrastaient avec la coloration de sa figure.
— Ah ! celui-ci ?… C’est un traiteur nommé Vérestchaguine. Vous connaissez peut-être l’histoire de la proclamation ?
— Tiens, c’est lui, dit Pierre en examinant la physionomie ferme et calme du marchand, qui n’avait rien de celle d’un traître.
— Ce n’est pas lui qui a écrit la proclamation, c’est son fils : il est en prison et je crois qu’il va lui en cuire !… C’est une histoire fort embrouillée. Il y a deux mois à peu près que cette proclamation a paru. Le comte fit faire une enquête : c’est Gabriel Ivanovitch, ici présent, qui en a été chargé ; cette proclamation avait passé de main en main.
« — De qui la tenez-vous ? demandait-il à l’un.
« — D’un tel, » répondait-on ; il courait alors chez la personne indiquée, et de fil en aiguille il remonta jusqu’à Vérestchaguine, un jeune marchand naïf, auquel nous demandâmes de qui il la tenait. Nous le savions très bien, car il ne pouvait l’avoir reçue que du directeur des postes, et il était facile de voir qu’ils s’entendaient.
« Il répond :
« — De personne, c’est moi qui l’ai écrite. »
« On le menace, on le supplie, il ne varie pas dans son dire.
« Le comte le fait appeler :
« — De qui tiens-tu cette proclamation ?
« — C’est moi qui l’ai composée. » Alors vous comprenez la colère du comte, ajouta l’aide de camp ; mais aussi vous conviendrez qu’il y avait de quoi être irrité devant ce mensonge et cette obstination.
— Ah ! je comprends, dit Pierre : le comte voulait qu’on lui dénonçât Klutcharew.
— Pas du tout, pas du tout, répliqua l’aide de camp effrayé : Klutcharew avait d’autres péchés sur la conscience, pour lesquels il a été renvoyé… Mais, pour en revenir à l’affaire, le comte était indigné… « Comment aurais-tu pu la composer ? Tu l’as traduite, car voilà le journal de Hambourg, et, qui plus est, tu l’as mal traduite, car tu ne sais pas le français, imbécile !
« — Non, répond-il, je n’ai lu aucun journal, c’est moi qui l’ai composée.
« — Si c’est ainsi, tu es un traître, je te ferai juger, et l’on te pendra ! » C’en est resté là. Le comte a fait appeler le vieux, et le père répond comme le fils. Le jugement a été prononcé, on l’a condamné, je crois, aux travaux forcés, et le vieux vient aujourd’hui demander sa grâce. C’est un vilain garnement, un enfant gâté, un joli cœur, un séducteur, il aura suivi des cours quelque part et il se croit supérieur à tout le monde. Son père tient un restaurant près du pont de pierre ; on y voit une grande image qui représente Dieu le père tenant d’une main le sceptre et de l’autre le globe. Eh bien ; figurez-vous qu’il l’a emportée de là chez lui et qu’un misérable peintre… »
XI
L’aide de camp en était là de sa nouvelle histoire lorsque Pierre fut appelé chez le gouverneur général. Le comte Rostoptchine, les sourcils froncés, se passait la main sur les yeux et sur le front au moment où Pierre entra dans son cabinet.
« Ah ! bonjour, guerrier redoutable, dit Rostoptchine. Nous connaissons vos prouesses, mais il ne s’agit pas de cela pour le quart d’heure… Entre nous, mon cher, êtes-vous maçon ? » demanda-t-il d’un ton sévère qui impliquait tout à la fois le reproche et le pardon.
Pierre se taisait.
« Je suis bien informé, mon cher, reprit le comte, mais je sais qu’il y a maçon et maçon, et j’espère que vous n’êtes pas de ceux qui perdent la Russie, sous prétexte de sauver l’humanité.
— Oui, je suis maçon, répondit Pierre.
— Eh bien, mon très cher, vous n’ignorez pas, sans doute, que MM. Spéransky et Magnitzky ont été envoyés vous devinez où, avec Klutcharew et quelques autres, dont le but avoué était l’édification du temple de Salomon et la destruction du temple de la patrie. Vous pensez bien que je n’aurais pas renvoyé le directeur des postes s’il n’avait pas été un homme dangereux. Je sais que vous lui avez facilité son voyage en lui donnant une voiture, et qu’il vous a confié des documents importants. J’ai de l’amitié pour vous ; vous êtes plus jeune que moi, écoutez donc le conseil paternel que je vous donne ; rompez toute relation avec ces gens-là et partez le plus tôt possible.
— Mais quel est donc le crime de Klutcharew ? demanda Pierre.
— C’est mon affaire et non la vôtre ! s’écria Rostoptchine.
— On l’accuse de répandre les proclamations de Napoléon ? mais ce n’est pas prouvé, poursuivit Pierre sans regarder le comte : et Vérestchaguine ?…
— Nous y voilà ! dit Rostoptchine en l’interrompant avec colère : Vérestchaguine est un traître qui recevra son dû ; je ne vous ai pas fait appeler pour juger mes actes, mais pour vous donner le conseil ou l’ordre de vous éloigner, comme il vous plaira, et de rompre toute relation avec les Klutcharew et compagnie ! » Remarquant qu’il s’était un peu trop échauffé en parlant à un homme qui n’avait rien à se reprocher, il lui serra la main et changea subitement de ton. « Nous sommes à la veille d’un désastre public, et je n’ai pas le temps de dire des gentillesses à tous ceux qui ont affaire à moi, la tête me tourne. Eh bien, mon cher, que ferez-vous ?
— Rien, répondit Pierre sans lever les yeux, et il avait un air soucieux.
— Un conseil d’ami, mon cher, décampez, et au plus tôt, c’est tout ce que je vous dis. À bon entendeur, salut ! Adieu, mon cher… À propos, est-ce vrai que la comtesse soit tombée entre les pattes des saints pères de la Société de Jésus ? »
Pierre ne répondit rien et quitta la chambre d’un air sombre et irrité.
En rentrant chez lui, il y trouva quelques personnes qui l’attendaient, le secrétaire du comité, le colonel du bataillon, son intendant, son majordome, etc. ; tous avaient à lui demander quelque chose. Pierre ne comprenait rien, ne s’intéressait pas à leurs affaires et ne répondait aux gens que pour s’en débarrasser au plus vite. Enfin, resté seul, il décacheta et lut la lettre de sa femme, qu’il venait de trouver sur sa table. « La simplicité du cœur consiste dans la soumission à la volonté de Dieu. Eux en sont un exemple, se dit-il après l’avoir lue ; il faut savoir oublier et comprendre tout… Ainsi donc ma femme se remarie… » Et, s’approchant de son lit, il se jeta dessus et s’endormit aussitôt, sans même se donner le temps de se déshabiller.
À son réveil, on vint lui dire qu’un homme de la police était venu s’informer, de la part du comte Rostoptchine, s’il était parti, et que plusieurs personnes l’attendaient. Pierre fit à la hâte sa toilette, et, au lieu de passer au salon, prit l’escalier de service et disparut par la porte cochère.
Depuis lors, et jusqu’après l’incendie de Moscou, malgré toutes les recherches qu’on put faire, personne ne le revit et ne sut ce qu’il était devenu.
XII
Les Rostow ne quittèrent Moscou que le 13 septembre, la veille même de l’entrée de l’ennemi.
Une terreur folle s’était emparée de la comtesse après l’entrée de Pétia au régiment des cosaques d’Obolensky et son départ pour Biélaïa-Tserkow. La pensée que ses deux fils étaient à la guerre, exposés tous deux à être tués, ne lui laissait pas une minute de repos. Elle essaya de revoir Nicolas, et voulut aller reprendre Pétia, afin de le placer en sûreté à Pétersbourg : mais ces deux projets échouèrent. Nicolas, qui, dans sa dernière lettre, avait raconté sa rencontre imprévue avec la princesse Marie, ne donna plus signe de vie pendant longtemps. L’agitation de la comtesse s’en augmenta, et finit par la priver complètement de sommeil. Le comte s’ingénia à calmer les inquiétudes de sa femme, et parvint à faire passer son plus jeune fils du régiment d’Obolensky dans celui de Besoukhow qui se formait à Moscou même ; la comtesse en fut ravie, et se promit de veiller sur son benjamin. Tant que Nicolas avait été seul en danger, il lui avait semblé, et elle s’en faisait de vifs reproches, qu’elle l’aimait plus que ses autres enfants, mais lorsque le cadet, ce gamin paresseux de Pétia, avec ses yeux noirs pétillants de malice, ses joues vermeilles au léger duvet et son nez camard, se trouva tout à coup loin d’elle, au milieu de soldats rudes et grossiers qui se battaient et s’entretuaient avec les ennemis, elle crut sentir qu’il était devenu son préféré ; elle ne pensait plus qu’au moment de le revoir. Dans son impatience, tous les siens, ceux mêmes qu’elle aimait le plus, ne faisaient que l’irriter : « Je n’ai besoin que de Pétia, pensait-elle… Que me font les autres ? » Une seconde lettre de Nicolas, qui arriva vers les derniers jours d’août, ne calma pas ses inquiétudes, bien qu’il écrivît du gouvernement de Voronège, où il avait été envoyé pour la remonte des chevaux. Le sachant hors de danger, ses craintes pour Pétia redoublèrent. Presque toutes les connaissances des Rostow avaient quitté Moscou, on engageait la comtesse à suivre au plus tôt cet exemple ; néanmoins elle ne voulut pas entendre parler de départ avant le retour de son Pétia adoré, qui arriva enfin le 9 ; mais, à son grand étonnement, cet officier de seize ans se montra peu touché de l’accueil plein de tendresse exaltée et maladive de sa mère : aussi se garda-t-elle bien de lui faire part de son intention de ne plus lui permettre de sortir de dessous l’aile maternelle. Pétia le devina d’instinct, et, pour ne pas se laisser attendrir, pour ne pas s’efféminer, comme il disait, il répondit à ses démonstrations par une froideur calculée et, pour mieux s’y soustraire, passa tout son temps avec Natacha, qu’il avait toujours beaucoup aimée.
L’insouciance du comte était toujours la même ; aussi rien ne se trouva prêt le 9, date fixée pour leur départ, et les chariots envoyés de leurs terres de Riazan et de Moscou pour le déménagement n’arrivèrent que le 11. Du 9 au 12, une agitation fiévreuse régnait à Moscou : tous les jours des milliers de charrettes amenaient des blessés de la bataille de Borodino et emportaient les habitants et tout ce qu’ils avaient pu prendre avec eux, se croisant aux barrières de la ville. Malgré les affiches de Rostoptchine, ou peut-être à cause de ses affiches, les nouvelles les plus extraordinaires circulaient de tous côtés. On assurait qu’il était défendu de quitter la capitale, ou bien qu’après avoir mis en sûreté les saintes images et les reliques des saints, on forçait tous les habitants à s’éloigner, ou bien encore qu’une bataille avait été gagnée depuis celle de Borodino ; d’autres soutenaient que l’armée avait été détruite, que la milice irait jusqu’aux Trois-Montagnes avec le clergé en tête, que les paysans se révoltaient, qu’on avait arrêté des traîtres, etc., etc. Ce n’étaient que des faux bruits, mais ceux qui partaient, comme ceux qui restaient, tous étaient convaincus que Moscou serait abandonné, qu’il fallait fuir et sauver ce qu’on pouvait. On sentait que tout allait s’écrouler, mais jusqu’au 1er septembre il n’y avait rien de changé en apparence, et, comme le criminel qui regarde encore autour de lui quand on le mène au supplice, Moscou continua, par la force de l’habitude, à vivre de sa vie ordinaire, malgré l’imminence de la catastrophe qui allait le bouleverser de fond en comble.
Ces trois jours se passèrent pour la famille Rostow dans les agitations et les soucis de l’emballage. Tandis que le comte courait la ville en quête de nouvelles et prenait des dispositions générales et vagues pour son départ, la comtesse surveillait le triage des effets, courait après Pétia qui la fuyait, et jalousait Natacha qui ne le quittait pas. Sonia seule s’occupait avec soin et intelligence de tout faire emballer. Depuis quelque temps, elle était triste et mélancolique. La lettre de Nicolas dans laquelle il parlait de son entrevue avec la princesse Marie, avait fait naître chez la comtesse tout un monde d’espérances qu’elle n’avait pas même cherché à dissimuler devant elle, car elle voyait le doigt de Dieu dans cette rencontre. « Je ne me suis jamais réjouie, avait-elle dit, de voir Bolkonsky fiancé à Natacha, tandis que j’ai toujours désiré de voir Nicolas épouser la princesse Marie, et j’ai le pressentiment que cela aura lieu… Quel bonheur ce serait !… » Et la pauvre Sonia était bien forcée de lui donner raison, car un mariage avec une riche héritière n’était-il pas le seul moyen de relever la fortune compromise des Rostow ? Elle en avait le cœur gros, et, pour faire diversion à son chagrin, elle avait pris sur elle l’ennuyeux et difficile travail du déménagement, et c’était à elle que s’adressaient le comte et la comtesse lorsqu’il y avait un ordre à donner. Pétia et Natacha, qui au contraire ne faisaient rien pour aider leurs parents, gênaient tout le monde et entravaient la besogne. On n’entendait dans toute la maison que leurs éclats de rire et leurs courses folles. Ils riaient sans savoir pourquoi, uniquement parce qu’ils étaient gais et que tout leur était matière à plaisanterie. Pétia, qui n’était qu’un gamin quand il avait quitté la maison maternelle, se réjouissait d’y être revenu jeune homme ; il se réjouissait aussi de n’être plus à Biélaïa-Tserkow, où il n’y avait aucun espoir de se battre, et d’être de retour à Moscou, où, bien sûr, il sentirait la poudre. Natacha, de son côté, était gaie parce qu’elle avait été trop longtemps triste, parce que rien ne lui rappelait en ce moment la cause de son chagrin, et qu’elle avait retrouvé sa belle santé d’autrefois ; ils étaient gais enfin parce que la guerre était aux portes de Moscou, et qu’on allait s’y battre, parce qu’on distribuait des armes, parce qu’il y avait des pillards, des partants, du tapage et qu’il se passait de ces événements extraordinaires qui mettent toujours l’homme en train, surtout dans son extrême jeunesse.
XIII
Le samedi 12 septembre, tout était sens dessus dessous dans la maison Rostow ; les portes étaient ouvertes, les meubles emballés ou déplacés, les glaces, les tableaux enlevés, les chambres pleines de foin, de papiers, et de caisses que les gens et les paysans du comte emportaient, à pas lourds et traînants. Dans la cour se pressaient plusieurs chariots, dont quelques-uns étaient déjà tout chargés et cordés, tandis que les autres attendaient à vide, et que les voix des nombreux domestiques et des paysans retentissaient dans tous les coins de la cour et de l’hôtel. Le comte était sorti. La comtesse, à laquelle le bruit et l’agitation venaient de donner la migraine, étendue sur un fauteuil dans un des salons, se mettait des compresses de vinaigre sur la tête. Pétia était allé chez un camarade, avec lequel il comptait passer de la milice dans un régiment de marche. Sonia assistait dans la grande salle à l’emballage de la porcelaine et des cristaux, et Natacha, assise par terre dans sa chambre démeublée, au milieu d’un tas de robes, d’écharpes et de rubans, jetés de côté et d’autre, tenait à la main une vieille robe de bal démodée, dont elle ne pouvait détacher les yeux : c’était celle qu’elle avait mise à son premier bal à Pétersbourg.
Elle s’en voulait d’être oisive dans la maison au milieu de l’agitation de tous, et plusieurs fois dans le courant de la matinée elle avait essayé de se mettre à la besogne, mais cette besogne l’ennuyait, et jamais elle n’avait su ni pu s’appliquer à un travail quelconque, lorsqu’elle ne pouvait s’y employer de cœur et d’âme. Après quelques essais infructueux, elle abandonna à Sonia les cristaux et la porcelaine, pour mettre en ordre ses propres effets. Elle s’en amusa d’abord, en distribuant robes et rubans aux femmes de chambre, mais lorsqu’il s’agit de tout emballer, elle fut bientôt fatiguée.
« Tu vas m’arranger cela bien gentiment, n’est-ce pas Douniacha ? » dit-elle ; alors, s’asseyant sur le plancher, les yeux fixés de nouveau sur sa robe de bal, elle s’absorba dans une rêverie qui la ramena bien loin dans le passé.
Elle en fut tirée par le babil des femmes de chambre dans la pièce voisine et par le bruit des gens qui montaient par l’escalier de service. Elle se leva et regarda par la fenêtre. Un long convoi de blessés était arrêté devant la maison. Les femmes, les laquais, la ménagère, la bonne, les cuisiniers, les marmitons, les cochers, les postillons, tous se pressaient sous la porte cochère pour les examiner. Natacha, jetant sur ses cheveux son mouchoir de poche dont elle retenait des deux mains les bouts sous son menton, descendit dans la rue.
L’ex-ménagère, la vieille Mavra Kouzminichna, se sépara du groupe qui stationnait sous la porte, et, s’approchant d’une télègue couverte de nattes de tille, se mit à causer avec un jeune et pâle officier qui s’y trouvait couché. Natacha se rapprocha d’elle timidement pour écouter ce qu’ils se disaient.
« Vous n’avez donc pas de parents à Moscou ? demandait la vieille. Vous seriez pourtant bien mieux dans un appartement, chez nous par exemple ? Voilà nos maîtres qui partent.
— Mais le permettront-ils ? demanda le blessé d’une voix faible. Il faut le demander au chef, » ajouta-t-il en montrant un gros major à quelques pas de là.
Natacha jeta un coup d’œil effrayé sur le blessé et se dirigea aussitôt du côté du major.
« Ces blessés peuvent-ils s’arrêter chez nous ? lui demanda-t-elle.
— Lequel désirez-vous avoir, mademoiselle ? » demanda le major en souriant, et en portant la main à la visière de sa casquette.
Natacha répéta avec calme sa question. Sa figure et sa tenue étaient si sérieuses, que, malgré le mouchoir jeté négligemment sur ses cheveux, le major cessa de sourire et lui répondit affirmativement.
« Mais certainement, pourquoi pas ? » Natacha inclina légèrement la tête et retourna auprès de la ménagère, qui causait encore avec son blessé.
— On le peut, on le peut ! » dit Natacha tout bas.
La charrette de l’officier fut aussitôt tournée du côté de la cour, et une dizaine d’autres charrettes entrèrent de même dans les maisons voisines. Cet incident, en dehors de la monotonie de la vie habituelle, ne laissa pas que de plaire à Natacha, et elle fit entrer le plus de blessés possible dans la cour de leur maison.
« Il faut pourtant prévenir votre père, dit la vieille ménagère.
— Oh ! est-ce bien la peine ? demanda Natacha : ce n’est que pour un jour ; nous pourrions bien aller à l’auberge et leur donner nos chambres !
— Ah ! mademoiselle, voilà encore une de vos idées ; si même on les logeait dans les communs, ne faudrait-il pas en demander l’autorisation ?
— Eh bien, je la demanderai ! »
Natacha courut à la maison et entra sur la pointe du pied dans le grand salon, où l’on sentait une odeur de vinaigre et d’éther.
« Maman, vous dormez ?
— Comment pourrais-je dormir ? s’écria la comtesse, qui venait pourtant de sommeiller.
— Maman, mon ange ! dit Natacha en se mettant à genoux devant sa mère, et en collant sa figure sur la sienne. Pardon, je vous ai réveillée, je ne le ferai plus jamais ! Mavra Kouzminichna m’a envoyée vous demander… Il y a ici des blessés, des officiers, le permettrez-vous ? On ne sait où les mener, et je sais que vous permettrez… dit-elle tout d’une haleine.
— Comment, quels officiers ? Qui a-t-on amené ? Je ne comprends rien, » murmura la comtesse.
Natacha se mit à rire, la comtesse sourit.
« Oh ! je savais bien que vous le permettriez, aussi vais-je le leur dire tout de suite !… et, se relevant, elle embrassa sa mère et s’enfuit ; mais dans le salon voisin elle se heurta contre son père, qui venait de rentrer, porteur de mauvaises nouvelles.
— Nous avons traîné trop longtemps, s’écria-t-il avec humeur. Le club est fermé, la police s’en va !
— Papa, vous ne m’en voudrez pas, n’est-ce pas, d’avoir permis aux blessés ?…
— Mais pas du tout, répondit le comte avec distraction. Ce n’est pas de cela qu’il s’agit : vous voudrez bien avoir la bonté, toutes tant que vous êtes, de ne plus vous occuper de billevesées, mais d’emballage, car il faut partir demain et partir au plus vite… » Et le comte répétait cette injonction à tous ceux qu’il rencontrait.
À dîner, Pétia raconta ce qu’il avait appris : le peuple avait pris dans la matinée des armes au Kremlin, et, malgré les affiches de Rostoptchine annonçant qu’il pousserait le cri d’alarme deux jours à l’avance, on savait que l’ordre avait été donné de se porter le lendemain en masse aux Trois-Montagnes, et qu’il y aurait là une effroyable bataille ! La comtesse contemplait avec épouvante la figure animée de son fils, pressentant que, si elle le suppliait de ne pas y aller, il lui répondrait d’une façon assez absurde et assez violente pour gâter toute l’affaire ; aussi, dans l’espérance qu’elle pourrait partir et emmener Pétia comme leur défenseur, elle garda le silence ; mais après le dîner elle pria son mari, les larmes aux yeux, de partir la nuit même, si c’était possible. Avec la ruse toute féminine que donne l’affection, la comtesse, qui jusque-là avait montré le plus grand calme, lui assura qu’elle mourrait de frayeur s’ils ne partaient pas au plus vite.
XIV
Mme Schoss, qui était allée voir sa fille, augmenta encore les terreurs de la comtesse en lui racontant ce qu’elle avait vu dans la Miasnitskaïa à un entrepôt de spiritueux ; elle avait été forcée de prendre un isvostchik pour éviter la foule ivre qui hurlait tout autour d’elle, et l’isvostchik lui avait raconté que le peuple avait enfoncé les tonneaux, sur l’ordre qu’il en avait reçu. À peine le dîner fut-il terminé, que toute la famille se remit à emballer avec une ardeur fiévreuse. Le vieux comte ne cessait d’aller de la cour à la maison et de la maison à la cour, pour presser les domestiques, ce qui achevait de les ahurir. Pétia donnait des ordres à droite et à gauche. Sonia perdait la tête et ne savait plus que faire, devant les recommandations contradictoires du comte. Les gens criaient et se disputaient en courant, de chambre en chambre. Natacha se jeta tout d’un coup avec ardeur dans la besogne, où son intervention fut d’abord reçue avec défiance. Comme on supposait qu’elle plaisantait, on ne l’écoutait pas ; mais, avec une opiniâtreté et une persévérance qui finirent par convaincre tout le monde de sa bonne volonté, elle en arriva à se faire obéir. Son premier exploit ; qui lui coûta des efforts énormes, mais qui fit reconnaître son autorité, fut l’emballage des tapis ; le comte avait une très belle collection de tapis persans et de tapis des Gobelins. Deux caisses étaient ouvertes devant elle : l’une contenait les tapis, l’autre les porcelaines. Il y avait encore beaucoup de porcelaines sur les tables, et l’on en apportait toujours du garde-meuble : il fallait donc forcément trouver une troisième caisse, et on l’envoya chercher.
« Vois donc, Sonia, dit Natacha, nous pourrons emballer le tout dans les deux caisses.
— Impossible, mademoiselle, objecta le maître d’hôtel, on a déjà essayé.
— Eh bien, attends, tu verras… »
Et Natacha commença à retirer de la caisse les plats et les assiettes qui y étaient déjà soigneusement emballés. « Il faut mettre les plats dans les tapis, dit-elle.
— Mais alors il faudra au moins trois caisses rien que pour les tapis, reprit le maître d’hôtel.
— Attends donc, s’écria Natacha en montrant la porcelaine de Kiew : Ceci est inutile, et ceci doit aller avec le tapis, ajouta-t-elle en indiquant les services de Saxe.
— Mais laisse donc, Natacha : nous ferons tout cela sans toi, disait Sonia d’un ton de reproche.
— Ah ! Mademoiselle, mademoiselle ! » répétait le maître d’hôtel…
Malgré toutes les observations, Natacha avait jugé inutile d’emporter les vieux tapis et la vaisselle commune, aussi elle continuait son travail, en rejetant tout ce qui était inutile, et commençait vivement l’emballage. Grâce à cet arrangement, tout ce qui avait un peu de valeur se trouva casé dans les deux caisses ; mais, malgré tout ce qu’on pouvait faire, on ne parvenait pas à fermer celle où étaient les tapis. Natacha, ne se tenant pas pour battue, plaçait, déplaçait, entassait sans se lasser et forçait le maître d’hôtel et Pétia, qu’elle avait fini par entraîner dans cette grande œuvre, à peser avec elle de toutes leurs forces sur le couvercle.
« Tu as raison, Natacha, tout y entrera si on enlève un tapis.
— Non, non, il faut peser dessus !… Pèse donc, Pétia !… À ton tour, Vassilitch, disait-elle, pendant que d’une main elle essuyait sa figure ruisselante de sueur, et que de l’autre elle pressait tant qu’elle pouvait le contenu de la caisse.
— Hourra ! » s’écria-t-elle tout à coup.
Le couvercle venait de se fermer, et Natacha, battant des mains, poussa un cri de triomphe. Une seconde après avoir ainsi conquis la confiance générale, elle entreprenait une autre caisse. Le vieux comte lui-même ne s’impatientait plus lorsqu’on lui disait que telle ou telle nouvelle disposition avait été prise par Natalie Ilinichna. Cependant, malgré leurs efforts réunis, tout ne put être emballé dans la nuit ; le comte et la comtesse se retirèrent après avoir remis le départ au lendemain, et Sonia et Natacha s’étendirent sur les canapés.
Cette même nuit, Mavra Kouzminichna fit entrer un nouveau blessé dans la maison Rostow. D’après ses suppositions, ce devait être un officier supérieur. La capote et le tablier de sa calèche le cachaient entièrement. Un vieux valet de chambre, d’un extérieur respectable, était assis sur le siège à côté du cocher, tandis que le docteur et deux soldats suivaient dans une autre voiture.
« Ici, par ici, s’il vous plaît, nos maîtres partent, la maison est vide, disait la vieille au vieux domestique.
— Hélas ! dit celui-ci, Dieu sait s’il est encore vivant ! Nous avons aussi notre maison à Moscou, mais c’est loin et elle est vide !
— Venez, venez chez nous, répétait la femme de charge. Votre maître est donc bien malade ? » Le valet de chambre fit un geste de découragement.
— Nous n’avons plus d’espoir !… Mais il faut avertir le médecin. »
Il descendit du siège et s’approcha de l’autre voiture.
« C’est bien, » répondit le docteur.
Le domestique jeta un coup d’œil dans la calèche, secoua la tête, et donna l’ordre au cocher de tourner dans la cour.
« Seigneur Jésus-Christ, s’écria Mavra Kouzminichna lorsque l’équipage s’arrêta à côté d’elle, portez-le dans la maison, les maîtres ne diront rien, » ajouta-t-elle… et, comme il était urgent d’éviter l’escalier, on transporta le blessé tout droit dans l’aile gauche de la maison, à la chambre occupée la veille par Mme Schoss. Ce blessé était le prince André Bolkonsky.
XV
Le dernier jour de Moscou se leva enfin : c’était un dimanche, une belle et claire journée d’automne, égayée par le carillon de toutes les églises qui appelait comme toujours les fidèles à la messe. Personne ne pouvait encore admettre que le sort de la ville allait se décider, et l’agitation inquiète qui y régnait ne se manifestait que par la cherté excessive de certains objets et par la masse de pauvres gens qui circulaient dans les rues. Une foule d’ouvriers de fabrique, de paysans, de domestiques, à laquelle se joignirent bientôt des séminaristes, des fonctionnaires civils et des gens de toutes conditions, se porta dès le point du jour vers les Trois-Montagnes. Arrivée sur les lieux, cette cohue y attendit Rostoptchine : ne le voyant pas arriver, et convaincue que Moscou serait inévitablement livré à l’ennemi, elle retourna sur ses pas et se répandit dans tous les cabarets et dans tous les bouges. Ce jour-là le prix des armes, des charrettes, des chevaux, de l’or, allait continuellement haussant, tandis que celui des assignats et des objets de luxe baissait d’heure en heure. On payait 500 roubles un cheval de paysan, et l’on pouvait avoir presque pour rien des bronzes et des glaces.
Le calme et patriarcal intérieur des Rostow ne se ressentit que faiblement de l’agitation et du désordre du dehors. Toutefois trois de leurs gens disparurent de la maison, mais rien n’y fut volé. Les trente charrettes venues de la campagne représentaient à elles seules une fortune, tant les moyens de transport étaient devenus rares, et plusieurs personnes vinrent en offrir au comte des sommes énormes. La cour de leur hôtel ne désemplissait pas de soldats envoyés par leurs officiers qui avaient été recueillis dans le voisinage, et de malheureux blessés qui demandaient en grâce au maître d’hôtel de prier le comte de leur permettre de profiter des charrettes pour quitter Moscou. Malgré la compassion qu’il éprouvait pour ces pauvres diables, le maître d’hôtel répondait invariablement à leurs prières par un refus catégorique : « Il n’oserait jamais, disait-il, importuner le comte de leur requête… et d’ailleurs, si on cédait une des charrettes, quelle raison y aurait-il pour ne pas les céder toutes, et même ses propres voitures ?… Ce n’était pas avec trente charrettes qu’on pouvait sauver tous les blessés, et dans le malheur général il était du devoir de chacun de penser aux siens avant tout ! » Pendant que le maître d’hôtel parlait ainsi au nom de son maître, celui-ci s’éveillait, quittait doucement sur la pointe des pieds la chambre à coucher conjugale, afin de ne pas déranger la comtesse, et gagnait le perron, où on le vit bientôt apparaître dans sa robe de chambre de soie violette. Il était de fort bonne heure : toutes les voitures étaient chargées et stationnaient devant l’entrée ; le maître d’hôtel causait avec un vieux domestique militaire et un jeune et pâle officier qui avait le bras en écharpe. À la vue du comte, Vassilitch leur intima d’un geste sévère l’ordre de s’éloigner.
« Eh bien ! tout est-il prêt ? lui demanda le comte en passant la main sur son front chauve, et en saluant avec bienveillance l’officier et le planton.
— Il ne reste plus qu’à atteler, Excellence.
— C’est parfait ! La comtesse va se réveiller, et alors, avec l’aide de Dieu… Et vous, messieurs, ajouta le comte, qui aimait les nouvelles figures, vous êtes-vous au moins abrités chez moi ? »
L’officier se rapprocha, et ses traits pâlis par la souffrance se colorèrent subitement.
« Monsieur le comte, au nom du ciel, permettez-moi de me fourrer quelque part sur une de vos charrettes de bagages : je n’ai rien en fait d’effets, je m’en accommoderai très bien. »
Il n’eut pas le temps d’achever sa phrase, que le vieux planton adressa au comte la même prière au nom de son maître.
« Sans doute, sans doute, très volontiers ! répondit le comte… Vassilitch, tu veilleras, n’est-ce pas, à ce que l’on décharge une ou deux charrettes… On en a besoin, tu vois. » Et, sans s’expliquer plus clairement, il détourna vivement la tête d’un autre côté, pendant qu’une expression de vive reconnaissance illuminait le visage de l’officier.
Le comte, ravi de sa bonne action, jeta un coup d’œil autour de lui : la cour se remplissait de blessés, il en venait de toutes parts à sa rencontre, et les fenêtres de l’aile gauche se garnissaient de figures blêmes qui le regardaient avec une anxiété douloureuse.
« Plairait-il à Votre Excellence de passer dans la galerie ? dit le maître d’hôtel d’un air inquiet. On n’a encore rien décidé au sujet des tableaux ! »
Le comte rentra chez lui, mais non sans avoir réitéré l’ordre de ne pas refuser aux blessés les moyens de partir.
« Après tout, on peut bien décharger quelques caisses et les laisser ici, » dit le comte à voix basse, comme s’il craignait d’être entendu.
La comtesse se réveilla à neuf heures, et Matrona Timofevna, son ex-femme de chambre, qui remplissait auprès d’elle les fonctions de chef de la police secrète, vint lui dire que Mme Schoss était très mécontente, et qu’on avait oublié d’emballer les robes d’été des demoiselles. La comtesse ayant demandé quel était le motif de la mauvaise humeur de Mme Schoss, on lui apprit que sa caisse avait été enlevée d’une des charrettes, qu’on était en train de décharger les autres, que les effets s’entassaient dans un coin de la cour, et que le comte avait dit d’emmener les blessés à leur place. Elle fit aussitôt demander son mari.
« Que se passe-t-il donc, mon ami ? On m’assure que tu fais déballer ?
— J’allais justement t’en prévenir, ma chère… C’est que, vois-tu, petite comtesse, des officiers sont venus me supplier de leur céder quelques charrettes pour les blessés. Ces objets-là nous sont bien inutiles, n’est-il pas vrai ?… et puis, comment abandonner ici, ces pauvres gens ? C’est nous qui leur avons offert l’hospitalité, et je pense, ma chère, que dès lors il serait bien… Pourquoi ne pas les emmener ? il n’y a pas du reste de raison de se dépêcher… »
Le comte avait débité ces phrases sans suite d’une voix timide, comme lorsqu’il s’agissait de questions d’argent. La comtesse, habituée à ce ton, qui précédait toujours l’aveu de quelque grosse dépense, telle que la construction d’une galerie ou d’une orangerie, l’organisation d’une fête ou d’un spectacle d’amateurs, avait pris pour système de le contrecarrer toutes les fois qu’il prenait ce ton-là pour demander quelque chose. Elle prit donc son air de victime résignée et, s’adressant à son mari :
« Écoute, comte, tu as si bien fait, qu’on ne te donne pas un kopeck de notre maison, et tu veux encore dilapider ce qui reste de la fortune de tes enfants ! Tu m’as dit toi-même que tout notre mobilier valait cent mille roubles ? Eh bien, mon cher, je ne tiens pas à l’abandonner ; tu feras comme tu voudras, mais je n’y consens pas. C’est au gouvernement à prendre soin des blessés. Regarde là-bas, en face, chez les Lopoukhine : on a tout emporté… c’est ainsi qu’agissent les gens raisonnables, et nous, nous sommes des imbéciles… De grâce, aie pitié de tes enfants si tu n’as pas pitié de moi ! »
Le comte baissa la tête, et quitta la chambre d’un air désespéré.
« Papa, qu’est-ce donc ? demanda Natacha, qui était entrée sur les talons du comte dans la chambre de sa mère, et qui avait tout entendu.
— Ce n’est rien, cela ne te regarde pas, lui répondit son père.
— Mais j’ai tout entendu, papa : pourquoi maman refuse-t-elle ?
— Qu’est-ce que cela te fait ? » reprit le comte avec irritation.
Natacha se retira dans l’embrasure de la fenêtre d’un air soucieux.
« Papa, voilà Berg qui est arrivé. »
XVI
Berg, le gendre des Rostow, aujourd’hui colonel et décoré du Saint-Vladimir et le Sainte-Anne au cou, occupait toujours la même place, commode et agréable, auprès du chef d’état-major du second corps. Il était arrivé de l’armée à Moscou le matin même du 1er septembre, sans y avoir à faire rien de particulier. Mais, ayant remarqué que tout le monde demandait à y aller, il fit comme tout le monde et obtint un congé pour affaires de famille. Berg, assis dans son élégant droschki attelé d’une paire de chevaux bien nourris, pareils à ceux qu’il avait vus chez le prince X., descendit de sa voiture et examina avec curiosité les charrettes qui encombraient la cour de l’hôtel de son beau-père. En montant les degrés du perron, il tira de sa poche un mouchoir d’une blancheur immaculée et y fit un nœud. Puis, hâtant le pas, il se précipita dans le salon, se jeta au cou du vieux comte, baisa les mains à Natacha et à Sonia, et s’informa avec empressement de la santé de sa maman.
« Qui pense à la santé en ce moment ? répondit le comte d’un air grognon. Raconte un peu ce qui se passe : où sont les troupes ? Y aura-t-il une bataille ?
— Dieu seul peut le savoir, papa, répondit Berg. L’armée est animée d’un courage héroïque, et ses chefs se sont rassemblés en conseil ; la décision est encore inconnue. Je puis seulement vous dire, papa, en termes généraux, qu’il ne saurait y avoir de paroles assez éloquentes pour décrire la valeur véritablement antique dont les troupes russes ont fait preuve dans le combat du 7. Je vous dirai donc, papa, poursuivit-il en se frappant la poitrine comme il l’avait vu faire à un général de sa connaissance chaque fois qu’il parlait des « troupes russes »… je vous dirai donc franchement que, nous autres chefs, nous n’avons jamais été forcés de pousser nos soldats en avant, car c’est avec peine qu’on retenait ces… ces… Oui, papa, ce sont de vrais héros antiques ! ajouta-t-il rapidement. Le général Barclay de Tolly n’a pas ménagé sa vie, il était toujours au premier rang. Quant à notre corps, qui était placé sur le versant de la montagne, vous pouvez vous figurer… » Et là-dessus Berg entama un long récit, la compilation de tout ce qu’il avait entendu raconter pendant ces derniers jours.
Le regard de Natacha, obstinément fixé sur lui, comme si elle cherchait sur sa figure une réponse à une question qu’elle se posait intérieurement, embarrassait visiblement le narrateur.
« L’héroïsme des troupes a été incomparable et l’on ne saurait assez l’exalter, répéta-t-il en tâchant de gagner les bonnes grâces de Natacha par un sourire à son adresse. La Russie n’est pas à Moscou, elle est dans le cœur de ses enfants, n’est-ce pas, papa ? »
La comtesse entra à ce moment : elle avait la figure fatiguée et maussade. Berg sauta sur ses pieds, baisa la main de la comtesse, lui adressa mille questions sur sa santé, en secouant la tête en signe d’intérêt.
« Oui, maman, c’est vrai, les temps sont bien durs pour un cœur russe. Mais de quoi vous inquiétez-vous ? Vous aurez le temps de partir…
— En vérité, je ne comprends pas ce que font les gens, dit la comtesse en se tournant vers son mari : rien n’est prêt, personne ne donne d’ordres, c’est à regretter Mitenka ! Ça n’en finira pas ! » Le comte allait répliquer, mais il préféra se diriger vers la porte.
Pendant ce temps, Berg, qui avait tiré son mouchoir de sa poche, secoua douloureusement la tête en y retrouvant le nœud qu’il venait d’y faire.
« Papa, j’ai une grande prière à vous adresser.
— À moi ?
— Oui ; comme je passais tout à l’heure devant la maison Youssoupow, l’intendant en est sorti en courant, pour m’engager à acheter quelque chose. Poussé par la curiosité, j’y suis entré, et j’y ai trouvé une très jolie chiffonnière…, et vous vous rappelez sans doute que Vérouchka avait envie d’en avoir une, et que nous nous sommes même disputés à ce sujet. Si vous saviez comme elle est ravissante, continua Berg d’un ton de jubilation, en se reportant par la pensée à son intérieur si correct et si bien tenu : il y a un tas de petits tiroirs et un secret dans l’un d’eux… Je voudrais tant lui en faire la surprise ! J’ai vu plusieurs paysans là-bas dans la cour ; laissez-moi en emmener un, je lui donnerai un bon pourboire et… »
Le comte fronça le sourcil :
« C’est à la comtesse qu’il faut demander cela, dit-il sèchement. Ce n’est pas moi qui donne des ordres.
— Si cela vous dérange, dit Berg, je m’en passerai. C’est seulement à cause de Véra que…
— Au diable, au diable ! Allez-vous-en tous au diable ! s’écria le comte avec colère ; vous me faites tourner la tête, ma parole d’honneur ! » Et il sortit.
La comtesse fondit en larmes.
« Ah oui ! les temps sont bien durs ! » reprit Berg.
Natacha avait d’abord suivi son père, mais, une idée lui étant venue tout à coup, elle descendit l’escalier quatre à quatre.
Pétia était sur le perron, fort occupé à distribuer des armes à ceux qui partaient de Moscou. Les charrettes étaient toujours attelées, mais deux d’entre elles avaient été déchargées, et un officier venait de s’installer dans l’une, avec l’aide de son domestique.
« Sais-tu à propos de quoi ? » demanda Pétia à sa sœur.
Cette question avait trait à la querelle des parents. Elle ne répondit pas.
« C’est sans doute parce que papa a voulu donner les charrettes aux blessés ? poursuivit le jeune garçon : c’est Vassili qui me l’a dit, et selon moi…
— Selon moi, s’écria tout à coup Natacha en tournant vers son frère son visage surexcité, c’est si laid, si vilain, que j’en suis tout indignée ! Sommes-nous donc des Allemands ? »
Les sanglots la suffoquèrent, et, ne trouvant là personne sur qui décharger sa colère, elle s’enfuit précipitamment.
Berg, assis à côté de sa belle-mère, était en train de lui prodiguer de respectueuses consolations, lorsque Natacha, la figure toute bouleversée, entra dans le salon comme un ouragan, et s’approcha de sa mère d’un pas résolu.
« C’est une horreur, c’est une indignité ! s’écria-t-elle : il est impossible que ce soit vous qui l’ayez ordonné ! » Berg et la comtesse la regardèrent d’un air surpris et effaré.
Le comte, debout à la fenêtre, garda le silence.
« Maman, c’est impossible ! Voyez donc ce qui se passe dans la cour ?… On les abandonne !
— Qu’as-tu ? de qui parles-tu ?
— Des blessés, et cela ne vous ressemble pas, maman… Chère maman, ma petite colombe, pardonne-moi, ce n’est pas ainsi que je dois parler !… Qu’avons-nous besoin de tous ces effets ? »
La comtesse regarda sa fille et comprit tout de suite la cause de son émotion et de la mauvaise humeur de son mari, qui continuait à ne pas la regarder.
« Eh bien, faites comme vous voudrez… je ne vous en empêche pas, dit-elle sans se rendre complètement.
— Maman, pardonnez-moi ! »
Mais la comtesse, repoussant doucement sa fille, s’approcha de son mari.
« Mon cher, arrange-toi comme il te plaira ; ai-je jamais empêché ?… dit-elle en baissant les yeux comme une coupable.
— Les œufs qui en remontrent à la poule ! dit le comte en embrassant sa femme, avec des larmes dans les yeux, tandis que celle-ci cachait sa confusion sur son épaule.
— Papa, papa, le peut-on ? cela ne nous empêchera pas de prendre tout ce qui nous est nécessaire… »
Le comte fit un signe d’assentiment, et Natacha s’élança de la salle dans l’escalier, et de l’escalier dans la cour.
Quand elle ordonna de décharger les voitures, les domestiques, n’en croyant pas leurs oreilles, se groupèrent autour d’elle, et ne lui obéirent que lorsque le comte leur eut répété que telle était la volonté de sa femme. Aussi convaincus maintenant qu’il était impossible de laisser les blessés en arrière qu’ils l’étaient quelques instants auparavant de la nécessité d’emporter les effets, ils les déchargèrent avec empressement. Les blessés à leur tour se traînèrent hors de leurs chambres, et leurs figures pâles et satisfaites entourèrent les charrettes. La bonne nouvelle se répandit bien vite dans les maisons environnantes, et tous les blessés du voisinage affluèrent dans la cour des Rostow. Beaucoup d’entre eux assurèrent qu’ils trouveraient moyen de se placer au milieu des caisses, mais comment arrêter le déchargement, du moment qu’il était commencé, et qu’importait d’ailleurs de laisser le tout ou seulement la moitié ? La cour était encombrée de caisses à moitié ouvertes, contenant les tapis, les porcelaines, les bronzes, tous ces mêmes objets qu’on avait emballés avec tant de soin la veille, et chacun s’employait de son mieux à diminuer le bagage, pour emmener le plus de blessés possible.
« On peut encore en prendre quatre, dit l’intendant, je donnerai ma charrette.
— Donnez celle qui porte ma garde-robe, dit la comtesse, Douniacha pourra se mettre avec moi. »
Cet ordre fut exécuté immédiatement, et l’on envoya chercher de nouveaux blessés à deux maisons de là. Toute la domesticité, et même Natacha, étaient dans un état de surexcitation indicible.
« Comment, attacherons-nous cette caisse ? disaient les gens, qui ne parvenaient pas à fixer une certaine caisse derrière la voiture… Il faudrait encore au moins une charrette pour les mettre !
— Que contient celle-là ? demanda Natacha.
— Les livres de la bibliothèque.
— Laissez-les, c’est inutile ! »
La britchka était au grand complet, et il n’y avait même plus de place pour le jeune comte.
« Il ira sur le siège. N’est-ce pas, Pétia, que tu iras sur le siège ?… »
Sonia, de son côté, n’avait cessé de travailler, mais, au contraire de Natacha, elle mettait en ordre les objets qu’on laissait, les inscrivait, selon le désir de la comtesse, et faisait de son mieux pour en emporter le plus possible.
XVII
Enfin, à deux heures de l’après-midi, les quatre voitures, attelées et chargées, se tenaient alignées devant le perron, tandis que les charrettes chargées de blessés quittaient la cour une à une. La calèche dans laquelle se trouvait le prince André attira l’attention de Sonia, qui était occupée, avec la femme de chambre de la comtesse, à lui arranger un bon coin dans sa large et haute voiture.
« À qui cette calèche ? demanda Sonia en passant sa tête par la portière.
— Ne le savez-vous donc pas, mademoiselle ? dit la femme de chambre. Elle est au prince blessé qui a passé la nuit chez nous, et qui va maintenant nous suivre.
— Quel prince ? Comment s’appelle-t-il ?
— Mais c’est notre ancien fiancé, le prince Bolkonsky, répondit en soupirant la femme de chambre ; on le dit à l’agonie… »
Sonia sauta à terre et courut trouver la comtesse, qui, habillée de sa robe de voyage, le chapeau sur la tête et le châle sur les épaules, marchait dans les chambres, en attendant que tous les siens fussent là pour s’asseoir les portes fermées, suivant l’usage, et dire une courte prière avant le départ.
« Maman ! dit Sonia : le prince André est ici, blessé et mourant ! »
La comtesse ouvrit des yeux stupéfaits :
« Natacha ! » s’écria-t-elle.
Chez elle comme chez Sonia, cette nouvelle n’éveilla au premier moment qu’une seule pensée : connaissant toutes deux Natacha, l’émotion qu’elle ressentirait à cette révélation leur faisait oublier la sympathie qu’elles avaient toujours éprouvée pour le prince.
« Natacha ne sait rien encore… : mais c’est qu’il va nous suivre, répéta Sonia.
— Et tu dis qu’il est mourant ? »
Sonia fit un signe de tête, la comtesse la serra dans ses bras, et se mit à pleurer.
« Les voies du Seigneur sont insondables, » pensa-t-elle ; elle sentait que la main toute-puissante de la Providence manifestait son action dans tout ce qui se passait en ce moment autour d’elle.
« Eh bien, maman, tout est-il prêt ? demanda Natacha gaiement ? Mais qu’avez-vous ?
— Rien, tout est prêt.
— Eh bien, allons !… » Et la comtesse baissa la tête pour cacher son émotion.
Sonia embrassa Natacha ; celle-ci la questionna du regard.
« Qu’est-ce donc ? qu’est-il arrivé ?
— Rien, rien !
— Quelque chose de mauvais pour moi ? Qu’est-ce donc ? » demanda Natacha, toujours impressionnable comme une sensitive.
Le comte, Pétia, Mme Schoss, Mavra Kouzminichna, Vassilitch entrèrent au salon, fermèrent les portes et s’assirent en silence ; au bout de quelques secondes, le comte se leva le premier, poussa un profond soupir et fit un grand signe de croix devant l’image. Tous suivirent son exemple, puis il embrassa Mavra Kouzminichna et Vassilitch, qui restaient pour garder la maison, et, pendant que ces derniers prenaient sa main au vol et le baisaient à l’épaule, il leur donnait de petites tapes d’amitié sur le dos, en les accompagnant de quelques phrases vagues et bienveillantes. La comtesse s’était retirée dans sa chambre, où Sonia la trouva à genoux devant les images, dont une partie avait été enlevée ; elle avait tenu à emporter avec elle celles qui étaient les plus précieuses comme souvenirs de famille.
À l’entrée, dans la cour, ceux qui partaient, les pantalons passés dans les tiges de leurs bottes, les habits serrés à la taille par des courroies et des ceintures, armés des poignards et des sabres distribués par Pétia, prenaient congé de ceux qui restaient. Comme toujours, au moment du départ il arriva que bien des objets furent oubliés ou mal emballés : aussi les deux heiduques restèrent-ils longtemps aux deux portières de la voiture, prêts à aider la comtesse à y monter, tandis que les femmes de chambre apportaient encore en courant des oreillers et des paquets de toute dimension.
« Elles oublient toujours quelque chose, disait la comtesse. Tu sais pourtant bien, Douniacha, que je ne puis pas être assise comme cela ! »
Et Douniacha, serrant les dents sans répondre, se précipitait, d’un air fâché, pour arranger de nouveau la place de la comtesse.
« Oh ! les gens, les gens ! » disait le comte en hochant la tête.
Yéfime, le cocher de la comtesse, le seul en qui elle eût confiance, perché sur son siège élevé, ne daignait même pas se retourner pour voir ce qui se passait. Dans sa vieille expérience, il savait fort bien qu’on ne lui dirait pas de sitôt encore : « En route, à la garde de Dieu ! » et qu’après le lui avoir dit, on l’arrêterait deux fois au moins pour envoyer chercher des objets oubliés ; alors seulement la comtesse passerait la tête par la portière, en le suppliant, au nom du ciel, de conduire avec prudence aux descentes. Il savait tout cela ; aussi attendait-il avec un flegme imperturbable, et avec une patience beaucoup plus grande que celle de son attelage, car l’un des chevaux, celui de gauche, piaffait et mordillait son frein. Chacun s’assit enfin dans la large voiture, le marchepied fut relevé, la portière fermée, la cassette apportée après avoir été oubliée, et la comtesse adressa à son vieux cocher ses recommandations habituelles. Yéfime se découvrit lentement, se signa, et le postillon et tous les domestiques firent comme lui.
« À la garde de Dieu, dit Yéfime en remettant son bonnet, en avant ! »
Le postillon lança ses chevaux, le timonier de gauche appuya sur son collier, les ressorts gémirent et la lourde caisse du carrosse s’ébranla. Le laquais s’élança sur le siège de la voiture lorsqu’elle était déjà en marche, et les autres équipages, secoués comme elle en passant de la cour dans la rue, se mirent en mouvement à sa suite. Tous les voyageurs se signèrent en passant devant l’église d’en face, et les domestiques qui restaient à la maison les reconduisirent pendant quelques pas, en marchant des deux côtés des portières. Natacha avait rarement éprouvé un sentiment de joie aussi vif qu’en ce moment, où, assise à côté de sa mère, elle voyait lentement défiler devant ses yeux les maisons et les murailles de Moscou qu’on abandonnait à son sort. Passant de temps en temps la tête hors de la portière, elle regardait le long convoi de blessés qui les précédait, avec la calèche du prince André en tête. Elle ignorait ce que recouvrait cette capote baissée, mais, comme c’était la première de la longue file, elle la suivait toujours des yeux.
Chemin faisant, des convois du même genre débouchèrent en si grand nombre des rues aboutissantes, que, dans la grande Sadovaïa, les voitures marchaient sur deux rangs. Devant la tour de Soukharew, Natacha, qui s’amusait à examiner les allants et les venants, s’écria tout à coup avec une joyeuse surprise :
« Maman, Sonia, voyez donc, c’est lui !
— Qui donc ? Qui cela ?
— Mais c’est Besoukhow !… » Et elle se pencha à la portière pour chercher à reconnaître un homme de forte stature, vêtu d’un caftan de cocher ; rien qu’à le voir, on devinait que ce devait être un déguisement : il était suivi d’un petit vieillard à figure jaune et imberbe, enveloppé dans un manteau à collet de frise.
« C’est bien certainement Besoukhow, poursuivit Natacha.
— Quelle idée ! Tu te trompes !
— Je vous donne ma tête à couper que c’est lui… Halte, halte ! » cria-t-elle au cocher.
Celui-ci ne put s’arrêter : les conducteurs des charrettes et des voitures qui venaient en sens contraire lui enjoignirent, en criant, de continuer sa route et de ne pas entraver la circulation. Cela n’empêcha pas les Rostow de distinguer quoique à distance, la grande taille de Pierre : si ce n’était pas lui, c’était du moins quelqu’un qui lui ressemblait singulièrement. Le personnage en question marchait le long du trottoir, la tête inclinée, le visage sérieux, en compagnie du vieillard imberbe, qui avait tout l’air d’un domestique. Ce dernier, remarquant les figures qui les examinaient ainsi, toucha légèrement et avec respect le coude de son maître en lui désignant la voiture. Pierre, absorbé dans ses rêveries, fut quelque temps avant de comprendre ce qu’on lui voulait ; enfin, levant la tête, et regardant du côté que lui indiquait son vieux compagnon, il aperçut Natacha, et, sous l’impulsion irréfléchie du premier mouvement, il courut vers la voiture, mais au bout de dix pas il s’arrêta subitement. Natacha, toujours penchée en avant, lui souriait affectueusement.
« Pierre Kirilovitch, venez donc, lui cria-t-elle. Vous me reconnaissez ?… C’est vraiment étonnant !… Que faites-vous là sous ce déguisement ? » ajouta-t-elle en lui tendant la main.
Pierre lui prit la main tout en marchant, car la voiture ne s’était pas arrêtée, et la baisa gauchement.
« Que vous arrive-t-il donc ? lui demanda la comtesse avec intérêt.
— À moi, rien… pourquoi ?… Ne m’interrogez pas, répondit-il, sentant que le regard joyeux de Natacha le pénétrait de son charme.
— Restez-vous à Moscou, ou le quittez-vous ? »
Pierre se tut un moment :
« À Moscou ? reprit-il, oui c’est bien cela, à Moscou !… Adieu !
— Comme je regrette de ne pas être homme, je serais restée avec vous, dit Natacha, car ce que vous faites est bien… Maman, si vous permettez, je resterai !
— Vous avez été là-bas pendant la bataille, dit la comtesse en interrompant sa fille.
— Oui, j’y étais, dit Pierre, et demain il y en aura encore une.
— Mais qu’avez-vous ? reprit Natacha : vous n’êtes pas comme habitude.
— Ah ! ne me questionnez pas, je ne sais rien, mais demain… Plus un mot, adieu, adieu ! répéta-t-il. Dans quels temps épouvantables… » Et, laissant passer la voiture, il regagna le trottoir, tandis que Natacha le suivit longtemps encore de son sourire amical et un peu moqueur.
XVIII
Pierre, depuis sa disparition, demeurait dans l’appartement vide du défunt Bazdéïew. Voici ce qui s’était passé.
À son réveil, le lendemain de son entrevue avec Rostoptchine, il ne se rendit pas compte tout d’abord du lieu où il se trouvait, ni de ce qu’on lui voulait, et lorsque son maître d’hôtel lui nomma, parmi les personnes qui l’attendaient au salon, le Français qui avait été chargé de la lettre de sa femme, le sentiment de désespoir et de découragement auquel il était si facilement enclin s’empara de lui avec plus de violence que jamais. Tout se brouilla et se confondit dans son cerveau : il lui sembla qu’il n’avait plus rien à faire sur cette terre, que tout s’était écroulé et que sa situation était sans issue. Souriant d’un sourire contraint, se parlant bas à lui-même, tantôt il s’asseyait, accablé, sur le canapé ; tantôt il essayait de voir par le trou de la serrure les gens qui étaient dans la pièce voisine ; tantôt enfin il prenait un livre et tâchait de lire. Le maître d’hôtel vint une seconde fois lui annoncer que le Français désirait instamment le voir, ne fût-ce qu’une, seconde, et qu’un messager de Mme Bazdéïew, qui était forcée de partir pour la campagne, le priait de sa part d’accepter la garde des livres du défunt.
« Ah oui ! c’est bien, tout de suite… ou plutôt va lui dire que je viens, » répondit Pierre, qui, aussitôt seul, saisit son chapeau, et se glissa dans le corridor par une porte dérobée.
Il ne rencontra personne, et parvint ainsi jusqu’au premier palier, d’où il aperçut le suisse qui se tenait debout devant l’entrée. S’engageant alors dans un escalier de service qui menait à la cour, il la traversa sans être remarqué. Mais, en débouchant par la porte cochère, il fut obligé de passer devant les dvorniks et les cochers, qui le saluèrent respectueusement. Pierre, pour éviter ces regards curieux, fit alors comme l’autruche qui cache sa tête dans un fourré, et croit ne pas être vue ; il regarda de côté, doubla le pas et se mit à marcher rapidement.
Après mûre réflexion, ce qui lui parut le plus urgent fut d’aller voir les papiers et les livres qu’on désirait lui confier. Il prit le premier isvostchik venu et lui donna l’adresse de la veuve Bazdéïew, qui demeurait aux étangs du Patriarche. Il regardait de côté et d’autre les files de véhicules qui emmenaient les partants, et s’appliquait à ne pas dégringoler du vieux droschki disloqué qui s’avançait lentement avec un bruit de ferraille : Pierre éprouvait la joyeuse sensation d’un gamin échappé de l’école. Il lia conversation avec l’isvostchik ; l’autre lui raconta qu’on faisait au Kremlin une distribution d’armes, que le lendemain on enverrait toute la population au delà de la barrière des Trois-Montagnes, et que là aurait lieu une grande bataille. Arrivé aux étangs, Pierre eut quelque peine à retrouver la maison, où il n’était pas venu depuis longtemps. Ghérassime, le même petit vieillard à figure ridée et sans barbe qu’il avait vu cinq ans auparavant à Torjok, répondit au coup qu’il frappa à la porte.
« Est-on à la maison ? demanda Pierre.
— Les événements ont forcé madame et ses enfants à se réfugier dans leur bien de Torjok.
— Laisse-moi entrer tout de même : il faut que je mette les livres en ordre.
— Venez, venez, monsieur… Le frère du défunt — que le Ciel ait son âme ! — est resté ici, mais il est bien faible, vous savez. »
Pierre savait aussi qu’il était à moitié abruti, car il buvait comme un trou.
« Allons, allons ! » dit Pierre… et il entra dans l’antichambre, où il se trouva nez à nez avec un grand vieillard chauve, en robe de chambre, qui traînait ses pieds nus dans de vieilles galoches, et dont le nez bourgeonné témoignait de ses habitudes.
À la vue de Pierre, il murmura quelques mots d’un air de mauvaise humeur et disparut dans les profondeurs du corridor.
« Une grande intelligence, mais bien affaiblie à présent, dit le domestique… Voulez-vous entrer dans le cabinet ? »
Pierre l’y suivit.
« On y a mis les scellés, comme vous voyez. Sophie Danilovna nous a ordonné de vous remettre les livres. »
Pierre se retrouvait dans le même cabinet sombre où, du vivant du Bienfaiteur, il était entré une fois avec un si grand trouble. Depuis sa mort, ce cabinet était inhabité, et la couche de poussière qui couvrait tous les meubles lui donnait un aspect encore plus lugubre. Ghérassime poussa un des volets, il sortit aussitôt de la chambre. Pierre ouvrit une armoire qui contenait les manuscrits, et en retira une liasse de documents très précieux : c’étaient les actes originaux des loges d’Écosse, annotés et expliqués par le Bienfaiteur. Après les avoir déployés devant lui sur la table, il les parcourut un moment, et finit par s’oublier dans une profonde rêverie.
Ghérassime, qui entr’ouvrait la porte de temps à autre, trouvait toujours Pierre dans la même position. Deux heures se passèrent ainsi. Le vieux serviteur se permit alors de faire un peu de bruit, mais ce fut inutile, Pierre n’entendit rien.
« Faut-il renvoyer votre isvostchik ? lui demanda Ghérassime.
— Ah oui ! répondit Pierre, revenant enfin à lui. Écoute, dit-il en attirant Ghérassime par un bouton de son habit et en le regardant de ses yeux brillants et humides… Écoute, il y aura une bataille demain, tu le sais… Ne me trahis pas, et fais ce que je te dirai.
— Bien, dit laconiquement le vieux. Désirez-vous que je vous apporte à manger ?
— Non, c’est autre chose qu’il me faut, apporte-moi un habillement complet de paysan et un pistolet.
— Bien ! » répondit Ghérassime après avoir réfléchi un moment.
Pierre passa le reste de la journée seul dans cette chambre, sans cesser d’y marcher de long en large, et le vieux serviteur l’entendit même se parler tout haut à plusieurs reprises. Il se coucha enfin dans le lit qui lui avait été préparé. Ghérassime, dans sa longue vie de domestique, avait vu bien des choses extraordinaires : aussi ne fut-il pas très surpris de l’étrange humeur de Pierre, et il était content d’avoir quelqu’un à servir. Le même soir il lui procura sans difficulté le caftan et le bonnet, et lui promit un pistolet pour le lendemain matin. Le vieil ivrogne idiot parut deux fois sur le seuil de la porte pendant la soirée : traînant toujours ses chaussures éculées, il s’arrêtait d’un air hébété pour regarder Pierre, et, dès que celui-ci se retournait, il croisait en grognant les pans de sa robe de chambre et s’éloignait au plus vite. C’est pendant que Pierre, ainsi déguisé en cocher, allait avec Ghérassime acheter un pistolet, qu’il rencontra les Rostow.
XIX
Dans la nuit du 13 septembre, Koutouzow donna l’ordre aux troupes de se replier par Moscou sur la route de Riazan. Les premiers régiments se mirent en marche la nuit ; ils avançaient posément et sans se presser, mais, lorsque au point du jour, en arrivant au pont de Dorogomilow, ils aperçurent devant eux une foule innombrable envahissant le pont, s’étageant sur les hauteurs, se répandant par les rues et les carrefours et arrêtant la circulation ; quand ils se sentirent suivis par une masse tout aussi considérable de gens qui les poussaient en avant, les soldats, emportés par ce double mouvement, se précipitèrent en désordre sur le pont, sur les barques et jusque dans l’eau. Quant à Koutouzow, il traversa Moscou par des rues détournées. À dix heures du matin, le 14 septembre, il ne restait plus que l’arrière-garde dans le faubourg de Dorogomilow : tout le reste de l’armée avait opéré son passage.
À la même heure, Napoléon, à cheval au milieu de ses troupes, examinait, du haut de la montagne Poklonnaïa, le panorama qui se déroulait devant ses yeux. Du 7 au 14 septembre, depuis Borodino jusqu’à l’entrée de l’ennemi, pendant toute cette semaine mémorable et agitée, il faisait à Moscou ce beau temps d’automne qu’on accepte toujours comme une agréable surprise, alors que les rayons du soleil, bas à l’horizon, scintillent dans l’air pur en éblouissant la vue et projettent une chaleur plus forte qu’au printemps ; alors que la poitrine se gonfle et se dilate en aspirant les brises parfumées ; alors que les nuits sont encore tièdes et que leurs ténèbres s’illuminent d’une pluie d’étoiles dorées, dont le mystérieux spectacle effraye les uns et réjouit les autres. La lumière du matin inondait Moscou d’un éclat féerique. Étendue aux pieds de la Poklonnaïa avec ses jardins, ses églises, sa rivière, ses coupoles brillantes comme des lingots d’or, aux rayons du soleil, ces constructions fantastiques d’une architecture étrange, la ville semblait vivre de sa vie habituelle ! Napoléon éprouvait, en la contemplant, cette curiosité inquiète et pleine de convoitise que provoque chez un conquérant l’aspect de mœurs inconnues et étrangères. Il constatait dans cette grande cité une exubérance de vie, dont il distinguait, du haut de la montagne, les indices infaillibles, et il entendait pour ainsi dire la respiration haletante de ce grand corps étendu devant lui. Chaque cœur russe, en contemplant Moscou, se dit que c’est une mère, tandis que tout étranger, sans même se rendre compte de son rôle maternel, reste frappé de son caractère essentiellement féminin. Napoléon le comprit.
« Cette ville asiatique, avec ses innombrables églises, Moscou la sainte, la voilà donc enfin, cette ville fameuse ! Il était temps ! » dit-il en descendant de cheval, et, faisant déployer devant lui le plan de Moscou, il manda l’interprète Lelorgne d’Ideville. « Une ville occupée par l’ennemi ressemble à une ville qui a perdu son honneur[6] , » pensait-il, ainsi qu’il l’avait dit à Toutchkow à Smolensk. Surpris de voir réalisé ce rêve longtemps caressé, et qui lui avait paru si difficile à atteindre, c’était dans ce sentiment qu’il admirait la beauté orientale couchée à ses pieds. Ému, terrifié presque par la certitude de sa possession, il portait ses yeux autour de lui, et étudiait le plan dont il comparait les détails avec ce qu’il voyait.
« La voilà donc, cette fière capitale, se disait-il, la voilà à ma merci ! Où est donc Alexandre, et qu’en pense-t-il ? Je n’ai qu’à dire un mot, à faire un signe, et la capitale des Tsars sera à jamais détruite. Mais ma clémence est toujours prompte à descendre sur les vaincus ! Aussi serai-je miséricordieux envers elle : je ferai inscrire sur ses antiques monuments de barbarie et de despotisme des paroles de justice et d’apaisement. Du haut du Kremlin, je dicterai de sages lois ; je leur ferai comprendre ce qu’est la vraie civilisation, et les générations futures des boyards seront forcées de se rappeler avec amour le nom de leur conquérant : « Boyards, leur dirai-je tout à l’heure, je ne veux pas profiter de mon triomphe pour humilier un souverain que j’estime, je vous proposerai des conditions de paix dignes de vous et de mes peuples ! » Ma présence les exaltera, car, comme toujours je leur parlerai avec netteté et avec grandeur.
— Qu’on m’amène les boyards[7] ! » s’écria-t-il en se tournant vers sa suite, et un général s’en détacha aussitôt pour aller les chercher.
Deux heures s’écoulèrent. Napoléon déjeuna et retourna au même endroit pour y attendre la députation. Son discours était prêt, plein de dignité et de majesté, d’après lui du moins ! Entraîné par la générosité dont il voulait accabler la capitale, son imagination lui représentait déjà une réunion dans le palais des Tsars, où les grands seigneurs russes se rencontreraient avec les seigneurs de sa cour. Il nommait un préfet qui lui gagnerait le cœur des populations, il distribuait des largesses aux établissements de bienfaisance, pensant que si en Afrique il avait cru devoir se draper d’un burnous et aller se recueillir dans une mosquée, ici à Moscou il devait se montrer généreux, à l’exemple des Tsars.
Pendant qu’il rêvait ainsi, s’impatientant de ne pas voir venir les boyards, ses généraux inquiets délibéraient entre eux à voix basse, car les envoyés partis à la recherche des députés étaient revenus annoncer, d’un air consterné, que la ville était vide, et que tout le monde la quittait. Comment communiquer cette nouvelle à Sa Majesté sans la placer dans une situation ridicule, la plus terrible de toutes les situations ? Comment lui avouer qu’au lieu des boyards si impatiemment attendus, il n’y avait plus dans la ville que des gens surexcités par l’ivresse ! Les uns soutenaient qu’il fallait à tout prix réunir une députation quelconque ; les autres conseillaient de dire, avec habileté et avec prudence, toute la vérité à l’Empereur. Le cas était grave et difficile.
« C’est impossible… se disait la suite… mais il faudra bien pourtant qu’il le sache. » Et personne ne se décidait à parler.
L’Empereur, qui avait continué à se bercer de ses rêves de grandeur, sentit enfin, avec son instinct et sa finesse de grand comédien, que cet instant imposant perdait de sa solennité en se prolongeant outre mesure. Il fit un geste, et un coup de canon retentit : c’était un signal ; aussitôt les troupes qui entouraient Moscou y entrèrent au pas accéléré par les différentes barrières, en se dépassant les unes les autres, au milieu des tourbillons de poussière qu’elles soulevaient dans leur marche, et en remplissant l’air de clameurs assourdissantes. Entraîné par l’enthousiasme de ses soldats, Napoléon s’avança avec eux jusqu’à la barrière de Dorogomilow ; là il s’arrêta, descendit de cheval et se remit à marcher, dans l’attente de la députation qu’il s’attendait à voir paraître.
XX
Moscou était désert : sans doute il semblait y avoir encore un restant de vie, mais la ville était vide et abandonnée comme l’est une ruche dévastée qui a perdu sa reine. De loin elle fait encore illusion, mais de près il n’est plus possible de s’y méprendre : ce n’est pas ainsi quand les abeilles volent dans leur demeure, on n’y trouve plus ni le parfum, ni le bruit habituels. Le coup frappé par l’éleveur ne provoque plus le tumulte instantané et général de milliers de petits êtres qui se replient d’un air menaçant pour faire jaillir leur aiguillon, agitant avec colère leurs ailes, et remplissant l’air de ce murmure qui accuse la vie et le travail. Quelques faibles bourdonnements, perdus dans les recoins de la ruche, se font seuls entendre. On n’aspire plus par l’ouverture, ni la senteur embaumée et pénétrante du miel, ni les tièdes effluves des richesses accumulées ! Plus de sentinelles vigilantes, prêtes à donner l’éveil en sonnant de la trompe et à se sacrifier pour la défense de la communauté. Plus d’occupations paisibles et régulières se trahissant par un susurrement continu, mais un désordre partiel, bruyant et effaré ! Plus d’abeilles laborieuses partant à vide pour butiner dans les champs et en rapporter leur doux fardeau. Seuls, des frelons pillards se glissent dans la ruche et en sortent le corps enduit de miel. Au lieu des grappes noires d’abeilles chargées de miel, accrochées l’une à l’autre par les pattes et traînant en bourdonnant le résidu de la cire, l’éleveur ne voit plus maintenant dans la partie inférieure de la ruche que des abeilles engourdies, à moitié mortes, errant, sans savoir ce qu’elles font, de côté et d’autre sur ses minces parois. Au lieu d’une surface unie, soigneusement balayée par leurs ailes en éventail, et aux fentes proprement calfeutrées, çà et là gisent des miettes de cire, d’informes débris, de pauvres bestioles expirantes, dont les pattes frémissent encore, et des cadavres restés sans sépulture. La partie supérieure présente le même aspect de destruction : les cellules, construites avec un art si raffiné, ont perdu leur virginité première ; tout est abandonné, brisé, souillé. Les frelons voleurs parcourent avec défiance les travaux abandonnés, et les tristes habitantes du logis, desséchées, flasques, vieillies, se traînent lentement, sans force et sans désirs, n’ayant plus qu’une étincelle de vie, tandis que des mouches, des bourdons et des papillons viennent voleter et se heurter contre la ruche ravagée. Parfois on en aperçoit deux dans un coin, qui, fidèles à leurs anciennes habitudes, nettoient une cellule et s’emploient instinctivement à la débarrasser d’une abeille morte, pendant qu’à côté deux autres se querellent paresseusement ou s’entr’aident dans leur faiblesse. Ici quelques survivantes, ayant trouvé une victime, l’entourent, se jettent sur elle et l’étouffent ; là une abeille affaiblie s’envole lentement, légère comme un duvet, pour retomber bientôt sur un monceau de cadavres desséchés… et, au lieu des cercles noirs formés de milliers d’abeilles tassées, pressées dos à dos, surveillant les mystères de l’éclosion, on ne voit plus que des ouvrières épuisées, et de pauvres mortes qui semblent garder encore dans leur dernier sommeil le sanctuaire profané et violé. C’est le royaume de la mort et de la décomposition !… Le peu qui vit encore monte, grimpe, essaye de voler, se pose sur la main de l’éleveur, et n’a même plus la force de le piquer en mourant. Refermant alors la porte de la ruche, il la marque d’un signe, la brise et en retire les derniers rayons.
Tel était ce jour-là l’aspect de Moscou. Ceux qui y étaient restés allaient et venaient comme d’habitude et se mouvaient machinalement, sans rien changer à la routine de leur existence, tandis que, fatigué et inquiet, Napoléon marchait de long en large devant la barrière, en attendant la députation des boyards, ce vain cérémonial qu’il regardait comme indispensable ! Lorsqu’on lui annonça, avec toutes les précautions imaginables, que Moscou était vide, il jeta un regard courroucé sur celui qui avait l’audace de le lui dire, et il reprit sa promenade en silence. « La voiture ! » dit-il, et, y montant avec l’aide de camp de service, il entra dans le faubourg. Moscou déserté ? Quel événement invraisemblable[8] ! et, sans pénétrer jusqu’au centre de la ville, il s’arrêta dans une auberge du faubourg de Dorogomilow. Le coup de théâtre avait raté !
XXI
Les troupes russes traversèrent Moscou depuis deux heures de la nuit jusqu’à deux heures de l’après-midi, entraînant à leur suite les derniers habitants et des blessés. Pendant qu’elles encombraient les ponts de Pierre, de la Moskva et de la Yaouza, et qu’elles y étaient acculées sans pouvoir avancer, une foule de soldats, profitant de ce temps d’arrêt, retournaient sur leurs pas et se glissaient furtivement le long de Vassili-Blagennoï jusque sur la place Rouge, où ils pressentaient qu’ils pourraient sans grand’peine faire main basse sur le bien d’autrui. Les passages et les ruelles du Gostinnoï-Dvor[9] étaient également envahis par une masse d’individus qu’y poussait le même motif. On n’entendait plus les appels intéressés des boutiquiers ; il n’y avait plus de marchands ambulants, plus de foule bariolée, plus de femmes occupées à faire leurs emplettes ; on ne voyait que des soldats sans armes, entrant dans les magasins les mains vides et en ressortant les mains pleines. Les quelques marchands qui étaient restés sur place erraient ahuris, ouvraient et refermaient leurs boutiques, et en tiraient au hasard tout ce qu’ils pouvaient, pour le confier ensuite à leurs commis, qui l’emportaient en lieu sûr. Sur la place du Gostinnoï-Dvor, des tambours battaient le rappel, mais leur roulement ne rappelait plus à la discipline les soldats maraudeurs, qui s’enfuyaient au contraire au plus vite, pendant qu’à travers cette foule d’allants et venants passaient quelques hommes vêtus de caftans gris et la tête rasée. Deux officiers, l’un ceint d’une écharpe et monté sur un mauvais cheval gris foncé, l’autre en manteau et à pied, causaient ensemble au coin de l’Iliinka ; un troisième, également à cheval, les rejoignit.
« Le général a ordonné de les chasser tous, coûte qui coûte !… La moitié des hommes s’est enfuie !…
— Où allez-vous ? » cria-t-il à trois fantassins qui, relevant les pans de leurs capotes, se faufilaient devant lui pour reprendre leur rang.
— Le moyen de les rassembler !… Il faut hâter le pas, pour que les derniers ne fassent pas comme le reste.
— Mais comment avancer ? Le pont est encombré !
— Voyons, allez, chassez-les devant vous ! » s’écria un vieil officier.
Celui qui portait l’écharpe descendit de cheval, appela le tambour et se plaça avec lui sous l’arcade. Quelques soldats se mirent à courir avec la foule. Un gros marchand, avec des joues enluminées et bourgeonnées, et une expression cupide et satisfaite, s’approcha de l’officier en gesticulant.
« Votre Noblesse, dit-il d’un air dégagé, accordez-nous votre protection. Cela nous est bien égal à nous, c’est une bagatelle et s’il ne s’agit que de contenter un honnête homme comme vous, nous trouverons bien toujours deux morceaux de draps à votre service, car nous sentons que… Mais ceci c’est du brigandage !… S’il y avait au moins une patrouille, si l’on avait donné le temps de fermer ! »
Quelques autres marchands se rapprochèrent de lui.
« À quoi sert de se lamenter pour une telle misère ? dit avec gravité l’un d’eux. Pleure-t-on ses cheveux lorsqu’on vous tranche la tête ? Libre à eux de prendre ce qu’ils veulent, ajouta-t-il en se tournant vers l’officier avec un geste énergique.
— Il t’est bien facile, à toi, de parler, Ivan Sidoritch, reprit le premier marchand d’un ton grognon… Venez, Votre Noblesse, venez.
— Je sais ce que je dis, reprit le vieux. N’ai-je pas, moi aussi trois boutiques, et pour cent mille roubles de marchandises ? Comment espérer de sauver son bien, puisque les troupes s’en vont ?… La volonté de Dieu est plus forte que la nôtre !
— Venez, répéta le premier marchand en saluant l’officier qui le regardait indécis. Après tout, que m’importe ! dit-il tout à coup en s’éloignant à grands pas.
D’une boutique entr’ouverte partaient des jurons et le bruit d’une lutte… Il était sur le point d’y entrer pour voir ce qui s’y passait lorsqu’un homme en caftan gris, la tête rasée, en fut rejeté avec violence. Cet homme sauta lestement, en se pliant en deux, entre les marchands et l’officier et disparut dans la foule, tandis que ce dernier se précipitait sur les soldats qui envahissaient la boutique. À ce moment de grands cris éclatèrent sur le pont de la Moskva.
« Qu’est-ce donc ? Qu’y a-t-il ? » s’écria l’officier en s’élançant sur la place à la suite de son camarade.
En y arrivant, il vit deux canons enlevés de leurs affûts, des charrettes renversées et l’infanterie qui marchait, bousculant des gens qui couraient comme des fous. Des soldats riaient en regardant une grande télègue chargée d’une montagne d’effets, sur le sommet de laquelle une femme se cramponnait, en poussant des cris désespérés, à un fauteuil d’enfant, les pieds en l’air, pendant que quatre chiens courants attachés par une longue laisse à cette même charrette se serraient l’un contre l’autre. D’après ce que l’officier apprit de ses camarades, les clameurs des passants et les lamentations de la femme avaient eu pour cause une indicible panique. Le général Yermolow, en apprenant que les soldats se répandaient dans les boutiques, que les habitants s’entassaient aux abords du pont, avait fait enlever deux pièces de leurs affûts pour faire croire à la populace qu’on allait balayer la place. Affolée de peur, la foule avait escaladé les charrettes, et, en les renversant, en se poussant, et en hurlant, elle avait fini par laisser le passage libre, permettant ainsi aux troupes de continuer leur marche.
XXII
Au cœur même de la ville, les rues étaient désertes, les portes cochères et les boutiques fermées ; dans le voisinage des cabarets on entendait de côté et d’autre des chants d’ivrognes ou des cris isolés, mais aucun bruit de voitures ou de chevaux ne résonnait sur le pavé, et les pas de quelques rares piétons en troublaient seuls la triste solitude. La Povarskaïa était plongée dans le même silence que les autres rues : des bottes de foin, des bouts de cordes et des planches gisaient éparpillés dans la grande cour de la maison Rostow, que ses propriétaires avaient abandonnée avec son riche mobilier ; on n’y voyait âme qui vive, et cependant quelqu’un jouait du piano dans le salon : c’était Michka, le petit-fils de Vassilitch, qui, resté avec lui, s’amusait à faire résonner les touches de l’instrument, tandis que le dvornik, le poing sur la hanche, planté devant une grande glace, souriait gracieusement à sa propre image.
« Comme je suis habile, oncle Ignace ! dit le gamin en tapant des mains sur le clavier.
— Je crois bien, répondit Ignace en continuant à contempler la figure épanouie qui lui renvoyait ses sourires.
— Oh ! les paresseux, les vilains paresseux ! s’écria soudain derrière eux la voix de Mavra Kouzminichna, qui était entrée à pas de loup. Je vous y prends !… Voyez donc cette grosse face qui se montre les dents, pendant que rien n’est rangé et que Vassilitch n’en peut plus de fatigue. »
Le dvornik cessa de sourire, arrangea sa ceinture et sortit de la chambre, en baissant les yeux avec soumission.
« Moi, petite tante, je me repose.
— Ah ! oui-da, galopin, va-t’en vite préparer le samovar pour ton grand-père. » Et Mavra Kouzminichna essuya la poussière dont les meubles étaient couverts, ferma le piano, poussa un profond soupir, et quitta le salon, dont elle ferma la porte à clef. Puis elle s’arrêta dans la cour et se demanda ce qu’elle allait faire : irait-elle prendre le thé chez Vassilitch, ou achever sa besogne dans le garde-meuble ? Tout à coup des pas précipités retentirent dans la rue déserte et s’arrêtèrent à la petite porte, dont le loquet fut vivement secoué sous l’effort qu’on faisait pour l’ouvrir.
« Qui est là ? Que voulez-vous ? s’écria Mavra Kouzminichna.
— Le comte, le comte Ilia Andréïévitch Rostow ?
— Qui êtes-vous ?
— Je suis un officier, et j’ai besoin de le voir, » répondit une voix d’un timbre agréable.
Mavra Kouzminichna ouvrit la petite porte, et vit effectivement devant elle un jeune officier de dix-huit ans, qui avait un grand air de ressemblance avec les Rostow.
« Ils sont partis, partis hier au soir, lui dit-elle affectueusement.
— Ah ! quel guignon ! J’aurais dû venir hier, » murmura le jeune homme avec regret.
Pendant ce temps la vieille ménagère examinait avec attention et sympathie ces traits qui lui étaient si familiers, et le manteau déchiré et les bottes usées du survenant.
« Pourquoi aviez-vous besoin du comte ?
— Oh ! maintenant il est trop tard, » répondit l’officier désappointé, faisant un pas pour s’en aller.
Il s’arrêta malgré lui, indécis.
« C’est que, dit-il, je suis un parent du comte ; il a toujours été très bon pour moi, et vous voyez, ajouta-t-il en montrant, avec un bon et honnête sourire, ses bottes et sa capote… Je n’ai plus le sou, et je voulais demander au comte… »
Mavra Kouzminichna ne lui donna pas le temps d’achever.
« Attendez un instant !… » Et, se retournant brusquement, elle se dirigea en courant du côté de la seconde cour, où elle demeurait.
Pendant ce temps l’officier examinait ses bottes en souriant mélancoliquement.
« Quel dommage d’avoir manqué mon oncle ! Quelle bonne vieille ! mais où est-elle donc allée ? Il faut pourtant que je lui demande par quelles rues je dois passer pour rattraper mon régiment, qui doit bien certainement être déjà à la barrière Rogojskaïa ! »
À ce moment il vit Mavra Kouzminichna qui revenait vers lui d’un air résolu, quoique légèrement embarrassé, et tenait dans ses mains un mouchoir à carreaux ; arrivée à quelques pas du jeune homme, elle le défit, et en tira un assignat de vingt-cinq roubles qu’elle lui offrit brusquement.
« Si Son Excellence était à la maison, il aurait sans doute… mais aujourd’hui que… »
La vieille s’arrêta confuse, tandis que le jeune officier acceptait gaiement son argent et la remerciait avec effusion.
« Que Dieu soit avec vous ! » répéta-t-elle en reconduisant le jeune homme, qui s’élança par les rues solitaires pour rejoindre au plus vite son régiment au pont de la Yaouza. Mavra Kouzminichna le regarda s’éloigner, et resta quelques instants, les yeux pleins de larmes, devant la porte, qu’elle avait soigneusement refermée. Elle l’avait perdu de vue depuis longtemps, elle était encore tout entière au sentiment de tendresse et de pitié maternelles que lui inspirait ce jeune garçon qu’elle ne connaissait pas !
XXIII
À l’étage inférieur d’une maison inachevée de la Varvarka, il y avait un cabaret que remplissaient en ce moment des cris et des chants d’ivrognes. Assis autour des tables d’une chambre basse et malpropre, une dizaine d’ouvriers, gris, débraillés, les yeux troubles, chantaient à tue-tête ; mais on voyait bien qu’ils se forçaient, car la sueur ruisselait sur leurs fronts ; ils ne chantaient pas pour leur plaisir, mais bien pour faire voir qu’ils étaient en gaieté et qu’ils faisaient bombance. L’un d’eux, un jeune homme blond de haute taille, vêtu d’un sarrau bleu, aurait pu passer à la rigueur pour un joli garçon, si ses lèvres serrées et minces, toujours en mouvement, et ses yeux fixes et sombres, n’eussent donné à sa physionomie une expression étrange et méchante. Il paraissait diriger le chœur, et battait solennellement la mesure, en faisant aller de droite et de gauche au-dessus de leurs têtes son bras blanc, que sa manche retroussée laissait voir en entier. Entendant tout à coup, au milieu de la chanson, le bruit d’une lutte à coups de poing, il s’écria d’un ton de commandement :
« Assez, enfants, on se bat là-bas, à la porte ! » Et, relevant pour la centième fois sa manche qui retombait toujours, il sortit de la salle, suivi de ses camarades.
C’étaient comme lui des ouvriers que le cabaretier régalait en payement de cuirs de différentes sortes qu’ils lui avaient apportés de leur fabrique. Quelques forgerons du voisinage s’imaginant, au tapage, qu’il s’y passait quelque chose d’extraordinaire, essayèrent d’y pénétrer, mais une querelle s’était engagée sur le seuil de la porte entre le cabaretier et un maréchal ferrant ; ce dernier fut violemment repoussé, et alla tomber, la face contre terre, au beau milieu de la rue. Un de ses compagnons se jeta alors sur le cabaretier, et pressa de tout son poids sur sa poitrine, mais, au même moment, apparut le jeune gars à la manche retroussée, qui, lui assenant un vigoureux coup de poing, s’écria avec fureur :
« Enfants, on assassine les nôtres ! »
Le maréchal ferrant se releva la figure ensanglantée, et cria d’un ton lamentable :
« À la garde ! on tue, on a tué un homme !… au secours !
— Ah ! seigneur Dieu, on a tué, tué un homme ! » répéta en glapissant une femme à la porte cochère d’à côté.
La foule se rassembla autour du malheureux.
« Ce n’est donc pas assez de voler le pauvre peuple et de lui arracher sa dernière chemise, tu viens encore de tuer un homme, brigand de cabaretier ! »
Le jeune homme blond, debout à l’entrée, portait alternativement son regard terne du cabaretier au maréchal ferrant, comme s’il cherchait avec qui se prendre de querelle.
« Scélérat ! hurla-t-il tout à coup en se jetant sur le premier…, Liez-le vite, mes enfants.
— Me lier, moi ? » s’écria le cabaretier, et, se débarrassant de ses assaillants par un mouvement violent, il arracha son bonnet de dessus sa tête et le lança à terre. On aurait dit que cet acte avait une signification menaçante et mystérieuse, car les ouvriers s’arrêtèrent à l’instant.
« Je suis pour l’ordre, mon camarade, et je sais mieux que personne ce que c’est que l’ordre… Je n’ai qu’à aller trouver l’officier de police… Ah ! tu crois que je n’irai pas ? Il est défendu de faire du désordre aujourd’hui dans la rue… entends-tu bien… continua le cabaretier en ramassant son bonnet ; eh bien ! allons-y, poursuivit-il en se mettant en marche, avec le jeune gars, le maréchal ferrant, les ouvriers et les passants ameutés, qui criaient et hurlaient en chœur.
— Allons-y ! Allons-y ! »
Au coin de la rue, devant une maison dont les volets étaient fermés et sur la façade de laquelle se balançait l’enseigne d’un bottier, se tenaient groupés une vingtaine d’ouvriers cordonniers ; leurs vêtements étaient usés, et l’épuisement causé par la faim se lisait sur leurs figures maigres et abattues. « N’aurait-il pas dû nous payer notre travail ? disait l’un d’eux en fronçant les sourcils… Mais non, il a sucé notre sang et il se croit quitte : il nous a lanternés toute la semaine, et au dernier moment il a filé. » À la vue de l’autre groupe qui s’avançait l’ouvrier se tut, et, poussé par une curiosité inquiète, se joignit à lui avec tous ses compagnons.
« Où va-t-on ? Ah ! nous le savons bien !… Nous allons trouver l’autorité.
— C’est donc vrai que les nôtres ont eu le dessous ?
— Que croyais-tu donc ?… Écoute ce qu’on raconte ! »
Pendant que les questions et les réponses se croisaient en tous sens, le cabaretier profita du tumulte pour s’échapper sans être vu et retourner chez lui. Le jeune gars, qui n’avait pas remarqué la disparition de son ennemi, continua à pérorer en agitant son bras nu, et en attirant par ses gestes toute l’attention des curieux, qui espéraient en obtenir un éclaircissement de nature à les rassurer.
« Il dit qu’il connaît la loi, qu’il sait ce que c’est que l’ordre ?… Mais est-ce que l’autorité n’est pas là pour ça ?… N’ai-je pas raison, camarades ?… Est-ce qu’on peut rester sans autorité ? mais alors on pillera, quoi !
— Bêtises que tout cela ! dit quelqu’un dans la foule. Est-ce possible qu’on abandonne ainsi Moscou ? ? Quelqu’un s’est moqué de toi et tu l’as cru !… Tu vois bien tout ce qui passe de troupes, et tu t’imagines qu’on va le laisser entrer comme cela, « lui » !… L’autorité est là pour l’empêcher. Écoute donc ce que dit celui-là ! » ajouta-t-il en désignant le jeune gars.
Près de l’enceinte de Kitaï-Gorod, quelques hommes entouraient un individu en manteau qui lisait un papier.
« C’est l’oukase qu’on lit, l’oukase ! » disait-on de côté à d’autre, et tout le monde se porta de ce côté.
Lorsque la foule entoura l’homme au papier, celui-ci parut embarrassé, mais, à la demande du jeune gars, il en recommença la lecture d’une voix légèrement tremblante : c’était la dernière affiche de Rostoptchine, du 31 août.
« Je pars demain matin pour voir Son Altesse (Son Altesse ! répéta en souriant et d’un ton solennel le jeune gars) pour me concerter avec elle, agir ensemble et aider les troupes à détruire les brigands, que nous renverrons au diable. Je reviendrai pour dîner, je me remettrai à la besogne, et alors, nous agirons ferme, et nous « lui » donnerons une bonne raclée ! »
Les derniers mots furent accueillis par un profond silence. Le jeune gars baissa la tête d’un air sombre : il était évident que personne ne les avait compris, et la phrase « je reviendrai pour dîner » produisit surtout une triste impression sur l’auditoire. L’esprit du peuple était monté à un tel diapason, que cette niaiserie vulgaire était malsonnante à ses oreilles. Chacun aurait pu s’exprimer ainsi, par conséquent un oukase émanant d’une autorité supérieure n’aurait pas dû se le permettre. Personne, pas même le jeune gars, dont les lèvres s’agitaient convulsivement, n’interrompit ce morne silence.
« Il faut aller le lui demander… Tiens, le voilà !… Il nous l’expliquera sans doute ! » dirent tout à coup plusieurs voix, et l’attention de la foule se porta sur un personnage dont la voiture, accompagnée de deux dragons à cheval, venait de déboucher sur la place.
C’était le grand-maître de police, qui, par ordre du comte, était allé le matin même mettre le feu aux barques. Il rapportait de cette expédition une somme d’argent considérable, qu’il avait, pour le moment, soigneusement déposée dans ses poches. À la vue de la foule qui venait vers lui, il donna l’ordre à son cocher de s’arrêter.
« Qu’est-ce ? demanda-t-il en s’adressant aux premiers qui s’approchaient timidement de lui. Qu’y a-t-il ? répéta-t-il, n’en ayant pas reçu de réponse.
— Votre Noblesse, c’est… ce n’est rien ! répondit l’homme au manteau : ils sont prêts, pour obéir à Son Excellence, et pour faire leur devoir, à risquer leur vie… Ce n’est pas une émeute, Votre Noblesse, mais comme il est dit de la part du comte…
— Le comte n’est pas parti : il est ici et on ne vous oubliera pas !… Avance ! » cria le grand-maître de police au cocher.
La foule s’était arrêtée, en serrant de près ceux qu’elle supposait avoir entendu les paroles du représentant du pouvoir ; mais, lui, elle le laissa néanmoins s’éloigner. Le grand-maître de police jeta sur elle un regard effrayé, et murmura quelques mots à son cocher, qui lança ses chevaux à fond de train.
« On nous trompe, mes enfants ! Allons le trouver lui-même… Ne lâchons pas celui-là ! Qu’il nous rende compte ! Arrête ! Arrête ! » Et tous se précipitèrent en désordre à la poursuite du grand-maître de police.
XXIV
Dans la soirée du 1er septembre, le comte Rostoptchine eut une entrevue avec Koutouzow, et en revint profondément blessé. Comme il n’avait pas été invité à faire partie du conseil de guerre, sa proposition de prendre part à la défense de la ville passa inaperçue, et il fut profondément surpris de l’opinion qu’on se faisait dans le camp sur la tranquillité de la capitale, dont le patriotisme n’était, aux yeux de certains grands personnages, qu’une question secondaire et sans portée. Après s’être fait servir à souper, il s’étendit tout habillé sur un canapé, mais, entre minuit et une heure, on le réveilla pour lui remettre une dépêche de Koutouzow, apportée par un exprès. Il lui annonçait la retraite de l’armée par la grand’route de Riazan au delà de Moscou, et lui demandait de vouloir bien envoyer la police pour faciliter aux troupes le passage à travers la ville. Cette nouvelle n’en fut pas une pour le comte ; il l’avait pressentie bien avant son entretien avec Koutouzow, le lendemain même de Borodino. En effet, les généraux qui en arrivaient répétaient en chœur qu’une seconde bataille était impossible, et alors, sur l’ordre du général en chef, on avait enlevé de la ville tout ce qui appartenait au Trésor ainsi qu’au mobilier de la Couronne. Cependant cet ordre, communiqué sous la forme d’un simple billet de Koutouzow et reçu la nuit pendant son premier sommeil, le surprit et l’irrita au dernier point.
Dans la suite, lorsqu’il se plut à expliquer ce qu’il avait fait à cette époque, le comte Rostoptchine répéta à différentes reprises dans ses Mémoires que son but était de maintenir la tranquillité à Moscou et d’en faire sortir les habitants. Si telle était véritablement son intention, sa conduite devient irréprochable. Mais pourquoi alors ne sauve-t-on pas les richesses de la ville, les armes, les munitions, la poudre, le blé ? Pourquoi trompe-t-on et ruine-t-on des milliers d’habitants en leur disant que Moscou ne sera pas livré ?
« Pour y maintenir la tranquillité, » nous répond le comte Rostoptchine. Pourquoi alors emporte-t-on des monceaux de paperasses inutiles, l’aérostat de Leppich, etc., etc. ?
« Pour qu’il ne reste plus rien en ville, » répond encore le comte. Si l’on admet cette manière de voir, chacun de ses actes est justifié.
Les atrocités de la Terreur en France n’avaient aussi soi-disant en vue que la tranquillité du peuple. Sur quoi donc le comte Rostoptchine fondait-il ses craintes de voir éclater une révolution à Moscou, lorsque les habitants s’en éloignaient et que les troupes se repliaient ? Ni là ni sur aucun autre point de la Russie, il ne se passa rien qui, de près ou de loin, ressemblât à une révolution.
Le 1er et le 2 septembre, plus de dix mille hommes étaient restés à Moscou, et, sauf au moment où la foule ameutée s’était réunie sur l’ordre du gouverneur général dans la cour de son hôtel, nul désordre ne se produisit. Il n’y avait aucun motif d’en craindre quand même on aurait annoncé l’abandon de la ville après Borodino, au lieu de soutenir le contraire, de distribuer des armes, et de prendre ainsi toutes les mesures capables d’entretenir l’effervescence de la population.
Rostoptchine était d’un tempérament sanguin et emporté, il avait toujours vécu et agi dans les hautes sphères administratives, aussi ne connaissait-il pas, malgré son véritable patriotisme, le peuple qu’il s’imaginait tenir en main. Depuis l’entrée de l’ennemi dans le pays, il se complaisait à jouer le rôle du moteur dirigeant et suprême dans le mouvement national du cœur de la Russie. Il s’imaginait guider non seulement les actes matériels des habitants, mais encore leurs dispositions morales, au moyen de ses affiches et de ses proclamations écrites dans un style de cabaret dont le peuple ne fait aucun cas dans son milieu, et qui le déconcerte à plus forte raison sous la plume de ses supérieurs. Ce rôle lui plaisait, il s’y était complètement identifié, et la nécessité d’y renoncer avant d’avoir accompli un exploit héroïque le surprit à l’improviste. Il sentit le terrain manquer sous ses pieds, et il ne sut plus quelle conduite tenir. Bien qu’il l’eût pressenti depuis longtemps, jusqu’au dernier moment il refusa de croire à l’abandon de Moscou et ne fit rien en vue de cette éventualité. C’était contre sa volonté que les habitants quittaient la ville, et ce n’était qu’avec une extrême difficulté qu’il accordait aux fonctionnaires l’autorisation de mettre en sûreté les archives des tribunaux.
Toute son énergie, toute son activité tendaient à entretenir dans la population la haine patriotique et la confiance en soi-même, dont il était imbu plus que personne. Quant à juger jusqu’à quel point cette énergie et cette activité furent comprises et partagées par le peuple, c’est là une question qui n’est pas encore résolue. Mais lorsque les événements prirent, en se développant, leurs véritables proportions historiques, lorsque les paroles furent impuissantes pour exprimer la haine de l’ennemi et qu’il ne fut plus possible de l’épancher dans l’ardeur d’une bataille, lorsque la confiance en soi-même ne suffit plus à la défense de Moscou, lorsque tout le peuple s’écoula comme un torrent en emportant son bien, et en manifestant, par cet acte négatif, la force du sentiment national dont il était animé, alors le rôle choisi par le comte Rostoptchine se trouva soudain un non-sens, et il se sentit seul, faible, ridicule, et d’autant plus irrité, qu’il se sentait coupable. Tout ce que Moscou contenait lui avait été confié, et rien ne pouvait plus être emporté ! « Qui est responsable ? se disait-il. Ce n’est cependant pas moi. Tout était prêt, je tenais Moscou dans mes deux mains, et voilà ce qu’ils ont décidé… Traîtres ! brigands ! s’écriait-il avec rage, sans préciser quels étaient ces traîtres et ces brigands qu’il invectivait, poussé par le besoin de haïr ceux qui, d’après lui, l’avaient placé dans cette ridicule situation.
Il passa toute la nuit à donner des ordres qu’on venait lui demander de tous les quartiers. Ses intimes ne l’avaient jamais vu aussi sombre, ni aussi intraitable.
« Excellence, on est venu des Apanages, du Consistoire, de l’Université, du Sénat, de la maison des Enfants-Trouvés !… Les pompiers, le directeur de la prison, celui de la maison des fous, demandent ce qu’ils ont à faire ! » Et toute la nuit se passa ainsi.
Le comte faisait des réponses brèves et sévères, uniquement destinées à donner à entendre qu’il ne prenait pas sur lui la responsabilité des instructions données, et la rejetait sur ceux qui avaient réduit tout son travail à néant.
« Dis à cet imbécile de veiller à ses archives, et à cet autre de ne pas m’adresser de sottes questions à propos de ses pompiers… Puisqu’il y a des chevaux, qu’ils partent pour Vladimir. A-t-il envie de les laisser aux Français ?
— Excellence, l’inspecteur de la maison des fous est arrivé, que doit-il faire ?
— Qu’ils partent, qu’ils partent tous, et qu’il lâche les fous dans la ville ! Puisque nous avons des fous qui commandent les armées, il est juste que ceux-là soient aussi rendus à la liberté. »
Lorsqu’on lui demanda ce qu’il fallait faire des prisonniers, le comte s’écria avec colère, en s’adressant au surveillant :
« Faut-il donc te donner deux bataillons pour les escorter ? Il n’y en a pas ! Eh bien, qu’on les lâche !
— Mais, Excellence, il y a aussi des prisonniers politiques, Metchkow et Vérestchaguine.
— Vérestchaguine ? On ne l’a donc pas pendu ? Qu’on l’amène ! »
XXV
Vers neuf heures du matin, lorsque les troupes commencèrent à traverser la ville, personne ne vint plus fatiguer le comte de demandes inopportunes : ceux qui partaient, comme ceux qui restaient, n’avaient plus désormais besoin de lui. Il avait commandé sa voiture pour aller à Sokolniki, et, en attendant qu’elle fût prête, il s’étendit, les bras croisés et la figure renfrognée.
En ce temps de paix, lorsque le moindre administrateur s’imagine complaisamment que si ses administrés vivent, c’est uniquement grâce à ses soins, c’est dans la conscience de son incontestable utilité qu’il trouve la récompense de ses peines. Tant que dure le calme, le pilote qui, de son frêle esquif, indique au lourd vaisseau de l’État la route qu’il doit suivre croit, en le voyant s’avancer, et cela se comprend, que ce sont ses efforts personnels qui poussent l’immense bâtiment. Mais qu’une tempête s’élève, que les vagues entraînent le vaisseau, l’illusion n’est plus possible, le bâtiment suit seul sa marche majestueuse, et le pilote, qui tout à l’heure encore était le représentant de la toute-puissance, devient un être faible et inutile. Rostoptchine le sentait, et il en était profondément froissé.
Le grand-maître de police, celui-là même que la foule avait arrêté, entra chez le comte avec l’aide de camp qui venait lui annoncer que la voiture était prête. L’un et l’autre étaient pâles, et le premier, après avoir rendu compte au général gouverneur de sa commission, ajouta que la cour de l’hôtel se remplissait d’une masse énorme de gens qui demandaient à lui parler. Sans proférer une parole, le comte se leva, se dirigea vivement vers son salon, et posa la main sur le bouton de la porte vitrée du balcon, mais, la retirant aussitôt, il alla à une autre fenêtre, d’où l’on voyait ce qui se passait au dehors. Le jeune gars continuait à discourir en gesticulant. Le maréchal ferrant, couvert de sang, se tenait, sombre, à ses côtés, et le murmure de leurs voix pénétrait à travers les croisées.
« La voiture est-elle prête ? demanda Rostoptchine.
— Elle est prête, Excellence, répondit l’aide de camp.
— Que veulent-ils donc, ceux-là ? demanda Rostoptchine en se rapprochant du balcon.
— Ils se sont réunis, à ce qu’ils assurent, pour marcher sur les Français, d’après votre ordre, Excellence… Ils parlent aussi de trahison : ce sont des tapageurs, j’ai eu de la peine à leur échapper ! Veuillez me permettre de vous proposer, Excellence…
— Faites-moi le plaisir de vous retirer, je sais ce que j’ai à faire… » et il continuait à regarder au dehors : « Voilà où l’on a amené la Russie, voilà ce que l’on a fait de moi ! » se disait-il, emporté contre ceux qu’il accusait par une colère farouche dont il n’était plus le maître : … « La voilà, la populace, la lie du peuple, la plèbe qu’ils ont soulevée par leur sottise ! il leur faut une victime, sans doute, » se dit-il en fixant les yeux sur le jeune gars, et il se demandait, à part lui, sur qui il pourrait bien déverser sa fureur, « La voiture est-elle prête ? répéta-t-il.
— Elle est prête, Excellence. Quels sont vos ordres concernant Vérestchaguine ? Il attend à l’entrée.
— Ah ! » s’écria Rostoptchine frappé d’une idée subite, ouvrant la porte du balcon, il y apparut, tout à coup.
Tous se découvrirent et se tournèrent vers lui.
« Bonjour, mes enfants, dit-il rapidement et à haute voix. Merci d’être venus ! Je vais descendre au milieu de vous mais auparavant il nous faut en finir avec le misérable qui a causé la perte de Moscou. Attendez-moi !… » Et il rentra dans le salon aussi brusquement qu’il en était sorti.
Un murmure de satisfaction parcourut les rangs de la foule.
« Tu vois bien qu’il saura en venir à bout, et toi qui assurais que les Français… » disaient les uns et les autres en se reprochant leur manque de confiance.
Deux minutes plus tard, un officier se montra à la porte principale, et dit quelques mots aux dragons, qui s’alignèrent. La foule, avide de voir, se porta près du péristyle, Rostoptchine y parut au même instant, et regarda autour de lui comme s’il cherchait quelqu’un.
« Où est-il ? » demanda-t-il avec colère.
Au même moment on aperçut un jeune homme, dont le cou maigre supportait une tête à moitié rasée ; il tournait le coin de la maison. Vêtu d’un caftan, en drap gros-bleu, jadis élégant, et du pantalon sale et usé du forçat, il avançait lentement entre deux dragons, traînant avec peine ses jambe grêles et enchaînées.
« Qu’il se mette là ! » dit Rostoptchine en détournant les yeux du prisonnier, et en indiquant la dernière marche.
Le jeune homme y monta avec effort et l’on entendit le cliquetis de ses fers : il soupira, et, laissant retomber ses mains qui ne ressemblaient en rien à celles d’un ouvrier, il les croisa dans une attitude pleine de soumission. Pendant cette scène muette, rien ne rompit le silence, sauf quelques cris étouffés qui partaient des derniers rangs, où l’on s’écrasait pour mieux voir. Le comte, les sourcils froncés, attendait que le jeune prisonnier fût en place.
« Enfants ! dit-il enfin d’une voix aiguë et métallique, cet homme est Vérestchaguine, celui qui a perdu Moscou ! »
L’accusé, dont les traits amaigris exprimaient un anéantissement complet, tenait la tête inclinée ; mais, aux premières paroles du comte, il la releva lentement et le regarda en dessous ; on aurait dit qu’il désirait lui parler, ou peut-être rencontrer son regard. Le long du cou délicat du jeune homme, une veine bleuit et se tendit comme une corde, sa figure s’empourpra. Tous les yeux se tournèrent de son côté ; il regarda la foule, et, comme s’il se sentait encouragé par la sympathie qu’il croyait deviner autour de lui, il sourit tristement et, baissant de nouveau la tête, chercha à se mettre d’aplomb sur la marche.
« Il a trahi son souverain et sa patrie, il s’est vendu à Bonaparte, il est le seul entre nous tous qui ait déshonoré le nom russe… Moscou périt à cause de lui ! » dit Rostoptchine d’une voix égale mais dure. Tout à coup, après avoir jeté un regard à la victime, il reprit en élevant la voix avec une nouvelle force : « Je le livre à votre jugement, prenez-le ! »
La foule silencieuse se serrait de plus en plus, et bientôt la presse devint intolérable ; il était pénible aussi de respirer cette atmosphère viciée sans pouvoir s’en dégager, et d’y attendre quelque chose de terrible et d’inconnu. Ceux du premier rang, qui avaient tout vu et tout compris, se tenaient bouche béante, les yeux écarquillés par la frayeur, opposant une digue à la pression de la masse qui était derrière eux.
« Frappez-le ! Que le traître périsse ! criait Rostoptchine… Qu’on le sabre ! je l’ordonne ! »
Un cri général répondit à l’intonation furieuse de cette voix, dont on distinguait à peine les paroles, et il y eut un mouvement en avant suivi d’un arrêt instantané.
« Comte, dit Vérestchaguine d’un ton timide mais solennel, aidant ce moment de silence, comte, le même Dieu nous juge !… » Il s’arrêta.
— Qu’on le sabre ! je l’ordonne ! répéta Rostoptchine, blême de fureur.
— Les sabres hors du fourreau ! » commanda l’officier.
À ces mots la foule ondula comme une vague, et poussa les premiers rangs jusque sur les degrés du péristyle. Le jeune gars se trouva ainsi porté près de Vérestchaguine ; son visage était pétrifié et sa main toujours levée.
« Sabrez ! reprit tout bas l’officier aux dragons, dont l’un frappa avec colère Vérestchaguine du plat de son sabre.
— Ah ! » fit le malheureux ; il ne se rendait pas compte, dans son effroi, du coup qu’il avait reçu. Un frémissement d’horreur et de compassion agita la foule.
« Seigneur ! Seigneur ! » s’écria une voix. Vérestchaguine poussa un cri de douleur et ce cri décida de sa perte. Les sentiments humains qui tenaient encore en suspens cette masse surexcitée cédèrent tout à coup, et le crime, déjà à moitié commis, ne devait plus tarder à s’accomplir. Un rugissement menaçant et furieux étouffa les derniers murmures de commisération et de pitié, et, semblable à la neuvième et dernière vague qui brise les vaisseaux, une vague humaine emporta dans son élan irrésistible les derniers rangs jusqu’aux premiers, et les confondit tous dans un indescriptible désordre. Le dragon qui avait déjà frappé Vérestchaguine releva le bras pour lui donner un second coup. Le malheureux, se couvrant le visage de ses mains, se jeta du côté de la populace. Le jeune gars, contre lequel il vint se heurter, lui enfonça ses ongles dans le cou, et, poussant un cri de bête sauvage tomba avec lui au milieu de la foule, qui se rua à l’instant sur eux. Les uns tiraillaient et frappaient Vérestchaguine, les autres assommaient le jeune garçon, et leurs cris ne faisaient qu’exciter la fureur populaire. Les dragons furent longtemps à dégager l’ouvrier à moitié mort, et, malgré la rage que ces forcenés apportaient à leur œuvre de sang, ils ne pouvaient parvenir à achever le malheureux condamné, écharpé et râlant ; tant la masse compacte qui les comprimait et les serrait comme dans un étau, gênait leurs hideux mouvements.
« Un coup de hache pour en finir !… L’a-t-on bien écrasé ?… Traître qui a vendu le Christ !… Est-il encore vivant ?… Il a reçu son compte !… »
Lorsque la victime cessa de lutter et que le râle de l’agonie souleva sa poitrine mutilée, il se fit alors seulement un peu de place autour de son cadavre ensanglanté : chacun s’en approchait, l’examinait et s’en éloignait ensuite en frémissant de stupeur.
« Oh ! Seigneur !… Quelle bête féroce que la populace !… Comment aurait-il pu lui échapper !… C’est un jeune pourtant ? un fils de marchand, bien sûr !… Oh ! le peuple !… et l’on assure maintenant que ce n’est pas celui-là qu’on aurait dû… On en a assommé encore un autre !… Oh ! celui qui ne craint pas le péché… » disait-on à présent en regardant avec compassion ce corps meurtri, et cette figure souillée de sang et de poussière. Un soldat de police zélé, trouvant peu convenable de laisser ce cadavre dans la cour de Son Excellence, ordonna de le jeter dans la rue. Deux dragons, le prenant aussitôt par les jambes, le traînèrent dehors sans autre forme de procès, pendant que la tête, à moitié arrachée du tronc, frappait la terre par saccades, et que le peuple reculait avec terreur sur le passage du cadavre.
Au moment où Vérestchaguine tomba et où cette meute haletante et furieuse se rua sur lui, Rostoptchine devint pâle comme un mort, et, au lieu de se diriger vers la petite porte de service où l’attendait sa voiture, gagna précipitamment, sans savoir lui-même pourquoi, l’appartement du rez-de-chaussée. Le frisson de la fièvre faisait claquer ses dents.
« Excellence, pas par là, c’est ici ! » lui cria un domestique effaré.
Rostoptchine, suivant machinalement l’indication qui lui était donnée, arriva à sa voiture, y monta vivement, et ordonna au cocher de le conduire à sa maison de campagne. On entendait encore au loin les clameurs de la foule, mais, à mesure qu’il s’éloignait, le souvenir de l’émotion et de la frayeur qu’il avait laissé paraître devant ses inférieurs lui causa un vif mécontentement. « La populace est terrible, elle est hideuse ! se disait-il en français. Ils sont comme les loups qu’on ne peut apaiser qu’avec de la chair ! » … « Comte, le même Dieu nous juge ! » Il lui sembla qu’une voix lui répétait à l’oreille ces mots de Vérestchaguine, et un froid glacial lui courut le long du dos. Cela ne dura qu’un instant, et il sourit à sa propre faiblesse. « Allons donc, pensa-t-il, j’avais d’autres devoirs à remplir. Il fallait apaiser le peuple… Le bien public ne fait grâce à personne ! » Et il réfléchit aux obligations qu’il avait envers sa famille, envers la capitale qui lui avait été confiée, envers lui-même enfin, non pas comme homme privé, mais comme représentant du souverain : « Si je n’avais été qu’un simple particulier, ma ligne de conduite eût été tout autre, mais dans les circonstances actuelles je devais, à tout prix, sauvegarder la vie et la dignité du général gouverneur ! »
Doucement bercé dans sa voiture, son corps se calma peu à peu, tandis que son esprit lui fournissait les arguments les plus propres à rasséréner son âme. Ces arguments n’étaient pas nouveaux : depuis que le monde existe, depuis que les hommes s’entretuent, jamais personne n’a commis un crime de ce genre sans endormir ses remords par la pensée d’y avoir été forcé en vue du bien public. Celui-là seul qui ne se laisse emporter par la passion n’admet pas que le bien public puisse avoir de telles exigences. Rostoptchine ne se reprochait en aucune façon le meurtre de Vérestchaguine ; il trouvait au contraire mille raisons pour être satisfait du tact dont il avait fait preuve, en punissant le coupable et en apaisant la foule. « Vérestchaguine était jugé et condamné à la peine de mort, pensait-il (et cependant le Sénat ne l’avait condamné qu’aux travaux forcés). C’était un traître, je ne pouvais pas le laisser impuni. Je faisais donc d’une pierre deux coups ! » Arrivé chez lui, il prit différentes dispositions, et chassa ainsi complètement les préoccupations qu’il pouvait avoir encore.
Une demi-heure plus tard, il traversait le champ de Sokolniki, ayant oublié cet incident ; et, ne songeant plus qu’à l’avenir, il se rendit auprès de Koutouzow, qu’on lui avait dit être au pont de la Yaouza. Préparant à l’avance la verte mercuriale qu’il comptait lui adresser pour sa déloyauté envers lui, il se disposait à faire sentir à ce vieux renard de cour que lui seul porterait la responsabilité des malheurs de la Russie et de l’abandon de Moscou. La plaine qu’il traversait était déserte, sauf à l’extrémité opposée ; là, à côté d’une grande maison jaune, s’agitaient des individus vêtus de blanc, dont quelques-uns criaient et gesticulaient. À la vue de la calèche du comte, l’un d’eux se précipita à sa rencontre. Le cocher, les dragons et Rostoptchine lui-même regardaient, avec un mélange de curiosité et de terreur, ce groupe de fous qu’on venait de lâcher, surtout celui qui s’avançait vers eux, vacillant sur ses longues et maigres jambes, et laissant flotter au vent sa longue robe de chambre. Les yeux fixés sur Rostoptchine, il hurlait des mots inintelligibles et faisait des signes pour lui ordonner de s’arrêter. Sa figure sombre et décharnée était couverte de touffes de poils ; ses yeux jaunes et ses pupilles d’un noir de jais roulaient en tous sens d’un air inquiet et effaré.
« Halte ! Halte ! » criait-il d’une voix perçante et haletante ; et il essayait de reprendre son discours, qu’il accompagnait de gestes extravagants.
Enfin il atteignit le groupe, et continua à courir parallèlement à la voiture.
« On m’a tué trois fois, et trois fois je suis ressuscité d’entre les morts !… On m’a lapidé, on m’a crucifié… Je ressusciterai… je ressusciterai !… je ressusciterai ! On a déchiré mon corps !… Trois fois le royaume de Dieu s’écroulera… et trois fois je le rétablirai ! » Et sa voix montait à un diapason de plus en plus aigu.
Le comte Rostoptchine pâlit comme il avait pâli au moment où la foule s’était jetée sur Vérestchaguine.
« Marche, marche ! » cria-t-il au cocher en tremblant.
Les chevaux s’élancèrent à fond de train, mais les cris furieux du fou, qu’il distançait de plus en plus, résonnaient toujours à ses oreilles, tandis que devant ses yeux se dressait de nouveau la figure ensanglantée de Vérestchaguine avec son caftan fourré. Il sentait que le temps ne pourrait rien sur la violence de cette impression, que la trace sanglante de ce souvenir, en s’imprimant de plus en plus profondément dans son cœur, le poursuivrait jusqu’à la fin de ses jours. Il l’entendait dire : « Qu’on le sabre ! Vous m’en répondez sur votre tête. » Pourquoi ai-je dit cela ? se demanda-t-il involontairement. J’aurais pu me taire et rien n’aurait eu lieu. » Il revoyait la figure du dragon passant tout à coup de la terreur à la férocité, et le regard de timide reproche que lui avait jeté sa triste victime : « Je ne pouvais agir autrement… la plèbe… le traître… le bien public !… »
Le passage de la Yaouza était encore encombré de troupes, la chaleur était accablante. Koutouzow, fatigué et préoccupé, assis sur un banc près du pont, traçait machinalement des figures sur le sable, lorsqu’un général, dont le tricorne était surmonté d’un immense plumet, descendit d’une calèche à quelques pas de lui et lui adressa la parole en français, d’un air à la fois irrité et indécis. C’était le comte Rostoptchine ! Il expliquait à Koutouzow qu’il était venu le trouver parce que, Moscou n’existant plus, il ne restait plus que l’armée.
« Les choses se seraient autrement passées si Votre Altesse m’avait dit que Moscou serait livré sans combat ! »
Koutouzow examinait Rostoptchine sans prêter grande attention à ses paroles, mais en cherchant seulement à se rendre compte de l’expression de sa figure. Rostoptchine, interdit, se tut. Koutouzow hocha tranquillement la tête, et, sans détourner son regard scrutateur, marmotta tout bas :
« Non, je ne livrerai pas Moscou sans combat ! »
Koutouzow pensait-il à autre chose, ou prononça-t-il ces paroles à bon escient, sachant qu’elles n’avaient aucun sens… Le comte Rostoptchine se retira, et, spectacle étrange ! cet homme si fier, ce général gouverneur de Moscou, ne trouva rien de mieux à faire que de s’approcher du pont et de disperser à grands coups de fouet les charrettes qui en encombraient les abords !
XXVI
À quatre heures de l’après-midi, l’armée de Murat, précédée d’un détachement de hussards wurtembergeois, et accompagnée du roi de Naples et de sa nombreuse suite, fit son entrée à Moscou. Arrivé à l’Arbatskaïa, Murat s’arrêta pour attendre les nouvelles que son avant-garde devait lui apporter sur l’état de la forteresse appelée le « Kremlin ». Autour de lui se groupèrent quelques badauds qui regardaient avec stupéfaction ce chef étranger avec ses cheveux longs, chamarré d’or et portant une coiffure ornée de plumes multicolores.
« Dis donc. Est-ce leur roi ?
— Pas mal ! disaient quelques-uns.
— Ôte donc ton bonnet ! » s’écriaient les autres.
Un interprète s’avança, et, interpellant un vieux dvornik, lui demanda si le « Kremlin » était loin. Surpris par l’accent polonais qu’il entendait pour la première fois, le dvornik ne comprit pas la question, et se déroba de son mieux derrière ses camarades. Un officier de l’avant-garde revint en ce moment annoncer à Murat que les portes de la forteresse étaient fermées et qu’on s’y préparait sans doute à la défense.
« C’est bien, » dit-il en commandant à l’un de ses aides de camp de faire avancer quatre canons.
L’artillerie s’ébranla au trot, et, dépassant la colonne qui suivait, Murat se dirigea vers l’Arbatskaïa. Arrivée au bout de la rue, la colonne s’arrêta. Quelques officiers français mirent les bouches à feu en position, et examinèrent le « Kremlin » au moyen d’une longue-vue. Tout à coup ils y entendirent sonner les cloches pour les vêpres. Croyant à un appel aux armes, ils s’en effrayèrent, et quelques fantassins coururent aux portes de Koutaflew, qui étaient barricadées par des poutres et des planches. Deux coups de fusil en partirent au moment où ils s’en approchaient. Le général qui se tenait auprès des canons leur cria quelques mots, et tous, officiers et soldats, retournèrent en arrière. Trois autres coups retentirent, et un soldat fut blessé au pied. À cette vue, la volonté arrêtée d’engager la lutte et de braver la mort se peignit sur tous les visages, et en chassa l’expression de calme et de tranquillité qu’ils avaient un moment auparavant. Depuis le maréchal jusqu’au dernier soldat, tous comprirent qu’ils n’étaient plus dans les rues de Moscou, mais bien sur un nouveau champ de bataille, et au moment peut-être d’un combat sanglant. Les pièces furent pointées, les artilleurs avivèrent leurs mèches, l’officier commanda : « Feu ! » Deux sifflements aigus se firent entendre simultanément, la mitraille s’incrusta avec un bruit sec dans la maçonnerie des portes, dans les poutres, dans la barricade, et deux jets de fumée se balancèrent au-dessus des canons. À peine l’écho de la décharge venait-il de s’éteindre, qu’un bruit étrange passa dans l’air : une quantité innombrable de corbeaux s’élevèrent croassant au-dessus des murailles, et tourbillonnèrent en battant lourdement l’espace de leurs milliers d’ailes. Au même instant un cri isolé partit de derrière la barricade, et l’on vit surgir, au milieu de la fumée qui se dissipait peu à peu, la figure d’un homme, en caftan et nu-tête, tenant un fusil et visant les Français.
« Feu ! » répéta l’officier d’artillerie, et un coup de fusil retentit en même temps que les deux coups de canon. Un nuage de fumée masqua la porte, rien ne bougea plus, et les fantassins s’en rapprochèrent de nouveau. Trois blessés et quatre morts étaient couchés devant l’entrée, tandis que deux hommes s’enfuyaient en longeant la muraille.
« Enlevez-moi ça, » dit l’officier en indiquant les poutres et les cadavres. Les Français achevèrent les blessés, et en jetèrent les cadavres par-dessus la muraille. Qui étaient ces gens-là ? personne ne le sut. M. Thiers seul leur a consacré ces quelques lignes : « Ces misérables avaient envahi la citadelle sacrée, s’étaient emparés des fusils de l’arsenal, et tiraient sur les Français. On en sabra quelques-uns, et l’on purgea le Kremlin de leur présence[10] . »
On vint annoncer à Murat que la voie était libre. Les Français franchirent les portes, établirent leur bivouac sur la place du Sénat, et les soldats jetèrent par les fenêtres de ce bâtiment des chaises, dont ils se servirent pour allumer leurs feux. Les détachements se suivaient à la file, et traversaient le Kremlin pour aller occuper les maisons vides et abandonnées où ils s’établissaient comme dans un camp.
Avec leurs uniformes usés, leurs figures affamées et épuisées, réduites au tiers de leur premier effectif, les troupes ennemies firent néanmoins leur entrée à Moscou en bon ordre. Mais lorsqu’elles s’éparpillèrent dans les maisons désertes, elles cessèrent d’exister comme armée, et le soldat disparut pour faire place au maraudeur. Ce maraudeur, en quittant Moscou cinq semaines plus tard, emportait une foule d’objets qu’il croyait indispensables ou précieux. Il n’avait plus pour but la conquête, mais la conservation de ce qu’il avait pillé. Semblables au singe qui, après avoir plongé son bras dan l’étroit goulot d’un vase pour y saisir une poignée de noisettes, s’obstine à ne pas ouvrir la main, de crainte de les laisser échapper et court ainsi le risque de la vie, les Français avaient d’autant plus de chances de périr en opérant leur retraite, qu’ils traînaient après eux un immense butin ; comme le singe ils ne voulaient pas l’abandonner. Dix minutes après leur installation, on ne distinguait plus les officiers des soldats. Derrière les fenêtres de toutes les maisons, on voyait passer des hommes guêtrés, en uniforme, examinant les chambres d’un air satisfait, et furetant dans les caves et dans les glacières, dont ils enlevaient les provisions. Ils déclouaient les planches qui fermaient les remises et les écuries, et, retroussant leurs manches jusqu’au coude, allumaient les fourneaux, faisaient leur cuisine, amusaient les uns, effrayaient les autres et cherchaient à apprivoiser les femmes et les enfants. Il y avait de ces gens-là partout, dans les boutiques comme dans les rues, mais de véritables soldats il n’en était plus question.
En vain des ordres réitérés étaient envoyés aux différents chefs de corps, leur enjoignant de défendre aux soldats de courir dans la ville, d’user de violence envers les habitants et de marauder ; en vain l’ordre avait été donné de faire chaque jour un appel général. En dépit de toutes ces mesures, ces hommes, qui hier formaient l’armée, se répandaient partout dans cette cité déserte à la recherche des riches approvisionnements et des jouissances matérielles qu’elle leur offrait encore, et ils y disparaissaient comme l’eau qui s’infiltre dans le sable. Les soldats de cavalerie, qui entraient dans une maison de marchands abandonnée avec tout ce qu’elle contenait, avaient beau y trouver des écuries plus spacieuses qu’il leur était nécessaire, ils ne s’emparaient pas moins de la maison voisine, qui leur semblait plus commode ; certains même accaparaient plusieurs maisons à la fois, et se hâtaient d’écrire sur la porte, avec un morceau de craie, par qui elles étaient occupées, et les hommes des différentes armes finissaient par se quereller et s’injurier. Avant même d’être installés, ils couraient examiner la ville, et, sur ouï-dire, se portaient là où ils croyaient trouver des objets de valeur. Leurs chefs, après avoir vainement cherché à les arrêter, se laissaient à leur tour entraîner à commettre les mêmes déprédations. Les généraux eux-mêmes se rassemblaient en foule dans les ateliers des carrossiers, pour y choisir, ceux-ci une voiture, ceux-là une calèche. Les quelques habitants qui n’avaient pu fuir offraient aux officiers supérieurs de les loger, dans l’espoir d’éviter par là le pillage. Les richesses abondaient, on n’en voyait pas la fin, et les Français se figuraient que dans les quartiers qu’ils n’avaient pas explorés ils en découvriraient encore de plus grandes. Ainsi, l’envahissement d’une ville opulente par une armée épuisée eut pour conséquence la destruction de cette armée même et la destruction de la ville, et le pillage et l’incendie en furent le résultat fatal.
Les Français attribuent l’incendie de Moscou au patriotisme féroce de Rostoptchine, les Russes à la sauvagerie des Français ; mais, en réalité, on ne saurait en rendre responsables ni Rostoptchine ni les Français, et les conditions dans lesquelles la ville se trouvait en furent seules la cause. Moscou a brûlé comme aurait pu brûler n’importe quelle ville construite en bois, abstraction faite du mauvais état des pompes, qu’elles y fussent restées ou non, comme n’importe quel village, fabrique ou maison qui auraient été abandonnés par leurs propriétaires et envahis par les premiers venus. S’il est vrai de dire que Moscou fut brûlé par ses habitants, il est incontestable aussi qu’il le fut, non par ceux qui y étaient restés, mais par le fait de ceux qui l’avaient quitté. Moscou ne fut pas respecté par l’ennemi comme Berlin et comme Vienne, parce que ses habitants ne reçurent pas les Français avec le pain et le sel en leur offrant les clefs de la ville, mais préférèrent l’abandonner à son malheureux sort.
XXVII
Le flot de l’invasion française n’atteignit que le soir du 2 septembre le quartier où demeurait Pierre. Après les deux jours qu’il venait de passer dans une solitude absolue et d’une façon si étrange, il se trouvait dans un état voisin de la folie. Une pensée unique s’était tellement emparée de tout son être qu’il n’aurait pu dire quand et comment elle lui était venue. Il ne se rappelait plus rien du passé, et ne comprenait rien au présent. Tout ce qui se déroulait devant ses yeux lui paraissait un songe : il avait fui de chez lui pour se dérober aux complications insupportables de la vie quotidienne, et il avait cherché et trouvé un refuge paisible dans la maison du Bienfaiteur, dont le souvenir se rattachait dans son âme à tout un monde de paix éternelle et de calme solennel, complètement opposé à l’agitation fiévreuse dont il sentait peser sur lui l’irrésistible influence. Accoudé sur le bureau poudreux du défunt, dans le profond silence de son cabinet, son imagination lui représenta avec netteté les événements auxquels il avait été mêlé dans ces derniers temps, la bataille de Borodino entre autres, et il éprouva de nouveau un trouble indéfinissable en comparant son infériorité morale et sa vie de mensonge à la vérité, à la simplicité puissante de ceux dont le souvenir s’était imprimé dans son âme sous l’appellation « Eux » ! Lorsque Ghérassime le tira de ses méditations, Pierre, qui s’était décidé à prendre part avec le peuple à la défense de Moscou, lui demanda de lui procurer pour cela un déguisement et un pistolet, et lui annonça son intention de rester caché dans la maison. Tout d’abord il lui fut impossible de fixer son attention sur le manuscrit maçonnique : elle se portait involontairement sur la signification cabalistique de son nom lié à celui de Bonaparte. La pensée qu’il était prédestiné à mettre un terme au pouvoir de « la Bête » ne lui venait toutefois encore à l’esprit que comme une de ces vagues rêveries qui traversent parfois le cerveau sans y laisser de traces. Lorsque le hasard lui fit rencontrer les Rostow, et que Natacha se fut écriée : « Vous restez à Moscou ! Ah ! que c’est bien ! » il comprit qu’il ferait bien de ne pas s’en éloigner, alors même que la ville serait livrée à l’ennemi, afin d’accomplir sa destinée.
Le lendemain, pénétré de la pensée de se montrer digne d’« Eux », il se dirigea vers la barrière des Trois-Montagnes ; mais, lorsqu’il se fut convaincu que Moscou ne serait pas défendu, la mise à exécution du projet qu’il caressait confusément depuis quelques jours se dressa tout à coup devant lui comme une nécessité implacable. Il lui fallait ne pas se montrer, chercher à aborder Napoléon, le tuer, mourir peut-être avec lui, mais délivrer l’Europe de celui qui, à ses yeux, était la cause de tous ses maux !
Pierre connaissait tous les détails de l’attentat qu’un étudiant allemand avait commis en 1809, à Vienne, contre Napoléon ; il savait que cet étudiant avait été fusillé, mais le danger qu’il allait courir en remplissant sa mission providentielle ne faisait que l’exciter davantage.
Deux sentiments l’entraînaient avec une égale violence. Le premier, le besoin de se sacrifier et de souffrir, que le spectacle du malheur général avait fait naître dans son cœur, l’avait conduit à Mojaïsk jusque sous le feu de la mitraille, et l’avait contraint à quitter sa maison, à faire bon marché du luxe et du confort de son existence habituelle, à coucher tout habillé sur la dure et à partager la maigre chère de Ghérassime. Le second était ce sentiment, essentiellement russe, de profond mépris pour les conventions factices de la vie, et pour tout ce qui constitue aux yeux de l’immense majorité les jouissances suprêmes de ce monde. Pierre en avait éprouvé pour la première fois l’enivrement au palais Slobodski, où il avait compris que la richesse, le pouvoir, tout ce que les hommes chérissent d’ordinaire, n’a réellement de valeur qu’en raison de la satisfaction qu’on ressent à s’en débarrasser. C’est ce même sentiment qui entraîne la recrue à boire son dernier kopeck, l’ivrogne à briser les vitres et les glaces sans raison apparente ; et pourtant il sait bien qu’il lui faudra vider sa bourse pour payer le dégât ; c’est ce sentiment qui fait que l’homme commet des actions absurdes, comme pour faire preuve de sa force, et qui est en même temps le témoignage d’une volonté supérieure menant l’activité humaine où il lui plaît.
L’état physique de Pierre correspondait à son état moral. La nourriture grossière qu’il avait prise pendant ces derniers jours, l’eau-de-vie dont il s’était abreuvé, l’absence de vin et de cigares, l’impossibilité de changer de linge, les nuits inquiètes et sans sommeil passées sur un canapé trop court, tout contribuait à entretenir chez lui une irritabilité qui touchait à la folie.
Il était deux heures de l’après-midi, les Français étaient à Moscou. Pierre le savait, mais, au lieu d’agir, il ne pensait qu’à son projet et en pesait les moindres détails. Ce n’était pas sur l’acte lui-même que ses rêveries se concentraient, ni sur la mort possible de Napoléon, mais sur sa propre mort, sur son courage héroïque, qu’il se représentait avec un attendrissement mélancolique. « Oui, je dois le faire, se disait-il… moi seul pour tous ! je m’en approcherai ainsi… et tout à coup… emploierai-je un pistolet ou un poignard ?… Peu importe !… Ce n’est pas moi, mais le bras de la Providence qui le frappera !… » Et il pensait aux paroles qu’il prononcerait en tuant Napoléon : « Eh bien, prenez-moi, menez-moi au supplice ! poursuivait-il avec fermeté en relevant la tête.
Au moment où il s’abandonnait à ces divagations, la porte du cabinet s’ouvrit, et il vit apparaître sur le seuil la personne, si calme d’habitude, et aujourd’hui méconnaissable, de Makar Alexéïévitch. Sa robe de chambre flottait autour de lui, sa figure rouge était ignoble à voir, on devinait qu’il était ivre. À la vue de Pierre, une légère confusion se peignit sur ses traits, mais il reprit courage en remarquant son embarras, et s’avança vers lui en titubant sur ses jambes grêles.
« Ils ont eu peur ! lui dit-il d’une voix enrouée et amicale, je leur ai dit : je ne me rendrai pas… J’ai bien fait, n’est-ce pas ?… » Puis il s’arrêta en apercevant le pistolet sur la table, s’en empara tout à coup, et s’élança vivement hors de la chambre.
Ghérassime et le dvornik l’avaient suivi pour le désarmer, tandis que Pierre regardait avec pitié et dégoût ce vieillard à moitié fou, qui, la figure contractée, retenait l’arme de toutes ses forces, en criant d’une voix rauque :
« Aux armes ! à l’abordage !… tu mens… tu ne l’auras pas !
— Voyons, calmez-vous, je vous en prie !… Soyez tranquille ! » répétait Ghérassime en essayant de le saisir par les coudes et de le pousser dans une chambre.
« Qui es-tu, toi ?… Bonaparte ?… Va-t’en, misérable !… Ne me touche pas !… As-tu vu cela ? criait le fou en brandissant le pistolet.
— Empoigne-le, » murmura Ghérassime au dvornik.
Ils étaient enfin parvenus à le pousser dans le vestibule, qu’un nouveau cri, un cri de femme, perçant et aigu, vint s’ajouter à ceux qu’ils poussaient en l’entraînant, et que dominait toujours la voix rauque de l’ivrogne… et la cuisinière se précipita, d’un air effaré, dans la chambre.
« Oh ! mes pères !… Il y en a quatre… quatre à cheval ! »
Ghérassime et le dvornik lâchèrent les mains de Makar Alexéïévitch, et l’on entendit dans le corridor, devenu subitement silencieux, un bruit de pas s’approchant de la porte d’entrée.
XXVIII
Pierre, décidé à cacher, jusqu’à l’accomplissement de son projet, son nom, son rang, sa connaissance de la langue française, et à disparaître au besoin à la première apparition de l’ennemi, était resté debout devant la porte. Les Français entrèrent. Pierre, retenu par une invincible curiosité, ne bougea pas.
Ils étaient deux : un officier de haute taille, de belle mine, un soldat, évidemment son planton, maigre, hâlé, avec des joues creuses, et une figure inintelligente. L’officier, qui boitait, s’avança de quelques pas en s’appuyant sur une canne. Il jeta un coup d’œil autour de lui, et, trouvant sans doute l’appartement à sa guise, il se tourna vers les cavaliers restés à la porte d’entrée, et leur donna l’ordre d’amener les chevaux ; puis, retroussant sa moustache d’un air crâne et portant légèrement la main à la visière de son casque, il s’écria gaiement :
« Bonjour la compagnie ! » Personne ne lui répondit.
« Vous êtes le bourgeois ? » continua-t-il en s’adressant à Ghérassime, qui semblait l’interroger d’un regard inquiet.
« Qouartire… qouartire… logement ! » répéta l’officier en lui souriant avec bonhomie, et en lui tapant sur l’épaule.
« Les Français sont de bons enfants, que diable ! voyons, ne nous fâchons pas, mon vieux… Ah çà ! dites donc, on ne parle pas français dans cette boutique ? » demanda-t-il en rencontrant les yeux de Pierre.
Celui-ci fit un pas en arrière. L’officier s’adressa de nouveau au vieux Ghérassime, en lui demandant de lui faire voir les chambres.
« Mon maître pas ici… moi pas comprendre, » disait Ghérassime en tâchant de s’énoncer aussi distinctement que possible.
Le Français sourit, fit un geste de désespoir à moitié comique, et se dirigea du côté de Pierre, qui allait faire un mouvement, pour se reculer, lorsqu’il aperçut dans l’entrebâillement de la porte Makar Alexéïévitch, le pistolet à la main ; avec cette ruse que laisse parfois la folie, il visait tranquillement le Français.
« À l’abordage ! » s’écria l’ivrogne en pressant la détente.
À ce cri, le Français se retourna brusquement, et Pierre s’élança sur le fou pour lui arracher son pistolet. Makar Alexéïévitch avait eu le temps de lâcher, de ses doigts tremblants, le coup, qui les assourdit tous, en remplissant la chambre de fumée. L’officier pâlit et se rejeta en arrière, pendant que Pierre, oubliant son intention de ne pas paraître savoir le français, lui demandait avec empressement :
« N’êtes-vous pas blessé ?
— Je crois que non, mais je l’ai échappé belle cette fois, » répondit celui-ci en se tâtant et en montrant les débris de plâtre détachés du mur. « Quel est cet homme ? » ajouta l’officier en regardant Pierre sévèrement.
— Ah ! je suis vraiment au désespoir de ce qui vient d’arriver, dit Pierre en oubliant complètement son rôle. C’est un malheureux fou qui ne savait ce qu’il faisait. »
L’officier s’approcha de l’ivrogne et le prit au collet. Makar Alexéïévitch, la lèvre pendante, se balançait lourdement, appuyé à la muraille.
« Brigand, tu me le payeras ! lui dit le Français ; nous autres, nous sommes cléments après la victoire, mais nous ne pardonnons pas aux traîtres ! » ajouta-t-il en faisant un geste énergique.
Pierre, continuant à parler français, le supplia de ne pas tirer vengeance d’un pauvre diable à moitié idiot. L’officier l’écoutait en silence, tout en conservant son air menaçant ; enfin il sourit, et, se tournant vers Pierre, qu’il examina quelques secondes, il lui tendit la main avec une bienveillance exagérée.
« Vous m’avez sauvé la vie. Vous êtes Français ! » dit-il.
C’était bien là le langage d’un Français. Un Français seul pouvait accomplir une grande action, et c’en était une sans contredit, et une des plus grandes, que d’avoir sauvé la vie à M. Ramballe, capitaine au 18e dragons. Malgré tout ce que cette opinion pouvait avoir de flatteur pour lui, Pierre s’empressa de le détromper.
« Je suis Russe, répondit-il rapidement.
— À d’autres, reprit le capitaine en faisant de la main un geste d’incrédulité. Vous me conterez tout cela plus tard… Charmé de rencontrer un compatriote… Qu’allons-nous faire de cet homme ? » poursuivit-il en s’adressant à Pierre comme à un camarade, car, du moment qu’il l’avait bel et bien proclamé Français, il n’y avait plus rien à répliquer.
Pierre lui expliqua de nouveau qui était Makar Alexéïévitch, comment ce fou lui avait enlevé un pistolet chargé, et il lui réitéra sa prière de ne pas le punir.
« Vous m’avez sauvé la vie ! répéta son interlocuteur en gonflant sa poitrine et en faisant un geste majestueux. Vous êtes Français, vous me demandez sa grâce, je vous l’accorde !… Qu’on emmène cet homme ! » ajouta-t-il, et, s’emparant du bras de Pierre, il entra avec lui dans la chambre.
Les soldats qui étaient entrés au bruit du coup de pistolet se montraient tout prêts à faire justice du coupable, mais le capitaine les arrêta d’un air sévère.
« On vous appellera quand on aura besoin de vous… allez ! »
Les soldats s’éloignèrent, pendant que le planton, qui avait fait une tournée à la cuisine, s’approchait de son supérieur.
« Capitaine, lui dit-il, ils ont de la soupe et du gigot de mouton, faut-il vous l’apporter ?
— Oui, et le vin avec. »
XXIX
Pierre crut de son devoir de renouveler à son compagnon l’assurance qu’il n’était pas Français et voulut se retirer, mais celui-ci était si poli, si aimable, si bienveillant, qu’il n’eut pas le courage de refuser son invitation, et ils s’assirent tous deux au salon, où le capitaine lui assura de son côté, avec force poignées de main, qu’il était lié à lui pour la vie par sentiment de reconnaissance éternelle, malgré sa singulière idée de vouloir se faire passer pour Russe. S’il avait été doué de la faculté de deviner les pensées secrètes d’autrui, et par conséquent celles de Pierre en ce moment, il l’aurait probablement planté là, mais son manque de pénétration se traduisait par un bavardage intarissable.
« Français ou prince russe incognito, lui dit-il en regardant tour à tour la chemise sale mais fine de Pierre, et la bague qu’il portait au doigt, je vous dois la vie et je vous offre mon amitié ; un Français n’oublie jamais ni une insulte ni un service. »
Il y avait tant de bonté, tant de noblesse (du moins au point de vue français) dans l’inflexion de sa voix et dans l’expression de sa figure et de ses gestes, que Pierre lui répondit involontairement par un sourire et serra la main qu’il lui tendait.
« Je suis le capitaine Ramballe, du 13e dragons, décoré pour l’affaire du 7. Voulez-vous me dire avec qui j’ai l’honneur de causer si agréablement dans ce moment, au lieu d’être à l’ambulance avec la balle de ce fou dans le corps ? »
Pierre répondit, en rougissant, qu’il ne pouvait lui donner son nom, et s’ingénia à lui expliquer les motifs qui l’empêchaient de satisfaire sa curiosité.
« De grâce, dit le capitaine en l’interrompant, je comprends vos raisons : vous êtes sans doute officier supérieur, ce n’est pas mon affaire. Je vous dois la vie, cela me suffit, je suis tout à vous. Vous êtes gentilhomme ? » ajouta-t-il avec une nuance d’interrogation.
Pierre inclina la tête.
« Votre nom de baptême, s’il vous plaît ?… M. Pierre, dites vous ?… Parfait ! C’est tout ce que je désire savoir. »
Lorsqu’on eut apporté le mouton, l’omelette, le samovar, avec l’eau-de-vie et le vin que les Français avaient pris dans une cave voisine, Ramballe engagea Pierre à partager son repas, et lui-même se mit aussitôt à l’œuvre en dévorant à belles dents comme un homme affamé et bien portant, en faisant claquer ses lèvres et en accompagnant le tout de joyeuses exclamations : « Excellent ! exquis ! » Son visage s’était empourpré peu à peu. Pierre, qui était également à jeun, fit honneur au dîner. Morel, le brosseur, apporta une casserole remplie d’eau chaude, dans laquelle il posa une bouteille de vin rouge, et en plaça sur la table une autre qui contenait du kvass ; les Français avaient déjà baptisé ce breuvage du nom de : « limonade de cochon ». Morel en faisait un grand éloge, mais comme le capitaine avait du bon vin devant lui, il laissa Morel savourer le kvass tout à son aise. Roulant ensuite une serviette autour de la bouteille de bordeaux, il s’en versa un grand verre et en offrit un également à Pierre. Une fois sa faim apaisée et la bouteille vidée, il reprit la conversation avec un nouvel entrain.
« Oui, mon cher monsieur Pierre, je vous dois une fière chandelle de m’avoir sauvé de cet enragé… J’en ai assez, voyez-vous, de balles dans le corps : tenez, en voilà une… elle me vient de Wagram celle-là, dit-il, en se touchant le côté, et deux que j’ai reçues à Smolensk, continua-t-il en montrant une cicatrice sur sa joue… Et cette jambe, qui ne veut pas marcher… C’est à la grande bataille du 7, à la Moskva, que j’ai eu cet atout. Crénom, c’était beau ! Il fallait voir ça, c’était un déluge de feu. Vous nous avez taillé une rude besogne ; vous pouvez vous en vanter, nom d’un petit bonhomme !… Et ma parole, malgré l’atout que j’y ai gagné, je serais prêt à recommencer. Je plains ceux qui n’ont pas vu cela.
— J’y étais, dit Pierre.
— Bah ! vraiment ! eh bien, tant mieux, vous êtes de fiers ennemis, tout de même. La grande redoute a été tenace, nom d’une pipe, et vous nous l’avez fait crânement payer. J’y suis allé trois fois, tel que vous me voyez. Trois fois nous étions sur les canons, et trois fois on nous a culbutés comme des capucins de cartes. Oh ! c’était beau, monsieur Pierre ! Vos grenadiers ont été superbes, tonnerre de Dieu ! Je les ai vus six fois de suite serrer les rangs, et marcher comme à une revue. Les beaux hommes ! Notre roi de Naples, qui s’y connaît, a crié : bravo !… Ah ! ah ! soldats comme nous autres ! ajouta-t-il après un moment de silence… Tant mieux, tant mieux ! Terribles à la bataille, galants avec les belles… voilà les Français, n’est-ce pas, monsieur Pierre ? ajouta-t-il en clignant de l’œil. La gaieté du capitaine était si naïve, si franche, il était si satisfait de lui-même, que Pierre fut sur le point de répondre à son coup d’œil. Le mot « galants » rappela sans doute au capitaine la situation de Moscou, car il poursuivit : « À propos, est-ce vrai que toutes les femmes ont quitté la ville ? Une drôle d’idée : qu’avaient-elles à craindre ?
— Est-ce que les dames françaises ne quitteraient pas Paris si les Russes y entraient ? demanda Pierre.
— Ah ! ah !… répondit le Français en éclatant de rire et en lui tapant sur l’épaule. Ah ! elle est forte, celle-là ! Paris… mais Paris, Paris…
— Paris est la capitale du monde… » reprit Pierre en achevant la phrase commencée.
Les yeux souriants du capitaine se fixèrent sur lui.
« Eh bien, si vous ne m’aviez pas dit que vous êtes Russe, j’aurais parié que vous étiez Parisien. Vous avez ce je ne sais quoi, ce…
— J’ai été à Paris, j’y ai passé plusieurs années, reprit Pierre.
— Oh ! cela se voit bien… Paris !… Mais un homme qui ne connaît pas Paris est un sauvage. Un Parisien, ça se sent à deux lieues ! Paris, c’est Talma, la Duchesnois, Pottier, la Sorbonne, les boulevards… » S’apercevant que sa conclusion ne répondait pas au début de son discours, il s’empressa d’ajouter : « Il n’y a qu’un Paris au monde ! Vous avez été à Paris et vous êtes resté Russe ? Eh bien ! je ne vous en estime pas moins. » Sous l’influence du vin et après les quelques jours de solitude qu’il avait passés en tête-à-tête avec ses sombres méditations, Pierre ressentait involontairement un véritable plaisir à causer avec ce gai compagnon.
« Pour en revenir à vos dames, on les dit bien belles ! Quelle fichue idée d’aller s’enterrer dans les steppes, quand l’armée française est à Moscou ! Quelle chance elles ont manquée, celles-là ! Vos moujiks, je ne dis pas, mais vous autres, gens civilisés, vous devriez nous connaître mieux que ça. Nous avons pris Vienne, Berlin, Madrid, Naples, Rome, Varsovie, toutes les capitales du monde… On nous craint, mais on nous aime ! Nous sommes bons à connaître… Et puis l’Empereur… » Mais Pierre l’interrompit en répétant :
« L’Empereur… d’un air triste et embarrassé. Est-ce que l’Empereur… ?
— L’Empereur, c’est la générosité, la clémence, la justice, le génie… voilà l’Empereur ! C’est moi, Ramballe, qui vous le dis. Tel que vous me voyez, j’étais son ennemi il y a encore huit ans. Mon père était comte et émigré… Mais il m’a vaincu cet homme, il m’a empoigné ! Je n’ai pas pu résister en voyant la grandeur et la gloire dont il couvrait la France. Quand j’ai compris ce qu’il voulait, quand j’ai vu qu’il nous faisait une litière de lauriers, voyez-vous, je me suis dit : voilà un Souverain, et je me suis donné à lui… Et voilà ! Oh oui, mon cher, c’est le plus grand homme des siècles passés et à venir !
— Est-il à Moscou ? demanda Pierre avec hésitation, du ton d’un coupable.
— Non, il fera son entrée demain, » répondit le Français en reprenant son récit[11].
Leur entretien fut interrompu à ce moment par un bruit de voix à la porte cochère et par l’entrée de Morel, qui venait annoncer à son capitaine que les hussards wurtembergeois tenaient à mettre leurs chevaux dans la cour avec les siens. La cause de la dispute provenait de ce qu’on ne parvenait pas à s’entendre. Ramballe fit aussitôt venir le maréchal des logis, et lui demanda d’un ton sévère à quel régiment il appartenait et comment il osait s’emparer d’un logement déjà occupé. L’Allemand lui donna le nom de son régiment et celui de son colonel, et comme il comprenait fort peu le français et pas du tout la dernière question que Ramballe lui avait adressée, il se lança dans un discours allemand émaillé de mots d’un français problématique, destiné à expliquer qu’il était le fourrier du régiment, et que son chef lui avait ordonné de marquer leurs logements dans les maisons de cette rue. Pierre, qui savait l’allemand, leur servit à tous deux d’interprète : le Wurtembergeois se laissa persuader et emmena ses hommes.
Lorsque le capitaine, qui était sorti un moment pour donner un ordre, revint reprendre sa place, il trouva Pierre accoudé, la tête appuyée sur la main ; son visage exprimait la souffrance, et, quelque douloureuse et amère que fût pour lui la situation présente, il souffrait véritablement, non pas de ce que Moscou était pris et de ce que ses heureux vainqueurs s’y installaient comme chez eux, en le couvrant même de leur protection, mais de la conscience de sa propre faiblesse. Quelques verres de bon vin, quelques paroles échangées avec ce bon garçon, avaient suffi pour chasser de son esprit l’humeur sombre et concentrée qui l’avait dominé si complètement ces jours derniers, et dont il avait besoin pour exécuter son projet. Le déguisement, le poignard étaient prêts. Napoléon faisait son entrée le lendemain ; l’assassinat du « brigand » était un acte aussi utile et aussi héroïque aujourd’hui qu’hier, mais Pierre ne se sentait plus capable de l’accomplir. Pourquoi ? Il n’aurait pu le dire, mais il sentait confusément que la force lui manquait, et que toutes ses rêveries de vengeance, de meurtre, de sacrifice personnel s’étaient évanouies en fumée au contact du premier venu. Le bavardage du Français, qui l’avait amusé jusque-là, lui devint odieux. Sa démarche, ses gestes, sa moustache qu’il frisait, la chanson qu’il sifflotait entre ses dents, tout le froissait : « Je vais m’en aller, je ne lui parlerai plus, » se dit Pierre, et, tout en se disant cela, il restait immobile. Un étrange sentiment de faiblesse l’enchaînait à sa place : il voulait et ne pouvait se lever. Le capitaine, au contraire, rayonnait d’entrain : il se promenait de long en large dans la chambre, ses yeux brillaient, il souriait à quelque pensée drolatique.
« Charmant, dit-il, le colonel de ces Wurtembergeois ! un brave garçon s’il en fut, mais… c’est un Allemand. »
Il s’assit en face de Pierre.
« À propos, vous savez donc l’allemand, vous ? »
Pierre le regarda sans répondre.
« Les Allemands sont de fières bêtes, n’est-ce pas, monsieur Pierre ?… Encore une bouteille de ce bordeaux moscovite. Morel va nous en chauffer une petite bouteille. »
Morel plaça sur la table la bouteille demandée et des bougies, à la lueur desquelles le capitaine remarqua la figure décomposée de son compagnon. Poussé par une cordiale sympathie, il se rapprocha de Pierre.
« Eh bien, nous sommes triste ? dit-il en lui prenant la main. Vous aurais-je fait de la peine ? Avez-vous quelque chose contre moi ? »
Pierre lui répondit par un regard affectueux qui exprimait combien il était sensible à sa sympathie.
« Parole d’honneur, sans parler de ce que je vous dois, j’ai de l’amitié pour vous. En quoi puis-je vous être bon ? Disposez de moi… C’est à la vie, à la mort, lui dit-il en se frappant la poitrine.
— Merci, lui répondit Pierre.
— Eh bien, alors je bois à notre amitié, » s’écria le capitaine en versant deux verres de vin.
Pierre prit le sien et l’avala d’un trait. Ramballe suivit son exemple, lui serra encore une fois la main et s’accouda avec mélancolie.
« Oui, mon cher ami, commença-t-il, voilà les caprices de la fortune. Qui m’aurait dit que je serais soldat et capitaine de dragons au service de Bonaparte, comme nous l’appelions jadis… Et cependant me voilà à Moscou avec lui ! Il faut vous dire, mon cher, poursuivit-il de la voix triste et calme d’un homme qui se prépare à entamer un long récit, que notre nom est l’un des plus anciens de France… » Et le capitaine raconta à Pierre, avec un naïf laisser-aller frisant la jactance, l’histoire de ses ancêtres, les principaux événements de son enfance, de son adolescence et de son âge mûr, sans rien omettre de ses relations de famille et de parenté : « Mais tout cela, ce n’est que le petit côté de la vie : le fond, c’est l’amour… L’amour ! n’est-ce pas, monsieur Pierre ?… Allons, encore un verre ! » ajouta-t-il en s’animant.
Pierre avala le second verre et s’en versa un troisième.
« Oh ! les femmes, les femmes ! » ajouta le capitaine, dont les yeux devinrent langoureux au souvenir de ses aventures galantes ; à l’entendre, il en avait eu beaucoup, et son air conquérant, sa jolie figure et l’exaltation avec laquelle il parlait du beau sexe, pouvaient faire croire à sa véracité. Bien que ses confidences eussent ce caractère licencieux qui, aux yeux des Français, constitue toute la poésie de l’amour, il s’y livrait avec une conviction si réelle, et prêtait tant de séduction aux femmes, qu’il semblait avoir été le seul à en subir l’attrait.
Pierre l’écoutait avec curiosité. Il était évident que l’amour, tel que le Français le comprenait, n’était pas l’amour sensuel que Pierre avait éprouvé jadis pour sa femme, ni le sentiment romanesque qu’il nourrissait pour Natacha. (Deux sortes d’amour également méprisées par Ramballe : « L’un, disait-il, est bon pour les charretiers, et l’autre pour les imbéciles ».) Le plus grand charme de l’amour pour lui consistait en combinaisons étranges et en situations hors nature.
Le capitaine raconta ainsi le dramatique épisode de la double passion qu’il avait éprouvée pour une séduisante marquise de trente-cinq ans, et pour son innocente enfant de dix-sept. Elles avaient lutté de générosité, et cette lutte avait fini par le sacrifice de la mère, qui avait offert sa fille comme femme à son amant. Ce souvenir, quoique bien lointain, remuait encore le capitaine. Un second épisode fut celui d’un mari jouant le rôle de l’amant, tandis que lui, l’amant, remplissait celui du mari. Ce fut ensuite le tour de quelques anecdotes comiques sur son séjour en Allemagne, où les maris mangent trop de choucroute et où les jeunes filles sont trop blondes. Puis vint son dernier roman, en Pologne, dont l’impression était encore toute fraîche dans son cœur, à en juger par l’expression de sa physionomie animée, lorsqu’il se mit à décrire la reconnaissance d’un seigneur polonais auquel il avait sauvé la vie (ce détail revenait à tout propos dans les gasconnades du capitaine). Ce mari lui avait confié sa ravissante femme, Parisienne de cœur, dont il était obligé de se séparer pour entrer au service de la France. Ramballe était sur le point d’être heureux, car la jolie Polonaise consentait à fuir avec lui, mais, mû par un sentiment chevaleresque, il avait rendu la femme au mari, en lui disant : « Je vous ai sauvé la vie, maintenant je vous sauve l’honneur ! » En citant cette phrase, il passa la main sur ses yeux, et tressaillit comme pour chasser l’émotion qui le gagnait.
Pierre, qui subissait l’influence du vin et de l’heure avancée de la soirée, retrouvait dans sa mémoire, en écoutant avec attention les récits du capitaine, toute la série de ses souvenirs personnels. Son amour pour Natacha se représenta tout à coup devant lui en une suite de tableaux qu’il comparait à ceux de Ramballe. Lorsque ce dernier lui décrivit la lutte de l’amour et du devoir, Pierre revit les moindres détails de sa dernière entrevue avec l’objet de son affection, entrevue qui sur le moment, il faut bien le dire, ne lui avait produit aucune impression ; il l’avait même oubliée, mais aujourd’hui il y trouvait un côté poétique des plus significatifs : « Pierre Kirilovitch venez ici, je vous ai reconnu ! » Il lui sembla entendre sa voix, voir ses yeux, son sourire, le petit capuchon de voyage, la mèche de cheveux soulevée par le vent ! cette vision le toucha et l’attendrit profondément. Lorsque le capitaine eut fini de décrire les charmes de sa Polonaise, il demanda à Pierre s’il avait sacrifié aussi l’amour au devoir, et s’il avait été jamais jaloux des droits d’un mari. Pierre releva la tête, et, entraîné par le besoin de s’épancher, il lui expliqua que sa manière de voir sur l’amour était toute différente de la sienne ; que de toute sa vie il n’avait aimé qu’une femme, et que cette femme ne pourrait jamais lui appartenir !
« Tiens ! » fit le capitaine.
Pierre lui confia comment il l’avait aimée depuis sa plus tendre enfance, sans oser penser à elle, parce qu’elle était trop jeune, et qu’il était un enfant naturel sans nom et sans fortune, et comment depuis qu’il avait eu une fortune et un nom, il l’aimait si violemment, et la plaçait si haut au-dessus du monde entier et par conséquent de lui-même, qu’il lui paraissait impossible de se faire aimer d’elle. Pierre s’interrompit à cet endroit de sa confession pour demander au capitaine s’il le comprenait. Le capitaine haussa les épaules et l’engagea à continuer.
« L’amour platonique ! les nuages !… » marmotta-t-il.
Était-ce le vin, le besoin d’une effusion ou la certitude que cet homme ne connaîtrait jamais les personnages dont il lui parlait, qui l’amena à lui ouvrir son cœur ? Le fait est qu’il lui raconta son histoire tout entière, la langue épaisse, les yeux dans le vague, et qu’il y ajouta celles de son mariage, de l’amour de Natacha pour son meilleur ami, de sa trahison et de leurs rapports encore si peu définis. Et même, pressé peu à peu de questions par Ramballe, il finit par lui avouer sa position dans le monde et jusqu’à son nom. Ce qui frappa le plus le capitaine dans ce long récit, ce fut d’apprendre que Pierre était propriétaire à Moscou de deux riches palais qu’il avait abandonnés, pour rester en ville sous un déguisement.
La nuit, tiède et claire, était déjà fort avancée lorsqu’ils sortirent ensemble. On apercevait à gauche les premières lueurs de l’incendie qui devait dévorer Moscou. À droite, très haut dans le ciel, brillait la nouvelle lune, à laquelle faisait face, à l’autre extrémité de l’horizon, la lumineuse comète, dont Pierre rattachait, dans son âme, la mystérieuse apparition à son amour pour Natacha. Ghérassime, la cuisinière et les deux Français se tenaient devant la porte cochère : on entendait leurs éclats de rire et le bruit des conversations qu’ils échangeaient dans deux langues étrangères l’une à l’autre. Leur attention se portait sur les lueurs qui grandissaient à l’horizon, bien qu’il n’y eût encore rien de menaçant dans ces flammes si éloignées. En contemplant le ciel étoilé, la lune, la comète, la clarté de l’incendie, Pierre éprouva un attendrissement indicible. « Que c’est beau ! se dit-il. Que faut-il de plus ? » Mais soudain il se rappela son projet, il eut un vertige, et il serait infailliblement tombé, s’il ne s’était retenu à la palissade. Il quitta aussitôt, à pas chancelants, son nouvel ami, sans même prendre congé de lui, et, rentrant dans sa chambre, il s’étendit sur le canapé et s’endormit profondément.
XXX
La lueur du premier incendie du 2 septembre fut aperçue de plusieurs côtés à la fois, et produisit des effets tout différents sur les habitants qui s’enfuyaient et sur les troupes forcées de se replier. À cause des nombreux objets qu’ils avaient oubliés et qu’ils envoyaient successivement chercher, à cause aussi de l’encombrement de la route, les Rostow n’avaient pu quitter Moscou que dans l’après-midi ; ils furent donc obligés de coucher à cinq verstes de la ville. Le lendemain, réveillés assez tard dans la matinée et rencontrant à tout moment de nouveaux obstacles sur leur chemin, ils n’arrivèrent qu’à dix heures du soir au village de Bolchaïa-Mytichtchi, où la famille et les blessés s’établirent dans les isbas des paysans. Une fois leur service fait, les domestiques, les cochers, les brosseurs des officiers blessés, soupèrent, donnèrent à manger aux chevaux, et se réunirent dans la rue. Dans une de ces isbas se trouvait l’aide de camp de Raïevsky ; comme il avait le poignet brisé, et qu’il éprouvait d’intolérables souffrances, ses gémissements résonnaient d’une façon lugubre dans les ténèbres de cette nuit d’automne. La comtesse Rostow, qui avait été sa voisine à la couchée précédente, n’avait pu fermer l’œil : aussi avait-elle choisi cette fois une autre isba, pour être plus loin du malheureux blessé. L’un des domestiques remarqua tout à coup une seconde lueur à l’horizon ; ils avaient déjà aperçu la première et l’avaient attribuée aux cosaques de Mamonow, qui, d’après eux, auraient mis le feu au village de Malaïa-Mytichtchi.
« Regardez donc, camarades, voilà un autre incendie, » dit-il.
Tous se retournèrent.
« Mais oui… On dit que ce sont les cosaques de Mamonow qui ont mis le feu.
— Pas du tout, ce n’est pas ce village, c’est plus loin, on dirait que c’est à Moscou. »
Deux des domestiques firent le tour de la voiture qui leur masquait l’horizon, et s’assirent sur le marchepied.
« C’est plus à gauche… vois-tu la flamme qui se balance ?… Ça, mes amis, c’est à Moscou que ça brûle ! »
Personne ne releva l’observation, et ils continuèrent à regarder ce nouveau foyer, qui s’étendait de plus en plus. Daniel, le vieux valet de chambre du comte, s’approcha du groupe et appela Michka.
« Que regardes-tu, mauvaise tête ?… Le comte appellera et il n’y aura personne… Va vite ranger ses habits.
— Mais je suis venu chercher de l’eau.
— Qu’en pensez-vous, Daniel Térentitch, n’est-ce pas à Moscou ? »
Daniel Térentitch ne répondit rien, et chacun continua à se taire ; la flamme ondulait avec une nouvelle force et gagnait de proche en proche.
« Que le bon Dieu ait pitié de nous !… Le vent, la sécheresse… dit une voix.
— Ah ! Seigneur ! vois donc comme ça augmente !… On aperçoit même les corbeaux. Que le Seigneur ait pitié de nous, pauvres pécheurs !
— N’aie pas peur, on l’éteindra.
— Qui donc l’éteindra ? demanda tout à coup Daniel Térentitch d’une voix grave et solennelle : oui, c’est bien Moscou qui brûle, mes amis, c’est elle, notre mère aux murailles blanches. »
Un sanglot brisa sa voix, et alors, comme si on n’attendait que cette triste certitude pour comprendre la terrible signification de cette lueur qui rougissait l’horizon, des prières et des soupirs éclatèrent de toutes parts.
XXXI
Le vieux valet de chambre alla prévenir le comte que Moscou brûlait ; celui-ci passa sa robe de chambre, et alla s’assurer du fait, en compagnie de Sonia et de Mme Schoss, qui ne s’étaient pas encore déshabillées. Natacha et sa mère restèrent seules dans la chambre. Pétia les avait quittées le matin même pour s’en aller avec son régiment du côté de Troïtsk. La comtesse se mit à pleurer à la nouvelle de l’incendie de Moscou, tandis que Natacha, les yeux fixes, assise sur le banc, dans le coin des bagages, n’avait fait aucune attention aux paroles de son père ; volontairement elle prêtait l’oreille aux plaintes du malheureux aide de camp blessé, qui lui parvenaient distinctement, quoiqu’elle en fût éloignée de trois ou quatre maisons.
« Ah ! l’horrible spectacle ! s’écria Sonia en rentrant épouvantée… Je crois que tout Moscou brûle… la lueur est énorme… regarde, Natacha, on la voit d’ici. »
Natacha se tourna du côté de Sonia sans avoir l’air de la comprendre, et fixa de nouveau ses yeux dans l’angle du poêle. Elle était tombée dans cette espèce de léthargie depuis le matin, depuis le moment où Sonia, à l’étonnement et au grand ennui de la comtesse, avait cru nécessaire de lui annoncer la présence du prince André parmi les blessés, ainsi que la gravité de son état. La comtesse s’était emportée contre Sonia comme elle ne l’avait jamais fait de sa vie. Celle-ci, tout en larmes, avait imploré son pardon et redoublait de soins auprès de sa cousine comme pour effacer sa faute.
« Vois donc, Natacha, comme ça brûle.
— Qu’est-ce qui brûle ? demanda Natacha… Ah oui ! Moscou ! » Et, afin de se débarrasser de Sonia sans cependant l’offenser, elle avança la tête vers la fenêtre, et reprit aussitôt sa première position.
« Mais tu n’as rien vu !
— J’ai tout vu, au contraire, je t’assure, » dit-elle d’une voix suppliante, qui semblait demander qu’on la laissât en repos.
La comtesse et Sonia comprirent que rien en ce moment ne pouvait avoir d’intérêt pour elle.
Le comte se retira derrière la cloison et se coucha. La comtesse s’approcha de sa fille, lui tâta la tête avec le revers de la main, comme elle avait l’habitude de le faire quand elle était malade, et posa ses lèvres sur son front, pour voir si elle avait de la fièvre.
« Tu as froid, lui dit-elle en l’embrassant. Tu trembles, tu devrais te coucher.
— Me coucher ? Ah oui ! je vais me coucher tout à l’heure, » répondit-elle.
Lorsque Natacha avait appris que le prince André était grièvement blessé et qu’il voyageait avec eux, elle avait fait questions sur questions pour savoir comment et quand c’était arrivé, et si elle pouvait le voir. On lui répondit que c’était impossible, que sa blessure était grave, mais que sa vie n’était pas en danger. Convaincue alors que, malgré toutes ses instances, on ne lui répondrait rien de plus, elle s’était tue et était restée immobile dans le fond de la voiture, comme elle l’était en ce moment sur le banc, dans le coin de la chambre. À voir ses yeux grands ouverts et fixes, la comtesse devinait, comme elle en avait fait souvent l’expérience, que sa fille roulait dans sa tête quelque projet ; la décision inconnue qu’elle allait prendre l’inquiétait au plus haut degré.
« Natacha, mon enfant, déshabille-toi, viens te coucher sur mon lit. »
(La comtesse seule en avait un : Mme Schoss et les jeunes filles couchaient sur du foin.)
« Non, maman, je me coucherai là, par terre, » répondit Natacha avec un mouvement d’impatience, et, s’approchant de la fenêtre, elle l’ouvrit.
Les plaintes du blessé se faisaient toujours entendre ; elle passa la tête hors de la fenêtre, dans l’air humide de la nuit, et sa mère s’aperçut que sa poitrine était secouée par des sanglots convulsifs. Natacha savait que celui qui souffrait ainsi n’était pas le prince André, elle savait aussi que ce dernier était couché dans l’isba contiguë à la leur, mais ces plaintes incessantes lui arrachaient des larmes involontaires. La comtesse échangea un regard avec Sonia.
« Viens, couche-toi, mon enfant, répéta-t-elle en lui touchant légèrement l’épaule.
— Oui, tout de suite, » répondit Natacha en se déshabillant à la hâte et en arrachant, pour aller plus vite, les cordons de ses jupons.
Après avoir passé sa camisole, elle s’assit par terre sur le lit qui avait été préparé, et, jetant ses cheveux par-dessus son épaule, elle commença à les tresser. Tandis que de ses doigts fluets elle défaisait et refaisait rapidement sa natte, et que sa tête se balançait machinalement à chacun de ses mouvements, ses yeux, dilatés par la fièvre, regardaient fixement dans le vague. Sa toilette de nuit achevée, elle se laissa doucement tomber sur le drap qui recouvrait le foin.
« Natacha, couche-toi au milieu.
— Non, reprit-elle, couchez-vous, je reste où je suis… » Et elle enfouit sa tête dans l’oreiller.
La comtesse, Sonia et Mme Schoss se déshabillèrent vivement. Bientôt la pâle clarté d’une veilleuse éclaira seule la chambre : au dehors, l’incendie du village, situé à deux verstes, illuminait l’horizon ; des clameurs confuses partaient du cabaret voisin et de la rue, tandis que l’aide de camp continuait à gémir ; Natacha écouta longtemps tous ces bruits, en s’abstenant toutefois de faire le moindre mouvement. Elle entendit sa mère prier et soupirer, le lit crier sous son poids, le ronflement sifflant de Mme Schoss, la respiration paisible de Sonia. À un certain moment, la comtesse appela sa fille, mais Natacha ne lui répondit pas.
« Maman, je crois qu’elle dort, » dit tout bas Sonia.
La comtesse l’appela encore après quelques minutes de silence, mais cette fois Sonia ne répondit plus, et bientôt après Natacha put reconnaître à la respiration égale de sa mère, qu’elle s’était endormie. Elle ne bougea pas, quoique son petit pied nu, qui sortait de temps à autre de dessous le drap, frissonnât au contact froid du plancher. Le cri strident du grillon se fit entendre dans les fissures des poutres : il semblait de veiller, alors que tout le monde dormait. Un coq chanta dans le lointain ; un autre lui répondit tout à côté, les cris cessèrent dans le cabaret, mais les plaintes du blessé ne cessèrent pas.
Dès que Natacha avait su que le prince André les suivait, elle avait résolu d’avoir une entrevue avec lui ; tout en la jugeant indispensable, elle pressentait qu’elle serait pénible. L’espérance de le voir l’avait soutenue toute la journée, mais, le moment venu, une terreur sans nom s’empara d’elle. Était-il défiguré ou tel qu’elle se figurait le blessé dont les gémissements la poursuivaient ? Oui, ce devait être ainsi, car dans son imagination ces cris déchirants se confondaient avec l’image du prince André. Natacha se souleva.
« Sonia, tu dors ? Maman ? » murmura-t-elle.
Pas de réponse. Elle se leva alors tout doucement, se signa et, posant légèrement sur le plancher son pied cambré et flexible, elle glissa sur les planches malpropres, qui crièrent sous sa pression, et s’élança avec l’agilité d’un jeune chat jusqu’à la porte, où elle se cramponna au loquet. Il lui semblait que les cloisons de l’isba retentissaient de coups frappés en mesure, tandis que c’était son pauvre cœur qui battait à se rompre, de frayeur et d’amour. Elle ouvrit la porte, franchit le seuil, et toucha de la plante du pied le sol humide de l’entrée couverte qui séparait les deux maisons. La sensation du froid la ranima, elle effleura de son pied déchaussé un homme qui dormait, et ouvrit la porte de l’isba où couchait le prince André. Il y faisait sombre : derrière le lit placé dans un angle, et sur lequel se dessinait une forme vague, brûlait sur un banc une chandelle, dont le suif, en coulant, avait formé à l’entour comme un chaperon. Lorsqu’elle entrevit devant elle cette forme indécise, dont les pieds relevés sous la couverture lui parurent être les épaules, elle crut voir quelque chose de si monstrueux, qu’elle s’arrêta épouvantée, mais elle avança, poussée par une force irrésistible. Marchant avec précaution, elle arriva au milieu de l’isba, qui était encombrée d’effets de toute sorte ; dans le coin, au-dessous des images, un homme était étendu sur un banc, c’était Timokhine, également blessé à Borodino ; le docteur et le valet de chambre étaient couchés par terre. Le valet de chambre se souleva en murmurant quelques mots. Timokhine, souffrant d’une blessure au pied, ne dormait pas et fixait ses yeux écarquillés sur l’étrange apparition de la jeune fille en camisole et en bonnet de nuit. Les quelques paroles indistinctes et effrayées qu’il prononça : « Qu’y a-t-il ? Qui va là ? » firent presser le pas à Natacha, et elle se trouva devant l’objet qui causait son épouvante. Quelque terrible que pût être l’aspect de ce corps, il fallait qu’elle le vît. En ce moment, une lumière plus vive jaillit de la chandelle fumeuse, et elle aperçut distinctement le prince André, les mains étendues sur la couverture, tel qu’elle l’avait toujours connu. Cependant son teint animé par la fièvre, ses yeux brillants fixés sur elle avec exaltation, son cou délicat comme celui d’un enfant, ressortant du col rabattu de la chemise, lui donnaient une apparence de jeunesse et de candeur qu’elle ne lui connaissait pas. Elle l’approcha vivement de lui, et d’un mouvement rapide, souple et gracieux elle se jeta à genoux. Il sourit et lui tendit la main.
XXXII
Sept jours avaient passé sur la tête du prince André depuis qu’il était revenu à lui dans l’ambulance après l’opération. La fièvre et l’inflammation des intestins, qui avaient été déchirés par un éclat d’obus, devaient, au dire du médecin, l’emporter en rien de temps ; aussi ce dernier fut-il tout surpris de le voir, le septième jour, manger avec plaisir quelques bouchées de pain, et d’avoir à constater une diminution de l’état inflammatoire. Le prince André avait complètement repris connaissance. La nuit qui suivit le départ de Moscou était accablante, et on l’avait laissé dans sa calèche ; une fois arrivé au village, le blessé avait lui-même demandé à être porté dans une maison, et à boire du thé, mais la souffrance que lui avait fait éprouver le court trajet de la voiture à l’isba avait provoqué chez lui un nouvel évanouissement. Lorsqu’on l’eut couché sur son lit de camp, il resta longtemps immobile, les yeux fermés…, puis il les ouvrit et redemanda du thé. Il se souvenait des moindres détails de la vie, ce qui étonna le docteur : il lui tâta le pouls et le trouva plus régulier, à son grand regret ; car il savait par expérience que le prince André était irrévocablement condamné : la prolongation de ses jours ne pouvait que lui causer de nouvelles et atroces douleurs, dont le terme serait quand même la mort. On lui apporta un verre de thé, qu’il but avec avidité, pendant que ses yeux brillants, toujours fixés sur la porte, essayaient de ressaisir un souvenir confus :
« Je n’en veux plus. Timokhine est-il là ? »
Celui-ci se traîna jusqu’à lui sur son banc.
« Me voici, Excellence.
— Comment va ta blessure ?
— La mienne ? oh ! ce n’est rien ; mais vous, comment vous sentez-vous ? »
Le prince André resta pensif, comme s’il cherchait à trouver ce qu’il voulait dire.
« Me pourrait-on me procurer un livre ? demanda-t-il.
— Quel livre ?
— L’Évangile, je ne l’ai pas. »
Le docteur lui promit un Évangile et le questionna sur son état. Ses réponses, faites à contre-cœur, étaient tout à fait lucides. Il demanda qu’on lui glissât un petit coussin sous les reins pour alléger ses angoisses. Le docteur et le valet de chambre soulevèrent un pan du manteau qui le couvrait et examinèrent l’horrible plaie, dont l’odeur fétide leur soulevait le cœur. Cette inspection mécontenta le docteur : il refit le pansement, retourna le malade, qui s’évanouit de nouveau, et le délire le reprit ; il insistait pour qu’on lui apportât le livre et qu’on le plaçât sous lui.
« Qu’est-ce que cela vous coûte ? répéta-t-il d’une voix plaintive : donnez-le-moi, mettez-le là, ne fût-ce que pour un instant. »
Le docteur sortit de la chambre pour se laver les mains.
« Mon Dieu ! dit-il au valet de chambre qui lui versait de l’eau, comment peut-il supporter cette atroce douleur ! »
Pour la première fois, le prince André avait repris ses sens, retrouvé ses souvenirs, et compris son état, au moment où sa calèche s’était arrêtée au village de Mytichtchi ; mais, la souffrance occasionnée par son transport dans l’isba ayant de nouveau troublé ses idées, elles ne s’éclaircirent que lorsqu’on lui eut donné du thé ; sa mémoire lui retraça alors les derniers incidents par lesquels il avait passé, et il se souvint surtout des mirages de félicité mensongère qu’il avait entrevus à l’ambulance, pendant qu’il assistait aux tortures endurées par l’homme qu’il détestait. Les mêmes pensées confuses et indécises s’emparèrent de nouveau de son cœur, l’impression d’un bonheur ineffable le pénétra, et il sentait qu’il ne trouverait le bonheur que dans cet Évangile qu’il réclamait avec tant d’insistance. Les douleurs du pansement, et les mouvements qu’il fut obligé de faire en changeant de position, provoquèrent un nouvel évanouissement, et il ne reprit connaissance que vers le milieu de la nuit. Tous dormaient autour de lui. Il entendait le cri-cri du grillon de l’isba voisine ; une voix avinée chantait dans la rue ; les blattes couraient en bruissant sur la table, sur les images, sur les cloisons, et une grosse mouche se heurtait en bourdonnant à la chandelle qui coulait.
L’homme en bonne santé a la faculté de réfléchir, de sentir, de se souvenir de mille choses à la fois, comme de choisir certaines pensées et certains faits, sur lesquels il fixe de préférence son attention. Il sait, au besoin, s’arracher à une occupation profonde, pour accueillir poliment celui qui l’aborde, et reprendre ensuite le cours de ses réflexions ; mais l’âme du prince André n’était pas dans cet état normal. Bien que ses forces morales fussent devenues plus actives et plus pénétrantes que par le passé, elles agissaient cependant sans la participation de sa volonté. Les idées et les visions les plus diverses envahissaient tour à tour son esprit : pendant quelques minutes sa pensée travaillait avec une précision et une profondeur qu’elle n’aurait jamais eues s’il avait été valide, et tout à coup des images fantastiques et imprévues brisaient impitoyablement le tissu de ce travail, que sa faiblesse l’empêchait de reprendre.
« Oui, un bonheur nouveau s’est révélé à moi, pensait-il plongeant son regard brillant de fièvre dans la pénombre de la tranquille isba, un bonheur que rien ne saurait désormais m’enlever, un bonheur indépendant de toute influence matérielle : celui de l’âme seule, celui de l’amour ! Chacun peut comprendre, mais Dieu seul a le pouvoir de le donner aux hommes. D’où vient qu’il a fait cette loi d’amour ? Pourquoi son fils… » Soudain le fil de ses idées se rompit, et (était-ce délire ou réalité ?) il crut entendre une voix qui chantonnait sans trêve à son oreille.
À ce chuchotement confus, il sentait jaillir de son visage comme un édifice de fines aiguilles et de légers copeaux, et il essayait, en conservant avec soin son équilibre, d’arrêter la chute de cette construction aérienne, qui disparaissait de temps à autre pour s’élever de nouveau au rythme, cadencé de cet indéfinissable murmure. « Elle s’élève, je la vois ! » se disait-il, et, sans la quitter des yeux, il apercevait, par échappée, la flamme rouge de la chandelle à demi consumée et il entendait le bruit des blattes qui couraient sur le plancher, et le bourdonnement de la grosse mouche qui se jetait sur son oreiller. Chaque fois que la mouche touchait son visage, elle le brûlait comme un fer rouge, et il se demandait avec surprise comment, en le heurtant de son aile, elle ne faisait pas écrouler l’étrange édifice d’aiguilles et de copeaux qui se jouait sur sa figure !… Et là-bas, près de la porte quelle était cette forme menaçante, ce sphinx immobile qui lui aussi, l’étouffait ?… « N’est-ce pas plutôt un morceau de linge blanc qu’on a laissé sur la table ? Mais pourquoi alors tout s’étend-il et tout remue-t-il autour de moi ? Pourquoi toujours cette même voix qui chante en mesure ? » reprenait avec angoisse le malheureux blessé…, et tout à coup ses pensées et ses sensations lui revenaient plus nettes et plus puissantes que jamais.
« Oui, oui, l’amour !… Non l’amour égoïste, mais l’amour tel que je l’ai éprouvé pour la première fois de ma vie, lorsque j’ai aperçu à mes côtés mon ennemi mourant, et que je l’ai aimé quand même !… C’est l’essence même de l’âme, qui ne s’en tient pas à un seul objet d’affection, c’est ce que je ressens aujourd’hui !… Aimer son prochain, aimer ses ennemis, aimer tous et chacun, c’est aimer Dieu dans toutes ses manifestations !… Aimer un être qui nous est cher, c’est de l’amour humain, mais aimer son ennemi, c’est presque de l’amour divin !… C’était là la cause de ma joie, lorsque j’ai découvert que j’aimais cet homme… Mais où est-il ? Vit-il encore ?… L’amour humain dégénère en haine, mais l’amour divin est éternel !… Combien de gens n’ai-je pas haï dans ma vie ? N’est-ce pas elle que j’ai le plus aimée et le plus détestée ?… » Et il revit Natacha, non plus avec le cortège de ses charmes extérieurs : c’était dans son âme qu’il pénétrait, c’était son âme dont il comprenait enfin les souffrances, la honte et le repentir ; c’était sa cruauté, à lui, qu’il se reprochait, pour avoir rompu avec elle… « Si je pouvais au moins la voir, si je pouvais voir encore une fois ses yeux et lui exprimer… Oh la mouche qui me frappe ! » Et son imagination se transporta de nouveau dans ce monde d’hallucinations et de réalités où il entrevoyait, comme dans un nuage, l’édifice qui s’élevait toujours au-dessus de sa figure, la chandelle qui brûlait entourée de son cercle rouge, et le sphinx qui se tenait près de la porte ! À ce moment il entendit un léger bruit, il aspira un courant d’air frais, et une autre forme blanche, un second sphinx, apparut sur le seuil de l’isba : son visage était pâle et ses yeux brillaient comme ceux de Natacha. « Oh ! que ce délire me fatigue ! » se disait le prince André en essayant de chasser loin de lui cette vision. Cependant la vision était toujours là, elle s’avançait, elle semblait réelle ! Le prince André fit un effort surhumain pour se rendre un compte exact de ce qu’il voyait, mais le délire était toujours le plus fort. Le susurrement de la voix continuait en cadence ; il sentait peser quelque chose sur sa poitrine, et l’étrange figure le regardait toujours. Réunissant toutes ses forces pour reprendre ses sens, il fit un mouvement, ses oreilles tintèrent, sa vue se troubla, et il perdit connaissance. Lorsqu’il revint à lui, Natacha, Natacha vivante, celle qu’entre tous les êtres il désirait aimer de cet amour pur et divin qui venait de lui être révélé, était là, à genoux, devant lui. Il la reconnut si bien, qu’il n’en éprouva aucune surprise, mais un sentiment ineffable de bien-être. Natacha, terrifiée, n’osait bouger ; elle cherchait à étouffer ses sanglots, un léger tremblement agitait son pâle visage.
Le prince André poussa un soupir d’allégement, sourit et lui tendit la main.
« Vous ? dit-il… Quel bonheur ! »
Natacha se rapprocha vivement de lui, et, lui prenant délicatement la main, la baisa en l’effleurant à peine de ses lèvres.
« Pardonnez-moi, murmura-t-elle en levant la tête. Pardonnez-moi !
— Je vous aime, dit-il.
— Pardonnez-moi !
— Que dois-je vous pardonner ?
— Pardonnez-moi ce que j’ai fait, lui dit Natacha tout bas avec un pénible effort.
— Je t’aime mieux qu’auparavant, » répondit le prince André en lui prenant la tête pour regarder ses yeux, qui se fixaient timidement sur lui à travers des larmes de joie et rayonnaient d’amour et de compassion.
Les traits pâles et amaigris de Natacha, ses lèvres gonflées par l’émotion, lui ôtaient en ce moment toute beauté, mais le prince André ne voyait que ses beaux yeux humides et brillants.
Pierre, le valet de chambre, qui venait de se réveiller, secoua le docteur. Timokhine, qui ne dormait pas, avait vu tout ce qui s’était passé, et cherchait à se dissimuler de son mieux dans ses draps.
« Qu’est-ce que cela signifie ? dit le docteur en se soulevant à moitié. Veuillez vous retirer, mademoiselle. »
Au même instant la femme de chambre, envoyée par la comtesse pour chercher sa fille, frappa à la porte. Comme une somnambule qui serait réveillée en sursaut, Natacha sortit et rentrée chez elle, tomba en sanglotant sur son lit.
À dater de ce jour, à chaque halte, à chaque étape de leur long voyage, Natacha se rendait auprès de Bolkonsky, et le docteur était forcé d’avouer qu’il ne s’attendait pas à rencontrer chez une jeune fille autant de fermeté et d’intelligence dans les soins à donner à un blessé. Quelque terrible que fût pour la comtesse la pensée de voir mourir le prince André entre les mains de sa fille, selon les prévisions trop fondées du médecin, elle n’eut pas le courage de résister à sa volonté. Ce rapprochement aurait certainement, dans d’autres circonstances, rétabli leurs premières relations, mais la question de vie et de mort suspendue sur la tête du prince André l’était également au-dessus de la Russie et écartait toute autre préoccupation.
XXXIII
Le 3 septembre, Pierre se leva tard : il avait mal à la tête ; ses habits, qu’il n’avait pas quittés, lui pesaient sur le corps, et il sentait confusément qu’il avait commis la veille un acte honteux. Cet acte honteux était son épanchement avec le capitaine Ramballe. La pendule marquait onze heures, le temps était sombre au dehors ; il se leva, se frotta les yeux, et, apercevant le pistolet que Ghérassime avait remis sur le bureau, il se rappela enfin où il se trouvait et ce qui devait avoir lieu ce jour-là : « Ne suis-je pas en retard ? pensa-t-il. Non, car « il » ne fera probablement son entrée qu’à midi. Pierre ne se donnait même plus le loisir de penser à ce qu’il avait à faire, il se dépêchait d’agir. Il donna un léger coup de main à ses vêtements, saisit le pistolet, et il se disposait à sortir, lorsque pour la première fois il se demanda comment il cacherait l’arme. Il ne pouvait la mettre dans sa ceinture, ni la tenir sous le bras, ni la déguiser dans les plis de son large caftan, enfin il avait oublié de la charger. « Dans ce cas un poignard fera mieux l’affaire, » se dit-il, bien qu’il eût plus d’une fois blâmé l’étudiant allemand qui, en 1809, avait tenté de poignarder Napoléon ; alors il prit le poignard qu’il avait acheté en même temps que le pistolet, quoiqu’il fût tout ébréché, et le glissa sous son gilet. On aurait dit qu’il avait hâte, non d’exécuter son projet, mais de se prouver à lui-même qu’il n’y avait pas renoncé. Serrant ensuite sa ceinture autour de lui, enfonçant son bonnet sur ses yeux, il traversa le corridor en s’efforçant de ne pas faire de bruit, et descendit dans la rue, sans avoir rencontré le capitaine.
L’incendie, qui la veille l’avait laissé si indifférent, s’était rapidement étendu pendant la nuit. Moscou brûlait sur plusieurs points à la fois. Le Gostinnoï-Dvor, la Povarskaïa, les barques sur la rivière, les chantiers de bois du pont de Dorogomilow, étaient en flammes. Pierre se dirigeait par l’Arbatskaïa vers l’église de Saint-Nicolas : c’était l’endroit où depuis longtemps il s’était promis d’accomplir le grand acte qu’il préméditait. La plupart des maisons avaient leurs fenêtres et leurs portes fermées et clouées. Les rues et les ruelles étaient désertes. L’air était imprégné d’une odeur de brûlé et de fumée. De temps en temps on rencontrait quelques Russes inquiets et effarés et des Français, à tournure soldatesque, qui marchaient au milieu de la chaussée. Les uns et les autres regardaient Pierre avec curiosité : sa carrure et sa haute taille, l’expression souffrante et concentrée de sa figure, les intriguaient, et les Russes eux-mêmes l’examinaient attentivement, sans parvenir à comprendre à quelle classe de la société il appartenait. Les Français, habitués à être un objet d’étonnement ou de frayeur pour les indigènes, le suivaient gaiement avec des yeux surpris, car il ne faisait aucune attention à eux. Devant la porte cochère d’une grande maison, trois de ces derniers, qui s’ingéniaient à s’expliquer avec des Russes sans parvenir à se faire comprendre, l’arrêtèrent pour lui demander s’il parlait Français. Il secoua négativement la tête et poursuivit son chemin. Plus loin, une sentinelle, qui veillait sur un caisson, l’interpella, et ce fut seulement à un second : « Au large ! » crié d’une voix menaçante et au bruit du fusil que le soldat armait, que Pierre comprit la nécessité de passer de l’autre côté de la rue. Tout entier à son sinistre projet, et à la crainte de le perdre de vue, comme il avait fait la nuit précédente, il ne voyait ni ne comprenait rien. Mais cette sombre détermination n’était pas destinée à aboutir ; alors même qu’il n’en aurait pas été empêché en chemin, l’exécution de son plan était devenue impossible, par la raison toute simple que Napoléon était déjà depuis quelques heures dans le palais impérial du Kremlin. À ce même moment, assis dans le cabinet du Tsar, et de fort méchante humeur, il donnait des ordres et prenait des mesures pour arrêter l’incendie, le pillage, et rassurer les habitants. Pierre ignorait ce fait : absorbé par son idée fixe, et préoccupé, comme tous les entêtés qui entreprennent une chose impossible, il se tourmentait, non des difficultés d’exécution, mais de la défaillance qui, en s’emparant de lui au moment décisif, paralyserait son action et lui enlèverait toute estime de lui-même. Il continuait néanmoins d’instinct sa route sans regarder devant lui, et il arriva ainsi tout droit à la Povarskaïa. Plus il avançait, plus la fumée devenait épaisse ; il commençait à sentir la chaleur de l’incendie, dont les langues de feu s’élançaient au-dessus des maisons voisines. Les rues se remplissaient d’une foule agitée. Pierre commençait à comprendre qu’il se passait autour de lui quelque chose d’extraordinaire, mais il ne se rendait pas compte encore du véritable état des choses. Tout en suivant un chemin battu à travers une grande place déserte, qui touchait d’un côté à la Povarskaïa et longeait de l’autre les jardins d’un riche propriétaire, il entendit tout à coup à ses côtés le cri désespéré d’une femme ; il s’arrêta, comme s’il sortait d’un songe, et leva la tête.
À quelques pas de lui, tout le mobilier d’une maison, des édredons, des samovars, des caisses de toutes sortes s’entassaient en désordre sur l’herbe desséchée et poudreuse ; accroupie à côté des caisses, une jeune femme maigre, avec de longues dents proéminentes, enveloppée d’un manteau noir, et la tête couverte d’un mauvais bonnet, se lamentait en pleurant à chaudes larmes. Deux petites filles de dix à douze ans, pâles et terrifiées comme elle, vêtues de misérables jupons et de manteaux à l’avenant, regardaient leur mère avec stupeur, tandis qu’un petit garçon de sept ans, coiffé d’une casquette beaucoup trop grande pour lui, pleurait dans les bras de sa vieille bonne. Une fille de service apparemment, nu-pieds et malpropre, assise sur une des caisses, avait défait sa tresse d’un blond sale, et en arrachait par poignées les cheveux roussis. Un homme aux larges épaules, avec des favoris arrondis, des mèches de cheveux soigneusement lissés sur les tempes et en petit uniforme de fonctionnaire civil, s’occupait d’un air impassible à chercher des vêtements au milieu de tout ce fouillis. En le voyant passer près d’elle, la femme se précipita aux genoux de Pierre.
« Oh ! mon père ! Oh ! fidèle chrétien orthodoxe, sauvez-moi, aidez-moi ! disait-elle à travers ses sanglots… Ma fille, ma dernière petite fille, a été brûlée !… Oh ! mon Dieu ! est-ce pour cela que je t’ai chérie, que je t’ai…
— Assez, assez Marie Nicolaïevna, lui dit son mari d’un ton calme ; il semblait tenir à se justifier devant l’étranger. Notre sœur l’aura sans doute emportée, c’est sûr.
— Monstre ! cœur de pierre ! s’écria la femme avec colère en cessant de pleurer. Tu n’as même pas un cœur pour ton enfant ! Un autre l’aurait retirée des flammes… Ce n’est pas un homme, ce n’est pas un père !… De grâce, continuait-elle en se tournant vers Pierre, écoutez-moi ; le feu a passé chez nous de la maison voisine ; cette fille que voilà s’est écriée : ça brûle !… On a couru pour emporter tout ce qu’on pouvait, on est parti avec ce qu’on avait sur le dos, il n’y a que ce que vous voyez de sauvé… cette image et notre lit de noce, tout le reste a péri !… Tout à coup je m’aperçois que Katia n’est plus là !… Oh ! mon enfant, mon enfant qui a été brûlée !
— Mais où donc est-elle restée ? demanda Pierre, et l’expression sympathique de sa figure fit comprendre à la femme qu’elle avait trouvé en lui aide et secours.
— Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! reprit la mère, sois mon bienfaiteur… Aniska, va, petite misérable, montre-lui le chemin, dit-elle en ouvrant sa grande bouche et en montrant ses longues dents.
— Viens, viens, je ferai mon possible, » dit Pierre en se hâtant.
La petite domestique sortit de derrière la caisse, arrangea ses cheveux, soupira et prit par le sentier. Pierre, tout prêt à l’action, se sentit réveillé comme après une longue léthargie ; il releva la tête, ses yeux brillaient et il suivit à grands pas la jeune fille, qui le conduisit à la Povarskaïa. Les maisons se dérobaient derrière un nuage de fumée noire que perçaient de temps en temps des gerbes de feu. Une foule énorme se pressait autour de l’incendie. Un général français se tenait au milieu de la rue et parlait à ceux qui l’entouraient. Pierre, guidé par la petite domestique, s’en approcha, mais les soldats l’arrêtèrent.
« On ne passe pas !
— Ici, ici, petit oncle, s’écria la fillette ; nous traverserons la ruelle, venez ! »
Pierre se retourna en faisant de grandes enjambées pour la rejoindre : elle prit à gauche, dépassa trois maisons, et entra par la porte cochère de la quatrième :
« C’est ici, là, tout près ! »
Traversant la cour, elle ouvrit une petite porte et, s’arrêtant sur le seuil, elle lui indiqua une maisonnette qui était toute en flammes. Une muraille s’était déjà effondrée, l’autre brûlait encore, et le feu s’élançait par toutes les ouvertures, par les fenêtres, par le toit. Pierre s’arrêta involontairement, suffoqué par la chaleur.
« Laquelle de ces maisons est la vôtre ?
— Celle-là, celle-là ! hurla l’enfant. C’est là que nous demeurions… Et tu es brûlée, notre trésor adoré, Katia, ma demoiselle bien-aimée, » recommença à crier Aniska, se croyant obligée, à la vue de l’incendie, de faire preuve de ses sentiments.
Pierre se rapprocha du brasier, mais la chaleur le repoussa, il fit quelques pas en arrière et se trouva en face d’une maison plus grande, dont le toit flambait d’un seul côté. Quelques Français s’agitaient alentour. Il ne devina pas tout d’abord ce qu’ils faisaient là ; néanmoins, apercevant l’un d’eux qui frappait un paysan du plat de son sabre pour lui arracher une pelisse de renard, il comprit qu’ils pillaient, mais cette pensée ne fit que traverser son esprit. Le craquement des murailles et des plafonds qui s’écroulaient, le sifflement des flammes, les cris de la foule, les noirs tourbillons de fumée traversés par des pluies d’étincelles et des gerbes de feu qui semblaient lécher les murs, la sensation d’asphyxie et de chaleur, la rapidité des mouvements qu’il était obligé de faire, tout provoqua chez Pierre la surexcitation que font éprouver habituellement ces désastres. L’effet fut sur lui si violent qu’il se sentit aussitôt délivré des pensées dont il était obsédé. Jeune, résolu et alerte, il fit le tour de la petite maison qui brûlait ; au moment d’y entrer, il fut arrêté par des cris suivis d’un craquement et de la chute de quelque chose de lourd qui tomba avec bruit à ses pieds. Il leva les yeux, et vit des Français qui venaient de jeter par la fenêtre une commode remplie d’objets en métal ! Leurs camarades, qui se tenaient dans la cour, s’en approchèrent aussitôt.
« Eh bien, qu’est-ce qu’il veut celui-là ? s’écria l’un d’eux avec colère.
— Il y a un enfant dans cette maison, dit Pierre… N’avez-vous pas vu un enfant ?
— Qu’est-ce qu’il chante donc ?… Va te promener ! crièrent plusieurs voix, et l’un des soldats, craignant que Pierre ne lui enlevât sa part de l’argenterie et des bronzes qui étaient dans la commode, s’avança d’un air menaçant.
— Un enfant ? s’écria un Français de l’étage supérieur… J’ai entendu piailler dans le jardin. C’est peut-être son moutard, à ce bonhomme… Faut être humain, voyez-vous…
— Où est-il ? où est-il ? demandait Pierre.
— Par ici, par ici, répondit le Français en lui indiquant le jardin derrière la maison… Attendez, je vais descendre. »
En effet, une seconde plus tard, un Français, en bras de chemise, sauta par la fenêtre du rez-de-chaussée, donna à Pierre une tape sur l’épaule et courut avec lui au jardin.
« Dépêchez-vous, vous autres, cria-t-il à ses camarades, il commence à faire chaud !… et, s’élançant dans l’allée sablée, il tira Pierre par la manche, et lui montra un paquet posé sur un banc.
C’était une petite fille de trois ans, en robe de percale rose.
« Voilà votre moutard… une petite fille, tant mieux !… Au revoir, mon gros… Faut être humain, nous sommes tous mortels, voyez-vous… » Et le Français rejoignit ses compagnons.
Pierre, essoufflé, allait saisir l’enfant, lorsque la petite, aussi pâle et aussi laide que sa mère, poussa un cri désespéré à sa vue et s’enfuit. Pierre la rattrapa et la prit dans ses bras, pendant qu’elle hurlait avec colère et essayait avec ses petites mains de s’arracher à l’étreinte de Pierre, qu’elle mordait à belles dents. Cet attouchement, qui ressemblait à celui d’un petit animal, lui causa une telle répulsion, qu’il fut obligé de se dominer pour ne pas jeter là l’enfant, et, reprenant sa course vers la maison, il se trouva tout à coup dans l’impossibilité de suivre le même chemin. Aniska avait disparu, et, partagé entre le dégoût et la compassion, il se vit contraint, tout en serrant contre lui la petite fille qui continuait à se débattre comme un beau diable, de traverser de nouveau le jardin et de chercher une autre issue.
XXXIV
Lorsque Pierre, après plusieurs détours à travers cours et ruelles, déboucha avec son fardeau au coin de la Povarskaïa et du jardin Grouzinski, il ne s’y reconnut plus, tant il y avait de monde et d’objets empilés sur cette place jusqu’alors déserte. Sans compter les familles russes qui s’y réfugiaient avec tout leur avoir, on y voyait encore un grand nombre de soldats français de différentes armes. Il n’y fit aucune attention et chercha avec inquiétude les parents de l’enfant pour la leur rendre, et pour aller au besoin opérer ensuite quelque autre sauvetage. La petite fille, dont les pleurs s’étaient peu à peu calmés, se cramponnait à son caftan, et, se blottissant dans ses bras comme une bête sauvage, jetait autour d’elle des regards effarouchés, tandis que Pierre lui souriait d’un air paternel. Il se sentait intéressé par cette petite figure pâle et maladive, mais il avait beau chercher dans la foule qui l’entourait, il ne parvenait pas à découvrir ni l’employé ni sa femme. Dans ce moment, ses yeux se portèrent involontairement sur une famille arménienne ou géorgienne, composée d’un vieillard du plus beau type oriental, de haute taille et richement habillé, d’une vieille matrone de même origine et d’une toute jeune femme, dont les sourcils arqués fins et noirs comme une aile de corbeau, le teint d’une couleur mate et les traits réguliers et impassibles, faisaient ressortir l’admirable beauté. Assise, sur de grands ballots, derrière la vieille, au milieu d’un tas d’objets appartenant à chacun d’eux, enveloppée d’un riche manteau de satin, un mouchoir de soie violette sur la tête, elle ressemblait, avec ses grands yeux fendus en amandes et ses longs cils baissés vers la terre, à une plante délicate des pays chauds jetée sur la neige ; on sentait qu’elle se savait belle et qu’elle craignait pour sa beauté. Pierre la regarda à plusieurs reprises. Atteignant enfin la palissade, il se retourna pour embrasser d’un coup d’œil toute la place, et ne tarda pas, avec l’étrange tournure que lui donnait l’enfant qu’il portait dans ses bras, à attirer l’attention de quelques groupes qui l’entourèrent en lui demandant :
« Avez-vous perdu quelqu’un ?
— Êtes-vous un noble ?… À qui est l’enfant ? »
Pierre répondit que la petite fille appartenait à une femme qu’il avait vue ici même tout à l’heure et qui était couverte d’un manteau noir et entourée de ses trois enfants.
« Ne pouvait-on lui dire où elle était allée ?
— Ce doit être les Anférow, dit un vieux diacre en s’adressant à sa voisine… Seigneur, Seigneur, ayez pitié de nous, répéta le vieux diacre d’une voix profonde.
— Où sont les Anférow ? reprit la femme.
— Ils sont partis de bon matin… C’est peut-être Marie Nicolaïevna, peut-être aussi les Ivanow ?
— Il dit que c’est une bourgeoise, et Maria Nicolaïevna est une dame, reprit une voix.
— Vous devez la connaître, dit Pierre : une femme maigre, qui a de longues dents.
— Mais alors c’est Marie Nicolaïevna. Ils se sont enfuis dans le jardin lorsque les loups sont arrivés.
— Seigneur, Seigneur, ayez pitié de nous ! répéta le diacre.
— Allez de ce côté, vous les trouverez, c’est elle, bien sûr ! Elle pleurait, elle pleurait… Allez, vous les trouverez. »
Mais Pierre n’écoutait plus la paysanne qui lui parlait ; car il était occupé de la scène qui se passait entre deux soldats français et la famille arménienne. L’un d’eux, petit et alerte, avec une capote gros-bleu serrée autour de sa taille par une corde, et un bonnet de police sur la tête, avait saisi par les pieds le vieillard, qui s’empressait d’ôter sa chaussure. L’autre, blond, maigre, trapu, très lent dans ses mouvements, avait une figure idiote ; son habillement se composait d’un pantalon bleu passé dans de grandes bottes et d’une capote de drap ; planté devant l’Arménienne, les mains dans ses poches, il la regardait silencieusement.
« Prends, prends l’enfant, et porte-la-leur !… Tu entends, » dit Pierre à l’une des femmes, en déposant la fillette à terre et en se retournant du côté des Arméniens.
Le vieillard était pieds nus, et le petit Français, qui s’était emparé de ses bottes, les secouait l’une contre l’autre, pendant que le pauvre homme murmurait quelques mots d’un air piteux. Pierre ne lui jeta qu’un coup d’œil ; son attention était toute concentrée sur l’autre Français, qui s’était rapproché de la jeune femme, et lui avait passé la main autour du cou. La belle Arménienne ne bougea pas, Pierre n’avait pas eu encore le temps de franchir les quelques pas qui le séparaient d’elle, et déjà le maraudeur lui avait arraché le collier qu’elle portait, et la jeune femme, réveillée de sa torpeur, poussait des cris déchirants.
« Laissez cette femme ! » s’écria Pierre, furieux, en secouant le soldat par les épaules ; le soldat tomba, et, se relevant aussitôt, s’enfuit à toutes jambes.
Son camarade, jetant à terre les bottes qu’il tenait à la main, tira son sabre et marcha droit sur Pierre :
« Voyons, pas de bêtises, » dit-il.
Pierre, en proie à un de ces accès de colère qui décuplaient ses forces et lui ôtaient toute conscience de ses actes, se jeta sur lui, lui donna un croc-en-jambe, le renversa et lui appliqua une volée de coups de poing. La foule était en train de l’applaudir, lorsque d’un coin de la place déboucha une patrouille de lanciers, qui arrivèrent au trot et entourèrent le vainqueur et le vaincu. Pierre ne comprit qu’une chose, c’est qu’il frappait à coups redoublés, qu’on le battait à son tour, qu’on lui liait les mains, et il se vit entouré de soldats qui fouillaient dans ses poches.
« Il a un poignard, lieutenant ! »
Ce furent les premiers mots qu’il entendit distinctement.
« Ah ! une arme ! reprit l’officier… C’est bon, vous direz tout cela au conseil de guerre…
— Parlez-vous français, vous ? »
Pierre, les yeux injectés de sang, ne répondit rien ; il avait sans doute l’air peu rassurant, car l’officier donna tout bas un ordre, et quatre lanciers vinrent se placer à ses côtés.
« Parlez-vous français ? répéta l’officier en se tenant à distance… Appelez l’interprète ! »
Un petit homme en habit civil sortit de derrière les rangs. Pierre le reconnut aussitôt pour un commis français qu’il avait vu dans un magasin de Moscou.
« Il n’a pas l’air d’un homme du peuple, dit l’interprète en examinant Pierre.
— Ce doit être l’un des incendiaires, reprit l’officier. Demandez-lui qui il est.
— Qui es-tu ? dit l’interprète. Ton devoir est de répondre à l’autorité.
— Je ne vous dirai pas mon nom ; je suis votre prisonnier, emmenez-moi, dit tout à coup Pierre en français.
— Ah ! ah ! s’écria l’officier en fronçant le sourcil… Marchons ! »
Un groupe de curieux, parmi lesquels se trouvaient la petite fille et la femme à qui il l’avait confiée, s’était rapproché des militaires.
« Où donc te mène-t-on, mon petit pigeon ? et que ferai-je de cet enfant si elle n’est pas à eux ?
— Que veut cette femme ? » demanda l’officier.
La surexcitation de Pierre ne connut plus de bornes à la vue de la fillette qu’il avait sauvée.
« Ce qu’elle veut ? Elle m’apporte ma fille, que je viens de tirer des flammes. » Et, ne sachant lui-même pourquoi il avait débité ce mensonge inutile, il se mit à marcher entre les quatre lanciers chargés de le garder.
Cette patrouille avait été envoyée, ainsi que beaucoup d’autres, sur l’ordre de Durosnel, pour arrêter le pillage et mettre la main sur les incendiaires qui, au dire des chefs militaires français, mettaient le feu à Moscou. Mais, en fait de gens suspects, les patrouilles n’avaient trouvé qu’un boutiquier, deux séminaristes, un paysan, un domestique et quelques maraudeurs. Pierre fut celui de tous qui leur inspira le plus de soupçons ; aussi, lorsqu’ils furent amenés dans la maison où était établi le corps de garde, fut-il placé dans une chambre à part et soumis à une rigoureuse surveillance.
- ↑
Je suis par naissance Tartare,
Je voulus devenir Romain :
Les français m’appellent barbare,
Et les Russes, George Dandin. - ↑ En français dans le texte. (Note du trad.)
- ↑ En français dans le texte. (Note du trad.)
- ↑ En français dans le texte. (Note du trad.)
- ↑ En français dans le texte. (Note du trad.)
- ↑ En français dans le texte. (Note du trad.)
- ↑ En français dans le texte. (Note du trad.)
- ↑ En français dans le texte. (Note du trad.)
- ↑ Nom donné en Russie au quartier des boutiques. (Note du trad.)
- ↑ En français dans le texte. M. Thiers applique ce terme de « misérables » aux forçats. Voir, pour le complément de sa phrase, t. XIV, page 373. (Note du trad.)
- ↑ En français dans le texte. (Note du trad.)