Guerre et Paix (trad. Paskévitch)/Partie 3/Chapitre 3

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Traduction par Irène Paskévitch.
Hachette (3p. 188-239).
Partie 3


CHAPITRE III

I

À la même époque, une lutte acharnée, à laquelle se mêlaient comme d’habitude tous les frelons de cour, se poursuivait, dans les hautes sphères de Saint-Pétersbourg, entre les partis de Roumiantzow, des amis de la France, de l’Impératrice mère et du césarévitch, pendant que la vie de luxe suivait tranquillement son train habituel. Pour quiconque se trouvait au milieu de ce courant de rivalités et de compétitions de toutes sortes, il était difficile, sinon impossible, de se rendre un compte exact de la situation critique de la Russie : c’étaient toujours les mêmes cérémonies officielles, les mêmes bals, le même théâtre français, les mêmes mesquins intérêts de service. Tout au plus, de temps à autre, causait-on à voix basse de la conduite si différente tenue par les deux Impératrices dans ces graves circonstances. Tandis que l’Impératrice mère, dans la pensée de sauvegarder les divers établissements placés sous son patronage, avait pris déjà toutes les mesures nécessaires pour le transfert des instituts à Kazan, et fait emballer tout ce qui leur appartenait : l’Impératrice Élisabeth, avec son patriotisme accoutumé, avait répondu aux demandes d’instructions venues de toutes parts, que, les institutions du gouvernement relevant spécialement de l’Empereur, elle n’avait aucun ordre à donner à cet égard ; mais que, quant à elle personnellement, elle serait la dernière à quitter Pétersbourg !

Le 7 septembre, jour de la bataille de Borodino, Mlle Schérer donnait une petite soirée, dont le bouquet devait être la lecture d’une lettre adressée par le métropolite à l’Empereur, à propos de l’envoi qu’il lui faisait d’une image de saint Serge. Cette épître passait pour un chef-d’œuvre de patriotisme et de sentiment religieux. Le prince Basile, qui se flattait d’être un lecteur hors ligne (il lui arrivait parfois de lire chez l’Impératrice), devait en donner connaissance. Son talent consistait à hausser la voix et à passer du grave au doux, sans tenir compte de la signification des mots. Cette lecture avait, comme tout ce qui se faisait chez Anna Pavlovna, une importance politique : la soirée devait réunir quelques personnages influents, et l’on s’était promis de les faire rougir de honte parce qu’ils continuaient à fréquenter le théâtre français. Il y avait déjà beaucoup de monde dans le salon d’Anna Pavlovna, mais elle n’avait pas vu encore apparaître ceux dont elle jugeait la présence nécessaire pour que l’on pût commencer la lecture.

La nouvelle qui faisait ce jour-là les frais de la conversation était la maladie de la comtesse Besoukhow, qui, depuis quelque temps, s’abstenait de prendre part aux réunions dont elle faisait l’ornement habituel, ne recevait personne, et, au lieu de se confier à une célébrité de la ville, se faisait soigner par un jeune docteur italien ; cet Italien la traitait au moyen d’un remède nouveau et complètement inconnu. Il était plus que probable que la maladie de la charmante comtesse provenait de l’embarras où elle se trouvait d’épouser deux maris à la fois, et que le traitement de l’Italien n’avait pour but que de la tirer de cette fausse situation ; mais, en présence d’Anna Pavlovna, personne n’osait soulever cette question délicate, ou y faire la moindre allusion.

« On dit la pauvre comtesse très mal : le médecin parle d’une angine[1]  !

— L’angine ? Mais c’est une maladie terrible !

— Bah !… Savez-vous que, grâce à l’angine, les deux rivaux sont réconciliés ?… Le vieux comte est touchant, à ce qu’il paraît. Il a pleuré comme un enfant quand le médecin lui a appris que le cas était grave !

— Oh ! ce serait une grande perte !… C’est une femme ravissante !

— Vous parlez de la pauvre comtesse ? J’ai envoyé prendre de ses nouvelles. On m’a dit qu’elle allait un peu mieux… Oh oui ! c’est la plus charmante femme du monde, répliqua Anna Pavlovna en souriant de son propre enthousiasme. Nous appartenons à des camps différents, mais cela ne m’empêche pas d’avoir pour elle toute l’estime qu’elle mérite… Elle est si malheureuse !… »

Un jeune homme imprudent, supposant que ces paroles soulevaient un coin du voile qui abritait le secret de la comtesse se permit de faire observer que le charlatan italien était bien capable d’administrer à sa malade des remèdes dangereux.

« Vos informations peuvent être meilleures que les miennes, dit Mlle Schérer en prenant à partie le jeune homme, mais je sais de bonne source que ce médecin est un homme très savant et très habile. C’est le médecin particulier de la reine d’Espagne ! »

Lui ayant ainsi dit son fait, elle se tourna du côté de Bilibine, qui était en train de faire un bon mot sur le dos des Autrichiens.

« Je trouve cela charmant, disait-il en parlant d’un certain document diplomatique qui accompagnait l’envoi de drapeaux autrichiens pris par Wittgenstein, le héros de Pétropol (ainsi qu’on l’appelait à Pétersbourg).

— Qu’est-ce donc ? » lui demanda Anna Pavlovna, avec l’intention de provoquer un silence qui lui permît de répéter le mot qu’elle connaissait déjà.

Il s’empressa d’en profiter, et cita les paroles textuelles de la dépêche qu’il avait du reste composée lui-même : « L’Empereur renvoie les drapeaux autrichiens, drapeaux amis égarés qu’il a trouvés hors de la route[2].

— Charmant, charmant ! dit le prince Basile.

— C’est peut-être la route de Varsovie, » dit tout haut le prince Hippolyte. On se retourna pour le regarder, car ces paroles n’avaient aucun sens. Il répondit à cet étonnement général par un air d’aimable satisfaction. Il ne comprenait pas plus que les autres ce qu’il avait dit, mais il avait remarqué, dans sa carrière diplomatique, que des phrases prononcées de cette façon passaient parfois pour très spirituelles ; aussi avait-il à tout hasard jeté les premiers mots qui s’étaient trouvés au bout de sa langue, en se disant : « Il en sortira peut-être quelque chose de très bien ; dans le cas contraire, il se trouvera toujours quelqu’un qui en tirera parti. » Le pénible silence qui suivit son mot fut interrompu par l’entrée de la personne « qui manquait de patriotisme », et qu’Anna Pavlovna se disposait à ramener à de meilleurs sentiments, menaçant gracieusement du doigt le prince Hippolyte, elle invita le prince Basile à se rapprocher de la table, fit placer des bougies devant lui, et, lui tendant le manuscrit, le supplia d’en faire la lecture.

« Très Auguste Souverain et Empereur ! » commença le prince Basile d’un ton solennel, en jetant sur son auditoire un regard qui semblait condamner d’avance celui qui aurait osé protester contre ces paroles. Personne ne souffla mot… Moscou, la première capitale, la nouvelle Jérusalem, reçoit « son Christ », continua-t-il en appuyant sur le pronom, comme une mère qui entoure de ses bras ses fils pleins de ferveur, et, prévoyant, à travers les ténèbres qui s’élèvent, la gloire éblouissante de ta puissance, elle chante avec extase : « Hosannah, béni soit celui qui vient ! » On sentait des larmes dans la voix du prince Basile à cette dernière phrase. Bilibine regardait attentivement ses ongles ; d’autres personnes avaient l’air embarrassé. Anna Pavlovna, prenant les devants, murmurait in petto la phrase qui suivait : « Qu’importe que le Goliath impudent et hardi… » tandis que le prince Basile reprenait tout haut : « Qu’importe que le Goliath impudent et hardi, venant des frontières de la France, apporte aux confins de la Russie les épouvantes meurtrières ; l’humble foi, cette fronde du David russe, frappera subitement la tête de son orgueil, avide de sang. Cette image du bienheureux saint Serge, l’antique zélateur du bien de sa patrie, s’offre à Votre Majesté Impériale. Je regrette que mes forces affaiblies par l’âge m’empêchent de jouir de votre douce vue. J’adresse au Tout-Puissant d’ardentes prières. Qu’il daigne augmenter le nombre des justes et accomplir les pieux désirs de Votre Majesté ! »

— Quelle force ! quel style ! » s’écria-t-on de tous côtés en louant à la fois l’auteur et le lecteur.

Mis en train par cette éloquente épître, les hôtes d’Anna Pavlovna causèrent longtemps encore de la situation du pays et se livrèrent à maintes et maintes suppositions sur l’issue de la bataille qui devait avoir lieu vers cette époque.

« Vous verrez, dit Mlle Schérer, que demain, pour l’anniversaire de la naissance de l’Empereur, on aura des nouvelles, et j’ai de bons pressentiments ! »

II

Le pressentiment d’Anna Pavlovna se réalisa. Le lendemain, pendant le Te Deum chanté au palais, le prince Volkonsky fut appelé hors de la chapelle, et reçut un pli contenant le rapport du prince Koutouzow, écrit le jour de la bataille de Tatarinovo. Il lui annonçait que les Russes n’avaient pas reculé d’une semelle, que les pertes de l’ennemi étaient supérieures aux nôtres, et que, si le temps lui manquait pour lui donner des détails plus précis, il pouvait du moins lui assurer que la victoire nous était restée. Aussitôt il y eut un second Te Deum d’actions de grâces, pour remercier le Tout-Puissant du cours accordé à ses fidèles. Anna Pavlovna triomphait, et la joie d’un jour de fête régna sans partage toute la matinée. On croyait à une victoire complète ; plusieurs ne parlaient de rien moins que de la possibilité de faire Napoléon prisonnier, de le renverser et de choisir un nouveau Souverain pour la France.

Loin du centre de l’action et au milieu de la vie de cour, il était difficile de donner aux événements qui se déroulaient leur importance réelle, car dans ces conditions ils se groupent toujours d’eux-mêmes autour d’un fait personnel. Ainsi, par exemple, la joie des courtisans, à l’annonce de la victoire, provenait surtout de ce que la nouvelle en était arrivée le jour de la fête de l’Empereur. C’était comme la réussite d’une délicate surprise, Koutouzow annonçait également les pertes qu’on avait subies, et citait entre autres Koutaïssow, Toutchkow et Bagration, mais là aussi l’impression de tristesse se concentra sur une seule mort, celle du jeune et intéressant Koutaïssow, qui était connu de tout le monde et particulièrement aimé de l’Empereur. Ce jour-là on n’entendit plus que ces phrases : « N’est-ce pas surprenant que cette nouvelle soit arrivée juste pendant le Te Deum… et ce pauvre Koutaïssow ? Quelle perte, quel dommage !

— Que vous avais-je dit de Koutouzow ! » répétait à tout venant le prince Basile, en se drapant dans son orgueil de prophète. Ne vous ai-je pas toujours assuré qu’il était seul capable de vaincre Napoléon ? »

Le lendemain se passa sans nouvelles de l’armée, et l’inquiétude commença à sourdre dans le public. La cour souffrait de l’ignorance dans laquelle on laissait l’Empereur : « Sa position est terrible », disait-on, et l’on accusait déjà Koutouzow, après l’avoir exalté l’avant-veille, de causer tous ces tourments au Tsar. Le prince Basile ne vantait plus son protégé, mais gardait un profond silence lorsqu’il était question du commandant en chef. Dans la même soirée, une nouvelle à sensation ajouta encore à l’angoisse qui commençait à se répandre dans les hautes sphères : la comtesse Hélène venait de mourir subitement de sa mystérieuse maladie. On racontait officiellement que la comtesse était morte des suites de son angine ; mais, dans l’intimité, on s’étendait sur de certains détails : le médecin de la reine d’Espagne lui aurait ordonné, disait-on, un certain remède qui, pris à faibles doses, devait amener le résultat désiré ; mais Hélène, tourmentée par les soupçons du vieux comte et le silence de son mari, cet affreux Pierre, avait avalé une quantité double de la drogue prescrite, et était morte dans des souffrances atroces, sans qu’on eût le temps de lui porter secours. On assurait aussi que le prince Basile et le comte avaient violemment pris à partie le médecin italien, mais qu’à la lecture de certains autographes intimes de la défunte, mis par ce dernier sous leurs yeux, ils avaient aussitôt cessé de le poursuivre. Toujours est-il que, ce jour-là, la causerie de salon eut beau jeu à s’occuper de ces trois tristes événements : l’inquiétude de l’Empereur, la perte de Koutaïssow et la mort d’Hélène.

Le surlendemain de l’arrivée du rapport, un propriétaire venu de Moscou répandit l’incroyable et foudroyante nouvelle que cette ville avait été abandonnée aux Français ! « C’était horrible ! La position de l’Empereur était affreuse ! Koutouzow était un traître ! » Et le prince Basile affirmait, à ceux qui lui faisaient des visites de condoléance à l’occasion de la mort de sa fille, qu’on ne pouvait s’attendre à rien autre de la part de ce vieillard impotent et aveugle : « Je me suis toujours étonné, disait-il, en oubliant probablement dans sa douleur ce qu’il avait dit la veille, que le sort de la Russie ait été confié à de telles mains ! » La nouvelle n’étant pas officielle, le doute était encore permis, mais le lendemain elle fut confirmée par le rapport suivant du comte Rostoptchine :

« L’aide de camp du prince Koutouzow m’a apporté une lettre, dans laquelle le commandant en chef me demande de lui fournir des hommes de police, afin de guider les troupes à travers la ville, jusqu’à la grand’route de Riazan. Il prétend abandonner Moscou avec douleur. Sire, cet acte décide du sort de la capitale et de celui de Votre empire. La Russie tressaillira d’indignation en apprenant que la ville qui représente la grandeur de la Russie et qui contient les cendres de vos aïeux est au pouvoir de l’ennemi. Je suis l’armée, j’ai fait emporter tout ce qui devait être enlevé. »

L’Empereur appela le prince Volkonsky et lui dicta le rescrit suivant, adressé à Koutouzow :

« Prince Michel Ilarionovitch ! Je suis sans nouvelles de vous depuis le 29 du mois d’août. Je viens de recevoir, datée du 1er septembre, par Yaroslaw, du général gouverneur de Moscou la douloureuse nouvelle que vous avez abandonné Notre capitale. Vous pouvez aisément vous figurer l’effet qu’elle a produit sur Moi, et votre silence augmente Ma stupeur ! Le général aide de camp prince Volkonsky vous porte le présent rescrit, avec ordre de s’informer de la situation de l’armée et des raisons qui vous ont amené à cette douloureuse extrémité. »

III

Neuf jours après que Moscou eut été abandonné, un envoyé de Koutouzow en apporta la confirmation officielle. Cet envoyé était un Français nommé Michaud, mais, « quoique étranger, Russe de cœur et d’âme », comme il le disait lui-même. L’Empereur le reçut aussitôt dans son cabinet, au palais de Kamennoï-Ostrow. Michaud, qui venait de voir Moscou pour la première fois, et qui ne savait pas le russe, se sentit néanmoins très ému (comme il l’écrivit plus tard) lorsqu’il parut devant Notre très gracieux Souverain pour lui annoncer l’incendie de Moscou, dont les flammes avaient éclairé sa route. Bien que sa douleur pût avoir une autre cause que celle qui accablait les Russes, sa figure était tellement défaite, que l’Empereur lui demanda aussitôt :

« M’apportez-vous de tristes nouvelles, colonel ?

— Bien tristes, Sire ! répondit-il en soupirant et en baissant les yeux : l’abandon de Moscou !

— Aurait-on livré sans se battre mon ancienne capitale ? » Et le rouge de la colère monta aux joues de l’Empereur.

Michaud lui transmit respectueusement le message de Koutouzow : vu l’impossibilité de livrer bataille sous les murs de capitale, il ne restait que le choix entre perdre Moscou et l’armée, ou Moscou seul, et le maréchal s’était vu contraint de prendre ce dernier parti. L’Empereur écouta ce message en silence, sans lever les yeux.

« L’ennemi est-il entré en ville ? demanda-t-il.

— Oui, Sire, et Moscou est sans doute en cendres à l’heure qu’il est, car je l’ai laissé en flammes. » Michaud s’effraya de l’impression produite par ses paroles.

La respiration de l’Empereur devint oppressée et pénible, ses lèvres tremblèrent, et ses beaux yeux bleus se remplirent de larmes, mais cette émotion fut passagère ; l’Empereur fronça le sourcil et sembla se reprocher à lui-même sa faiblesse.

« Je vois, par tout ce qui nous arrive, que la Providence exige encore de grands sacrifices de notre part. Je suis prêt à me soumettre à toutes ses volontés ; mais dites-moi, Michaud, en quel état avez-vous laissé l’armée, qui assistait ainsi, sans coup férir, à l’abandon de mon ancienne capitale ?… N’y avez-vous pas aperçu du découragement[3]  ? »

Voyant son très gracieux Souverain calmé, Michaud se calma également ; mais, ne s’étant pas préparé à lui donner une information précise, il répondit, pour gagner du temps :

« Sire, me permettrez-vous de vous parler franchement, en loyal militaire ?

— Colonel, je l’exige toujours. Ne me cachez rien, je veux savoir absolument ce qu’il en est.

— Sire, dit alors Michaud avec un sourire imperceptible, car il avait eu le temps de combiner sa réponse sous la forme d’un jeu de mots respectueux : Sire, j’ai laissé toute l’armée, depuis les chefs jusqu’au dernier soldat, sans exception, dans une crainte épouvantable, effrayante.

— Comment cela ? demanda l’Empereur sévèrement. Mes Russes se laisseraient-ils abattre par le malheur ? Jamais ! » Michaud n’attendait que cela pour produire son effet.

« Sire, reprit-il respectueusement, ils craignent seulement que, par bonté de cœur, Votre Majesté ne se laisse persuader de faire la paix. Ils brûlent de combattre et de prouver à Votre Majesté, par le sacrifice de leur vie, combien ils lui sont dévoués.

— Ah ! reprit l’Empereur en le remerciant du regard. Vous me tranquillisez, colonel. »

Il baissa la tête et garda quelques instants le silence.

« Eh bien, retournez à l’armée, dit-il en se redressant de toute sa hauteur d’un geste plein de majesté. Dites à nos braves, dites à tous mes loyaux sujets, partout où vous passerez, que quand je n’aurai plus de soldats je me mettrai moi même à la tête de ma chère noblesse, de mes braves paysans, et j’userai ainsi jusqu’aux dernières ressources de mon empire. Il m’en offre encore plus que mes ennemis ne pensent, poursuivit l’Empereur en s’animant de plus en plus, mais si jamais il était écrit dans les décrets de la divine Providence, ajouta-t-il en levant au ciel ses yeux pleins de douceur, que ma dynastie dût cesser de régner sur le trône de mes ancêtres, alors, après avoir épuisé tous les moyens qui sont en mon pouvoir, je me laisserais croître la barbe, et j’irais manger des pommes de terre avec le dernier de mes paysans, plutôt que de signer la honte de ma patrie et de ma chère nation, dont je sais apprécier les sacrifices ! » Après avoir prononcé ces paroles d’une voix émue, il se détourna comme pour cacher ses larmes, fit quelques pas jusqu’au bout de la chambre, puis, revenant avec vivacité, il serra fortement la main de Michaud, et lui dit, les yeux brillants de colère et de décision :

« Colonel Michaud, n’oubliez pas ce que je vous dis ici ; peut-être qu’un jour nous nous le rappellerons avec plaisir. Napoléon et moi, nous ne pouvons plus régner ensemble. J’ai appris à le connaître, il ne me trompera plus[4]  ! »

En entendant ces mots et en voyant l’expression de fermeté qui se lisait sur les traits du Souverain, Michaud, « quoique étranger, mais Russe de cœur et d’âme », se sentit gagné par un sincère enthousiasme (comme il le raconta plus tard).

« Sire ! s’écria-t-il, Votre Majesté signe en ce moment la gloire de la nation et le salut de l’Europe. »

Quand il eut exprimé ainsi, non seulement ses sentiments personnels, mais ceux du peuple russe, dont il se regardait à cette heure comme le représentant, l’Empereur le congédia d’un signe de tête.

IV

Alors que la Russie, à moitié conquise, voyait les habitants de Moscou s’enfuir dans les provinces éloignées, que les levées de milices se succédaient sans interruption, il nous semble, à nous qui n’avons pas vécu à cette époque, que tous, du petit au grand, ne devaient avoir qu’une seule et même pensée : celle de tout sacrifier pour sauver la patrie ou périr avec elle. Les récits d’alors ne sont remplis que de traits de dévouement, d’amour, de désespoir et de douleur, mais la réalité était loin d’être telle que nous nous la figurons. L’intérêt historique de ces terribles années, en attirant seul nos regards, nous dérobe à la vue des petits intérêts personnels, qui dissimulaient aux contemporains, par leur importance momentanée, celle des faits qui se passaient autour d’eux. Les individus de cette époque, dont la grande majorité se laissait guider par ces étroites considérations, devenaient par cela même les agents les plus utiles de leur temps. Ceux au contraire qui s’efforçaient de se rendre compte de la marche générale des affaires, d’y participer par des actes d’abnégation et d’héroïsme, étaient les membres les plus inutiles de la société. Ils jugeaient tout de travers, et ce qu’ils faisaient à bonne intention n’était en définitive que folies sans but ; exemples : les régiments de Pierre et de Mamonow, qui passaient leur temps à piller les villages, et la charpie préparée par les dames, qui ne parvenait jamais aux blessés. Enfin les discours de ceux qui ne cessaient de parler de la situation du pays étaient involontairement empreints, ou d’une certaine fausseté, ou de blâme et d’animosité contre les hommes qu’ils accusaient de fautes dont la responsabilité ne retombait sur personne. C’est quand on écrit l’histoire que l’on comprend combien est sage la défense de toucher à l’arbre de la science, car l’activité inconsciente porte seule des fruits. Celui qui joue un rôle dans les événements n’en comprend jamais la valeur, et, s’il essaye d’en saisir le sens et d’y prendre une part immédiate, ses actes sont frappés de stérilité. À Pétersbourg, ainsi que dans les gouvernements du centre, tous, miliciens et dames, pleuraient sur le sort de la Russie et de la capitale, et ne parlaient que de sacrifices et de dévouement ; l’armée, qui se repliait au delà de Moscou ne songeait ni à ce qu’elle abandonnait, ni à l’incendie qu’elle laissait derrière elle, et encore moins à se venger des Français ; elle pensait au trimestre de la solde, à l’étape prochaine, à Matrechka la vivandière, et ainsi de suite…

Nicolas Rostow, que la guerre avait encore trouvé au service, prenait par cela même, mais sans s’arrêter à une idée préconçue et sans se livrer à de sombres réflexions, une part active et sérieuse à la défense de la patrie. Si on lui avait demandé quelle était son opinion sur l’état du pays, il aurait nettement répondu qu’il n’avait pas à s’en préoccuper, que Koutouzow et d’autres avec lui étaient là pour penser à sa place ; il ne savait qu’une chose : on complétait les cadres des régiments, on se battrait encore longtemps, et dans les circonstances actuelles il était probable qu’il serait nommé chef de régiment. Grâce à cette manière d’envisager la question, il ne regretta même pas de ne s’être pas trouvé à la dernière bataille, et il accepta avec plaisir la commission d’aller à Voronège pour la remonte de la division.

Peu de jours avant la bataille de Borodino, Nicolas reçut les instructions et l’argent nécessaires, envoya un hussard en avant, prit des chevaux de poste et se mit en route.

Celui qui a passé plusieurs mois dans l’atmosphère des camps pendant une campagne peut seul comprendre la jouissance qu’éprouva Nicolas en quittant le rayon occupé par les trains de bagages, les hôpitaux, les dépôts de vivres et les fourrageurs. Lorsqu’il fut hors du camp, et loin des incidents peu élégants de la vie journalière du bivouac, lorsqu’il vit des villages, des paysans, des maisons de propriétaires, des champs, du bétail qui y paissait en liberté, des maisons des postes avec leurs surveillants endormis, il ressentit une telle joie qu’il lui sembla voir tout cela pour la première fois. Ce qui surtout le frappa agréablement, ce fut de rencontrer des femmes jeunes et fraîches, sans le cortège habituel d’une dizaine d’officiers occupés à leur faire la cour, mais flattées et souriantes des amabilités de l’officier voyageur. Enchanté de lui-même et de son sort, il arriva la nuit à Voronège, s’arrêta à l’auberge et y commanda tout ce qui lui avait manqué à l’armée ; le lendemain, après s’être bien rasé, après avoir endossé l’uniforme de grande tenue, qui n’avait pas vu le jour depuis longtemps, il alla rendre ses devoirs aux autorités de la ville.

Le commandant de la milice, homme d’un certain âge, fonctionnaire civil, avec le grade de général, paraissait enchanté de son uniforme et de son nouvel emploi. Il reçut Nicolas d’un air sévère et important, croyant que c’était là la tenue du vrai militaire, le questionna en l’approuvant ou en le désapprouvant tour à tour comme s’il en avait le droit. Comme Nicolas était de bonne humeur, il s’en amusa, sans avoir un instant l’idée de s’en fâcher. De là il se rendit chez le gouverneur, petit homme vif et alerte, tout rond et tout aimable, qui lui indiqua les haras où l’on pouvait avoir de bons chevaux, lui recommanda un maquignon et un propriétaire dont la résidence était à vingt verstes de la ville, qui avait d’excellents chevaux, et lui promit son concours : « Vous êtes le fils du comte Ilia Andréïévitch ? Ma femme était une amie de votre mère. On se réunit chez moi le jeudi ; c’est jeudi aujourd’hui, faites-moi le plaisir de venir ce soir sans façon. »

De chez le gouverneur, Nicolas se mit en télègue, prit avec lui son maréchal des logis pour aller au haras qu’on lui avait désigné, et dont le propriétaire était un vieux garçon, ex-officier de cavalerie, fin connaisseur en chevaux, chasseur endiablé et possesseur d’une eau-de-vie âgée de cent ans, et de vieux vin de Hongrie. Nicolas en deux mots bâcla un marché, en lui en achetant pour 6 000 roubles dix-sept étalons de premier choix pour les besoins éventuels de la remonte ; ayant bien dîné, en faisant largement honneur au vin de Hongrie, après avoir embrassé son amphitryon, qu’il tutoyait déjà comme une vieille connaissance, il refit la même route aussi gaiement que la première fois, en donnant force bourrades au cocher pour ne pas manquer la soirée.

Aspergé d’eau froide de la tête aux pieds, bien parfumé et habillé de nouveau, il se rendit, quoiqu’un peu tard, chez le gouverneur. Ce n’était pas un bal, mais, comme on savait que Catherine Pétrovna jouerait des valses et des écossaises, et qu’on danserait, les dames avaient préféré venir en robes décolletées. Pendant l’année 1812 la vie de province s’écoulait à Voronège comme d’habitude, avec la seule différence qu’il régnait dans la ville une animation inusitée : plusieurs familles riches de Moscou s’y étaient réfugiées par suite de la gravité des circonstances, et, au lieu des conversations banales et accoutumées sur le temps et sur le prochain, on causait de ce qui se passait à Moscou, de la guerre et de Napoléon. La réunion du gouverneur était composée de la crème de la société et, entre autres, de plusieurs dames que Nicolas avait connues à Moscou. Parmi les hommes, personne ne pouvait rivaliser avec le chevalier de Saint-Georges, le brillant officier de hussards, le charmant et aimable comte Rostow. Un officier italien, prisonnier français, était au nombre des invités, et Nicolas sentait que sa présence rehaussait, comme un trophée vivant, la valeur du héros russe. Persuadé que chacun partageait le même sentiment, il fut avec l’Italien d’une politesse affectueuse, pleine de réserve et de dignité. Aussitôt que, dans son uniforme de hussard, il fit son entrée au salon, en répandant autour de lui l’odeur pénétrante des parfums et du vin, il se vit entouré et eut l’occasion de répéter et de s’entendre dire à plusieurs reprises : « Mieux vaut tard que jamais. » Devenu le point de mire de tous les regards, il se sentit dans une sphère qui lui convenait, il allait y retrouver, à son grand plaisir, la position de favori, dont il était depuis si longtemps privé. Les dames et les demoiselles faisaient assaut de coquetterie à son endroit, et les personnes âgées intriguèrent aussitôt pour le marier, afin de mettre un terme, disaient-elles, aux folies de ce brillant officier. La femme du gouverneur, qui l’avait reçu comme un proche parent, et le tutoyait déjà, fut du nombre de ces dernières. Catherine Pétrovna joua des valses, des écossaises ; les danses s’animèrent et donnèrent à Nicolas l’occasion de déployer toutes ses grâces ; son élégante désinvolture charma toutes les dames, et lui-même fut tout surpris ce soir-là d’avoir si bien dansé ; jamais il ne se serait permis à Moscou ce laisser-aller qui frisait le mauvais genre, mais ici il sentait la nécessité d’étonner son monde par quelque chose d’extraordinaire et d’inconnu jusque-là à tous ces provinciaux, et de les obliger à accepter cela comme la dernière mode de la capitale. Il choisit pour objet de ses attentions la femme d’un des fonctionnaires du gouvernement, une jeune et jolie blonde aux yeux bleus. Naïvement convaincu, comme tous les jeunes gens dont le seul but est le plaisir, que les femmes d’autrui ont été créées pour eux, il ne quitta pas sa conquête d’un instant ; il poussa même la diplomatie jusqu’à se rapprocher du mari, comme si, sans se l’être cependant avoué l’un à l’autre, ils avaient déjà pressenti qu’ils ne tarderaient pas à s’entendre. Le mari ne paraissait pas se prêter à ce manège, et accueillait avec froideur les avances du hussard, mais la franche bonhomie et la gaieté fascinatrice de ce dernier eurent plus d’une fois raison de sa mauvaise grâce ! Cependant, à la fin de la soirée, à mesure que le visage de la femme s’animait et se colorait, celui du mari devenait de plus en plus sombre ; ils semblaient n’avoir à eux deux qu’une certaine dose de vivacité ; quand elle augmentait chez la femme, elle diminuait chez le mari.

V

Nicolas, assis dans un large fauteuil, s’amusait à prendre différentes poses pour mieux faire valoir la jolie forme de ses pieds, chaussés pour la circonstance d’une paire de bottes irréprochables ; il ne cessait de sourire et de faire des compliments ampoulés à la jolie blonde, en lui confiant tout bas son projet d’enlever une des dames de la ville.

« Laquelle ?

— Oh ! une femme ravissante, divine ! Ses yeux, ajouta Nicolas en regardant sa voisine, ses yeux sont bleus, ses lèvres de corail, ses épaules d’une blancheur… sa taille celle de Diane ! »

Le mari s’approcha à ce moment et demanda à sa femme d’un air sombre le sujet de leur conversation.

« Ah ! Nikita Ivanitch ! » dit Rostow en se levant poliment… et, comme pour l’inviter à prendre part à ses plaisanteries, il lui exposa son intention d’enlever une blonde.

Cette confidence fut froidement reçue par le mari : la femme rayonnait. Mme la gouvernante, qui était une excellente personne, s’approcha d’eux d’un air moitié souriant et moitié sévère.

« Anna Ignatievna demande à te voir, Nicolas, — et elle prononça ce nom de manière à lui faire comprendre que cette dame était un personnage important. — Allons, viens !

— À l’instant, ma tante, mais qui est-elle ?

— C’est Mme Malvintzew. Elle a entendu parler de toi par sa nièce que tu as sauvée… devines-tu ?

— Mais il y en a beaucoup que j’ai sauvées, reprit Nicolas.

— Sa nièce est la princesse Bolkonsky ; elle est ici avec sa tante. Oh ! comme te voilà rouge, qu’est-ce donc ?

— Mais pas du tout, ma tante, je vous assure.

— Bien, bien, monsieur le mystérieux ! » Et elle le présenta à une vieille dame, très grande, très forte, coiffée d’une toque bleue, qui venait de finir sa partie avec les gros bonnets la ville.

C’était Mme Malvintzew, la tante de la princesse Marie, du côté de sa mère, veuve riche et sans enfants, fixée pour toujours à Voronège. Elle était debout et payait sa dette de jeu, lorsque Rostow la salua. Le regardant de toute sa hauteur, et fronçant le sourcil, elle continua à malmener le général qui lui avait gagné son argent.

« Enchantée, mon cher ! dit-elle en lui tendant la main. Venez me voir. »

Après avoir échangé quelques mots avec lui au sujet de la princesse Marie, et de son défunt père, qu’elle n’avait jamais porté dans son cœur, elle lui demanda des nouvelles du prince André, pour lequel elle n’avait pas non plus une grande sympathie ; elle le congédia enfin, en lui réitérant son invitation, Nicolas lui promit de s’y rendre et rougit de nouveau en la quittant, car le nom de la princesse Marie lui faisait éprouver un sentiment incompréhensible de timidité et même de crainte.

Sur le point de retourner à la danse, il fut arrêté par la petite main potelée de Mme la gouvernante, qui avait quelques mots à lui dire ; elle l’emmena dans un salon d’où les invités se retirèrent par discrétion.

« Sais-tu, mon cher, lui dit-elle en donnant un air de gravité à son bienveillant petit visage, j’ai trouvé un parti pour toi ; veux-tu que je te marie ?

— Avec qui, ma tante ?

— La princesse Marie ! Catherine Pétrovna propose Lili ; moi, je penche pour la princesse… Veux-tu ? Je suis sûre que ta maman m’en remerciera ; c’est une fille charmante et pas du tout si laide qu’on veut bien le dire.

— Mais elle n’est pas laide du tout, s’écria Nicolas d’un ton offensé ; quant à moi, ma tante, j’agis en soldat, je ne m’impose à personne, et je ne refuse rien, poursuivit-il sans se donner le temps de réfléchir à sa réponse.

— Alors souviens-toi que ce n’est pas une plaisanterie, et dans ce cas, mon cher, je te ferai observer que tu es trop assidu auprès de l’autre, de la blonde ! Le mari fait vraiment peine à voir !

— Quelle idée ! Nous sommes amis, » reprit Nicolas, qui, dans sa naïve simplicité, ne pouvait supposer qu’un aussi agréable passe-temps pût porter ombrage à quelqu’un… « J’ai pourtant répondu une fière bêtise à la femme du gouverneur, se dit-il à souper. La voilà qui va tripoter mon mariage ; et Sonia ? »

Aussi, lorsqu’il lui fit ses adieux et qu’elle lui rappela en souriant leur conversation, il la prit à part :

« Je dois vous dire, ma tante, que…

— Viens, viens ici, mon ami, asseyons-nous… » Et tout à coup il se sentit irrésistiblement poussé à prendre pour confidente cette femme, qui était presque une étrangère pour lui, et à lui confier ses plus secrètes pensées, celles qu’il n’aurait pas même dites à sa mère, à sa sœur ou à son ami le plus intime.

Lorsque plus tard il se souvint de cette explosion de franchise inexplicable, que rien ne motivait et qui eut pour lui de très graves conséquences, il l’attribua à un effet du hasard.

« Voici ce que c’est, ma tante. Maman tient à me marier depuis longtemps à quelqu’un de riche, mais un mariage d’argent m’est souverainement antipathique.

— Oh ! je le comprends, dit la bonne dame, mais ici ce serait autre chose.

— Je vous avouerai franchement que la princesse Bolkonsky me plaît beaucoup ; elle me convient, et depuis que je l’ai vue dans une si triste situation, je me suis souvent dit que c’était le sort… Et puis, vous savez sans doute que maman a toujours désiré ce mariage : mais je ne sais comment cela s’est fait, nous ne nous étions jamais rencontrés jusque-là. Ensuite, lorsque ma sœur Natacha devint la fiancée de son frère, il ne me fut plus possible de demander sa main, et voilà que je la rencontre aujourd’hui au moment où ce mariage se rompt et que tant d’autres circonstances… Enfin, voilà ce qui en est : je n’en ai jamais parlé à personne, je ne le dis qu’à vous. »

Mme la gouvernante redoubla d’attention…

« Vous connaissez Sonia, ma cousine… Je l’aime, je lui ai promis de l’épouser, et je l’épouserai… Vous voyez donc qu’il ne peut plus être question de l’autre…, ajouta-t-il en hésitant et en rougissant.

— Mon cher, mon cher, comment peut-on parler ainsi ? Sonia n’a rien, et tu m’as dit toi-même que vos affaires étaient dérangées ; quant à ta maman, cela la tuera, et Sophie elle-même, si elle a du cœur, ne voudra pas assurément d’une telle existence : une mère au désespoir, une fortune en déroute… Non, non, mon cher, Sophie et toi vous devez le comprendre. »

Nicolas se taisait, mais cette conclusion ne lui était pas désagréable :

« Pourtant, ma tante, c’est impossible, poursuivit-il avec un soupir. La princesse Marie voudra-t-elle de moi, et puis elle est en deuil, on ne peut guère y penser ?

— Tu crois donc que je vais t’empoigner là, tout de suite, et te marier séance tenante ? Il y a manière et manière.

— Oh ! quelle marieuse vous faites, ma tante, » dit Nicolas en baisant sa petite main grassouillette.

VI

À son retour à Moscou, la princesse Marie y avait retrouvé son neveu et le gouverneur, ainsi qu’une lettre du prince André, qui l’engageait à continuer sa route sur Voronège et à s’y arrêter chez sa tante Mme Malvintzew. Les soucis du déménagement, l’inquiétude que lui causait son frère, l’organisation d’une nouvelle existence dans un nouveau milieu, des figures inconnues, l’éducation du petit garçon, toutes ces circonstances réunies étouffèrent pour un temps dans l’âme de la pauvre fille les tentations qui l’avaient tourmentée pendant la maladie de son père, après sa mort, et surtout après sa rencontre avec Rostow. Profondément attristée et inquiète, la douleur que lui causait la mort de son père s’ajoutait dans son cœur à celle que lui faisaient éprouver les désastres de la Russie, et, malgré le mois de tranquillité et de vie régulière qu’elle venait de passer, ces pénibles sentiments semblaient croître en intensité. Le danger que courait son frère, le seul proche parent qui lui restât, la préoccupait constamment ; il s’y joignait encore le souci de l’éducation de son neveu, tâche qu’elle ne se sentait pas en état de remplir. Malgré tout, elle était foncièrement calme, parce qu’elle avait la conscience d’avoir maîtrisé les rêveries et les espérances caressées tout d’abord à l’apparition de Rostow.

Le lendemain de sa soirée, Mme la gouvernante se rendit chez Mme Malvintzew pour lui faire part de son projet ; tout en insistant, vu les circonstances présentes, sur l’impossibilité d’une cour en règle, elle lui représenta que rien n’empêchait de réunir les jeunes gens, et lui demanda son consentement, qui lui fut accordé de grand cœur. Ce premier point réglé, elle parla de Rostow en présence de la princesse Marie, et lui raconta comment il avait rougi en entendant prononcer son nom. Celle-ci, au lieu d’éprouver un sentiment de joie en l’écoutant, ressentit un malaise indéfinissable : elle ne jouissait plus de ce calme intérieur dont elle était si fière autrefois, et elle sentit que ses espérances, ses doutes et ses remords se réveillaient avec une nouvelle force.

Pendant les deux jours qui s’écoulèrent entre cette visite et celle de Rostow, elle ne cessa de penser à la ligne de conduite qu’elle devait suivre envers lui. Tantôt elle prenait la résolution de ne pas paraître au salon de sa tante, en prétextant son deuil, et au même moment elle se disait que ce serait manquer de procédés envers celui qui lui avait rendu un si grand service. Tantôt il lui semblait que sa tante et la femme du gouverneur formaient des projets sur Rostow et sur elle, et alors elle se reprochait ces pensées, qu’elle attribuait à son iniquité. Comment pouvait-elle les croire capables de songer à un mariage, lorsqu’elle portait encore des pleureuses ? Et cependant elle s’ingéniait à composer les phrases avec lesquelles elle devait l’accueillir, mais, dans la crainte d’en dire trop ou trop peu, elle n’était satisfaite d’aucune, et d’ailleurs son embarras ne trahirait-il pas l’émotion qu’elle ressentirait à sa vue ? Mais lorsque son valet de chambre vint lui annoncer, le dimanche après la messe, l’arrivée du comte Rostow, une légère rougeur couvrit ses joues, et ses yeux devinrent plus brillants que de coutume ; ce furent les seuls indices de ce qui se passait dans son for intérieur.

« L’avez-vous vu, ma tante ? » demanda la princesse Marie avec calme, surprise elle-même de paraître aussi tranquille.

Rostow entra ; la princesse baissa la tête la durée d’une seconde, comme pour lui donner le temps de saluer sa tante, et, la relevant aussitôt, elle rencontra son regard. D’un mouvement plein de grâce et de dignité, elle lui tendit sa main douce et fine, lui dit quelques mots, et des cordes d’une douceur toute féminine, qui jusque-là étaient restées muettes, vibrèrent dans le timbre de sa voix. Mlle Bourrienne, qui se trouvait là par hasard, la regarda avec stupéfaction. La coquette la plus artificieuse n’aurait pu agir plus habilement à l’égard d’un homme qu’elle aurait voulu captiver : « Est-ce le noir qui lui va si bien, ou est-elle embellie ? Et quel tact ! quelle grâce ! je ne l’avais jamais remarquée, » se disait la Française. Si la princesse Marie avait été capable de réfléchir à ce moment-là, elle eût été bien plus étonnée que sa compagne du changement qui s’était opéré en elle. À peine eut-elle aperçu ce visage qui lui était devenu si cher, qu’un flot de vie dont l’influence la faisait agir et parler en dehors de sa volonté, l’envahit tout entière. Ses traits se transfigurèrent et s’illuminèrent d’une beauté imprévue ; tel un vase dont les fines ciselures ne présentent qu’un enchevêtrement de lignes opaques et confuses jusqu’au moment où une vive lumière vient en éclairer les parois transparentes. Pour la première fois, le travail intérieur auquel s’était livrée son âme, ses souffrances, ses aspirations au bien, sa résignation, son amour, son abnégation, se résumèrent dans l’éclat de son regard, le charme de son sourire et dans chaque trait de son visage délicat. Rostow le vit aussi clairement que s’il l’avait connue toute sa vie ; il comprit qu’il avait devant lui un être différent de ceux qu’il avait rencontrés jusque-là, et beaucoup meilleur, surtout supérieur à lui-même. La conversation roula sur différents sujets : il fut question de la guerre, de leur dernière rencontre, sur laquelle Nicolas glissa légèrement, de la femme du gouverneur et de leur parenté mutuelle. La princesse Marie ne fit aucune allusion à son frère, et changea même de conversation, lorsque sa tante en parla. Ce sujet la touchait de trop près pour être le sujet d’une conversation banale.

Pendant un moment de silence, Nicolas s’adressa, pour sortir d’embarras, comme on le fait souvent là où il y a des enfants, au petit garçon du prince André, et lui demanda s’il avait bien envie d’être hussard. Il le prit dans ses bras, le fit jouer, et, se retournant involontairement vers la princesse Marie, il rencontra son regard attendri et heureux ; elle suivait timidement des yeux les mouvements de son neveu chéri dans les bras de l’homme qu’elle aimait. Il comprit la signification de ce regard, rougit de plaisir et embrassa l’enfant de bon cœur ; il ne se crut pourtant pas autorisé à revenir la voir souvent, à cause de son grand deuil ; mais la femme du gouverneur continua à manœuvrer, et lui répéta ce que la princesse Marie avait dit de flatteur sur son compte, et vice versa. Elle insista pour qu’il y eût une explication, et arrangea à cet effet chez l’archevêque une entrevue entre les jeunes gens. Rostow ne cessait de lui dire qu’il ne pensait guère à se déclarer ; mais il fut obligé de promettre qu’il se rendrait chez ce dernier.

De même qu’à Tilsitt, où il n’avait pas hésité un moment à accepter pour bon ce qui était reconnu tel par les autres ; de même aujourd’hui, après une lutte courte, mais sincère, entre le désir d’organiser sa vie selon son goût et une humble soumission au destin, il choisit cette dernière voie, où il se sentait entraîné malgré lui. Il savait qu’exprimer ses sentiments à la princesse Marie, étant encore lié à Sonia par sa promesse, c’était commettre une lâcheté dont il était incapable ; mais il sentait aussi, au fond de son cœur, qu’en s’abandonnant à l’influence des circonstances et des personnes, non seulement il ne faisait rien de répréhensible, mais laissait s’accomplir un acte important dans son existence. Sans doute, après son entrevue avec la princesse Marie, il vécut en apparence de la même vie qu’auparavant ; mais les plaisirs dont il s’amusait jusque-là perdirent pour lui tout leur charme ; les idées qui se rapportaient à elle n’avaient rien de commun avec celles que lui avaient inspirées jusque-là les autres jeunes filles, ni avec l’amour exalté dont il avait jadis entouré l’image de Sonia. Comme c’était un honnête homme, s’il lui arrivait d’associer une jeune fille à ses rêves de mariage, il la voyait invariablement en robe de chambre blanche, assise derrière le samovar, entourée d’enfants qui appelaient papa et maman, et il trouvait du plaisir à descendre jusqu’aux moindres détails de leur vie de famille. Mais la pensée de la princesse Marie n’évoquait pas ces tableaux-là ; il avait beau essayer d’entrevoir l’avenir de leur vie à deux, tout y était vague et confus, et lui inspirait plutôt un sentiment de crainte.

VII

La nouvelle de la terrible bataille de Borodino et de nos incalculables pertes en blessés et en morts arriva à Voronège vers la mi-septembre. La princesse Marie, n’ayant eu connaissance de l’état de son frère que par les journaux, se décida à aller à sa recherche ; Nicolas, qui ne l’avait pas encore revue, l’apprit ensuite par d’autres personnes. Ces tristes événements n’éveillèrent dans son âme ni désespoir ni désir de vengeance, mais il en éprouva un certain embarras à prolonger son séjour à Voronège. Toutes les conversations sonnaient faux à son oreille ; il ne savait comment juger ce qui s’était passé, et se disait qu’il ne s’en rendrait exactement compte que lorsqu’il se retrouverait dans l’atmosphère de son régiment. Il se hâtait donc de terminer ses achats de chevaux, et se mettait en colère plus souvent que d’habitude contre son valet de chambre et son maréchal des logis.

Quelques jours avant son départ eut lieu à la cathédrale une messe avec Te Deum, à l’occasion des victoires remportées par les troupes russes. Il s’y rendit comme les autres et se plaça à quelques pas du gouverneur ; ayant pris une attitude officielle, il eut tout le loisir de penser à autre chose. La cérémonie achevée, la gouvernante l’appela d’un signe.

« As-tu vu la princesse ? » lui demanda-t-elle en lui désignant une dame en deuil qui se tenait à l’écart.

Nicolas l’avait déjà aperçue et reconnue, non pas à son profil qui se dessinait sous son chapeau, mais au sentiment de pitié et de crainte qui s’était tout à coup emparé de lui en la voyant. Absorbée dans ses prières, la princesse Marie faisait ses derniers signes de croix avant de sortir de l’église ; l’expression de sa figure le frappa de surprise : c’étaient bien les mêmes traits, sur lesquels on pouvait lire la lutte patiente de son âme, mais une flamme intérieure les éclairait d’une autre lumière, et elle était dans ce moment l’image la plus touchante de la douleur, de la prière et de la foi ! Sans attendre l’avis de sa protectrice, sans se demander s’il était oui ou non convenable de lui adresser la parole à l’église, il se rapprocha d’elle pour lui dire qu’il prenait une part sincère au nouveau malheur qui venait de la frapper. À peine eut-elle entendu sa voix, qu’un rayonnement de douleur et de joie illumina soudain son visage.

« Je tenais à vous dire, princesse, reprit Rostow, que comme le prince André est commandant de régiment, s’il était mort, les journaux l’auraient annoncé. »

Elle le regarda sans le comprendre et en se laissant aller au charme de la sympathie qu’il lui témoignait.

« Je connais beaucoup d’exemples, poursuivit-il, où la blessure causée par un éclat d’obus peut n’être que très légère, si elle n’est pas immédiatement mortelle. Il faut espérer, et je suis sûr que…

— Oh ! ce serait affreux ! » dit la princesse Marie en l’interrompant, et comme l’émotion l’empêchait d’achever sa phrase, elle inclina la tête d’un mouvement plein de grâce comme l’étaient tous ses gestes en présence de Rostow, lui jeta un regard de reconnaissance et rejoignit sa tante.

Ce soir-là Nicolas resta chez lui, afin de terminer au plus vite ses comptes avec les maquignons. Quand il les eut mis en règle, ce qui ne fut pas long, il arpenta longtemps sa chambre, en passant, contre son habitude, toute son existence en revue. Son entrevue du matin avec la princesse Marie lui avait causé une impression plus profonde qu’il ne l’aurait désiré pour son repos. Ses traits fins, pâles et mélancoliques, son regard lumineux, ses gestes doux et gracieux, et surtout cette douleur tendre et profonde qui s’exhalait de toute sa personne, le troublaient et commandaient sa sympathie. Autant Rostow aimait peu à trouver chez un homme la preuve d’une supériorité morale (c’était pourquoi il n’avait jamais eu de penchant pour le prince André, qu’il traitait volontiers de philosophe et de rêveur), autant chez la princesse Marie cette douleur, dans laquelle il entrevoyait la profondeur de ce monde spirituel où il était comme un étranger, l’attirait d’une façon irrésistible. Quelle merveilleuse femme ! Ce doit être un ange véritable ! Pourquoi ne suis-je pas libre ? Pourquoi me suis-je tant pressé avec Sonia ? » Et involontairement il établissait une comparaison entre l’absence chez l’une et l’abondance chez l’autre de ces dons de l’âme qu’il ne possédait pas, et dont, pour cette raison même, il faisait tant de cas. Il se complaisait à se représenter comment il eût agi s’il avait été libre, comment il lui aurait demandé sa main et comment elle serait devenue sa femme ; mais à cette pensée il avait froid, et ne voyait plus devant ses yeux que des images confuses. Associer la princesse Marie à de riants tableaux lui semblait impossible. Il l’aimait sans la comprendre, tandis que dans le souvenir de Sonia tout était clair et simple, parce que pour lui il n’y avait en elle rien de mystérieux. « Comme elle priait ! se disait-il. C’est bien là la foi qui transporte les montagnes, et je suis sûr que sa prière sera exaucée. Pourquoi ne puis-je prier ainsi et demander ce dont j’ai besoin ? De quoi ai-je besoin ? D’être libre et de rompre avec Sonia ! La femme du gouverneur avait raison : mon mariage avec elle n’amènera que des malheurs, le désespoir de maman, les affaires… Ah ! quel embarras ! quel embarras ! Et puis, je ne l’aime pas, non, je ne l’aime pas comme il faudrait l’aimer ! Ah ! mon Dieu, qui m’aidera à sortir de cette affreuse impasse ? » s’écria-t-il en déposant sa pipe dans un coin ; et, les mains jointes, tout entier au souvenir de la princesse Marie, il se plaça devant l’image, les yeux pleins de larmes, et pria comme il n’avait pas prié depuis longtemps. Soudain la porte s’ouvrit et Lavrouchka entra : il lui apportait quelques lettres.

« Imbécile ! qui te permet de venir ainsi sans être appelé ! dit Nicolas en changeant subitement de pose.

— De la part du gouverneur, répondit Lavrouchka d’une voix endormie. Il est arrivé un courrier : c’est une lettre pour vous.

— Bien, merci, va-t’en ! »

Il y avait deux lettres, une de sa mère et une de Sonia ; ce fut celle-ci qu’il décacheta tout d’abord. À la lecture des premières lignes il pâlit, et ses yeux s’agrandirent de joie et de terreur : « Non, c’est impossible ! » dit-il tout haut. Son agitation était si grande, qu’il ne put rester en place, et il lut la lettre en marchant à grands pas. Il la lut une fois, deux fois, enfin, haussant les épaules et faisant un geste de surprise, s’arrêta au milieu de la chambre, la bouche béante et les yeux fixes. Sa prière à Dieu avait donc été exaucée ! Il en était aussi stupéfait que si, en réalité, c’eût été la chose la plus extraordinaire du monde, et il croyait même voir dans la réalisation prompte de ses désirs la preuve qu’elle était l’œuvre, non pas de Dieu, mais d’un simple hasard.

Le nœud gordien qui enchaînait son avenir était tranché par la lettre inattendue de Sonia. Elle lui écrivait que la perte de la plus grande partie de la fortune des Rostow, par suite des terribles circonstances de ces derniers temps, et le vœu, plusieurs fois exprimé par la comtesse, de voir Nicolas épouser la princesse Bolkonsky, son silence, sa froideur, tous ces motifs réunis l’avaient décidée à le délier de ses promesses à lui rendre sa parole. « Il m’est trop pénible, disait-elle, de penser que je pourrais devenir une cause de malheurs et de brouille au sein d’une famille qui m’a comblée de ses bienfaits. Mon amour n’ayant pour but que le bonheur de ceux que j’aime, je viens vous supplier, Nicolas, de reprendre votre liberté et de croire, malgré tout, que personne ne vous aimera jamais plus profondément que votre

« Sonia. »

La seconde lettre était de la comtesse, qui décrivait leurs derniers jours à Moscou, leur départ, l’incendie et leur ruine complète. Elle ajoutait que le prince André, grièvement blessé, voyageait avec eux, mais que maintenant le docteur espérait le sauver. Sonia et Natacha étaient ses gardes-malades.

Nicolas alla le lendemain porter cette lettre à la princesse Marie, qui, pas plus que lui, ne fit de commentaires sur les soins que Natacha donnait au blessé. Cette lettre établit entre eux comme un lien de parenté. Il assista même au départ de la princesse pour Yaroslaw et retourna ensuite à son régiment.

VIII

La lettre de Sonia, écrite du couvent de Troïtzky, était le résultat de nombreux incidents qui s’étaient passés dans la famille Rostow. Le désir de voir Nicolas épouser une riche héritière dominait toutes les préoccupations de la comtesse, et Sonia, le principal obstacle à ses yeux, s’en était douloureusement ressentie, surtout après le récit de la rencontre de Nicolas avec la princesse Marie. La comtesse ne laissait passer aucune occasion de lui lancer une allusion cruelle et blessante. Quelques jours avant leur départ de Moscou, énervée par tous les désastres qui l’accablaient, elle appela sa nièce, mais, au lieu de lui adresser des reproches, elle la supplia, en pleurant à chaudes larmes, de les prendre en pitié, de délier Nicolas de son serment, et de payer ainsi sa dette à ceux qui l’avaient recueillie. « Je ne serai tranquille que lorsque tu me l’auras promis ! » Sonia répondit en sanglotant qu’elle était prête à tout, sans se décider toutefois à lui en faire la promesse formelle. Se dévouer pour le bonheur des autres était dans son caractère, et sa situation dans la maison était telle, qu’elle ne pouvait prouver sa reconnaissance qu’en se sacrifiant sans cesse. Elle sentait que tout acte d’abnégation rehaussait sa valeur aux yeux des autres, et la rendait par cela même plus digne de Nicolas, qu’elle adorait ! Mais aujourd’hui le sacrifice qu’on exigeait d’elle entraînait avec lui un renoncement complet à tout ce qui était la récompense du passé, à tout ce qui donnait du prix à la vie. Pour la première fois, son cœur se remplit d’amères pensées : elle en voulut à ceux qui ne l’avaient tirée de la misère que pour lui infliger un surcroît de tourments ! Elle en voulut à Natacha, qui n’avait jamais été violentée dans ses sentiments, qui, au contraire, les imposait à tout son entourage, et que cependant on ne pouvait s’empêcher d’aimer ! Pour la première fois aussi elle sentit que son amour, si pur et si paisible jusque-là, se transformait en une passion violente, en dehors des lois, de la vertu et de la religion, et sous la violence de cet orage, habituée par ses épreuves à renfermer ses impressions, elle répondit à la comtesse en termes vagues, résolue à attendre une entrevue avec Nicolas, dans l’intention non pas de le dégager de sa parole, mais au contraire de se lier à lui pour toujours.

Les soucis des derniers temps de leur séjour à Moscou apportèrent une diversion à son chagrin, qu’elle fut heureuse d’oublier au milieu de toutes les occupations matérielles dont elle était accablée ; mais, en apprenant la présence du prince André dans la maison, malgré sa sympathie pour lui et pour Natacha, une joie superstitieuse s’empara d’elle. Elle crut entrevoir dans cette circonstance la volonté de la Providence qui ne voulait pas permettre qu’elle fût séparée de Nicolas. Elle savait que Natacha aimait le prince André et n’avait cessé de l’aimer. Elle pressentait que, réunis maintenant par tant de catastrophes, ils s’aimeraient de nouveau, et que Nicolas ne pourrait épouser la princesse Marie, devenue dès lors sa belle-sœur. Aussi, en dépit des tristesses qui l’environnaient de toutes parts, cette intervention visible de la Providence dans ses intérêts personnels lui causait une douce satisfaction.

La famille Rostow s’arrêta une journée au couvent Troïtzky. On leur avait réservé dans l’auberge du couvent trois grandes chambres, dont l’une fut occupée par le prince André, qui ce jour-là se sentait beaucoup mieux. Natacha était assise à côté de lui, tandis que, dans la pièce voisine, le comte et la comtesse causaient respectueusement avec le supérieur heureux de revoir ses anciens amis. Sonia, également présente, songeait à ce que le prince André et Natacha pouvaient se dire. Tout à coup la porte s’ouvrit, et Natacha, très émue, s’avança tout droit vers sa cousine, sans faire attention au moine, qui s’était levé pour la saluer.

« Natacha, que fais-tu donc ? viens ici, » lui dit sa mère.

Elle s’approcha du prieur pour recevoir sa bénédiction, et celui-ci l’engagea à implorer le secours de Dieu et du bien heureux saint Serge.

Dès qu’il fut parti, elle entraîna Sonia dans la chambre vide.

« Sonia, il vivra, n’est-ce pas ? Sonia, je suis si heureuse et si malheureuse ! Tout est réparé. Qu’il vive seulement, mais il ne peut pas… »

Et elle fondit en larmes. Sonia, aussi agitée de la douleur de son amie que de ses secrètes appréhensions personnelles, l’embrassa et la consola.

« Oui, qu’il vive seulement, » se disait-elle.

Elles se rapprochèrent de la porte, qu’elles entr’ouvrirent doucement, et purent distinguer le prince André couché, la tête appuyée sur trois oreillers. Il reposait, les yeux fermés, et on entendait sa respiration égale.

« Ah ! Natacha, s’écria tout à coup Sonia en la saisissant par la main et en se rejetant en arrière.

— Qu’est-ce ? qu’est-ce ? demanda Natacha.

— C’est cela, c’est bien cela ! reprit la première, pâle et tremblante, en refermant la porte. Te rappelles-tu ? continua-t-elle avec un mélange d’effroi et de solennité, te rappelles-tu quand j’ai regardé dans le miroir aux fêtes de Noël ? Tu te souviens, j’ai vu…

— Oui, oui, répondit Natacha en ouvrant de grands yeux en se souvenant en effet confusément de la vision de Sonia.

— Tu t’en souviens ? poursuivit Sonia. Je te l’ai raconté alors à toi et à Douniacha : je l’ai vu couché, les yeux fermés, couvert d’une couverture rose, tel qu’il est à présent ! »

Et, s’animant de plus en plus, elle décrivit tous les détails qu’elle avait devant les yeux, en les rapportant à la vision de Noël, dont son imagination ne mettait plus en doute la réalité.

« Oui, oui, la couverture rose ! se dit Natacha pensive, persuadée qu’elle aussi l’avait vue. Mais qu’est-ce que cela peut vouloir dire ?

— Ah ! je ne sais pas, c’est si extraordinaire ! » répondit Sonia.

Quelques minutes plus tard, le prince André sonna. Natacha entra chez lui, et Sonia, en proie à une émotion et à un attendrissement qu’elle éprouvait rarement, resta près de la fenêtre, à réfléchir à ces bizarres coïncidences.


Une occasion s’offrit ce jour-là pour envoyer des lettres à l’armée. La comtesse en profita pour écrire à son fils.

« Sonia, n’écriras-tu pas à Nicolas ? » dit-elle d’une voix légèrement émue.

La jeune fille devina la muette prière contenue dans ces paroles, et lut, dans le regard fatigué de la comtesse, fixé sur elle par-dessus ses lunettes, l’embarras que cachait sa demande et l’inimitié prête à éclater en cas de refus. S’approchant de la comtesse, elle se mit à genoux, lui baisa la main et lui dit :

« Maman, j’écrirai ! »

Sous l’influence de ce mystérieux présage qui, en s’accomplissant, devait empêcher le mariage de Nicolas avec la princesse Marie, elle s’abandonna sans plus hésiter à ses habitudes de sacrifice, et ce fut les larmes aux yeux et pénétrée de la grandeur de cet acte généreux qu’elle écrivit, non sans être interrompue à plusieurs reprises par ses sanglots, la touchante épître dont la lecture avait si profondément troublé Nicolas.

IX

Une fois arrivés au corps de garde, l’officier et les soldats qui y avaient amené Pierre le traitèrent assez brutalement, sans doute en souvenir de la lutte qu’ils avaient eue à soutenir contre lui, sans se départir cependant d’un certain respect à son égard. Ils se demandaient avec curiosité s’ils n’avaient pas fait une capture importante, et lorsque le lendemain la garde fut relevée, Pierre s’aperçut que les nouveaux venus n’avaient plus pour lui la même considération. En effet, dans ce gros homme en caftan ils ne voyaient plus celui qui avait pris à partie le maraudeur et les soldats de la patrouille, mais tout simplement le n° 17 des prisonniers remis à leur garde par ordre supérieur. Tous ceux qui étaient enfermés avec lui étaient des gens de condition inférieure. Ayant reconnu en Pierre un « monsieur », et l’entendant parler français, ils ne lui épargnèrent pas les plaisanteries. Tous, lui aussi, devaient être jugés comme incendiaires, et le troisième jour on les conduisit dans une maison où siégeaient un général à la moustache blanche, deux colonels et d’autres Français. Il interrogea les prisonniers de cette façon nette et précise qui semble appartenir en propre à un être supérieur aux faiblesses humaines :

« Qui était-il ? Où avait-il été ? Dans quelle intention ? » etc…, etc…

Ces questions, en laissant de côté le fond même de l’affaire, et en éloignant par cela même la possibilité de le découvrir, tendaient au but que visent tous les interrogatoires des juges : tracer à l’inculpé la voie qu’il devait suivre pour arriver au résultat désiré, c’est-à-dire à s’accuser lui-même. Pierre, comme tous ceux qui se trouvent dans le même cas, se demandait avec étonnement pourquoi on lui adressait ces questions ; car elles n’étaient, après tout, qu’un semblant de bienveillance et de politesse. Il se savait en leur pouvoir, au pouvoir de cette force qui l’avait amené devant eux et leur donnait le droit d’exiger des réponses compromettantes. On lui demanda donc ce qu’il faisait lors de son arrestation ; il répondit, d’un air tragique, qu’il cherchait les parents d’un enfant sauvé par lui des flammes.

« Pourquoi s’était-il colleté avec un maraudeur ?…

— Parce qu’il défendait, répondit-il, une femme attaquée par ce dernier et que le devoir de tout honnête homme était de… »

On l’interrompit, cette digression était inutile.

« Pourquoi s’était-il trouvé dans la cour de la maison qui brûlait ?…

— Parce qu’il était sorti pour voir ce qui se passait en ville. »

On l’interrompit de nouveau : on ne lui demandait pas où il allait, mais pourquoi il se trouvait à l’incendie. Lorsqu’on lui demanda son nom, il refusa de le dire.

« Inscrivez cette réponse, dit le général ; ce n’est pas bien, c’est même très mal !… »

Et l’on emmena les accusés.

Le quatrième jour de son arrestation, les incendies atteignirent leur quartier. Pierre et ses treize compagnons furent emmenés ailleurs, et emprisonnés dans la remise d’une maison de marchands. En traversant les rues, il fut suffoqué par la fumée… Les flammes gagnaient toujours du terrain. Sans comprendre encore l’importance de l’incendie de Moscou, il regardait ce spectacle avec terreur. Durant les quatre jours qu’il resta dans sa nouvelle prison, il y apprit, par des soldats français, qu’on attendait d’un moment à l’autre la décision du maréchal à leur égard. Quel maréchal ? Ils ne le savaient pas. Les journées qui s’écoulèrent jusqu’au 8 septembre, date de leur second interrogatoire, furent les plus pénibles pour Pierre.

X

Le 8 septembre, un officier supérieur, sans doute un haut personnage, à en juger par les témoignages de respect des sentinelles, vint visiter les prisonniers. Cet officier, qui appartenait évidemment à l’état-major, tenait à la main une liste et fit l’appel des noms qui s’y trouvaient. Pierre y était ainsi inscrit : « Celui qui n’avoue pas son nom. » Après les avoir examinés d’un air indifférent, il ordonna à l’officier de garde de veiller à ce qu’ils fussent convenablement habillés pour paraître devant le maréchal. Une heure plus tard, une compagnie de soldats emmena Pierre et les autres détenus au Diévitchy-Polé (Champ des Vierges). La journée était claire et belle après la pluie, et l’air extraordinairement pur ; la fumée ne rampait plus sur la surface de la terre, mais s’élevait en colonnes dans le ciel bleu au-dessus de la ville, et, bien qu’on ne vît pas les flammes, Moscou n’était plus qu’un immense brasier ; l’œil n’apercevait que des espaces dévastés, des ruines fumantes et des murailles noircies contre lesquelles les grands poêles et les hautes cheminées étaient encore attachés. Pierre avait beau examiner ces décombres, il ne reconnaissait plus les quartiers de la ville. Par-ci par-là une église se détachait intacte, et le Kremlin, que le feu n’avait pas atteint, blanchissait au loin avec ses tours et son Ivan Véliki. À deux pas brillait gaiement la coupole du monastère de Novo-Diévitchy, où résonnait le carillon sonore qui appelait les fidèles à la messe. Pierre se souvint alors que c’était un dimanche, et le jour de la Nativité de la Vierge ; mais qui donc célébrait cette fête au milieu de la ruine et de l’incendie ? À peine rencontrait-on, de temps à autre, quelques gens déguenillés, effrayés, qui se dérobaient bien vite à la vue des Français. Il était évident que le nid de la Russie était détruit, mais Pierre sentait confusément que la conséquence de la destruction de ce nid dévasté serait l’établissement d’un nouvel ordre de choses. Tout le lui disait, sans qu’il cherchât à raisonner : la marche gaie et assurée, l’alignement des rangs de l’escorte qui le conduisait, lui et ses compagnons, la présence du fonctionnaire français qui les croisait dans une calèche à deux chevaux avec un soldat pour cocher, au son de la musique de régiment qui arrivait jusqu’à lui à travers la place, et enfin la liste qu’il avait entendu lire le matin. Et maintenant on le menait il ne savait où, mais il lisait sur la figure de ceux qui l’emmenaient que les mesures prises à l’égard des prisonniers seraient exécutées sans merci, et il sentait qu’il n’était plus qu’un fétu de paille tombé dans l’engrenage d’une machine inconnue, mais fonctionnant avec régularité.

Conduit avec ses compagnons non loin du monastère, vers une grande maison blanche qui occupait le côté droit de la place, au milieu d’un vaste jardin, il la reconnut pour celle du prince Stcherbatow, dont il était un des habitués, et où logeait actuellement le maréchal prince d’Eckmühl, ainsi qu’il l’apprit par les propos des soldats. On les introduisit un à un : Pierre était le n° 6. Il traversa une galerie vitrée, un vestibule, et entra enfin dans un cabinet long et bas de plafond, qui lui était familier, et à la porte duquel se tenait un aide de camp. Davout, assis à l’autre bout de la chambre, les lunettes sur le nez, tout occupé à déchiffrer un papier déployé sur une table, ne leva pas les yeux.

« Qui êtes-vous ? » demanda-t-il à voix basse en s’adressant à Pierre, qui s’était arrêté tout près de lui.

Celui-ci ne répondit rien ; il n’en avait pas la force, car, pour lui, Davout n’était pas simplement un général français, mais un homme dont la cruauté était connue ; en regardant cette figure dure et froide, rappelant celle d’un pédagogue sévère qui daigne témoigner quelque patience en attendant la réponse demandée, il comprenait que chaque seconde d’hésitation pouvait lui coûter la vie ; mais que dire ? Répéter ce qu’il avait répondu au premier interrogatoire lui paraissait inutile ; révéler son nom et sa position était dangereux et honteux ! Le silence se prolongeait ; mais, sans lui donner le temps de le rompre, Davout releva la tête, ôta ses lunettes, fronça les sourcils et le regarda fixement.

« Je connais cet homme, » dit-il d’une voix dont l’accent rude et heurté était calculé pour effrayer l’accusé.

Pierre frissonna.

« Non, général, vous ne pouvez pas me connaître, je ne vous ai jamais vu…

— C’est un espion russe, dit Davout en l’interrompant et en s’adressant à un autre général.

— Non, monseigneur, reprit Pierre avec une soudaine vivacité, en se souvenant que Davout était prince. Non, monseigneur, vous ne pouvez pas me connaître. Je suis officier de la milice et je n’ai pas quitté Moscou.

— Votre nom ? reprit le maréchal.

— Besoukhow.

— Qu’est-ce qui me prouvera que vous ne mentez pas ?

— Monseigneur ! » s’écria Pierre d’une voix plutôt suppliante qu’offensée.

Davout se reprit à l’examiner ; quelques secondes se passèrent ainsi, et ce fut là le salut de Pierre. En dépit de la guerre et de la position où ils se trouvaient l’un à l’égard de l’autre, il s’établit entre ces deux hommes des rapports humains. Au premier regard que le maréchal avait jeté sur lui après avoir consulté la liste où les hommes n’étaient pour lui que des numéros et Pierre un incident, il l’aurait tranquillement fait fusiller sans croire commettre une mauvaise action, mais à présent il voyait en lui un homme… ils étaient frères !

« Comment me prouverez-vous la vérité de ce que vous avancez ? »

Pierre se souvint de Ramballe, et le nomma, lui, son régiment et la rue où se trouvait la maison.

« Vous n’êtes pas ce que vous dites, » répéta Davout.

Pierre recommença d’une voix émue à donner des preuves de sa véracité. Un aide de camp entra en ce moment, et la figure du maréchal rayonna d’aise aux nouvelles qu’il lui apportait ; il se prépara à sortir. Il avait oublié le prisonnier, lorsque l’aide de camp l’en fit souvenir ; il donna l’ordre de l’emmener. Mais où ? Pierre ne put le deviner. Où allait-on le conduire ? À la remise ou à l’endroit du supplice, que ses compagnons lui avaient indiqué en traversant la place ?

« Oui, sans doute, » répondit Davout à une question que lui adressait son subordonné, et que Pierre n’entendit pas.

On le fit enfin sortir.

Jamais il ne put se rappeler pendant combien de temps il avait marché ; il avançait machinalement, à l’exemple de ses camarades d’infortune ; il ne voyait ni n’entendait rien, et ne s’arrêta que parce que les autres s’arrêtèrent. Une seule pensée le tourmentait, celle de découvrir qui l’avait condamné à mort. Ce n’étaient pourtant pas ceux qui l’avaient interrogé : aucun d’eux n’aurait voulu ni même pu le faire. Ce n’était pas Davout, qui l’avait regardé avec tant d’humanité : une minute de plus, et il aurait certainement compris qu’il agissait mal, mais l’aide de camp l’en avait empêché. Qui donc l’avait condamné ? Qui donc avait décidé de le tuer, lui plein de souvenirs, d’espérances et de pensées ? Qui donc faisait une telle chose ? Qui donc en était cause ?… Personne ! C’était, il le comprenait, la conséquence de l’ordre établi et le résultat fatal des circonstances.

XI

De l’hôtel du prince Stcherbatow, les prisonniers furent conduits, à travers la place, vers un jardin potager un peu à gauche, où se dressait un poteau derrière lequel on avait creusé une grande fosse, entourée de terre fraîchement remuée ; une foule, placée en demi-cercle, contemplait cette fosse avec une inquiète curiosité. Elle se composait de Russes et d’un grand nombre de militaires de l’armée française appartenant à différentes nationalités et portant des uniformes différents. À droite et à gauche du poteau se tenaient alignés des soldats en capotes gros-bleu, épaulettes rouges, guêtres et shakos. Les condamnés furent rangés en dedans du cercle par numéros d’ordre. Pierre était le sixième. Un roulement de tambours se fit entendre de deux côtés à la fois : il sentit que son âme se déchirait à ce bruit et qu’il perdait la faculté de penser. Pouvant à peine regarder et entendre, il n’avait plus qu’un désir, celui de voir s’accomplir le plus tôt possible ce quelque chose de terrible et d’inévitable qui le menaçait ! Les deux hommes placés au bout de son rang étaient des forçats, dont l’un était grand et maigre ; l’autre, au teint noirâtre, au nez écrasé et au corps musculeux, avait à côté de lui le no 3, un gaillard vigoureux et bien nourri, aux cheveux grisonnants, âgé de quarante-cinq ans environ. Le quatrième était un paysan, dont le joli visage, aux yeux noirs, était encadré d’une belle barbe rousse, et le cinquième, un ouvrier de fabrique, à la figure jaune et blafarde, de dix-huit ans à peu près, et vêtu d’une longue lévite. Pierre comprit que les Français se consultaient, en se demandant s’ils les fusilleraient par groupes ou isolément.

« Par deux ! » dit l’officier avec une froide indifférence.

Un mouvement eut lieu dans les rangs : évidemment cette agitation ne provenait pas de l’empressement des soldats à exécuter un ordre ordinaire, mais de leur hâte à terminer une besogne répugnante et incompréhensible. Un fonctionnaire civil, en écharpe, s’approcha des condamnés et leur lut, en russe et en français, leur arrêt, puis quatre soldats s’emparèrent des deux forçats. On les plaça devant le poteau, et pendant qu’on était allé chercher les bandeaux, ils regardaient autour d’eux comme la bête fauve acculée qui voit venir le chasseur ; l’un se signait, l’autre se grattait le dos en grimaçant un sourire. Quand on leur eut bandé les yeux et qu’on les eut attachés au poteau, douze soldats sortirent des rangs d’un pas ferme, et se placèrent à huit pas devant eux. Pierre détourna la tête pour ne pas voir ce qui allait se passer. Tout à coup une décharge retentit ; elle lui sembla plus formidable qu’un violent coup de tonnerre ; Pierre regarda, et il aperçut, au milieu d’un nuage de fumée, les Français pâles et tremblants qui étaient occupés autour de la fosse. On amena deux autres condamnés, dont le regard suppliant semblait demander aide et secours, comme s’ils ne pouvaient admettre qu’on leur enlevât la vie ! Pierre détourna encore une fois la tête ; un bruit plus assourdissant frappa son oreille. La poitrine oppressée, il jeta un coup d’œil sur ceux qui l’entouraient, et lut sur toutes les figures le même sentiment de stupeur, d’horreur et de révolte, qui bouillonnait dans son cœur.

« Qui donc est cause de tout cela ? Ils souffrent tous comme moi ! murmurait-il.

— Tirailleurs du 86e, en avant ! » s’écria-t-on.

Le 5e, son voisin, fut emmené seul. Pierre ne comprit pas, tant sa terreur était profonde, que lui et les autres étaient sauvés, et qu’ils n’avaient été conduits là que pour assister au supplice. Le cinquième, l’ouvrier en lévite, se rejeta violemment en arrière à l’attouchement des soldats et se cramponna à Pierre ; Pierre tressaillit et s’arracha à l’étreinte de ce malheureux, qui ne pouvait plus se tenir sur ses jambes : on l’avait saisi par les bras et on le traînait. Il criait à tue-tête, mais, une fois devant le poteau, il se tut, comme s’il comprenait que ses cris étaient inutiles, ou comme s’il espérait qu’on l’épargnerait. La curiosité de Pierre l’emporta sur l’horreur, il ne détourna pas la tête, et ne ferma pas les yeux ; l’émotion qu’il éprouvait, et qu’il sentait partagée par la foule, était arrivée à son paroxysme. Le condamné, devenu calme, boutonna sa lévite, frotta ses pieds nus l’un contre l’autre et arrangea lui-même le nœud du bandeau. Puis, lorsqu’on l’eut adossé au poteau sanglant, il se redressa tout droit, se mit d’aplomb sur ses jambes, sans rien perdre de sa tranquillité, Pierre suivait ses moindres mouvements sans pouvoir en détacher les yeux. Il faut supposer qu’il y eut un commandement de donné et qu’à ce commandement répondirent douze coups de fusil, mais il ne put jamais se rappeler plus tard les avoir entendus ; il vit tout d’un coup le corps de l’ouvrier s’affaisser, le sang jaillir à deux endroits, les cordes céder sous le poids du cadavre, la tête se pencher, les jambes se replier et donner à l’agonisant une pose étrangement contournée. Personne ne le soutenait, ceux qui l’entouraient avaient subitement pâli, et l’on voyait trembler la lèvre du vieux soldat à moustache blanche qui détachait les cordes ; le corps s’affaissa, les soldats s’en emparèrent gauchement, le traînèrent derrière le poteau et le poussèrent brusquement dans la fosse. Ils avaient l’air eux-mêmes de criminels qui se hâtent de cacher les traces de leur crime. Pierre jeta un regard sur cette fosse, et aperçut le cadavre de l’ouvrier, dont les genoux touchaient la tête et dont une épaule dépassait l’autre ; cette épaule, secouée par des mouvements convulsifs, se levait et s’abaissait lentement, mais les pelletées de terre tombaient, sans relâche, et s’entassaient en le recouvrant. Un des soldats appela Pierre d’une voix impatiente et irritée, il ne l’écouta pas et resta rivé au sol. Lorsque la fosse fut comblée, on entendit un autre commandement, Pierre fut ramené à sa place, les soldats firent demi-tour à droite et défilèrent au pas devant le poteau. Vingt-quatre soldats, dont les armes étaient déchargées, regagnèrent leur rang à mesure que la compagnie passait devant eux. Tous rentrèrent, à l’exception d’un seul, d’un jeune soldat, pâle comme un mort, qui avec son shako renversé sur la nuque, son fusil abaissé, était resté immobile à côté de la fosse à l’endroit même où il avait tiré ; il chancelait comme un homme ivre, et se jetait tantôt en avant et tantôt en arrière pour retrouver son équilibre. Un vieux sous-officier courut à lui, le saisit par l’épaule et l’entraîna dans la compagnie. La foule se dispersait peu à peu, chacun marchait la tête inclinée et en silence.

« Ça leur apprendra, à ces gredins d’incendiaires ! » dit un Français.

Pierre se retourna pour voir qui venait de parler : c’était un soldat ; il essayait de se consoler de ce qu’il avait fait, mais sa phrase resta inachevée et il s’éloigna avec un geste de découragement.

XII

On sépara Pierre de ses compagnons et on le laissa seul dans une petite église dévastée. Vers le soir, le sous-officier de garde et deux soldats vinrent lui annoncer qu’il était gracié, et qu’on allait le réunir aux prisonniers de guerre. Il les suivit sans comprendre ; on le conduisit vers des baraques construites en planches, à moitié brûlées, et on l’introduisit dans l’une d’elles. Il y faisait sombre : une vingtaine d’hommes l’entourèrent, sans qu’il pût deviner à qui il avait affaire et ce qu’on lui voulait. Il entendait des mots, il répondait à des questions, il voyait et regardait toutes ces figures…, mais sa pensée ne fonctionnait plus que comme une machine.

Depuis le moment où il avait vu commettre par des exécuteurs aveugles ces terribles assassinats, on aurait dit que le nerf qui donnait le sens et la vie à tout ce qu’il voyait avait été violemment arraché de son cerveau, et que tout s’était écroulé autour de lui ! Quoiqu’il ne s’en rendît pas encore compte, cet instant avait suffi pour éteindre dans son cœur la foi dans la perfection de la création, dans l’âme humaine, dans la sienne et dans l’existence de Dieu. Pierre avait déjà passé par un état semblable, mais jamais il n’en avait ressenti aussi vivement les effets. Jadis les doutes qui l’assaillaient prenaient leur source dans ses propres fautes, et alors il cherchait le remède en lui-même, mais, à cette heure, ce n’était plus à lui qu’il pouvait s’en prendre de cet effondrement de ses croyances, qui ne laissait après lui que des ruines et des décombres sans nom, et il ne lui était plus possible désormais de croire à la vie !

On l’installa dans un coin de la baraque, au milieu d’un groupe de gens que sa présence semblait amuser et distraire. Silencieux et immobile, assis sur de la paille, le dos contre la charpente, il ouvrait et refermait les yeux, toujours poursuivi par l’effroyable vision des victimes et de ceux qui avaient été leurs bourreaux malgré eux. Son voisin immédiat était un petit homme plié en deux, dont la présence ne se trahit tout d’abord que par la forte odeur de transpiration qui s’exhalait de sa personne à chacun de ses mouvements. L’obscurité empêchait Pierre de le voir, mais il sentait instinctivement qu’il relevait souvent la tête pour le regarder. Concentrant sur lui toute son attention, il finit par s’apercevoir que cet homme se déchaussait, et la façon dont il s’y prenait l’intéressa. Dénouant l’étroite bande de toile qui enveloppait ses pieds, il la roulait lentement et avec soin, pour recommencer ensuite la même opération avec l’autre pied, tout en regardant Pierre à la dérobée. Ces mouvements tranquilles, se succédant avec régularité exercèrent une influence calmante sur ses nerfs. Le petit homme, se mettant bien à l’aise dans son coin, lui adressa la parole.

« Avez-vous supporté beaucoup de misère, bârine ? » lui dit-il. Il y avait dans sa voix traînante un tel accent de simplicité et d’affectueuse bonté, que Pierre, au moment de lui répondre, sentit les larmes le gagner. Le petit homme le devina, et, pour lui donner le temps de se remettre, il continua : « Eh ! mon ami, ne prends donc pas ça à cœur !… On souffre une heure et l’on vit un siècle. Dieu merci, nous ne sommes pas encore morts ! Parmi les hommes il y en a de bons et de mauvais ! » Et, tout en parlant, il se leva vivement et s’éloigna.

« Ah ! coquin, te voilà donc revenu ? dit tout à coup cette voix sympathique, à l’autre bout de la baraque. « Ah ! ah ! tu es revenu, tu as bonne mémoire, » continua l’homme en repoussant de la main un petit chien qui sautait après lui ; il revint à sa place, en tenant à la main un paquet enveloppé d’un chiffon.

« Voilà, bârine, vous mangerez, n’est-ce pas ? dit-il en défaisant le paquet et en offrant à Pierre des pommes de terre cuites au four. Nous avons eu une soupe à midi, mais ces pommes de terre sont excellentes ! »

Rien que l’odeur fit déjà plaisir à Pierre, qui n’avait pas mangé de la journée ; il le remercia en acceptant.

« Eh bien, ça va ? » dit le petit homme en prenant une pomme de terre à son tour.

Il la coupa en deux, la saupoudra d’un peu de sel pris dans le chiffon et la lui offrit.

« C’est une bonne chose que les pommes de terre. Mangez-en. » Et Pierre crut n’avoir jamais rien mangé de meilleur !

« Tout cela n’est rien, dit-il, mais pourquoi ont-ils fusillé ces malheureux ?… le dernier n’avait que vingt ans !

— Chut ! chut ! murmura le petit homme. Dites donc, bârine, pourquoi êtes-vous resté à Moscou ?

— Je ne croyais pas qu’ils viendraient si vite. J’y suis resté par hasard.

— Et comment donc se sont-ils emparés de toi ? dans ta maison ?

— J’étais allé voir l’incendie, c’est là qu’ils m’ont pris et condamné comme incendiaire.

— L’injustice est là où est la justice, dit le petit homme.

— Et toi, tu es depuis longtemps ici ?

— Moi ? depuis dimanche ; on m’a tiré de l’hôpital.

— Tu es donc soldat ?

— Soldat du régiment d’Apchéron. Je me mourais de la fièvre : on ne nous avait rien dit ! Nous étions là vingt camarades couchés et ne sachant rien de rien.

— Eh bien, tu t’ennuies ici maintenant ?

— Comment ne pas s’ennuyer ? On m’appelle Platon Karataïew, dit-il, afin de rendre la conversation plus facile entre Pierre et lui, et les camarades m’ont surnommé « le Petit Faucon »… Comment ne pas être triste ? Moscou est la mère de toutes les villes ! Mais dites-moi, bârine, vous avez sans doute des terres et une maison, votre verre doit être plein… vous avez aussi une femme peut-être ?… Et les vieux parents, sont-ils vivants ? »

Quoique Pierre ne le vît pas, il sentait que son interlocuteur lui souriait amicalement, tant il lui parut chagrin en apprenant qu’il n’avait pas de parents, surtout pas de mère !

« La femme pour le bon conseil, la belle-mère pour le bon accueil… mais rien ne remplace la vraie mère ! Et des enfants, en as-tu ? »

La réponse négative de Pierre lui fit de la peine, et il hâta d’ajouter :

« Vous êtes jeunes tous deux, le bon Dieu vous en donnera, vivez seulement en bonne intelligence.

— Oh ! maintenant ça m’est bien indifférent, répondit Pierre malgré lui.

— Eh ! mon camarade, on n’échappe ni à la besace ni à la prison ! Vois-tu, mon ami, continua-t-il en toussant pour s’éclaircir la voix et mieux se disposer à faire un long récit, le bien du propriétaire était beau, nous avions beaucoup de terres, les paysans étaient à leur aise, et nous-mêmes aussi, grâce à Dieu. Le blé rendait sept pour un, nous vivions comme de bons chrétiens ; voilà qu’un jour… » Et Platon Karataïew raconta comme quoi, ayant été attrapé par le garde forestier d’un bois voisin, il avait été fouetté, jugé et enrôlé comme soldat.

« Eh bien, quoi, mon ami ! dit-il en souriant : on croyait au malheur, et c’est la joie qui est venue. Si je n’avais pas péché, c’est mon frère qui serait parti, en laissant derrière lui cinq enfants. Quant à moi, je ne laissais qu’une femme… J’avais bien une petite fille, mais le bon Dieu me l’avait déjà reprise. J’y suis retourné en congé : que te dirai-je ? Ils vivent mieux qu’alors, et il y a beaucoup de bouches à nourrir ; les femmes étaient à la maison, les deux frères en voyage. Michel, le cadet, était seul resté !… Et le père me dit : « Pour moi, mes enfants sont tous égaux ! N’importe quel doigt on mord, la douleur est la même. Si on n’avait pas rasé Platon, c’eût été le tour de Michel. » Alors, croirais-tu, il nous a réunis devant les images : « Michel, me dit-il, viens ici, incline-toi jusqu’à terre devant Lui, et toi, aussi, femme, ainsi que vous, petits enfants… » M’avez-vous compris ?… C’est ainsi, mon ami, le hasard fait son choix, et nous jugeons, nous nous plaignons… Notre bonheur est comme de l’eau dans une nasse : on la traîne, elle est gonflée ; on la retire, elle est vide ! »

Après quelques instants de silence, Platon se leva.

« Tu veux peut-être dormir ? » Et il commença à se signer rapidement en marmottant : « Seigneur Jésus-Christ, saint Nicolas, bienheureux Florus et Laure, ayez pitié de nous ! » Il toucha la terre du front, se releva, soupira, se recoucha sur la paille et se couvrit de sa capote.

« Quelle est donc cette prière que tu viens de dire ?

— Quoi ? murmura Platon, déjà à moitié endormi. J’ai prié, voilà tout… Est-ce que tu ne pries pas ?

— Certainement, je prie ; mais que disais-tu de Florus et de Laure ?

— Comment ! ne sont-ils pas les patrons des chevaux ? Il ne faut pas oublier les animaux ; vois-tu ce coquin, il est venu s’abriter et se réchauffer ici, » ajouta-t-il en passant sa main sur le chien, qui s’était roulé à ses pieds.

Puis il se retourna et s’endormit tout à fait.

Tandis qu’au dehors on entendait des pleurs et des cris dans le lointain, et que, par les fentes des planches mal jointes de la baraque, passait la lueur sinistre de l’incendie, à l’intérieur tout était sombre, calme et tranquille. Pierre fut longtemps à s’endormir : les yeux grands ouverts dans les ténèbres, il écoutait machinalement les ronflements sonores de Platon, et il sentait que le monde de croyances qui s’était écroulé dans son âme renaissait plus beau que jamais en lui et reposait sur des bases désormais inébranlables.

XIII

Pierre passa quatre semaines dans cette baraque avec vingt-trois soldats, trois officiers, et deux fonctionnaires, prisonniers comme lui. Ces jours laissèrent à peine une trace dans sa mémoire : seule la figure de Platon y resta comme un de ses plus chers et de ses plus vifs souvenirs, comme la personnification la plus complète de tout ce qui est véritablement russe, bon et honnête.

Platon Karataïew avait environ cinquante ans, à en juger par le nombre des campagnes auxquelles il avait pris part ; lui même n’aurait pu dire au juste son âge, et lorsqu’il riait, ce qui lui arrivait du reste souvent, il laissait voir deux rangées de dents blanches et saines ; sa barbe et ses cheveux n’avaient pas un poil gris, et son corps portait l’empreinte de l’agilité, de la résolution, et surtout du stoïcisme. Malgré les nombreuses petites rides dont elle était sillonnée, sa figure avait une expression touchante de naïveté, de jeunesse et d’innocence. Quand il parlait de sa voix douce et chantante, ses discours coulaient de source ; il ne pensait jamais à ce qu’il avait dit ou à ce qu’il allait dire, et la vivacité et la justesse de ses inflexions leur donnaient une persuasion pénétrante. Soir et matin, en se couchant et en se levant, il disait : « Mon Dieu, fais-moi dormir comme une pierre et fais-moi lever comme un kalatch[5]. » Effectivement, à peine couché, il s’endormait d’un sommeil de plomb, et le matin, en se réveillant, il était léger et dispos, et prêt à toute besogne. Il savait tout faire, ni très bien ni très mal : il cuisinait, cousait, rabotait, raccommodait ses bottes, et, toujours occupé à quelque travail, il ne se permettait de causer et de chanter que la nuit. Il ne chantait pas comme le chanteur qui sait qu’on l’écoute, mais comme les oiseaux du bon Dieu, car il en avait besoin comme de s’étendre et de marcher. Son chant était tendre, doux, plaintif, presque féminin, en harmonie enfin avec sa physionomie sérieuse. Lorsque, après quelques semaines de prison, sa barbe eut repoussé, il avait l’air de s’être débarrassé de tout ce qui n’était pas lui, de la figure d’emprunt que lui avait faite sa vie de soldat, et d’être redevenu, comme devant, un paysan et un homme du peuple. « Soldat en congé fait une chemise de son caleçon, » disait-il ; il ne parlait pas volontiers de ses années de service et répétait avec orgueil que jamais il n’avait été fouetté. Lorsqu’il contait, c’était le plus souvent quelque épisode, cher à son cœur, de sa vie passée ; les proverbes dont il émaillait ses histoires n’étaient ni inconvenants ni hardis, comme ceux de ses camarades ; il se servait d’expressions populaires qui, employées isolément, n’ont aucune couleur, et, placées à propos, frappent par leur profonde sagesse ; elles prenaient, en passant par sa bouche, une valeur toute nouvelle.

Aux yeux des autres prisonniers, Platon n’était qu’un simple soldat, qu’on plaisantait à l’occasion, qu’on envoyait à tout propos faire des commissions ; mais, pour Pierre, il resta à tout jamais le type accompli de l’esprit de simplicité et de vérité, ainsi qu’il l’avait tout d’abord deviné, dès la première nuit passée à ses côtés.

XIV

La princesse Marie, ayant appris de Rostow que son frère se trouvait à Yaroslaw avec sa famille, se décida, malgré les représentations de sa tante, à aller le joindre et à emmener son neveu. Les difficultés de la route ne l’arrêtèrent pas un instant. Son devoir était tout tracé : elle avait à soigner son frère malade, mourant peut-être, et à lui amener son fils. Si le prince André ne la demandait pas, c’est que sans doute il en était empêché par son extrême faiblesse ou bien par la crainte que lui inspirait, pour elle et pour son enfant, ce long et pénible voyage. Quelques jours lui suffirent pour terminer ses préparatifs. Ses équipages consistaient en une grande voiture qui lui avait servi à faire le trajet jusqu’à Voronège, une britchka et un fourgon. Sa suite se composait de Mlle Bourrienne, du petit Nicolas et de son gouverneur, de la vieille bonne, de trois femmes de chambre, du vieux Tikhone, d’un jeune laquais et d’un heiduque, que sa tante lui avait prêté pour l’accompagner. Il ne lui était pas possible de prendre le chemin habituel ; aussi, en faisant un détour par Lipetsk, Riazan, Vladimir, où elle n’avait même pas l’espoir de trouver des chevaux de poste, elle entreprenait un voyage d’autant plus dangereux que les Français, disait-on, s’étaient montrés aux environs de Riazan. Mlle Bourrienne, Dessalles et les gens de la princesse Marie furent étonnés de sa fermeté et de son activité incessante. Couchée après les autres et levée la première, aucun obstacle ne l’arrêta pendant ce long trajet, et, grâce à cette énergie qui soutenait le moral de chacun, on arriva à Yaroslaw à la fin de la seconde semaine.

Les derniers temps de son séjour à Voronège lui avaient apporté le plus grand bonheur de sa vie : son amour pour Rostow ne la tourmentait plus, mais remplissait toute son âme, dont il semblait faire aujourd’hui partie intégrante. La lutte avait cessé, car, sans se l’avouer à elle-même, elle était sûre, depuis sa dernière entrevue avec Nicolas, d’aimer et d’être aimée. Il n’avait fait aucune allusion au rétablissement des anciennes relations entre Natacha et le prince André s’il venait à guérir, mais la princesse Marie devina qu’il en était profondément préoccupé. Sa manière d’être, tendre, réservée, affectueuse, n’avait pas changé. Il semblait, au contraire, se réjouir de ce que cette parenté éventuelle lui donnait la liberté de témoigner une amitié où la princesse Marie avait bien vite deviné de l’amour. Elle sentait qu’elle aimait pour la première et la dernière fois de sa vie, et, heureuse de se voir aimée, elle jouissait avec sérénité de son bonheur.

Ce calme ne l’empêchait pas d’éprouver un vif chagrin de la triste situation de son frère, et lui permettait, au contraire, de s’y livrer tout entière. La douleur empreinte sur sa figure défaite et désespérée faisait craindre à son entourage qu’elle ne tombât sérieusement malade, mais les difficultés et les soucis de la route doublèrent au contraire ses forces en la distrayant et en la forçant à oublier, momentanément du moins, le but de son voyage. Toutefois, en approchant de la ville, à la pensée que, dans quelques heures à peine, ses craintes allaient être confirmées, son émotion ne connut plus de bornes. L’heiduque fut envoyé en avant pour découvrir le logement des Rostow et s’informer de l’état du prince André. Sa commission une fois faite, il revint sur ses pas et rejoignit la voiture au moment où elle entrait en ville. La pâleur mortelle de la princesse Marie, qui avait passé la tête par la portière, le terrifia.

« J’ai tous les renseignements que vous désirez, Excellence : la famille Rostow demeure, pas loin d’ici, dans la maison du marchand Bronnikow, sur le bord même du Volga. »

La princesse Marie continuait à le regarder fixement, en cherchant avec effroi pourquoi il ne répondait pas à sa principale question : « Et mon frère ? » Mlle Bourrienne s’en chargea.

« Comment va le prince ? dit-elle.

— Son Excellence est avec la famille.

— Il est donc vivant ? se dit la princesse… Comment va-t-il ? continua-t-elle tout haut.

— Les domestiques disent que c’est toujours la même chose, »

Qu’est-ce que cela pouvait signifier ? Elle eut peur de le demander, et jeta un coup d’œil sur son neveu, assis en face d’elle : l’enfant était tout joyeux d’arriver dans une grande ville ; alors elle baissa la tête et ne la releva plus que lorsque la lourde voiture, se balançant et criant sur ses ressorts, s’arrêta tout à coup. Le marchepied fut abaissé avec bruit, et la portière s’ouvrit. Elle aperçut à gauche une large nappe d’eau, c’était le fleuve ; à droite, un perron sur lequel se tenaient plusieurs domestiques et une jeune fille au teint frais et rose, dont la jolie figure, couronnée d’une large tresse de cheveux noirs, semblait sourire à contre-cœur : cette jeune fille était Sonia. La princesse monta vivement les degrés, tandis que Sonia lui disait d’un air embarrassé :

« Par ici, par ici ! » Et elle se trouva tout à coup dans le vestibule, en face d’une femme âgée, au type oriental, qui venait avec empressement au devant d’elle.

C’était la comtesse, qui, bouleversée par l’émotion, l’entoura de ses bras et l’embrassa à plusieurs reprises :

« Mon enfant, je vous aime, je vous connais depuis longtemps ! »

La princesse Marie comprit qui elle était et sentit qu’il fallait répondre à son effusion. Ne sachant trop que dire, elle murmura quelques paroles en français et demanda :

« Et lui, comment est-il ?

— Le docteur assure qu’il n’y a plus de danger, reprit la comtesse en levant les yeux au ciel, et en poussant un soupir qui contredisait ses paroles.

— Où est-il ? Puis-je le voir ?

— Certainement, à l’instant, mon amie… Est-ce son fils ? ajouta la comtesse, en voyant entrer Nicolas avec son gouverneur. Quel charmant enfant ! La maison est grande, il y aura place pour tout le monde. »

Tout en caressant le petit garçon, la comtesse les emmena dans le salon où Sonia causait avec Mlle Bourrienne. Le comte vint saluer la princesse Marie, qui le trouva très changé depuis qu’elle ne l’avait vu. Il était alors vif, gai, plein d’assurance ; aujourd’hui elle retrouvait un homme brisé, effaré, qui faisait peine à voir. En lui parlant, il jetait sur ceux qui l’entouraient des regards à la dérobée, comme pour juger de l’effet de ses paroles. Après le désastre de Moscou et sa propre ruine, jeté hors du milieu et des habitudes qui faisaient toute son existence, il se sentait désorienté et avait, pour ainsi dire, perdu sa place dans la vie.

Malgré son ardent désir de voir au plus tôt son frère, et le dépit que lui causaient, dans un tel moment, les politesses qu’on lui faisait et les compliments qu’on adressait à son neveu, elle observait ce qui se passait autour d’elle. Elle comprit qu’elle ne pouvait faire moins que de se conformer provisoirement à ce nouvel ordre de choses et d’en accepter, sans amertume, toutes les conséquences.

« C’est ma nièce, dit le comte en lui présentant Sonia. Je crois, princesse, que vous ne la connaissez pas ? »

Elle se retourna et embrassa Sonia, en essayant d’étouffer le sentiment d’inimitié instinctive qu’elle avait ressenti à sa vue. En se prolongeant outre mesure, ces cérémonies banales finirent par lui faire éprouver un sentiment pénible, accru encore par le manque d’harmonie entre ses dispositions intimes et celles de cet entourage.

« Où est-il ? demanda-t-elle encore une fois en s’adressant à tout le monde.

— Il est en bas ; Natacha est auprès de lui, répondit Sonia en rougissant. Vous êtes sans doute fatiguée, princesse ? »

Des larmes d’impatience lui montèrent aux yeux ; se détournant, elle allait demander à la comtesse la permission de se rendre chez son frère, lorsque des pas légers se firent entendre. C’était Natacha qui accourait, cette Natacha qui lui avait tant déplu lors de leur première entrevue ; mais il lui suffit de jeter un coup d’œil sur elle pour sentir que celle-là du moins, sympathisait complètement avec elle, et qu’elle partageait sincèrement sa douleur. Elle se précipita vers elle, l’embrassa et éclata en sanglots sur son épaule. Lorsque Natacha, assise au chevet du prince André, avait été informée de l’arrivée de la princesse, elle avait doucement quitté la chambre pour courir à sa rencontre. Son visage ému n’exprimait qu’un amour sans bornes pour lui, pour elle, pour tous ceux qui tenaient de près à celui qui lui était cher, une compassion infinie pour les autres, et un désir passionné de se sacrifier tout entière pour ceux qui souffraient ! La pensée égoïste d’unir à jamais son avenir à celui du prince André n’existait plus dans son cœur. L’instinct si délicat de la princesse Marie le lui fit deviner au premier regard, et cette découverte diminua l’amertume de ses larmes.

« Allons chez lui, Marie, » dit Natacha en l’entraînant dans une autre pièce. La princesse releva la tête et s’essuya les yeux, mais, au moment de lui poser une question, elle s’arrêta. Elle sentait que la parole serait impuissante à l’exprimer ou à y répondre, et qu’elle lirait sur la physionomie et dans les yeux de Natacha tout ce qu’elle désirait apprendre.

De son côté, Natacha était pleine d’anxiété et de doutes : fallait-il ou ne fallait-il pas lui dire ce qu’elle savait ? Comment taire la vérité à ces yeux si lumineux qui la pénétraient jusqu’au fond du cœur, et qu’on ne pouvait tromper ? Les lèvres de Natacha tremblèrent, sa bouche se contracta, et, éclatant en sanglots, elle se cacha le visage. La princesse Marie avait compris ! Néanmoins, se refusant encore à perdre tout espoir, elle lui demanda en quel état se trouvait la plaie et depuis quand l’état général avait empiré.

« Vous… vous le verrez, » dit Natacha en pleurant.

Elles restèrent quelques instants dans la chambre voisine de celle du malade, afin de se remettre de leur émotion.

« Quand est-ce arrivé ? » demanda la princesse Marie.

Natacha lui raconta comment, dès le début, la fièvre et les souffrances avaient fait craindre une issue malheureuse ; ensuite elles s’étaient calmées, bien que le docteur redoutât toujours la gangrène, mais ce danger avait été également écarté ; à leur arrivée à Yaroslaw, la suppuration s’était produite, le docteur avait encore espéré lui voir suivre un cours régulier ; puis la fièvre avait repris, sans toutefois provoquer de craintes sérieuses.

« Enfin, depuis deux jours, dit Natacha en retenant ses sanglots, « cela » est survenu tout à coup… je n’en connais pas la raison et vous verrez vous-même.

— La faiblesse est-elle grande ? A-t-il beaucoup maigri ?

— Non, ce n’est pas tout cela, c’est pire, vous verrez… Marie, il est trop bon, il est trop bon pour ce monde, il ne peut pas vivre, et alors… »

XV

Lorsque Natacha ouvrit la porte, en laissant passer la princesse Marie devant elle, la princesse, suffoquée par les larmes malgré tous ses efforts pour les maîtriser, pressentit qu’elle n’aurait pas la force de voir son frère sans pleurer. Elle savait bien ce que signifiaient les paroles de Natacha et « ce » qui était survenu à son frère depuis deux jours. Elle avait compris que cette disposition, pleine d’humilité et de tendresse, était l’avant-coureur de la mort. Elle revit, dans son imagination, la figure de son petit André telle qu’elle l’avait connue dans son enfance, et dont l’expression douce et affectueuse la touchait si vivement, lorsque plus tard elle la retrouvait encore en lui ; elle prévoyait qu’il la recevrait avec des paroles tendres et émues comme celles que son père lui avait adressées à son lit de mort, et que malgré tous ses efforts elle fondrait en larmes ; mais enfin il fallait, tôt ou tard, en venir là, et elle entra résolument dans la chambre.

Couché sur un large sofa, soutenu par une pile de coussins, en robe de chambre fourrée de petit-gris, maigre et pâle, tenant son mouchoir dans une de ses mains d’une blancheur diaphane, tandis qu’il passait doucement l’autre sur sa fine et longue moustache, le prince André tourna ses yeux vers celles qui entraient. La princesse Marie ralentit involontairement son pas ; quand elle vit l’expression de la physionomie et du regard de son frère, ses sanglots s’arrêtèrent, ses larmes se séchèrent, et elle eut peur, comme une coupable. « Suis-je donc coupable ? » se dit-elle. « Tu l’es, parce que tu es pleine de vie et d’avenir, tandis que moi… » lui répondit l’œil froid et sévère du prince André, et dans ce regard profond, qui s’absorbait en lui-même, il y avait quelque chose d’hostile, lorsqu’il le tourna lentement de leur côté.

« Bonjour, Marie, comment es-tu arrivée jusqu’ici ? » lui demanda-t-il en l’embrassant, et d’une voix qui, comme son regard, semblait ne plus lui appartenir.

Un cri désespéré aurait moins terrifié la princesse Marie que le timbre de cette voix.

« As-tu amené le petit ? demanda-t-il avec douceur et en faisant un visible effort de mémoire.

— Comment te sens-tu à présent ? demanda la princesse Marie, surprise d’avoir trouvé quelque chose à dire.

— Demande-le au docteur, ma chère, » et, cherchant à être amical, il ajouta, en remuant machinalement les lèvres :

« Merci, chère amie, d’être venue ! »

Sa sœur lui serra la main, et cette étreinte lui fit froncer imperceptiblement le sourcil. Il garda le silence, elle ne savait plus que dire. Dans ses paroles, dans sa voix, dans ses yeux surtout, se lisait ce dégagement de la vie, si terrible à constater chez les mourants, quand on jouit soi-même de toute sa santé. Il n’y prenait plus d’intérêt, non parce qu’il ne pouvait la comprendre, mais parce qu’il s’abîmait dans un monde inconnu que les vivants ne pouvaient voir et qui le détachait d’eux.

« Quel étrange jeu de la destinée que notre réunion ! dit-il en rompant le silence et en lui montrant Natacha… Elle me soigne, comme tu vois. »

La princesse Marie l’écoutait avec stupeur. Comment son frère, si délicat dans ses sentiments, avait-il pu parler ainsi en présence de celle qu’il aimait et dont il était aimé ? S’il avait cru pouvoir revenir à la vie, il n’aurait pas employé ce ton de blessante froideur. La seule explication plausible, c’est que tout lui devenait indifférent, parce que quelque chose d’autre, et de plus important, se révélait à lui.

La conversation, gênée, tendue, tombait à chaque instant.

« Marie a passé par Riazan, » dit Natacha. Le prince André ne fut pas étonné de ce qu’elle appelait sa sœur par son nom ; Natacha s’en aperçut elle-même pour la première fois.

« Eh bien ? demanda-t-il.

— On lui a raconté que Moscou est incendié, complètement incendié, et que… » Natacha s’arrêta en voyant qu’il faisait de vains efforts pour écouter.

— Oui, on le dit, murmura-t-il, c’est bien triste !… » et, regardant dans le vague, il tira sa moustache.

« Et toi, Marie, tu as rencontré le comte Nicolas ? demanda le prince André… Il a écrit aux siens que tu lui avais beaucoup plu, poursuivit-il nettement, sans avoir la force de comprendre la portée de cette phrase pour ceux qui vivaient de la vie habituelle. Si lui, de son côté, t’avait plu, ce serait très bien, tu l’épouserais ! » La princesse Marie, en entendant ces paroles, comprit quelle distance le séparait déjà de ce monde.

— Pourquoi parler de moi ? dit-elle avec calme et en jetant un regard à Natacha, qui ne leva pas les yeux. Le silence continua.

— André, veux-tu… demanda tout à coup la princesse Marie d’une voix tremblante… veux-tu voir l’enfant ? Il n’a fait que demander après toi. »

Le prince André eut un sourire imperceptible ; sa sœur, qui connaissait si bien chaque expression de son visage, comprit avec terreur qu’il ne souriait ni de joie ni de tendresse, et que c’était plutôt une ironie à son adresse, pour avoir employé un dernier moyen de réveiller le sentiment qui s’éteignait peu à peu en lui.

« Oui, je serai bien aise de le voir… Se porte-t-il bien ? »

On amena l’enfant. Effrayé à la vue de son père, qui l’embrassa, il ne savait trop que lui dire, mais il ne pleura pas, parce que personne ne pleurait dans la chambre. Dès qu’il fut sorti, la princesse Marie s’approcha de son frère, et, ne pouvant se contenir plus longtemps, fondit en larmes.

Le prince André la regarda fixement.

« Tu pleures sur lui, » dit-il.

La princesse fit un signe affirmatif.

« Il ne faut pas pleurer ici, » ajouta-t-il sans s’émouvoir.


Il comprenait que sa sœur pleurait sur l’enfant qui allait devenir orphelin, et il essayait de se reprendre à la vie. « Oui, cela doit lui paraître bien triste, et c’est pourtant si simple ! » se dit-il à lui-même. « Les oiseaux du ciel ne sèment pas, ne moissonnent pas, mais notre Père céleste les nourrit. » Il voulut d’abord répéter ce verset à sa sœur : « C’est inutile, pensa-t-il, elle le comprendrait autrement ; les vivants ne peuvent admettre que tous ces sentiments si chers, que toutes ces pensées qui leur paraissent si importantes, n’importent guère ! Oui, nous ne nous comprenons plus. » Et il se tut.


Le fils du prince André avait sept ans ; il ne savait rien, pas même ses lettres, et cependant, eût-il été alors un homme fait et en pleine possession de ses facultés, il n’aurait, ni mieux ni plus profondément compris l’importance de la scène à laquelle il venait d’assister entre son père, la princesse Marie et Natacha. Celle-ci l’emmena. Il la suivit sans dire un mot, s’approcha d’elle en levant timidement sur elle ses beaux yeux pensifs, appuya sa tête contre sa poitrine ; sa petite lèvre retroussée et vermeille trembla, et il pleura doucement.

À dater de ce jour, il évita Dessalles et la vieille comtesse qui cependant l’accablait de soins ; il préférait rester seul, ou avec sa tante et Natacha, qu’il semblait avoir prise particulièrement en affection ; il leur prodiguait à toutes deux des caresses silencieuses.

La princesse Marie, en sortant de chez son frère, avait perdu tout espoir ; aussi ne reparla-t-elle plus à Natacha de la possibilité d’une guérison. Elles se relayaient auprès du divan du malade ; la princesse ne pleurait pas, et elle adressait de ferventes prières à l’Être éternel et insondable, dont la présence se manifeste si vivement au chevet d’un mourant.

XVI

Le prince André sentait qu’il se mourait, qu’il était déjà mort à moitié, par la pleine conscience de son détachement de tout intérêt terrestre et par une étrange et radieuse sensation de bien-être dans son âme. Il attendait ce qu’il savait inévitable, sans hâte et sans inquiétude. Ce quelque chose de menaçant, d’éternel, d’inconnu et de lointain, qu’il n’avait jamais cessé de pressentir pendant toute sa vie, était maintenant là, tout près : il le devinait, il le touchait presque.

 

Jadis il redoutait la mort : deux fois il avait passé par cette douloureuse et terrible agonie de l’angoisse, et maintenant il ne la craignait plus comme il l’avait crainte, alors que ses yeux, captivés par les bois, les prairies, les champs et l’azur du ciel, voyaient venir la mort dans l’obus qui s’avançait en tournoyant. Revenu à lui dans l’ambulance, cette fleur d’amour éternel s’était épanouie au fond de son âme, délivrée pour quelques secondes du joug de la vie ; libre et indépendant de la terre, toute crainte de la mort avait disparu en lui. Plus il s’absorbait dans la contemplation de cet avenir mystérieux qui se dévoilait devant lui, plus il se détachait inconsciemment de tout ce qui l’entourait, plus s’abaissait cette barrière qui sépare la vie de la mort et qui n’est terrible que par l’absence de l’amour. Qu’était-ce en effet que d’aimer tout et tous, de se dévouer par amour, si ce n’est de n’aimer personne en particulier et de vivre d’une vie divine et immatérielle ? Il voyait venir sa fin avec indifférence et se disait :

« Tant mieux ! »

Mais, après cette nuit de délire où celle qu’il désirait retrouver lui était apparue, après qu’elle eut appliqué ses lèvres sur sa main en la couvrant de ses larmes, l’amour pour une femme pénétra de nouveau dans son cœur et le rattacha à l’existence. Des pensées confuses et joyeuses venaient l’assaillir, et en se reportant au moment où, à l’ambulance, il avait aperçu Kouraguine à côté de lui, il se reconnaissait incapable de revenir aux sentiments qui l’avaient alors envahi. Tourmenté dans son délire par le désir de savoir s’il était encore de ce monde, il n’osait cependant le demander à ceux qui l’entouraient.

Sa maladie avait suivi son cours normal, et « ce quelque chose qui lui était survenu depuis deux jours », comme disait Natacha à la princesse Marie, n’était rien autre que la lutte suprême entre la vie et la mort… C’était la mort qui était la plus forte, et ce renouveau d’amour qu’il ressentait pour Natacha n’était que l’aveu involontaire du prix qu’il attachait à la vie et la dernière révolte de son être contre la terreur de l’inconnu !

Un soir qu’il sommeillait, agité comme il l’était toujours à cette heure par une légère fièvre qui donnait une grande lucidité à ses idées, il éprouva soudain un sentiment de bonheur ineffable.

« Ah ! se dit-il, c’est elle qui est entrée ! »

C’était en effet Natacha, qui venait, à pas de loup, occuper sa place habituelle à son chevet, et dont il devinait instinctivement l’approche.

Assise de trois quarts dans un grand fauteuil, sa tête interceptait la lumière de la bougie ; elle tricotait assidûment un bas, depuis le jour où le prince André lui avait dit que personne ne soigne les malades comme les vieilles femmes qui tricotent. Ce mouvement monotone exerçait, disait-il, une action calmante sur les nerfs. Les doigts agiles de la jeune fille maniaient rapidement les longues aiguilles, et il contemplait avec attendrissement le profil pensif de son visage incliné. Tout à coup le peloton de laine lui échappa. Natacha tressaillit, jeta un regard à la dérobée sur le malade et, étendant la main devant la bougie pour le préserver de la lumière, elle se pencha vivement pour ramasser son peloton, et reprit sa première pose. Il la regarda sans faire un mouvement, et il vit sa poitrine se soulever et s’abaisser tour à tour, pendant qu’elle cherchait tout doucement à reprendre haleine. Les premiers jours de leur réunion, il lui avait avoué que, s’il revenait à la vie, il remercierait éternellement Dieu pour cette blessure qui les avait ainsi réconciliés ; mais depuis, il n’en avait plus reparlé.

« Cela peut-il arriver maintenant ? pensait-il en prêtant l’oreille au léger bruit des aiguilles… Pourquoi la destinée nous a-t-elle réunis, si c’est pour me faire mourir ?… La vérité de la vie ne se serait-elle donc révélée à moi que pour me laisser dans le mensonge ? Je l’aime plus que tout au monde, et puis-je m’empêcher de l’aimer ? » se dit-il en poussant un profond gémissement, comme il en avait pris l’habitude pendant ses longues heures de souffrance.

À cette plainte, Natacha posa son ouvrage sur la table, se pencha vers lui, et, voyant ses yeux brillants :

« Vous ne dormez pas ? lui dit-elle.

— Non, il y a longtemps que je vous regarde ; je vous ai sentie entrer. Personne comme vous ne me donne ce calme si doux… cette lumière !… J’aurais presque envie de pleurer de bonheur ! »

Natacha se rapprocha encore plus près, et son visage s’illumina de joie et de passion.

« Natacha, je vous aime trop, je vous aime plus que tout au monde.

— Et moi… »

Elle détourna la tête un instant.

« Pourquoi donc trop ?

— Pourquoi trop ?… Eh bien, dites-moi la vérité, dites-moi ce que vous sentez au fond du cœur… Vivrai-je ? Qu’en pensez-vous ?

— J’en suis sûre, j’en suis sûre ! » s’écria Natacha en lui saisissant les deux mains avec une exaltation croissante.

Il se tut.

« Comme ce serait bien ! » dit-il en lui baisant la main.

Natacha était heureuse ; mais, se rappelant aussitôt qu’une émotion trop vive pouvait lui être fatale :

« Vous n’avez pas dormi, dit-elle en se maîtrisant… Il faut dormir, je vous en prie. »

Il lui serra de nouveau la main, et elle reprit sa place. Deux fois elle se retourna, et, rencontrant chaque fois son regard, elle redoubla d’attention à son ouvrage, afin d’éviter de lever encore les yeux. Bientôt après il s’endormit.

Son sommeil ne fut pas de longue durée. Une sueur froide le réveilla.

Sa pensée recommençait à flotter entre la vie et la mort :

« L’amour, qu’est-ce que l’amour ? se disait-il. L’amour est la négation de la mort, l’amour c’est la vie ; tout ce que je comprends, je ne le comprends que par l’amour. Tout est là !… L’amour c’est Dieu, et mourir c’est le retour d’une parcelle d’amour, qui est moi, à la source générale et éternelle. »

Ces rêves lui semblaient consolants, mais ce n’étaient que des rêves qui passaient dans son cerveau sans y laisser l’ombre même de la réalité, et il se rendormit, encore en proie à mille idées confuses et agitées.

Il se vit en songe couché dans la chambre qu’il habitait. Il avait recouvré toute sa santé. Une foule de personnes inconnues défilaient devant lui. Il causait et discutait avec elles de choses et d’autres, et se disposait à les suivre il ne savait où, tout en se disant qu’il perdait son temps à des bagatelles, lorsqu’il avait à s’occuper de bien plus graves intérêts ; et cependant il continuait à leur parler et à les étonner par de brillantes citations, qui pourtant n’avaient aucun sens… Peu à peu ces figures s’évanouirent, et toute son attention se concentra sur la porte entr’ouverte de l’isba… Parviendra-t-il à la fermer assez vite ? « tout » dépend de cela. Il se lève, il s’en approche pour tirer le verrou, mais ses jambes fléchissent sous lui, et il sent qu’il n’arrivera pas à temps !… Réunissant toutes ses forces dans un effort suprême, il va se jeter en avant, lorsqu’une angoisse terrible l’étreint… Cette angoisse, c’est la terreur de la mort… C’est la mort qui est là, là, derrière la porte, et, au moment où il s’y traîne haletant, l’affreux spectre la pousse, l’enfonce et pénètre dans la chambre !… Cet être innommé, c’est la mort, la mort qui vient à lui, et il faut à tout prix qu’il lui échappe !… Il saisit la porte… la refermer n’est plus possible, mais, en rassemblant ce qui lui reste de forces, peut-être pourra-t-il du moins l’empêcher de passer ?… Hélas ! ses forces s’épuisent, il s’agite dans le vide, et la porte remue de nouveau !… Il tente une fois encore de résister à la pression du dehors… Peine inutile !… Le spectre entre, il est entré… et le prince André se sent mourir !

À ce moment il comprit qu’il dormait, et, faisant un violent effort, il se réveilla…

« Oui, c’était bien là la mort !… Mourir et se réveiller ! La mort est donc le réveil ? »

Cette pensée passa comme un éclair dans son esprit, et un coin du voile qui lui dérobait encore l’inconnu se releva dans son âme ! Il sentit son corps délivré des liens qui l’attachaient à la terre, et il éprouva un mystérieux bien-être, qui depuis lors ne le quitta plus !

Réveillé par la sueur froide qui l’inondait, il fit un mouvement. Natacha s’approcha et lui demanda ce qu’il désirait. Il ne comprit pas sa question et fixa sur elle un regard étrange. C’était « cela » dont elle avait parlé à la princesse Marie !… À dater de cette heure, la fièvre prit un caractère pernicieux, et, quoi qu’en pussent dire les médecins, elle ne pouvait plus se méprendre sur les symptômes moraux qui se développaient chez le malade avec une effroyable intensité.

Ses derniers jours et ses dernières heures s’écoulèrent paisibles et sans qu’il se produisît dans son état aucun nouvel incident.

La princesse Marie et Natacha ne le quittaient pas d’une minute, mais elles sentaient que leurs soins s’adressaient uniquement à ce qui ne serait bientôt plus pour elles qu’un cher et lointain souvenir, à son enveloppe matérielle, et que son esprit n’était déjà plus de ce monde. La violence de leurs sensations était telle, que le spectacle terrible de la mort n’avait pas de prise sur leurs âmes. Jugeant inutile d’aviver leur douleur, elles ne pleuraient, ni quand elles étaient à ses côtés, ni hors de sa présence, et, se trouvant impuissantes à exprimer par des paroles ce qu’elles éprouvaient, elles ne s’entretenaient plus de lui. Elles le voyaient s’abîmer lentement, avec calme, dans l’inconnu, et toutes deux savaient que c’était bien et que ce devait être ainsi.

Il se confessa, il communia, et prit congé des siens. Lorsqu’on lui amena son fils, il effleura sa joue de ses lèvres et se tourna, non pas par regret de la vie, mais parce qu’il supposait que c’était tout ce qu’on attendait de lui. On le pria cependant de bénir l’enfant : il le fit et jeta ensuite sur ceux qui l’entouraient un coup d’œil interrogateur. Il semblait leur demander s’il n’y avait pas encore quelque chose à faire ; il rendit enfin le dernier soupir entre les bras de la princesse Marie et de Natacha.

« C’est fini ! » dit sa sœur quelques secondes après.

Natacha se pencha sur lui, regarda ses yeux sans vie et les ferma.

« Où est-il à présent ? » se demanda-t-elle.

Lorsqu’il fut couché dans le cercueil, tous s’en approchèrent pour lui dire un dernier adieu. Le cœur de l’enfant était déchiré par une poignante surprise. Tous pleuraient ; la comtesse et Sonia sur Natacha et sur celui qui n’était plus, et le vieux comte sur lui-même ; il prévoyait qu’il aurait bientôt le même pas à franchir.

Natacha et la princesse Marie pleuraient également, non sur leur propre douleur, mais sous l’influence de l’émotion dont leur cœur débordait à la vue du mystère si solennel et si simple de la mort !


  1. En français dans le texte. (Note du trad.)
  2. En français dans le texte. (Note du trad.)
  3. En français dans le texte. (Note du trad.)
  4. En français dans le texte. (Note du trad.)
  5. Espèce de pain. (Note du trad.)