Guerre aux hommes/04/01

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É. Dentu, Éditeur (p. 103-119).


I

L’HOMME CRAPAUD

m. crapaudas


Le crapaud est bien la plus vilaine bête de la création, je dirais la plus répugnante, si la chenille n’existait pas…

Le crapaud, on serait tenté de le Croire, sait combien il est laid et repoussant, il comprend l’horreur profonde qu’il inspire à tous !

Les fleurs, lorsqu’elles l’aperçoivent, essayent de faire plier leurs tiges de façon à s’éloigner le plus possible de cet être informe !…

À son approche l’herbe de la prairie frémit d’épouvante, de peur d’être souillée par lui !…

Le gravier même du sentier où il se traîne, grince et gémit de répugnance en le voyant s’avancer.

On serait encore tenté de croire que cet état de chose, peu agréable pour lui, j’en conviens, a aigri la bile du crapaud ; il rage sourdement, et d’un œil terne il regarde avec envie toute la création.

Ce qui est beau, joli, frais, parfumé, a le triste privilége d’exciter surtout sa fureur, il bave dessus avec volupté !

Il voudrait par sa bave empoisonnée salir l’univers entier.

Vilaine bête que le crapaud, n’est-ce pas ?…

Bête dont on ne saurait trop se garder !

Eh bien ! pourtant, elle aussi a son sosie !…

L’homme crapaud existe !

Il existe dans toute sa malsaine, sa hideuse laideur…

J’en connais, vous en connaissez peut-être. Oh ! gardez-vous d’eux, rappelez-vous que d’un moment à l’autre ils peuvent vous souiller de leur venin. Si surtout vous avez quelques mérites, quelques dons de la nature, ils ne manqueront pas de le faire, car comme le crapaud, tout ce qui luit et brille les offusque.

M. Crapaudas fait donc partie de la famille des crapauds.

Il en a la laideur et les mauvais instincts, rien ne lui manque, même cette bave empoisonnée !…

Il a de quarante-cinq à cinquante ans, pas de barbe, la bouche grande, les lèvres avachies, il porte toujours des lunettes, et il a raison, car elles cachent des paupières rouges, des yeux ternes, qu’on pourrait comparer à ceux d’un poisson que l’on sort de la poêle. Ses cheveux sont très-noirs, moins noirs cependant que son âme…

Sa démarche est incertaine, vient-il pour entrer quelque part, il hésite, fait deux pas en avant, un en arrière ; on dirait qu’il a conscience de son indignité, et qu’il n’ose pas se présenter… Le même motif le porte à se lever brusquement, et à s’esquiver plus brusquement encore, s’il arrive un autre visiteur dans le salon où il est.

Patelin de forme, d’une politesse obséquieuse, parlant beaucoup des services qu’il rend, de ceux qu’il est prêt à rendre, du bonheur qu’il éprouve à être utile, agréable, il passe généralement pour un bon homme.

Sa figure est ordinairement terne comme son regard, aucune expression n’y brille, si ce n’est celle de la bestialité… Mais vient-il à dire du mal de quelqu’un, à insinuer contre celui qu’il appelle son meilleur ami quelque noire et infâme calomnie, alors ses yeux s’animent d’un éclat inaccoutumé, la joie rayonne sur son visage… Il fait du mal à quelqu’un !… Il ternit une réputation intacte, il bave enfin !… Il peut se laisser aller à sa nature crapaudine… Pour lui quel suprême bonheur !…

Lorsqu’il veut abîmer moralement une personne, médire, calomnier… il commence infailliblement par cette phrase : « J’aime beaucoup monsieur un tel, je lui suis vraiment très-dévoué, je lui ai rendu service mainte fois, c’est un bon garçon, mais… » et alors il se met à dire de lui tout le mal possible. À l’entendre le malheureux a mérité sac et corde, toutes les horreurs qu’il débite sur son compte, autant d’affreuses calomnies, sont entremêlées de ces mots : « Pauvre garçon, je l’aime tant… Que ne donnerais-je pour le voir changer de nature, ou de conduite !… »

Le moyen de ne pas croire le mal qu’il vous dit, ce monsieur Crapaudas, d’une personne qu’il paraît aimer si sincèrement ! On se dit : Quand lui, son ami, en parle ainsi, il faut que ce personnage-là vaille bien peu !…

C’est sur cette réflexion qu’il a compté… Jamais il ne vous dira : Je déteste un tel… non, car alors le mal qu’il dirait de lui n’aurait plus assez de portée.

M. Crapaudas dit du mal des gens par la seule raison, que dire du mal des autres est dans sa nature… Comme aussi de leur en faire… Il fait le mal pour le plaisir de le faire, voilà tout.

Il a été employé sous Louis-Philippe, il a dit du mal de son gouvernement ; il l’aurait trahi s’il s’était trouvé dans des sphères assez élevées pour que la trahison lui fût permise. Il en a fait autant pour la république, en faisant valoir cependant ses chaudes opinions républicaines pour obtenir de l’avancement ; à présent c’est la même chose ; en parlant mal de l’empire, il sollicite croix et augmentation de traitement… Sa place n’est pourtant qu’un moyen pour lui de se poser auprès de certaines gens en protecteur : protection éphémère, qu’il leur vend pourtant bien cher… Écoutez-le, il connaît tout le monde, il est l’ami de tous les puissants, il offre places, appui, se fait payer par avance en beaux deniers comptants, et puis met les gens à la porte… Si ceux-ci se fâchent, lui s’indigne, va répétant à tout le monde et bien haut. « Un tel… mais c’est une horrible canaille ; figurez-vous qu’il a osé m’offrir de l’argent pour lui faire obtenir telle chose ! Comme si, moi, j’étais homme à vendre ma protection !…

« Furieux, je l’ai jeté à la porte… » Il a l’air si indigné, que personne ne peut croire qu’il ait lui-même demandé et touché cet argent.

Une des principales spéculations de Crapaudas, sont les secrets de famille. Doucereux, patelin, insinuant, il provoque les confidences, mais malheur à vous lorsqu’il possède un de vos secrets !…

C’est entre ses mains une arme meurtrière pour vous, productive pour lui.

M. Crapaudas joint à sa position d’employé à huit ou dix mille francs, un métier qui n’est pas sans profit… Il emprunte à ses amis, à ses connaissances… Ah ! ce n’est pas pour lui, vous dit-il, qu’il vous emprunte cet argent, c’est pour obliger un pauvre malheureux ; et là-dessus il vous raconte une histoire bien attendrissante : comme quoi, pour obliger ce pauvre homme, il lui prête sa signature. Un peu pour faire une bonne action, un peu pour obliger ce bon monsieur Crapaudas, vous lui prêtez votre argent, sans intérêt il va sans dire ; vous rougiriez de lui en demander pour une bagatelle de quelques milliers de francs.

Eh bien ! lui, il porte ces sommes à un sien ami, usurier, son associé pour ce noble métier, et cet argent lui rapporte le vingt-cinq ou trente pour cent, moyen ingénieux mais peu honnête d’augmenter ses rentes !…

Les femmes !…

Ah ! voilà surtout ce que déteste cordialement M. Crapaudas… Laid et repoussant comme il l’est, les femmes lui ont toujours témoigné une profonde antipathie, il n’a jamais eu le moindre succès auprès d’elles, ce qui allume dans son cœur une rage sourde contre le beau sexe, auquel il a voué une haine à mort.

Que de mal il est parvenu à faire à un grand nombre de femmes !…

Comment ? direz-vous. Mais au moyen de la perfidie, de la trahison, d’une âme noire qui ne recule devant aucune infamie… Don Juan arrivait par la séduction, lui arrive par le crime !

Vous avez une femme bonne, jolie, une charmante jeune fille, il vient chez vous, patelin, bon homme en apparence, vous avez confiance en lui… Eh bien ! lui, guette votre femme, votre fille…

Si par malheur votre femme a la plus innocente intrigue, s’il parvient à lui arracher une confidence, à lui voler une lettre, alors il redresse son échine pliée, et dit d’un ton menaçant : « Si vous n’êtes pas à moi, madame, je vous perds, je dis tout à votre mari… »

La malheureuse épouvantée cède, et alors avec une nouvelle menace, il la tient, la torture…

Votre jeune fille… elle est pure, candide, belle… cela l’offusque, comme tout ce qui est beau ; il fera tout au monde pour ternir cette jeune âme, pour pervertir ce jeune cœur… Il la séduira, même par la force ; ensuite il lui imposera silence, en disant : « Si vous parlez à votre père il vous tuera, vous serez une fille perdue ; laissez, je réparerai tout, je vous trouverai un mari… » En effet, il la fait épouser par un de ses amis intimes. Mais alors il s’impose à la malheureuse en lui disant sans cesse : « Sinon, je dis tout à votre mari ! »

Il n’a jamais su parler d’aucune femme sans essayer de ternir sa réputation. Les perdre toutes, les salir toutes, voilà ce qu’il voudrait…

Il les déteste tant, pour l’aversion qu’elles lui témoignent !

Ah ! c’est un triste homme que M. Crapaudas, c’est un grand malheur de le connaître… La trahison, le déshonneur, la haine, l’escortent partout.

Et pourtant, ceux qui ne savent pas que c’est un misérable le croient un bon homme, obligeant et serviable.

Que Dieu vous garde de lui !