Guerre et Paix (trad. Bienstock)/EI/11

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 12p. 297-302).


XI

Deux mois auparavant, Pierre, qui était déjà chez les Rostov, avait reçu une lettre du prince Féodor qui l’appelait à Pétersbourg pour discuter les questions importantes qui occupaient les membres d’une société dont Pierre était l’un des principaux fondateurs.

Après avoir lu cette lettre, Natacha, qui lisait toutes les lettres de son mari, malgré le chagrin que lui causait son absence, lui proposa elle-même de partir à Pétersbourg. À tout ce qui faisait l’occupation intellectuelle, abstraite de son mari, Natacha, sans le comprendre, attachait une grande importance et craignait toujours d’être un obstacle à cette activité. Au regard interrogateur, timide de Pierre après la lecture de cette lettre, elle répondit en lui conseillant de partir mais à condition de lui dire exactement le jour de son retour ; et Pierre reçut un congé de quatre semaines.

Depuis les deux semaines que le délai du congé était expiré, Natacha se trouvait dans un état de crainte, de tristesse et d’énervement.

Denissov, général en retraite mécontent de la situation actuelle, qui était arrivé pendant ces deux dernières semaines, regardait Natacha avec étonnement et tristesse, comme le portrait non ressemblant d’un être autrefois aimé. Le regard triste, ennuyé, les réponses mal à propos, les conversations sur les enfants, c’était tout ce qu’il voyait et entendait de l’ancienne magicienne.

Tout ce temps Natacha était triste et agacée, surtout quand, pour la consoler, sa mère, son frère, Sonia ou la comtesse Marie tâchaient d’excuser le retard de Pierre.

— Tout ça, des bêtises. Toutes ces réflexions qui ne mènent à rien et toute cette stupide société, disait-elle de ces mêmes affaires à l’importance desquelles elle croyait si fermement ; et elle allait dans la chambre des enfants allaiter son fils Pétia.

Personne ne pouvait la consoler autant que ce petit être de trois mois quand il était appuyé sur sa poitrine et qu’elle sentait les mouvements de sa petite bouche et les reniflements de son petit nez.

Cet être paraissait dire : « Tu te fâches, tu es jalouse, tu voudrais te venger, tu as peur, et moi je suis ici et moi, c’est lui… » Et il n’y avait rien à objecter, c’était plus que la vérité.

Natacha, pendant ces deux semaines d’inquiétude, avait si souvent recours à son enfant pour se calmer, elle s’occupait si souvent de lui, lui donnait si souvent le sein qu’il tomba malade.

Elle fut horrifiée de sa maladie, mais en même temps, c’était précisément ce qu’il lui fallait : en le soignant elle supportait plus facilement l’inquiétude que lui causait l’absence de son mari.

Elle allaitait quand la voiture de Pierre s’arrêta près du perron, et la vieille bonne, qui savait comment réjouir sa maîtresse, doucement mais rapidement, le visage réjoui, entra dans la chambre.

— Il est arrivé ? demanda rapidement Natacha craignant de se mouvoir et d’éveiller l’enfant qui s’endormait.

— Il est arrivé, madame !

Le sang afflua au visage de Natacha, ses jambes, malgré elle, firent un mouvement, mais elle ne pouvait pas s’élancer et courir. Le bébé ouvrit ses petits yeux et regarda. « Tu es ici ? » parut-il dire, et, de nouveau, paresseusement, il remua les lèvres. Natacha lui retira doucement le sein en le berçant, donna l’enfant à la vieille bonne, puis, à pas rapides, elle se dirigea vers la porte. Là elle s’arrêta saisie du remords de se trop réjouir et d’abandonner trop vite l’enfant. Elle se retourna.

La vieille bonne posait le bébé dans son berceau.

— Allez, allez, madame, soyez tranquille, allez, chuchota la vieille bonne en souriant familièrement à sa maîtresse.

Natacha, à pas légers, courut dans l’antichambre.

Denissov qui, en fumant sa pipe, sortait de sa chambre dans le salon, pour la première fois reconnut l’ancienne Natacha. Une lumière claire, joyeuse brillait sur son visage transfiguré.

— Il est arrivé ! prononça-t-elle en courant.

Et Denissov se sentit heureux de l’arrivée de Pierre qu’il aimait très peu.

En arrivant dans l’antichambre, Natacha aperçut une grande personne en pelisse qui déroulait son cache-nez.

— C’est lui ! C’est lui ! Pas vrai ! Le voici ! prononça-t-elle, et courant vers lui, elle l’enlaça, le serra contre elle ; puis, se reculant, regarda le visage gelé, rouge et heureux de Pierre.

— Oui, c’est lui, heureux et content…

Et tout à coup elle se rappela toutes les souffrances de l’attente endurées depuis deux semaines. La joie qui brillait sur son visage disparut ; elle fronça les sourcils et les reproches et les paroles méchantes furent adressés à Pierre.

— Oui, pour toi c’est bien, tu es très content, tu t’es amusé…. Et moi ? Au moins si tu pensais aux enfants. Je nourris, mon lait s’est gâté… Pétia a été mortellement malade. Et toi ? tu es gai… Oui, tu es gai…

Pierre ne se sentait pas coupable, il n’avait pas pu revenir plus tôt ; il savait que, de son côté, cet emportement était déplacé ; il savait que deux minutes après cela passerait, et il savait principalement que lui-même était joyeux et gai. Il voulait sourire mais n’osait même y penser. Il prit un visage coupable, effrayé, courba l’échine.

— Je ne pouvais pas ; je te le jure… Eh bien ! Comment va Pétia ?

— Maintenant, ce n’est rien. Allons. Comment n’as-tu pas honte ? Si tu voyais en quel état je suis quand tu n’es pas là, comme je me tourmente…

— Tu vas bien ?

— Allons, allons ! dit-elle sans lâcher sa main. Et ils allèrent dans leur appartement.

Quand Nicolas et sa femme vinrent chercher Pierre, il était dans la chambre des enfants, il avait sur son énorme main droite le nourrisson qui s’était éveillé et dont le large visage, la bouche ouverte, sans dents, s’épanouissait en un rire heureux.

La tempête était calmée depuis longtemps, un clair soleil brillait sur le visage de Natacha qui regardait son mari et son fils.

— Et vous avez bien dit tout au prince Féodor, demanda Natacha.

— Oui, tout.

— Tu vois, il la tient. (Natacha pensait à la tête de l’enfant). Ah ! combien il m’a donné de craintes… As-tu vu la princesse ? Est-ce vrai qu’elle est amoureuse de X ?

— Oui, peux-tu t’imaginer…

À ce moment entraient Nicolas et la comtesse Marie.

Pierre, sans laisser son fils, se pencha pour les embrasser et répondit à leurs questions. Mais on voyait que malgré le grand nombre de choses intéressantes dont il fallait parler, la petite tête vacillante, en bonnet, captivait toute l’attention de Pierre.

— Comme il est gentil ! dit la comtesse Marie en regardant l’enfant et jouant avec lui. Sais-tu, Nicolas, dit-elle à son mari, je ne comprends pas que tu n’apprécies pas le charme de ces merveilles ?

— Je ne comprends pas ; je ne peux pas comprendre, dit Nicolas en regardant le bébé d’un air indifférent. Un morceau de chair. Allons, Pierre…

— Et pourtant c’est un père si tendre, reprit la comtesse Marie pour justifier Nicolas ; mais seulement quand l’enfant atteint une année.

— Non, Pierre les soigne admirablement, dit Natacha. Il dit que sa main est juste à la mesure du derrière du bébé. Regardez.

— Oui, mais pas pour cela, dit tout à coup Pierre en riant et remettant l’enfant à la vieille bonne.