Guerre et Paix (trad. Bienstock)/EI/16

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 12p. 334-342).


XVI

Natacha, restée seule avec son mari, se mit à causer comme on le fait seulement entre mari et femme, c’est-à-dire en se comprenant et se communiquant avec beaucoup de clarté et de rapidité ce qu’on pense, mais d’une façon particulière, contraire à toutes les règles de la logique : sans syllogismes ni conclusions. Natacha était à un tel point habile pour causer ainsi avec son mari, que la meilleure preuve pour elle qu’il y avait quelque chose entre elle et lui, c’était la suite logique des idées de Pierre. Quand il commençait à prouver, à parler logiquement et tranquillement, et quand elle-même suivait son exemple, elle savait que la conversation finirait par une querelle.

Depuis qu’ils se trouvaient seuls et que Natacha, les yeux largement ouverts, heureuse, s’était approchée de lui doucement et, tout d’un coup, saisissant sa tête et le pressant contre sa poitrine avait dit : « Maintenant tu es à moi, à moi, tu ne t’en iras pas ! », depuis ce moment commençait cette conversation contraire à toutes les lois de la logique, contraire rien que par ce fait qu’ils parlaient simultanément de sujets tout différents. Cette multiplicité des sujets non seulement n’empêchait pas la clarté de l’entendement, mais, au contraire, c’était l’indice le plus sûr qu’ils se comprenaient entièrement l’un l’autre.

Comme dans le rêve où tout est incroyable, insensé et contradictoire, sauf le sentiment qui dirige le rêve, de même, dans cette conversation contraire à toutes les lois du raisonnement, ce n’était pas les paroles qui étaient claires, mais le sentiment qui les guidait.

Natacha racontait à Pierre le train de vie de son frère, ce qu’elle avait souffert en son absence, combien elle aimait Marie qu’elle trouvait supérieure à elle-même sous tous les rapports. Natacha était sincère en avouant la supériorité de Marie mais, en même temps, en disant cela, elle exigeait de Pierre qu’il la préférât à la comtesse Marie et à toutes les femmes et surtout qu’il le lui répétât maintenant, après qu’il avait vu beaucoup de femmes à Pétersbourg.

Pierre, en réponse à Natacha, lui racontait combien à Pétersbourg il lui avait été désagréable de se trouver à des soirées et à des dîners avec des dames :

— Je suis tout à fait déshabitué de causer aux dames, cela m’ennuie tout simplement ; surtout j’étais si occupé.

Natacha le regarda fixement et continua :

— Marie, c’est une femme si charmante. Comme elle sait comprendre les enfants ! Elle paraît voir en leur âme. Hier, par exemple, Mitenka a été capricieux…

— Comme il ressemble à son père ! interrompit Pierre.

Natacha comprit pourquoi il faisait cette observation. Le souvenir de sa discussion avec son beau-frère lui était désagréable et il voulait savoir l’opinion de Natacha.

— Nicolas a cette faiblesse que si une chose n’est pas admise par tous, il ne l’accepte pas. Et moi, je comprends, tu trouves que ce n’est bon que pour ouvrir une carrière, dit-elle, répétant les paroles prononcées une fois par Pierre.

— Non, le principal, c’est que, pour Nicolas, les idées et les raisonnements sont un amusement, presque un passe-temps. Voici, il s’installe une bibliothèque et s’impose comme règle de ne pas acheter un livre avant d’avoir lu ceux qu’il a. Sismondi, Rousseau, Montesquieu,… ajouta Pierre avec un sourire. Tu sais comment moi…

Il voulait adoucir ses paroles, mais Natacha l’interrompit en faisant sentir que ce n’était pas nécessaire.

— Alors, tu crois que pour lui les idées sont des amusements ?

— Oui, et pour moi, c’est tout le reste qui n’est qu’amusement. À Pétersbourg, tout le temps, je les ai vus tous, comme dans un rêve. Quand une idée me préoccupe, tout le reste est pour moi insignifiant.

— Quel dommage que je n’aie pas vu comment les enfants t’ont rencontré ! Qui s’est réjoui le plus ? Probablement Lise ?

— Oui, dit Pierre, et poursuivant son idée : Nicolas dit que nous ne devons pas penser, mais moi je ne puis pas ne pas penser. Sans parler qu’à Pétersbourg j’ai senti (à toi je puis le dire) que sans moi tout cela se disloquait : chacun tirait de son côté, mais j’ai réussi à les réconcilier, et puis mon idée est si simple et si claire. Je ne dis pas que nous devons faire de l’opposition à tel et tel. Nous pouvons nous tromper ; je dis : que ceux qui aiment le bien se donnent la main et qu’il n’y ait qu’un seul drapeau : la vertu active. Le prince Serge est un brave homme, très intelligent.

Natacha ne doutait pas que l’idée de Pierre ne fût grande, mais une seule chose la gênait : c’était qu’il fût son mari. « Est-ce un homme si important et si nécessaire pour la société et en même temps mon mari ? Comment cela se fait-il ? » Elle voulait lui exprimer ce doute. « Quelles sont ces gens qui peuvent décider s’il est en effet le plus intelligent de tous ? » se demandait-elle, et elle cherchait dans son imagination toutes les personnes que Pierre respectait. De toutes, à en juger par ses récits, il ne respectait personne autant que Platon Karataïev.

— Sais-tu à quoi je pense ? À Platon Karataïev. Comment lui… ? T’approuverait-il maintenant ? dit-elle.

Pierre ne s’attendait nullement à cette question. Il comprit la marche des idées de sa femme.

— Platon Karataïev ? dit-il ; puis il réfléchit en tâchant de se représenter franchement l’opinion de Karataïev sur ce sujet. — Il ne comprendrait pas, et cependant peut-être que oui.

— Je t’aime beaucoup, dit tout d’un coup Natacha, beaucoup, beaucoup.

— Non, il ne m’approuverait pas, dit Pierre après réflexion. Ce qu’il apprécierait, c’est notre vie de famille. Il désirait tant voir en tout le bonheur, la tranquillité, le calme, et je serais fier de nous montrer à lui. Voilà, tu dis la séparation et tu ne croiras pas quel sentiment particulier j’ai pour toi après la séparation.

— Ah ! voilà encore… commença Natacha.

— Non, pas cela. Je ne sais jamais t’aimer, et on ne peut aimer davantage, et c’est le principal… Eh bien…

Il n’acheva pas, car le regard qu’ils échangèrent achevait le reste.

— Quelle sottise que la lune de miel, que la période la plus heureuse soit au commencement ! dit tout à coup Natacha. Au contraire, c’est maintenant le meilleur temps. Si seulement tu ne t’absentais pas ! Tu te rappelles comment nous nous sommes querellés ? Et j’étais toujours coupable. Toujours moi. Et pourquoi ?

— Toujours la même chose, dit Pierre en souriant, jalouse…

— Ne dis pas cela. Je ne puis le supporter ! s’écria Natacha, et un regard froid, méchant, brilla dans ses yeux. — L’as-tu vue ? ajouta-t-elle après un court silence.

— Non, et même si je la voyais je ne la reconnaîtrais pas.

Ils se turent.

— Ah ! tu sais : quand tu parlais dans le cabinet de travail, je t’ai regardé, commença tout à coup Natacha, évidemment pour chasser le nuage. Le garçon (elle appelait ainsi son fils) te ressemble comme deux gouttes d’eau. Attends, il est temps d’aller chez lui. Quel dommage de s’en aller…

Ils se turent quelques secondes, ensuite, tout à coup et en même temps ils se tournèrent l’un vers l’autre et se mirent à dire quelque chose. Pierre commençait avec entrain, Natacha avec un sourire doux et heureux. En se rencontrant tous les deux se laissèrent le passage.

— Non, que veux-tu dire, parle, parle…

— Non, dis, toi, moi, rien, fit Natacha.

Pierre commença. C’était la suite de ses raisonnements sur son succès à Pétersbourg. À ce moment il lui semblait qu’il était appelé à donner une nouvelle direction à toute la société russe et à tout l’univers.

— Je voulais dire simplement que toutes les idées qui ont de grandes suites sont toujours très simples. Mon idée c’est que si les hommes vicieux sont liés entre eux et font la force, les honnêtes gens doivent faire la même chose. Comme c’est simple !

— Oui.

— Et toi, qu’as-tu voulu dire ?

— Comme ça, des bêtises.

— Dis tout de même.

— Mais rien, dit Natacha en s’éclairant encore d’un sourire. — Je voulais seulement parler de Pétia. Aujourd’hui la bonne s’est approchée pour me le prendre ; il a ri, a fermé les yeux et s’est serré contre moi ; il pensait probablement qu’il se cachait. Il est délicieux. Tiens, il crie. Eh bien ! Adieu.

Elle sortit de la chambre.

En même temps, en bas, dans l’appartement de Nicolas Bolkonskï, comme toujours brûlait la veilleuse (l’enfant avait peur de l’obscurité et on ne pouvait l’en guérir). Desalles était couché haut sur quatre oreillers, et son nez romain poussait des ronflements réguliers. Nikolenka venait de s’éveiller en sueur froide ; les yeux largement ouverts, il était assis sur son lit et regardait devant lui. Un rêve affreux l’avait éveillé : Il se voyait avec Pierre, tous deux coiffés de casques, tels qu’ils étaient dessinés dans les illustrations de son Plutarque. Avec l’oncle Pierre il marchait devant une énorme armée. Elle était composée de fils blancs obliques qui emplissaient l’air comme ces fils d’araignée qui flottent dans l’air en automne et que Desalles appelait les fils de la Vierge. En avant était la gloire, représentée également par un fil un peu plus épais. Eux, — lui et Pierre, légèrement et gaîment, volaient de plus en plus près du but. Tout à coup, les fils qui les formaient commencèrent à faiblir, à s’emmêler : il devenait difficile d’avancer, et l’oncle Nicolas Ilitch s’arrêtait devant eux dans une attitude sévère et terrible.

— « C’est vous qui l’avez fait ! disait-il en désignant la cire et les plumes cassées. Je vous aimais, mais Araktchéiev me l’a ordonné et je tuerai le premier qui s’avancera. Nikolenka se retournait vers Pierre, mais il n’était plus là. Pierre était son père, le prince André. Et son père n’avait ni visage ni forme, mais il était, et, en le voyant, Nikolenka sentit la faiblesse de l’amour : il devenait faible, fluide. Son père le caressait et le plaignait mais l’oncle Nicolas Ilitch s’approchait de plus en plus. L’horreur saisit Nikolenka et il se réveilla : — « Père, pensa-t-il, père, »

Bien qu’il y eût dans la maison deux portraits très ressemblants de son père, Nikolenka ne se représentait jamais le prince André sous forme humaine : « Père était avec moi, il m’a caressé, m’a encouragé, il encourageait l’oncle Pierre. Quoi qu’il dise, je le ferai. Mucius Scævola a brûlé sa main, pourquoi ne ferais-je pas la même chose ? Je sais : ils veulent que j’étudie et j’étudierai ; mais un jour ce sera fini, alors je le ferai. Je ne demande à Dieu qu’une chose : qu’il m’advienne ce qui advint aux héros de Plutarque, et je ferai comme eux, je ferai mieux ; tous le sauront et m’aimeront, tous m’admireront. » Et tout à coup, Nikolenka sentit que des sanglots emplissaient sa poitrine et il se mit à pleurer.

Êtes-vous indisposé ? fit Desalles.

— Non, répondit Nikolenka ; et il se coucha sur l’oreiller. « Il est bon, brave et je l’aime, pensa-t-il de Desalles. Et l’oncle Pierre ! Oh ! quel homme extraordinaire ! Et mon père ! Père ! Père ! Oui, je ferai ce dont lui-même serait content ! »