Guerre et Paix (trad. Bienstock)/II/06

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 7p. 293-297).


VI

Koutouzov s’était replié sur Vienne en détruisant derrière lui les ponts de l’Inn (à Braunau) et de la Traün (à Lintz). Le 23 octobre les troupes russes franchissaient l’Enns. Les fourgons des bagages de l’artillerie et les colonnes de troupes traversèrent Enns en plein jour en défilant de chaque côté du pont. Le temps était chaud et pluvieux. Une longue perspective s’ouvrant des hauteurs où étaient situées les batteries russes qui défendaient le pont, tantôt se dérobait par un rideau de pluie oblique, tantôt s’élargissait soudain, et, à la lumière du soleil, les objets se distinguaient de loin, brillants comme s’ils eussent été recouverts de laque. En bas on voyait la ville avec ses maisons blanches aux toits rouges, la cathédrale et les ponts où des deux côtés, en se pressant, fluaient les troupes russes. Au tournant du Danube, on voyait les embarcations, l’île et le château avec le parc entouré des eaux de l’Enns qui tombent ici dans le Danube, et l’on distinguait la rive gauche couverte, à partir du Danube, de rochers et de forêts se perdant dans le lointain mystérieux des sommets verts et des cols bleuâtres. On voyait les clochetons du monastère qui se montraient derrière une forêt de sapins sauvages semblant vierge, et, loin devant, sur la montagne, de l’autre côté d’Enns, on apercevait les patrouilles de l’ennemi.

Au milieu des canons sis sur la hauteur, se tenait le commandant de l’arrière-garde, un général qui, avec un officier de sa suite, examinait le pays à l’aide d’une jumelle ; un peu en arrière, Nesvitzkï, envoyé par le général en chef vers l’arrière-garde, était assis sur l’affût d’un canon. Le cosaque qui l’accompagnait lui donnait un petit sac et une bouteille, et Nesvistzkï régalait les officiers de gâteaux et de double kümmel authentique.

Les officiers joyeux l’entouraient, les uns à genoux, les autres assis à la turque sur l’herbe humide.

— Oui, il n’était pas bête le prince autrichien qui a construit ici son château. Quel beau site ! Pourquoi ne mangez-vous pas, messieurs ? — dit Nesvitzkï.

— Je vous remercie, prince, — répondit l’un des officiers ravi de causer avec un personnage si important de l’état-major. — Un bel endroit. Nous sommes passés devant le parc et avons aperçu deux cerfs. Quelle superbe château !

— Regardez, prince, — dit un autre qui avait grande envie de reprendre du gâteau mais n’osait pas, et pour cela feignait d’admirer le paysage. — Regardez, nos soldats sont déjà là-bas. Regardez, là-bas, sur la clairière, derrière le village, il y en a trois qui traînent quelque chose. Oh ! ils dévaliseront ce palais ! fit-il avec un encouragement évident.

— Oui, c’est ça, c’est ça, — dit Nesvitzkï. — Ce qui me tente, — continua-t-il en portant un petit gâteau à sa bouche jolie, humide, — c’est d’aller là-bas. Il désignait le monastère dont on apercevait les clochetons. Il sourit, clignant des yeux. — Ce serait bien, messieurs, hein ? — Les officiers souriaient. — Ah ! si nous pouvions au moins effrayer ces nonnes. On dit qu’il y a là-bas de très jolies Italiennes. Vraiment je donnerais cinq ans de ma vie.

— Attendu qu’elles s’embêtent, — dit en riant l’officier le plus hardi.

Pendant ce temps, un officier de la suite, qui était devant, désignait quelque chose au général. Le général regardait dans la longue-vue.

— Oui, c’est ça, c’est ça ! — prononça-t-il avec colère, en éloignant la jumelle et haussant les épaules. — Oui, c’est ça, ils attaqueront à la traversée. Et que traînent-ils là-bas ?

De l’autre côté, à l’œil nu, on voyait l’ennemi et ses batteries d’où montait une petite fumée blanche, laiteuse. Derrière la fumée éclatait un coup lointain et l’on apercevait nos troupes qui se hâtaient pour traverser la rivière.

Nesvitzkï, par fanfaronnade, se leva et, en souriant, s’approcha du général : — Ne voulez pas prendre un morceau, Votre Excellence ?

— Une mauvaise affaire, — dit le général sans lui répondre. — Les nôtres sont en retard.

— Faut-il y courir, Votre Excellence ? — demanda Nesvitzkï.

— Oui, allez, je vous prie, — répondit le général. — Et il répéta l’ordre déjà donné en détails. — Dites aux hussards qu’ils traversent les derniers et brûlent le pont comme j’en ai donné l’ordre, et qu’on inspecte bien les matières inflammables placées sur le pont.

— Très bien — dit Nesvitzkï.

Il appela le cosaque à cheval, lui ordonna d’arranger sa cantine et hissa légèrement son corps lourd sur la selle.

— Ma foi, j’irai chez les nonnes en passant, — dit-il aux officiers qui le regardaient avec un sourire, et il s’éloigna par le sentier sinueux de la montagne.

— Eh bien, capitaine, voyons où ça portera, — dit le général s’adressant au capitaine d’artillerie. — Distrayez-vous un peu.

— Canonniers, à vos pièces ! — commanda l’officier. En un clin d’œil les artilleurs, gaiement, accouraient au feu et chargeaient le canon.

— Numéro un ! — commandait-on.

Le numéro un s’élança bravement. Étourdissant d’un son métallique tous les nôtres sur la montagne, la grenade fila en sifflant, et loin avant l’ennemi elle indiqua par la fumée l’endroit où elle s’était écrasée en tombant. Les visages des soldats et des officiers s’éclairaient à ce bruit. Tous se levaient et faisaient des observations sur le mouvement de nos troupes qu’on voyait en bas comme sur la main, et sur celui de l’ennemi qui s’avançait. Au même moment le soleil se dégageait tout entier des nuages, et le son agréable d’un coup isolé avec l’éclat du soleil clair se fondirent en une impression de bravoure, d’entrain et de gaîté.