Guerre et Paix (trad. Bienstock)/III/08

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 8p. 98-105).


VIII

Le lendemain de l’entrevue de Boris avec Rostov. avait lieu la revue des troupes autrichiennes et des troupes russes, les unes, fraîches arrivées de Russie, et les autres de retour de campagne avec Koutouzov. Les deux empereurs : celui de Russie avec le grand-duc héritier, et l’empereur d’Autriche avec l’archiduc, passaient la revue de l’armée alliée, forte de quatre-vingt mille hommes.

Dès l’aube, les troupes commencèrent à se mouvoir dans leur tenue de parade et s’alignèrent dans les champs devant la forteresse. Tantôt, des milliers de pieds, de baïonnettes et de drapeaux flottants s’agitaient sur l’ordre des officiers, s’arrêtaient, se tournaient, se mettaient dans les intervalles, se laissant dépasser par d’autres masses d’infanterie avec d’autres uniformes ; tantôt, l’élégante cavalerie en uniformes bleus, rouges, verts, brodés, précédée des musiciens bigarrés sur des chevaux noirs, bais, gris, avec un cliquetis, galopait à pas cadencés ; tantôt en s’alignant avec un bruit d’airain, les canons tremblaient sur leurs affûts polis, brillants, l’artillerie s’avançait entre l’infanterie et la cavalerie et s’installait sur les places qui lui étaient réservées. Non seulement les généraux en tenue de parade, les bustes minces et gros, tendus jusqu’à l’excès, les cous rouges serrés dans les collets, les écharpes et toutes les décorations, non seulement les officiers pommadés, élégants, mais chaque soldat, le visage lavé, frais, rasé, son uniforme brossé jusqu’au luisant, chaque cheval étrillé, le poil brillant comme de la soie, la crinière lissée poil à poil, tous sentaient qu’il se passait quelque chose de très important et de très solennel. Chaque général et chaque soldat sentait son propre néant, se reconnaissait un grain de poussière dans cette mer humaine, et, en même temps, avait conscience de sa puissance comme partie de cet énorme tout.

Dès la pointe du jour le branle-bas, les préparatifs étaient commencés et, à dix heures, tout était prêt. Les rangs se dressaient sur un immense espace. L’armée était disposée sur trois rangs : devant la cavalerie, derrière l’artillerie, et plus en arrière encore l’infanterie.

Entre chaque rang de troupes un passage était ménagé. Les trois parties de l’armée étaient nettement séparées l’une de l’autre : les troupes de guerre de Koutouzov (parmi lesquelles, dans la ligne de devant, sur le flanc droit, était le régiment de Pavlograd) ; les régiments de l’armée et de la garde venant de Russie, et l’armée autrichienne. Mais tous étaient dans une même ligne, sous le même commandement et dans le même ordre.

« Ils arrivent ! Ils arrivent ! » Ce chuchotement ému glissa comme le vent sur les feuilles. Des voix effrayées se firent entendre et l’inquiétude des derniers préparatifs parcourut toutes les troupes.

Un groupe qui s’avançait, s’aperçut devant Olmütz, et en même temps, bien que l’air fût calme, un vent léger parcourut l’armée en inclinant à peine les flammes des lances et les drapeaux flottants qui se balançaient à leurs hampes. L’armée elle-même semblait exprimer par ce mouvement léger, sa joie de l’approche des Empereurs. On entendit une voix : fixe !

Ensuite, comme le chant du coq à l’aube, des voix le répétèrent en divers endroits. Et tout devint calme.

Dans le silence de mort on n’entendait que le piétinement des chevaux. C’était la suite des Empereurs. Les Empereurs s’approchèrent du front, et les sons des trompettes du 1er régiment de cavalerie jouant la marche générale, éclatèrent. On eût dit que l’armée tout entière, et non les trompettes, en se réjouissant de l’approche des Empereurs, émettait ces sons.

À travers eux on percevait nettement la voix jeune, caressante de l’empereur Alexandre. Il prononça le salut, et le premier régiment, cria : « Hourra ! » si longuement, si fort et si joyeusement que les hommes eux-mêmes s’effrayaient de leur nombre et de la force de l’énorme masse qu’ils composaient.

Rostov se trouvait au premier rang de l’armée de Koutouzov, de qui l’Empereur s’approcha tout d’abord. Il éprouvait le sentiment de tous les hommes de cette armée : l’oubli de soi-même, la conscience fière de la puissance et de l’enthousiasme passionné pour celui qui était le centre de ce triomphe.

Il sentait qu’une parole de cet homme suffisait pour que toute cette masse (et lui avec elle, comme une miette infime) se jetât au feu ou à l’eau, au crime, à la mort ou au plus grand héroïsme, c’est pourquoi il ne pouvait s’empêcher de trembler et de frémir au son de ce cri enthousiaste.

— Hourra ! Hourra ! Hourra ! résonnait de tous côtés ; un régiment après l’autre recevait l’Empereur aux sons de la marche générale et ensuite avec un : Hourra ! Hourra ! qui, en grossissant toujours, se confondait en un grondement étourdissant.

Avant l’approche de l’Empereur, chaque régiment, silencieux et immobile, semblait un corps mort, mais dès que l’Empereur était près de lui, le régiment s’animait et joignait ses clameurs à celles de toute la ligne qu’avait dépassée l’ Empereur. Aux sons bruyants, étourdissants de ces voix, parmi les masses de troupes immobiles, comme pétrifiées dans leurs carrés, se mouvaient négligemment, mais symétriquement et avec aisance, des centaines de cavaliers de la suite et devant eux des hommes, les Empereurs.

Sur eux était concentrée l’attention passionnée de toute cette masse d’hommes.

Le jeune et bel empereur Alexandre, en uniforme de cavalier de la garde, en tricorne, par son visage agréable et sa voix sonore, non haute, attirait toute l’attention.

Rostov était près des trompettes, et de loin, ses yeux perçants reconnurent l’Empereur ; il suivit son approche. Quand l’empereur fut à une distance de vingt pas et que Nicolas distingua jusqu’aux moindres détails le beau, jeune et gai visage de l’empereur, il éprouva un sentiment de tendresse et d’enthousiasme qu’il n’avait jamais éprouvé. Tout, chaque trait, chaque mouvement de l’empereur, lui semblait délicieux.

En s’arrêtant en face du régiment de Pavlograd, Alexandre s’adressa en français à l’empereur d’Autriche et sourit. À ce sourire, Rostov sourit malgré lui et ressentit un amour encore plus grand pour son Empereur. Il voulait le lui témoigner par quelque chose, il savait cela impossible et voulait pleurer. Alexandre appela le commandant du régiment et lui dit quelques mots.

« Mon Dieu, qu’éprouverais-je si l’Empereur s’adressait à moi ? Je mourrais de bonheur ! » pensa Rostov.

L’Empereur s’adressa aussi aux officiers.

— Messieurs, je vous remercie, tous, de tout mon cœur. (À chaque parole, Rostov croyait entendre des voix du ciel).

Comme Rostov eût été heureux de mourir maintenant pour son Empereur !

— Vous avez mérité les drapeaux de Saint-Georges et vous serez dignes d’eux !

— « Mourir, mourir pour lui, rien que mourir ! » pensait Rostov.

L’Empereur prononça encore quelque chose que Rostov n’entendit pas, et les soldats répondirent de toute la force de leurs poumons : Hourra !

Rostov aussi cria fort en se penchant sur sa selle.

Il désirait se faire mal en poussant ce cri, mais exprimer son enthousiasme pour l’empereur.

Celui-ci resta quelques secondes en face du hussard, comme s’il était indécis. « Comment l’Empereur peut-il être indécis ? » se dit Rostov. Et ensuite cette indécision même parut à Rostov majestueuse et charmante, comme tout ce que faisait l’Empereur.

L’indécision d’Alexandre ne dura qu’un instant. Son pied, chaussé de souliers pointus, comme on les portait alors, toucha la jument anglaise bai qu’il montait ; sa main, gantée de blanc, tendit les guides et il avança, accompagné de la mer mouvante de ses aides de camp, il s’éloignait de plus en plus, s’arrêtait devant d’autres régiments, et Rostov ne distingua bientôt que son plumet blanc à travers la suite qui entourait les empereurs.

Parmi les personnes de la suite, Rostov remarqua Bolkonskï qui se tenait à cheval nonchalamment, négligemment. Rostov se rappela sa querelle de la veille avec lui, et il se demanda : « Faut-il ou non le provoquer ? Non, sans doute, et, en général, faut-il parler de cela, y penser en un tel moment ? Auprès de tels sentiments d’amour, d’enthousiasme, de sacrifice, que signifient toutes nos querelles et nos offenses ? Je les aime tous et maintenant je pardonne à tous. »

Quand l’Empereur eut parcouru presque tous les régiments, les troupes commencèrent à défiler devant lui dans une marche cérémoniale. Rostov, sur son Bédouin, récemment acheté à Denissov, passa en queue de son escadron, c’est-à-dire seul et tout à fait en vue de l’Empereur. Avant d’arriver à l’Empereur, Rostov, en bon cavalier, donna deux fois des éperons à son Bédouin et l’amena heureusement jusqu’à cette allure furieuse du trot que prenait Bédouin échauffé : sa gueule écumante abaissée sur son poitrail, la queue soulevée, à peine touchant le sol, comme s’il fendait l’air, levant gracieusement, haut les pattes, Bédouin qui sentait aussi sur lui le regard de l’Empereur, passa magnifiquement.

Rostov lui-même, les jambes en arrière, la poitrine bombée, ne faisant qu’un avec son cheval, le visage grave mais rayonnant, en diable, comme disait Denissov, passa devant l’Empereur.

— Bravo ! les hussards de Pavlograd ! — dit l’Empereur.

« Mon Dieu, comme je serais heureux s’il m’ordonnait à l’instant de me jeter dans le feu. » pensa Rostov.

Quand la revue fut terminée, les officiers nouveaux venus et ceux de Koutouzov se réunirent en groupes et se mirent à causer des décorations, des Autrichiens, de leurs uniformes, de leur front, de Bonaparte et combien celui-ci se sentirait mal, surtout après l’arrivée du corps d’armée d’Essen et si la Prusse prenait notre parti.

Mais dans les groupes on parlait surtout de l’empereur Alexandre, on répétait ses mots, ses gestes ; on était enchanté de lui.

Tous ne désiraient qu’une chose : sous son commandement marcher au plus vite contre l’ennemi. Sous le commandement de l’Empereur, impossible de ne pas vaincre n’importe qui ; ainsi pensaient, après la revue, Rostov et la majorité des officiers.

Après la revue tous étaient plus sûrs de vaincre qu’ils auraient pu l’être après deux batailles gagnées.