Guerre et Paix (trad. Bienstock)/III/12

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 8p. 134-145).


XII

À dix heures du soir, Veyroter arriva avec ses plans au logement de Koutouzov où était réuni le Conseil supérieur de la guerre. Tous les chefs de colonnes, sauf le prince Bagration qui avait refusé de venir, étaient réunis chez le général en chef à l’heure indiquée. Veyroter, qui avait combiné la future bataille, présentait, par son animation et son impatience, un contraste frappant avec Koutouzov, mécontent et somnolent qui, malgré lui, remplissait les fonctions de président et de directeur du Conseil. Veyroter, on le voyait, se sentait en tête d’un mouvement devenu déjà impossible à arrêter. Il était comme un cheval attelé à une charrette qui court sur une descente. Était-ce lui qui traînait ou quelque chose le poussait-il ? il ne savait pas, mais il allait à toute vitesse, n’ayant plus déjà le temps de réfléchir où le mènerait ce mouvement. Veyroter, ce soir-là était allé deux fois inspecter personnellement les lignes ennemies, deux fois chez les empereurs, russe et autrichien, pour les rapports et les explications, et dans sa chancellerie où il avait dicté en allemand les dispositions. Tout à fait épuisé, il arrivait maintenant chez Koutouzov.

Il était évidemment si préoccupé qu’il oubliait même de se montrer respectueux envers le général en chef. Il l’interrompait et parlait vite, pas très clairement, sans regarder son interlocuteur, sans répondre aux questions qu’on lui posait. Tout couvert de terre, il avait l’air misérable, tourmenté, fatigué, et en même temps, assuré et orgueilleux.

Koutouzov occupait un petit château près d’Austerlitz. Dans le grand salon, devenu le cabinet du général en chef, se trouvaient Koutouzov, Veyroter et les membres du conseil supérieur de la guerre. Ils buvaient du thé. On n’attendait que le prince Bagration pour ouvrir la séance.

À huit heures, un ordonnance du prince Bagration apporta la nouvelle qu’il ne pouvait venir. Le prince André vint en informer le général en chef, et, profitant de la permission que lui avait donnée Koutouzov, il resta dans la salle du conseil.

— Puisque le prince Bagration ne vient pas, nous pouvons commencer, dit Veyroter en se levant hâtivement de sa place et s’approchant de la table où s’étalait une grande carte des environs de Brünn.

Koutouzov, en uniforme déboutonné, d’où émergeait un cou gras, était assis dans un voltaire, ses mains potelées de vieillard posées symétriquement sur les bras du fauteuil, et presque endormi. Au son de la voix de Veyroter avec un effort il ouvrit son œil unique.

— Oui, oui, je vous en prie, il est déjà tard, prononça-t-il en hochant la tête, la baissant et de nouveau fermant les yeux.

Si, au commencement, les membres du conseil pouvaient penser que Koutouzov feignait de dormir, alors les sons émis par son nez, durant la lecture suivante, prouvaient, qu’en ce moment, pour le général en chef, il s’agissait d’une chose bien plus importante que le désir de montrer du mépris pour la disposition ou pour n’importe quoi. Il s’agissait pour lui de la satisfaction de l’invincible besoin humain de sommeil. En effet, il dormait. Veyroter, avec le mouvement de l’homme trop occupé pour perdre un moment, jeta un regard sur Koutouzov et, s’étant convaincu qu’il dormait, il prit le papier et d’une voix haute, monotone, se mit à lire la disposition de la bataille future, sous le titre qu’il lut aussi :

« Dispositions des troupes pour l’attaque des positions ennemies derrière Kobelnitz et Sokolnitz, le 20 novembre 1805. »

La disposition était très compliquée et très difficile. Elle était ainsi conçue :

Da der Feind mit seinem linken Fluegel an die mit Wald bedekten Berge lehnt, und sich mit seinem rechten Fluegel laengs Kobelnitz und Sokolnitz inter die dort befindlichen Teiche zieht, wir im Gegentheil mit unserem linken Fluegel seinem rechten sehr debordiren, so ist es vorteilhaft Fluegel des Feindes zu attackiren, besonders wenn wir die Doerfer Sokolnitz und Kobelnitz im Bezitze haben, wodurch wir dem Feind zugleich in die Flanke fallen und ihn auf der Flœche zwichen Schlapanitz und dem Thuerassa-Walde verfolgen kœnnen, indem wir dem Defileen von Schlapanitz und Bellowitz ausweichen, welche die feindliche Front decken. Zu diesem Endzweke ist es nœthig… Die erste Kolonne marschirt… die zweite Kolonne marschirt… die dritte Kolonne marschirt etc.[1], lisait Veyroter. Les généraux semblaient écouter avec ennui cette disposition compliquée. Le général Bouksguevden, blond, grand, était debout, le dos appuyé contre le mur et les yeux fixés sur les bougies allumées ; il paraissait ne pas écouter, et même désirer qu’on s’en aperçût. Juste en face de Veyroter et fixant sur lui ses yeux brillants, grands ouverts, le rouge Miloradovitch, les moustaches et les épaules soulevées, était assis dans une attitude martiale, les coudes appuyés sur les genoux. Il se taisait obstinément en regardant le visage de Veyroter et ne le quitta des yeux que quand le chef d’état-major autrichien se tut. À ce moment, Miloradovitch promena avec importance son regard sur les autres généraux. Mais l’expression de ce regard important ne permettait pas de décider s’il approuvait ou non, les dispositions, s’il en était satisfait ou non. Le comte Langeron était assis le plus près de Veyroter ; avec un fin sourire, qui ne quitta pas son visage de méridional français tant que dura la lecture, il regardait ses doigts fins qui tournaient rapidement, en la tenant par un coin, une tabatière d’or à portrait. Au milieu d’une des plus longues périodes, il cessa de tourner sa tabatière, souleva la tête et, avec une politesse désagréable, du bout de ses lèvres minces, il interrompit Veyroter et voulut dire quelque chose. Mais le général autrichien, sans interrompre sa lecture, fronça sévèrement les sourcils et agita les coudes comme s’il voulait dire : « Après, après vous ferez vos réflexions, maintenant, veuillez regarder la carte et écouter. »

Langeron leva des yeux étonnés, regarda Miloradovitch comme pour avoir une explication, mais en rencontrant le regard important qui ne signifiait rien, il baissa tristement les yeux, et de nouveau, se mit à tourner sa tabatière.

Une leçon de géographie, prononça-t-il en aparté mais assez haut pour se faire entendre.

Prjebichewsky, avec une politesse respectueuse mais digne, rabattait son oreille, avec sa main, dans la direction de Veyroter, et avait l’air d’un homme absorbé d’attention. Le petit Dokhtourov était assis juste en face de Veyroter, avec un air très attentif et modeste, penché sur la carte étalée, il étudiait de bonne foi la disposition et le pays inconnu. Plusieurs fois il demanda à Veyroter de répéter des mots qu’il n’avait pas bien entendus et les noms difficiles des villages. Veyroter accédait à son désir et Dokhtourov prenait des notes.

Quand la lecture, qui dura plus d’une heure, fut terminée, Langeron, arrêtant le mouvement de sa tabatière, sans regarder Veyroter ni personne en particulier, se mit à dire combien il serait difficile d’exécuter une telle disposition, qui supposait connue la situation de l’ennemi, alors que cette situation pouvait être tout à fait quelconque puisque l’ennemi était en mouvement. Les observations de Langeron étaient fondées, mais on voyait que leur but était surtout de faire sentir au général Veyroter, qui avait lu cette disposition avec autant d’assurance que s’il avait eu en sa présence des écoliers, qu’il avait affaire non pas à des sots, mais à des hommes qui pouvaient lui en remontrer dans les questions militaires. Quand le son monotone de la voix de Veyroter s’arrêta, Koutouzov ouvrit les yeux, comme un meunier qui s’éveille à l’interruption du bruit endormant des roues du moulin. Il écouta ce que disait Langeron et sembla dire : « Ah ! vous en êtes toujours aux mêmes bêtises ! » Et il referma hâtivement les yeux et baissa la tête encore davantage.

En s’efforçant de blesser le plus fortement possible Veyroter dans son amour-propre militaire d’auteur, Langeron prouvait que Bonaparte pouvait facilement attaquer au lieu d’être attaqué et rendre ainsi toutes ces dispositions inutiles. À toutes ces objections, Veyroter répondait par un sourire ferme et méprisant, évidemment préparé à l’avance pour chaque objection, quelle qu’elle pût être.

— S’il pouvait nous attaquer, il l’aurait fait aujourd’hui, dit-il.

— Alors, vous pensez qu’il est sans forces ? demanda Langeron.

— S’il a quarante mille hommes c’est beaucoup, répondit Veyroter avec le sourire fin d’un docteur à qui une bonne femme de campagne veut indiquer un remède.

— Dans ce cas, il marche à sa perte en attendant notre attaque, — dit Langeron avec un sourire ironique en regardant de nouveau, pour obtenir son appui, Miloradovitch qui était le plus près de lui. Mais évidemment, à ce moment Miloradovitch ne pensait guère à ce que discutaient les généraux.

Ma foi, — dit-il, — demain nous verrons tout au champ de bataille.

Veyroter sourit de nouveau de ce sourire qui voulait exprimer qu’il trouvait ridicule et étrange de rencontrer des objections de la part des généraux russes, et de prouver ce dont, non seulement lui-même, mais les deux empereurs, étaient absolument convaincus.

— L’ennemi a éteint les feux et on entend un bruit ininterrompu dans son camp, dit-il. Que signifie cela ? Ou il s’en va, et c’est la seule chose que nous devions craindre, ou il change de position (il sourit). Mais même, s’il occupait Thurass, il nous éviterait seulement beaucoup de peines, et toutes les dispositions, jusqu’aux moindres détails, resteraient les mêmes.

— Comment cela ? dit le prince André qui attendait depuis longtemps l’occasion d’exprimer ses doutes.

Koutouzov s’éveilla, toussota et regarda les généraux.

— Messieurs, la disposition prise ne peut être changée ni demain, ni même aujourd’hui (parce qu’il est déjà plus de minuit). Vous l’avez entendue, et nous tous accomplirons notre devoir. Et, avant la bataille, il n’y a rien de plus important… (il se tut un moment) que de bien dormir.

Koutouzov fit le mouvement de se lever ; les généraux saluèrent et s’éloignèrent. Il était déjà minuit passé. Le prince André sortit.

Le Conseil supérieur de la guerre devant lequel le prince André n’avait pas pu exposer son projet, ainsi qu’il l’avait espéré, lui laissait une impression vague et troublée. Qui avait raison, Dolgoroukov et Veyroter, ou Koutouzov, Langeron et ceux qui n’approuvaient pas le plan d’attaque ?

Il ne le savait. « Mais, est-ce que Koutouzov n’aurait pas pu exprimer directement à l’Empereur ses idées ! Ne peut-on pas agir autrement ? À cause de considérations personnelles de courtisans doit-on risquer des milliers d’existences et la mienne ?) ; pensait-il.

« Oui, il se peut qu’on me tue demain. » Et tout à coup, à cette idée de la mort, une série de souvenirs, les plus lointains et les plus intimes, s’éveillèrent dans son imagination. Il se rappelait les derniers adieux avec son père, avec sa femme, les premiers temps de son amour pour elle. Il se rappelait sa grossesse, et il se sentit ému pour elle et pour soi-même, et tout nerveux, il sortit de la cabane où il logeait avec Nesvitzkï et se mit à marcher devant la maison.

La nuit était brumeuse et, à travers le brouillard, le clair de lune glissait mystérieusement. « Oui, demain, demain, — pensait-il — demain peut-être tout sera-t-il fini pour moi ; tous ces souvenirs ne seront peut-être plus, ils n’auront plus pour moi aucun sens, et demain peut-être, même sûrement, je le pressens, pour la première fois je devrai enfin montrer tout ce que je puis faire. »

Et il se représentait la bataille, la défaite, la concentration de la bataille sur un seul point, l’embarras de tous les chefs. Et voilà : ce moment heureux, ce Toulon qu’il a attendu si longtemps s’offre enfin à lui. Il exprime fermement et nettement son opinion à Koutouzov, à Veyroter, aux empereurs. Tous sont frappés de la justesse de ses considérations, mais personne ne s’engage à les réaliser. Alors, il prend un régiment, une division, s’assure que personne ne se mêlera de ses dispositions et il conduit sa division au point décisif, et, à lui seul, il remporte la victoire. « Et la mort et les souffrances, » dit une autre voix. Mais le prince André ne répond pas à cette voix et continue ses succès.

La bataille suivante est élaborée par lui seul. Officiellement il est près de Koutouzov, mais il fait tout lui-même. La bataille suivante est gagnée par lui seul, Koutouzov est déplacé et c’est lui qu’on nomme… « Et bien, et après ? » dit de nouveau une voix. « Et après, si avant d’accomplir cela tu n’es pas dix fois blessé, tué, si tu ne t’es pas trompé ; et bien, après ? » — « Après, se répond le prince André, je ne sais pas, après, je ne veux pas, et ne peux pas le savoir. Mais si je désire cela, si je veux la gloire, si je veux que les hommes me connaissent, qu’ils m’aiment, suis-je donc coupable, suis-je coupable de vouloir cela seul, de ne vivre que pour cela ? Oui, seulement pour cela ! Je ne l’avouerai jamais à personne, mais, mon Dieu, que donc faire si je n’aime que la gloire, l’amour des hommes. La mort, les blessures, la perte de la famille, rien ne m’effraye. Si chers que puissent m’être mon père, ma sœur, ma femme, et ceux que j’aime le plus, si terrible et antinaturel que ce puisse paraître, je les donnerais tous sans hésiter, pour un moment de gloire, de triomphe, pour l’amour d’hommes que je ne connais pas, que je ne connaîtrai jamais, pour l’amour de ces hommes-là » — fit-il, en entendant causer dans la cour de Koutouzov.

Dans la cour de Koutouzov on entendait les voix des brosseurs qui s’apprêtaient à se coucher ; une voix, probablement celle d’un cocher, agaçait le vieux cuisinier de Koutouzov, appelé Tite, que le prince André connaissait, et disait : «Tite, eh Tite ?»

— Quoi ?

— Tite, va battre le blé[2], — répondit celui qui plaisantait.

— Allez au diable ! — éclata la voix, dominée par le rire des brosseurs et des domestiques.

« Et quand même, je n’aime et ne tiens qu’au triomphe sur tous ceux-ci, je ne tiens qu’à la gloire, et à la force mystérieuse qui ici même, s’avance vers moi, dans ce brouillard ! »

  1. Puisque l’ennemi s’appuie de son aile gauche sur les montagnes boisées et de l’aile droite s’étend le long de Kobelnitz et de Sokolnitz, derrière les étangs situés là, et que nous, au contraire, avec notre aile gauche, dépassons de beaucoup son aile droite, alors il nous sera avantageux d’attaquer cette aile ennemie surtout si nous occupons les villages Sokolnitz et Kobelnitz ce qui nous donnera la possibilité d’attaquer l’ennemi de flanc et de l’acculer dans la plaine entre Schlapanitz et la forêt de Thurass, en évitant le défilé entre Schlapanitz et Bielovitz qui couvre le front de l’ennemi. Pour atteindre ce but il faut… la première colonne marche… la deuxième colonne marche… la troisième marche…, etc.
  2. Jeu de rimes intraduisible.