Guerre et Paix (trad. Bienstock)/IV/05

La bibliothèque libre.
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 8p. 258-262).


V

— Eh bien ! commencez ! dit Dolokhov.

— Quoi ? dit Pierre, toujours avec le même sourire.

La situation devenait terrible. Il était évident que l’affaire ne pouvait plus être arrêtée, qu’elle marchait d’elle-même, indépendamment déjà de la volonté des hommes et qu’elle devait s’accomplir.

Denissov, le premier, sortit jusqu’à la barre et prononça :

— Puisque les adve’sai’es ’efusent de se ’éconcilier, alo’s ne vous plai’ait-il pas de commencer : de p’end’e les pistolets, et au commandement de t’ois, se ’app’ocher.

Un !… deux !… t’ois !… — cria Denissov d’un ton irrité, et il se mit en côté.

Tous deux se rapprochaient de plus en plus, par le chemin tracé, et se reconnaissaient à travers le brouillard.

Les adversaires avaient le droit, en marchant à la limite, de tirer quand bon leur semblerait — Dolokhov marchait lentement, sans lever le pistolet. De ses yeux clairs, bleus et brillants, il regardait le visage de son adversaire. Sa bouche, comme toujours, semblait sourire.

— Alors je pourrai tirer quand je voudrai ? demanda Pierre. Et au commandement de trois, il s’avança à pas rapides en s’écartant du chemin tracé et marchant dans la neige. Pierre tenait son pistolet en tendant le bras droit, il semblait craindre de se tuer lui-même avec son arme. Il écartait soigneusement la main gauche, car il était porté à soutenir par elle sa main droite, et il savait qu’on ne pouvait faire cela. Après avoir fait six pas en s’écartant du sentier dans la neige, Pierre regarda sous ses pieds, jeta un regard rapide sur Dolokhov, et pliant le doigt comme on le lui avait indiqué, il tira. Pierre, qui ne s’attendait nullement à un coup aussi fort, tressaillit, puis sourit lui-même de son impressionnabilité et s’arrêta. Au premier moment, la fumée, particulièrement épaisse à cause du brouillard, l’empêcha de voir, mais l’autre coup qu’il attendait ne suivit pas, il entendit seulement les pas hâtifs de Dolokhov et l’aperçut à travers la fumée. D’une main il se tenait le côté gauche, et de l’autre serrait le pistolet baissé. Son visage était pâle.

Rostov accourut et lui dit quelque chose.

— N… on, — prononça Dolokhov, les dents serrées. — Non, ce n’est pas terminé. Et faisant encore quelques pas saccadés, en chancelant il arriva jusqu’au sabre et tomba dans la neige.

Sa main gauche était couverte de sang. Il l’essuya à son veston et s’appuya sur elle. Son visage était pâle, froncé et tremblant.

— S’il vous pl…, — commença-t-il, mais il ne pouvait achever d’un coup — … plaît, termina-t-il avec effort.

Pierre retenant à peine ses sanglots accourut vers Dolokhov ; déjà il voulait franchir l’espace séparant les limites quand Dolokhov s’écria : « À la barre ! »

Pierre comprit de quoi il s’agissait et s’arrêta près de son sabre. Dix pas seulement les séparaient. Dolokhov tomba de côté dans la neige, la mordit avec avidité, puis de nouveau releva la tête, se redressa sur les jambes et s’assit en cherchant un point d’appui résistant. Il avalait de la neige et la suçait. Ses lèvres tremblaient, mais il souriait toujours, ses yeux brillaient d’effort et de colère en rassemblant ses dernières forces ; il leva le pistolet et se mit à viser.

— De côté… couvrez-vous du pistolet ! — prononça Nesvitzkï.

— Couv’ez-vous ! ne put s’empêcher de dire Denissov lui-même à son adversaire.

Pierre, avec un sourire doux de regret et de repentir, sans se garer, les bras et les jambes écartées, présentant sa large poitrine, se tenait debout droit devant Dolokhov et le regardait tristement.

Denissov, Rostov et Nesvitzkï fermaient les yeux. Au même moment ils entendirent un coup et le cri méchant de Dolokhov :

— Manqué ! criait-il, et tout affaissé il tombait le visage dans la neige.

Pierre se saisit par la tête et en se détournant partit dans le bois. Il marchait dans la neige en prononçant à haute voix des mots incompréhensibles :

— Stupide !… stupide !… la mort… le mensonge… répétait-il en fronçant les sourcils.

Nestvitzkï l’arrêta et l’emmena chez lui.

Rostov et Denissov emportèrent le blessé.

Dolokhov, les yeux fermés, était couché dans le traîneau et ne répondait rien aux questions qu’on lui posait. Mais en entrant à Moscou, il parut s’éveiller, et, levant la tête avec effort, il prit la main de Rostov qui était assis près de lui. Rostov était frappé de l’expression tout à fait changée et inattendue, enthousiaste et tendre, du visage de Dolokhov.

— Eh bien, quoi ? Comment te sens-tu ? lui demanda Rostov.

— Mal ! Mais il ne s’agit pas de cela, mon ami, — fit Dolokhov d’une voix suffocante. — Où sommes-nous ? À Moscou, je sais. Moi, ce n’est rien, mais elle je l’ai tuée, tuée. Elle ne le supportera pas !

— Qui ? demanda Rostov.

— Ma mère, mon ange, mon ange adorée, ma mère !

Et Dolokhov pleurait en serrant la main de Rostov.

Quand il fut un peu calmé il expliqua à Rostov qu’il habitait avec sa mère, et que si elle le voyait mourant, elle ne pourrait le supporter. Il supplia Rostov d’aller chez elle et de la préparer.

Rostov partit devant pour s’acquitter de cette obligation. À son étonnement, il reconnut que Dolokhov, ce polisson, ce bretteur de Dolokhov, vivait à Moscou avec sa vieille mère et sa sœur, bossue, et qu’il était le plus tendre des fils et des frères.