Guerre et Paix (trad. Bienstock)/VI/11

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 9p. 67-73).


XI

Les affaires des Rostov ne s’étaient pas rétablies durant les deux années qu’ils avaient passées à la campagne.

Bien que Nicolas Rostov, ferme dans son intention, continuât à servir modestement dans un régiment obscur, ayant relativement très peu d’argent, la vie à Otradnoié était telle, et surtout Mitenka gérait si bien, que les dettes augmentaient chaque année. La seule ressource qui s’offrait au vieux comte, c’était le service, et il vint à Pétersbourg pour chercher un emploi et en même temps, comme il disait, pour amuser ses filles une dernière fois. Peu après l’arrivée des Rostov à Pétersbourg, Berg demanda en mariage Véra ; elle lui fut accordée.

Bien qu’à Moscou les Rostov appartinssent à la haute société sans le savoir eux-mêmes et sans penser à quelle société ils appartenaient, à Pétersbourg, leur salon était mélangé et sans caractère. À Pétersbourg, ils étaient des provinciaux auxquels ne condescendaient pas ces mêmes gens que Rostov hébergeait à Moscou sans leur demander à quelle société ils appartenaient.

Les Rostov à Pétersbourg étaient hospitaliers comme à Moscou, et les personnes les plus diverses se réunissaient à leur table : des voisins de campagne, de vieux propriétaires sans fortune avec leurs filles, la demoiselle d’honneur Péronskaïa, Pierre Bezoukhov et le fils du chef de poste du district qui servait à Pétersbourg. Parmi les hommes, Boris, Pierre, que le vieux comte avait rencontré dans la rue et amené chez lui, et Berg, qui passait des journées entières chez les Rostov et montrait à la comtesse aînée Véra, des attentions que peut seul montrer un prétendant, devinrent très vite les familiers de la maison.

Ce n’est pas en vain que Berg montrait à tout le monde sa main droite blessée à Austerlitz et racontait qu’il avait tenu de la main gauche l’épée, qui lui était inutile. Il narrait cet événement avec tant de précision et de gravité, que tous croyaient à futilité et à l’importance de cet acte et que Berg reçut, pour Austerlitz, deux récompenses.

À la guerre de Finlande, il avait également réussi à se distinguer. Il avait ramassé l’éclat d’un obus qui avait tué l’aide de camp près du général en chef, et il l’avait porté à son chef. Comme après Austerlitz, il racontait cela à tous avec tant d’insistance et si longuement, que tous croyaient qu’il fallait faire cela, et, pour la guerre de Finlande, Berg reçut encore deux récompenses.

En 1809, il était capitaine de la garde, décoré et occupait à Pétersbourg un poste pécuniairement avantageux.

Quelques esprits forts souriaient bien quand on leur parlait des qualités de Berg, mais on ne pouvait nier que Berg fût un officier rangé et courageux, très bien noté des chefs, et un garçon de bonne moralité dont l’avenir était brillant et la situation solide dans la société.

Quatre ans auparavant, s’étant rencontré à Moscou, aux fauteuils d’orchestre, avec un camarade allemand, Berg, lui montrant Véra Rostov, avait dit : « Das soll mein Weib werden. »[1]. Et dès ce moment il avait résolu de l’épouser.

Maintenant, à Pétersbourg, en comparant la situation des Rostov et la sienne, il avait décidé que le moment était venu, et il fit sa demande.

La proposition de Berg fut d’abord accueillie par un étonnement peu flatteur pour lui. On trouvait étrange que le fils d’un obscur gentilhomme Livonien demandât en mariage une comtesse Rostov ; mais la qualité dominante du caractère de Berg était un tel égoïsme naïf et bon enfant que les Rostov pensèrent malgré eux qu’il fallait que ce fût bien, puisque lui-même en était si convaincu. En outre, les affaires des Rostov étaient si malades, que le fiancé ne pouvait l’ignorer. Enfin Véra avait vingt-quatre ans ; elle sortait beaucoup, et bien qu’elle fût indiscutablement belle et sage, jusqu’à présent personne n’avait recherché sa main.

Le consentement fut donné.

— Voyez-vous, disait Berg à son camarade qu’il appelait son ami seulement parce qu’il savait que chaque homme a des amis, voyez-vous, j’ai tout calculé, et je ne me marierais pas si je n’avais pas réfléchi et si c’était désavantageux. Maintenant, au contraire, mon père et ma mère sont tout à fait à l’aise, je leur ai installé un petit domaine sur la Baltique et moi je pourrai vivre à Pétersbourg avec mes appointements, sa fortune et ma régularité. On pourra bien vivre. Je ne me marie pas pour l’argent, je trouve que ce n’est pas noble, mais il faut que la femme et le mari collaborent. Moi, j’ai le service, elle, elle a les relations et une petite fortune. En notre temps, c’est quelque chose, n’est-ce pas ? Et principalement, c’est une jeune fille bonne, respectueuse, et qui m’aime…

Berg rougit et sourit.

— Et moi aussi je l’aime, parce qu’elle a un caractère raisonnable et très bon. Voilà, l’autre sœur, de la même famille, c’est le contraire, elle a un caractère désagréable, elle n’a pas d’esprit et vous savez… quelque chose… désagréable, tandis que ma fiancée… Voilà, vous viendrez chez nous…, continuait Berg ; il voulait dire « dîner » mais il réfléchit et dit : « prendre du thé », et, d’un rapide mouvement de langue, il laissa échapper un petit cercle de fumée, qui figurait tout à fait ses rêves de bonheur.

Après la première impression d’étonnement causée chez les parents par la demande de Berg, comme c’est d’usage en pareilles occasions, il se manifesta un état de fête et de joie. Mais cette joie n’était pas franche, elle n’était qu’extérieure. Les parents semblaient un peu honteux de ce mariage. Ils se sentaient aussi gênés parce qu’ils avaient peu aimé Véra et maintenant s’en débarrassaient si facilement.

Le vieux comte était surtout confus. Il est probable qu’il n’aurait pas su dire la cause de sa gêne, qui provenait de ses affaires d’argent. Il ignorait absolument combien il avait de dettes et ce qu’il pourrait donner en dot à Véra. À la naissance des filles, à chacune était destinée une dot de trois cents âmes, mais comme un des villages était déjà vendu, l’autre hypothéqué et si grevé qu’il devait être vendu, il était donc impossible de donner un domaine.

Et d’argent il n’en avait point.

Berg était déjà fiancé depuis plus d’un mois, il ne restait plus qu’une semaine avant le mariage et le comte n’avait pas encore décidé la question de la dot et n’en avait même pas parlé à sa femme. Tantôt il voulait donner à Véra le domaine du gouvernement de Riazan, tantôt vendre la forêt, tantôt emprunter de l’argent en souscrivant des billets à ordre. Quelques jours avant le mariage, Berg entra de bonne heure dans le cabinet de travail du comte et, avec un sourire aimable, demanda respectueusement à son futur beau-père de lui dire ce qu’il donnerait à la comtesse Véra.

Le comte était si confus de cette question, attendue depuis longtemps, qu’il répondit sans réfléchir la première chose qui lui vint en tête.

— J’aime que tu te soucies… J’aime… tu seras content… Et en frappant Berg sur l’épaule, il se leva, désirant finir cette conversation. Mais Berg, en souriant agréablement, déclara qu’il n’était pas sûr de ce qu’on donnerait à Véra et voulait au moins connaître d’avance la part qu’on lui destinait ; sinon il serait forcé de se retirer.

— Car, jugez vous-même, comte, si je me permettais de me marier sans avoir des moyens assurés d’entretenir ma femme, j’agirais lâchement…

La conversation finit par ceci, que le comte, pour être magnanime et ne pas subir de nouvelle demande, dit qu’il donnerait un billet à ordre de quatre-vingt mille roubles. Berg sourit doucement, baisa respectueusement l’épaule du comte, dit qu’il était très reconnaissant mais qu’il ne pouvait maintenant s’engager dans une nouvelle vie sans recevoir trente mille roubles comptant.

— Du moins vingt mille, comte, ajouta-t-il, et le billet à ordre seulement de soixante mille.

— Oui, oui, bon, répondit vivement le comte. Seulement permets-moi, mon ami, je donnerai vingt mille et le billet à ordre de quatre-vingt. Comme ça, embrasse-moi.

  1. Voilà celle qui sera ma femme.