Guerre et Paix (trad. Bienstock)/VI/15

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 9p. 93-97).


XV

Depuis le matin de ce jour, Natacha n’avait pas eu un moment de libre, et pas une seule fois, n’avait eu le temps de penser à ce qu’elle verrait.

À l’air humide et froid, dans l’étroitesse obscure de la voiture branlante, pour la première fois elle se représenta vivement ce qui l’attendait là-bas, au bal, dans les salons éclairés : la musique, les fleurs, les danses, l’empereur, toute la jeunesse brillante de Pétersbourg. Ce qui l’attendait était si beau, qu’elle ne pouvait y croire, tant cela ressemblait peu à l’impression de froid, d’étroitesse, d’obscurité, de la voiture. Elle comprit tout ce qui l’attendait là-bas, seulement, lorsqu’en foulant le tapis rouge du perron elle entra dans le vestibule, ôta sa pelisse et, à côté de Sonia, devant sa mère, gravit, parmi les fleurs, l’escalier éclairé. Seulement alors, elle se rappela comment elle devait se tenir au bal, et tâcha de prendre ces manières majestueuses qu’elle jugeait convenables au bal, pour une jeune fille. Mais, pour son bonheur, elle sentait que ses yeux couraient en tous sens, elle ne distinguait rien nettement, son pouls battait cent fois à la minute et le sang commençait à affluer à son cœur. Elle ne pouvait prendre ces airs qui l’eussent rendue ridicule et montait, tremblante d’émotion, en essayant de toutes ses forces de le cacher. Et c’était précisément ce qui lui allait le mieux. Devant et derrière eux, des invités, aussi en costume de bal, s’avancaient en causant à voix basse. Les glaces de l’escalier reflétaient les dames en robes blanches, bleues et roses, avec des diamants et des perles sur les bras et les cous nus.

Natacha regardait dans les glaces et ne pouvait s’y distinguer des autres. Tout se confondait en une procession brillante. En entrant dans le premier salon, le bruit des voix, des pas, des salamalecs étourdit Natacha. La lumière l’aveuglait encore davantage.

Le maître et la maîtresse du logis qui, depuis déjà une demi-heure, se tenaient près de la porte et saluaient les invités par les mêmes paroles : « charmés de vous voir », accueillirent de la même façon les Rostov et mademoiselle Peronskaïa.

Les deux fillettes en robe blanche avec des roses dans leurs cheveux noirs, saluèrent de même, mais, malgré elle, la maîtresse arrêta plus longtemps son regard sur la mince Natacha. Elle la regarda et eut, pour elle seule, un sourire particulier, différent de son sourire de maîtresse de maison. Peut-être, en la regardant, se rappelait-elle son passé de jeune fille et son premier bal. Le maître du logis suivait également des yeux Natacha ; il demanda au comte laquelle était sa fille ?

Charmante, dit-il en baisant le bout de ses doigts.

Dans la salle de bal, les invités se pressaient près de la porte d’entrée en attendant l’empereur. La comtesse se plaça au premier rang de cette foule. Natacha entendait et sentait que quelques voix parlaient d’elle et qu’on la regardait. Elle comprit qu’elle plaisait à ceux qui la remarquaient et cette observation la rassura un peu.

— « Il y en a comme nous, il y en a de pires, » pensa-t-elle.

Mademoiselle Peronskaïa désignait à la comtesse les personnes les plus importantes qui étaient au bal :

— Voici l’ambassadeur de Hollande, vous voyez, le gris. — Elle désignait un petit vieux à la chevelure argentée, bouclée, entouré de dames qu’il faisait rire.

— Et voici elle, la reine de Pétersbourg, la comtesse Bezoukhov, dit-elle en montrant Hélène qui entrait.

— Comme elle est belle ! Elle n’en céderait pas à Marie Antonovna. Regardez, jeunes et vieux l’ entourent. Elle est belle et spirituelle… On dit que le grand-duc est fou d’elle. Et voilà, ces deux-ci, bien qu’elles ne soient pas belles, sont encore plus entourées ; — elle désignait une dame et sa fille laide qui traversaient la salle. C’est une demoiselle millionnaire, dit mademoiselle Peronskaïa, et voici les soupirants.

— Voici le frère de la comtesse Bezoukhov, Anatole Kouraguine. — Et elle montrait un beau chevalier-garde qui passait devant elles, la tête haute, regardant quelque part au-dessus des dames. — Il est beau, n’est-ce pas ! On le marie à cette riche demoiselle. Et votre cousin Droubetzkoï lui aussi tourne beaucoup autour… On parle de millions.

— Oui, oui, c’est lui-même, l’ambassadeur français, répondit-elle à la comtesse qui, en désignant de Caulaincourt, lui demandait qui c’était. Regardez, comme un empereur. Et malgré tout, les Français sont très charmants, très charmants. En société, personne n’est plus charmant… Ah ! c’est elle ! Non, il n’y a pas à dire, elle est mieux que toutes, notre Marie Antonovna ! Et comme elle est habillée simplement. C’est délicieux. Et ce gros en lunettes, le franc-maçon universel ! — dit mademoiselle Peronskaïa en désignant Bezoukhov, mettez-le à côté de sa femme ; en voilà un grotesque.

Pierre déplaçait son gros corps en écartant la foule et saluant à droite et à gauche, avec négligence et bonhomie, comme s’il circulait dans la foule des halles. Il avait l’air de chercher quelqu’un.

Natacha aperçut avec plaisir le visage connu de Pierre, ce grotesque, comme l’appelait mademoiselle Peronskaïa. Elle savait que Pierre les cherchait dans la foule, elle en particulier. Pierre lui avait promis d’être au bal et de lui présenter des cavaliers.

Sans aller jusqu’à eux, Pierre s’arrêta près d’un invité brun, pas grand, très beau, en uniforme blanc, qui se trouvait près d’une fenêtre et causait avec un vieux monsieur décoré de croix et de rubans. Natacha reconnut aussitôt le jeune homme en uniforme blanc. C’était Bolkonskï, qui lui semblait très rajeuni, gai et embelli.

— Voici encore une connaissance, Bolkonskï, vous voyez, maman, dit Natacha en désignant le prince André. Vous vous rappelez, il a passé la nuit chez nous à Otradnoié.

— Ah ! vous le connaissez aussi, dit mademoiselle Peronskaïa. Je le déteste. Il fait à présent la pluie et le beau temps. Un orgueil sans bornes. Il est comme son père. Il s’est lié avec Spéransky, ils écrivent des projets quelconques. Regardez comme il cause aux dames ! Elles lui parlent et il se détourne ; je l’arrangerais s’il agissait ainsi avec moi.