Guerre et Paix (trad. Bienstock)/VIII/12

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 9p. 360-365).


XII

Le lendemain, après le thé, les Rostov n’allèrent nulle part et personne ne vint chez eux.

Maria Dmitrievna, en cachette de Natacha, parla avec son père. Natacha devina qu’ils causaient du vieux prince et inventaient quelque chose, et elle en fut inquiète, et offensée. À chaque instant elle attendait le prince André, et deux fois, en ce jour, elle envoya le portier à Vozdvijenka, s’informer s’il n’était point arrivé. Il n’était pas rendu ; et c’était maintenant, pour Natacha, plus pénible qu’aux premiers jours de son arrivée. À l’impatience, à la tristesse se joignaient le souvenir désagréable de l’entrevue avec la princesse Marie et avec le vieux prince et une peur et une inquiétude dont elle ne savait pas la cause. Il lui semblait toujours ou qu’il ne viendrait jamais, ou qu’avant son arrivée, quelque événement se produirait. Elle ne pouvait, comme auparavant, penser à lui tranquillement et longuement. Aussitôt qu’elle commençait à y penser, à ce souvenir se joignait celui du vieux prince et de la princesse Marie, celui du dernier spectacle et de Kouraguine, et, de nouveau, elle se demandait si elle n’était pas coupable, si elle n’avait pas manqué à sa fidélité pour le prince André, et de nouveau elle se rappelait jusqu’au moindre détail, chaque mot, chaque geste, chaque nuance du jeu de physionomie de cet homme qui savait exciter en elle un sentiment incompréhensible et terrible.

Aux yeux des familiers, Natacha semblait plus animée qu’à l’ordinaire, mais elle n’était pas aussi calme et aussi heureuse qu’auparavant.

Le dimanche matin, Maria Dmitrievna emmena ses hôtes à la messe dans sa paroisse, à l’église de l’Assomption.

— Je n’aime pas ces églises à la mode, disait-elle, visiblement fière de son indépendance, Dieu est partout le même. Notre prêtre est très bon et officie très convenablement, avec noblesse, et le diacre aussi. Sera-ce plus saint parce qu’on chantera un concert dans le chœur ? Je n’aime pas cela, c’est de l’idolâtrie.

Maria Dmitrievna aimait jouir du dimanche et savait le fêter. Depuis le samedi sa maison était toute lavée et nettoyée, ses domestiques et elle ne travaillaient pas, prenaient leurs habits de fête et tous allaient à la messe. Au dîner des maîtres, on ajoutait des plats et aux domestiques on donnait de l’eau-de-vie, des oies rôties ou des cochons de lait ; mais nulle part on ne remarquait autant de fête que dans le large visage de Maria Dmitrievna, qui, ce jour-là, recevait l’expression immuable de la solennité.

Quand on eut pris le café, après la messe, dans le salon dont on avait enlevé les housses, on vint annoncer à Maria Dmitrievna que la voiture était prête, et d’un air sévère, parée de son châle de fête qu’elle mettait pour faire des visites, elle se leva et déclara qu’elle allait chez le prince Nicolas Andréiévitch Bolkonskï, pour s’expliquer avec lui au sujet de Natacha.

Après le départ de Maria Dmitrievna, l’ouvrière de madame Chalmet arriva, et Natacha, très contente de la distraction, fermant la porte de la chambre voisine du salon, s’occupa de l’essayage d’une robe neuve. Pendant qu’elle mettait le corsage encore bâti, sans les manches, et, en tournant la tête, se regardait dans le miroir pour voir comment allait le dos, elle entendit dans le salon les sons animés de la voix de son père et d’une autre voix, de femme, qui la fit rougir, c’était la voix d’Hélène. Natacha avait à peine réussi à enlever le corsage qu’elle essayait, que la porte s’ouvrit, et dans la chambre entra, brillante d’un sourire doux et tendre, la comtesse Bezoukhov, en robe de velours lilas foncé avec un haut col.

Ah ! ma délicieuse ! charmante ! — dit-elle à Natacha toute rouge. Non, ça ne ressemble à rien, mon cher comte, dit-elle à Ilia Andréiévitch, qui entrait derrière elle. Comment ! vivre à Moscou et n’aller nulle part ? Non, je ne vous quitte pas. Ce soir, mademoiselle Georges déclamera chez moi, et quelques amis viendront, et si vous ne m’amenez pas vos belles, qui sont beaucoup mieux que mademoiselle Georges, je ne vous connais plus. Mon mari n’est pas ici, il est parti à Tver, autrement je l’aurais envoyé vous chercher. Venez absolument, venez à neuf heures.

Elle salua de la tête la couturière qu’elle connaissait, et qui s’inclina devant elle très respectueusement, puis elle s’assit sur une chaise, près du miroir, en déployant avec art sa robe de velours. Elle ne cessait de bavarder gaiement en admirant sans cesse la beauté de Natacha. Elle examinait ses robes, et les louait, en se vantant aussi de sa robe neuve de gaze métallique reçue de Paris, et elle conseillait à Natacha de se faire faire la pareille.

— Mais, à vous, tout vous va, ma belle, dit-elle.

Un sourire de plaisir ne quittait pas le visage de Natacha. Elle se sentait heureuse et épanouie sous les louanges de cette étonnante comtesse Bezoukhov qui auparavant lui semblait une dame si inaccessible et si importante, et qui maintenant était si gentille avec elle. Natacha devenait gaie, elle se sentait presque amoureuse de cette femme si belle et si simple.

Hélène, de son côté, admirait sincèrement Natacha et désirait la divertir. Anatole lui avait demandé de le mettre en présence de Natacha, c’est pourquoi elle était venue chez les Rostov. L’idée de rapprocher son frère et Natacha l’amusait.

Bien qu’elle eût eu du dépit contre Natacha, parce qu’à Pétersbourg elle lui avait ravi Boris, maintenant elle n’y pensait plus, et, de toute son âme, désirait du bien à Natacha. En quittant les Rostov, elle prit à part sa protégée.

— Hier mon frère a dîné chez nous ; nous mourions de rire : il n’a rien mangé et soupire après vous, ma belle. Il est fou, mais fou amoureux de vous, ma chère.

À ces paroles, Natacha rougit profondément.

— Comme elle rougit, comme elle rougit, ma délicieuse ! si vous aimez quelqu’un, ma délicieuse, ce n’est pas une raison pour se cloîtrer, si même vous êtes promise, je suis sûre que votre promis aurait désiré que vous alliez dans le monde en son absence, plutôt que de périr d’ennui : Venez absolument, prononça Hélène.

« Alors elle sait que je suis fiancée ; avec son mari, avec Pierre, ce juste Pierre, ils causent de cela et en rient. Alors ce n’est rien. » Et de nouveau, sous l’influence d’Hélène, ce qui, auparavant lui semblait terrible, lui paraissait maintenant simple et naturel. « Et elle, si grande dame, si charmante, on le voit, elle m’aime de tout son cœur… Pourquoi ne pas s’amuser ? » pensait Natacha en fixant Hélène de ses yeux grands ouverts.

Maria Dmitrievna rentra pour le dîner, taciturne et sérieuse ; évidemment elle avait été éconduite chez le vieux prince. Elle était trop émue de ce qui s’était passé pour être en état de le raconter tranquillement. À la question du comte, elle répondit que tout allait bien, et qu’elle le raconterait le lendemain. Ayant appris la visite de la comtesse Bezoukhov et l’invitation à la soirée, Maria Dmitrievna dit :

— Je n’aime pas la société de madame Bezoukhov et je ne vous la conseille pas ; mais si tu as promis, va, tu te distrairas, ajouta-t-elle, s’adressant à Natacha.