Guerre et Paix (trad. Bienstock)/X/04
Lissia-Gorï, la propriété du prince Nicolas Andréiévitch Bolkonskï, se trouvait à soixante verstes au delà de Smolensk et à trois verstes de la route de Moscou.
Ce même soir que le prince donnait des ordres à Alpatitch, Desalles demanda à être reçu par la princesse. Il lui dit : que puisque le prince, qui n’est pas très bien portant, ne prend aucune mesure pour sa sécurité, alors qu’on voit par la lettre du prince André que le séjour de Lissia-Gorï n’est pas tout à fait sûr, il se permet respectueusement de lui conseiller d’envoyer par Alpatitch une lettre au gouverneur de la province, à Smolensk, avec la demande de faire savoir quel est l’état des choses et quels dangers menacent Lissia-Gorï. Desalles écrivit pour la princesse Marie la lettre au gouverneur ; elle la signa et la fit remettre à Alpatitch avec l’ordre de la transmettre au gouverneur et, en cas de danger, de rentrer le plus vite possible.
Après avoir reçu tous les ordres, Alpatitch, accompagné de ses domestiques, en bonnet blanc ouaté (cadeau du prince), avec un bâton (comme le vieux prince), sortit pour se mettre dans le cabriolet couvert de cuir, attelé de trois vigoureux rouans.
Les clochettes étaient attachées de manière à ne pas sonner et les grelots enveloppés de papier. Le prince ne permettait à personne, à Lissia-Gorï, d’aller avec des clochettes. Mais Alpatitch aimait les clochettes et les grelots pour les longs voyages. L’entourage d’Alpatitch : l’intendant, le teneur de livres, la cuisinière, l’aide-cuisinière, deux vieilles femmes, le petit groom, les cochers et divers domestiques l’accompagnaient. Sa fille lui mettait derrière le dos et sous lui des oreillers de plume. La vieille belle-sœur, en cachette, glissait un petit paquet. Un des cochers, le tenant sous le bras, l’aidait à monter.
— Bon, bon ! des préparatifs de femmes ! De femmes ! de femmes ! prononça-t-il très vite, en soufflant de la même façon que le vieux prince.
Alpatitch s’assit dans la voiture. Après avoir donné les derniers ordres sur le travail, et cela sans imiter le prince, Alpatitch décoiffa sa tête chauve et se signa trois fois.
— S’il arrive quelque chose, retournez, Iakov Alpatitch ! Au nom du Christ, ayez pitié de nous ! lui cria la femme en faisant allusion aux bruits de la guerre et à l’ennemi.
— Des femmes ! des femmes ! bavardages de femmes ! prononça Alpatitch, et il partit en regardant autour de lui les champs tantôt de seigle jauni, tantôt d’avoine épaisse encore verte, tantôt encore noirs et prêts à être ensemencés.
Tandis qu’il avançait, Alpatitch, en fixant ses regards sur les champs de seigle que par-ci par-là on commençait à faucher, admirait l’abondance extraordinaire des semailles de printemps, et il faisait ses calculs sur les semailles, la récolte, et tâchait de se rappeler s’il n’avait pas oublié quelque ordre du prince.
Après s’être arrêté deux fois en route pour soigner les chevaux, le 4 août, vers le soir, Alpatitch arriva à la ville. En route il avait rencontré et dépassé des fourgons et des troupes. Tout en approchant de Smolensk, il entendait des coups lointains, mais ces sons ne le frappaient pas. Ce qui l’étonna surtout, ce fut de voir, en s’approchant de Smolensk, un beau champ d’avoine que des soldats fauchaient, évidemment pour leurs chevaux, et où ils disposaient leur campement. Ce fait frappa Alpatitch, mais bientôt il l’oublia en pensant à ses affaires.
Tous les intérêts de la vie d’Alpatitch, depuis déjà plus de trente ans, étaient limités à la seule volonté du prince : jamais il n’était sorti de ce cercle. Tout ce qui ne touchait pas l’accomplissement des ordres du prince non seulement ne l’intéressait pas mais n’existait pas pour lui.
En arrivant le 4 août au soir à Smolensk, Alpatitch s’arrêta de l’autre côté du Dniéper, dans le faubourg Gatchensk, à l’auberge de Férapontov, chez qui, depuis trente ans, il avait l’habitude de loger. Trente ans auparavant, Férapontov, après avoir acheté, avec l’aide d’Alpatitch, un bois au prince, s’était mis à faire du commerce, et maintenant il avait une maison, une auberge et une boutique de farine dans le chef-lieu de la province. Férapontov était un gros paysan de cinquante ans, brun, rouge, avec des lèvres épaisses, un gros nez camard, des bosses au-dessus des sourcils noirs froncés et un gros ventre.
Férapontov, en gilet et chemise de coton, se tenait près de sa boutique qui donnait sur la rue. En apercevant Alpatitch, il s’approcha de lui.
— Sois le bienvenu, Iakov Alpatitch. Les gens s’enfuient de la ville et toi tu y viens, dit-il.
— Pourquoi s’enfuient-ils de la ville ? demanda Alpatitch.
— Moi aussi je dis que le peuple est sot : il craint toujours les Français.
— Des racontars de femmes ! Des racontars de femmes ! prononça Alpatitch.
— Et moi aussi, c’est ce que je dis, Iakov Alpatitch. Je dis : l’ordre est donné de ne pas laisser entrer, alors c’est sûr. Même les paysans demandent trois roubles par chariot. Ce ne sont pas des chrétiens !
Iakov Alpatitch écoutait distraitement. Il demanda un samovar, du foin pour les chevaux et, après avoir bu le thé, il se coucha.
Toute la nuit, devant l’auberge, des troupes défilaient dans la rue. Le lendemain Alpatitch mit son cafetan, qu’il ne portait qu’en ville, et partit à ses affaires. Le matin était ensoleillé et à huit heures il faisait déjà chaud. « C’est une fameuse journée pour la moisson ! » pensa Alpatitch.
Hors de la ville, dès le grand matin, on entendait des coups.
Après huit heures, la canonnade se joignit aux coups de fusil. Dans les rues il y avait beaucoup de gens qui se hâtaient vers quelque endroit, beaucoup de soldats, mais, comme toujours, les cochers circulaient, les marchands se tenaient près de leurs boutiques, et, dans les églises, on célébrait les offices.
Alpatitch alla dans les boutiques, dans les administrations, à la poste et chez le gouverneur. Dans les administrations, dans les boutiques, à la poste, tous parlaient de la guerre, de l’ennemi qui déjà attaquait la ville. Tous se demandaient que faire et tous tâchaient de se rassurer l’un l’autre.
Près de la maison du gouverneur, Alpatitch trouva une grande foule de gens, des Cosaques et des voitures de voyage appartenant au gouverneur. Sur le perron il rencontra deux gentilshommes ; il en connaissait un. Celui-ci, ancien commissaire de police, parlait avec chaleur :
— Ce n’est pas une plaisanterie. C’est bien quand il n’y a qu’une seule tête : une tête, une misère, mais quand on est treize et qu’on vous amène à perdre tout ce que vous possédez… qu’est-ce que c’est que cette autorité ? Hé ! je les pendrais, les brigands… disait-il…
— Assez, assez ! fit l’autre.
— Et qu’est-ce que cela me fait qu’ils entendent ! Quoi, nous ne sommes pas des chiens, répartit l’ancien policier.
En se retournant il aperçut Alpatitch.
— Ah ! lakov Alpatitch, pourquoi es-tu ici ?
— C’est l’ordre de Son Excellence, chez monsieur le Gouverneur, répondit Alpatitch en levant fièrement la tête et mettant la main dans son gousset, ce qu’il faisait toujours quand il mentionnait le prince.
— On m’a ordonné de me renseigner sur l’état des choses, dit-il.
— Oui, voilà, renseigne-toi ! s’écria le propriétaire. On nous a réduits à une telle extrémité !… pas de chariots, rien !… Voilà, tu entends ? dit-il en désignant le côté d’où venaient les coups.
— On nous a amenés à une telle situation que tout le monde doit périr… Des brigands ! prononça-t-il encore, et il descendit le perron.
Alpatitch hocha la tête et alla sur le perron. Dans l’antichambre il y avait des marchands, des femmes, des fonctionnaires qui, silencieusement, s’entre-regardaient.
La porte du cabinet s’ouvrit : tous se levèrent de leurs places et s’avancèrent. Un fonctionnaire sortit en courant, parla à un marchand, invita à le suivre un gros fonctionnaire avec la croix autour du cou, et, de nouveau, disparut dans la porte, évitant visiblement les questions et les regards qui lui étaient destinés. Alpatitch s’avança et, à une nouvelle sortie du fonctionnaire, la main derrière son cafetan boutonné il s’adressa à lui et lui tendit deux lettres :
— À monsieur le baron Aschou, de la part du général en chef prince Bolkonskï, prononca-t-il si solennellement, avec tant d’importance, que le fonctionnaire se tourna vers lui et prit la lettre. Quelques minutes après le gouverneur reçut Alpatitch et lui dit hâtivement :
— Dis au prince et à la princesse que je ne sais rien du tout. J’agis d’après les ordres supérieurs. Voici… — Il donna un papier à Alpatitch. — Cependant, puisque le prince est souffrant, je lui conseillerais de partir à Moscou. Moi-même, je pars tout de suite. Dis…
Mais le gouverneur n’acheva pas. Un officier essoufflé, en sueur, accourait à la porte ; il se mit à lui parler en français.
L’horreur se peignit sur le visage du gouverneur.
— Va, dit-il en saluant de la tête Alpatitch ; et il se mit à interroger l’officier.
Des regards effrayés se levèrent sur Alpatitch quand il sortit du cabinet du gouverneur. Maintenant, en entendant malgré lui les coups rapprochés qui augmentaient toujours, Alpatitch se dirigeait en hâte vers l’auberge. Le papier que lui avait remis le gouverneur contenait ces mots :
« Je vous affirme qu’aucun danger ne menace encore Smolensk et qu’il est peu croyable qu’un danger l’ait menacé. Moi, d’un côté, et le prince Bagration de l’autre, nous marchons pour nous réunir devant Smolensk. Cette rencontre se fera le 22 et les deux armées, leurs forces jointes, se mettront à défendre leurs compatriotes de la province qui vous est confiée jusqu’à ce que nos efforts éloignent les ennemis de la patrie, ou jusqu’à ce que, dans leurs rangs courageux, tombe le dernier soldat. Vous voyez d’après cela que vous pouvez sans crainte calmer les habitants de Smolensk parce que celui qui est défendu par deux armées aussi courageuses peut toujours être sûr de la victoire. » (Ordre de Barclay de Tolly au gouverneur civil de Smolensk, baron Aschou. — 1812.)
Le peuple inquiet marchait dans les rues. Les chariots surchargés de vaisselle, de chaises, de petites armoires, sortaient de chaque porte et s’avancaient dans les rues. Devant la maison voisine de celle de Férapontov stationnaient des chariots, et des femmes sanglotaient en se disant adieu. Le chien de garde tournait en jappant autour des chevaux attelés.
Alpatitch, d’un pas plus vif qu’à l’ordinaire, entra dans la cour et alla tout droit au hangar à ses chevaux et son chariot. Le cocher dormait. Il l’éveilla, lui ordonna d’atteler et entra dans le vestibule. Dans la chambre des maîtres on entendait pleurer des enfants, les sanglots effrayants d’une femme et les cris irrités et rauques de Férapontov. Dès qu’Alpatitch entra, la cuisinière bondit dans le vestibule comme une poule effrayée.
— Il a battu à mort la patronne ! Tant battue !… tant traînée !
— Pourquoi ? demanda Alpatitch.
— Elle demandait à partir. C’est une idée de femme. Comment, dit-elle, tu me perds avec les petits ? Tout le monde est parti, et nous, qu’est-ce que nous faisons ? Et il a commencé à la battre. Il l’a tant battue, tant traînée…
Alpatitch hocha la tête à ces paroles comme s’il les approuvait et, ne désirant pas en savoir davantage, il se dirigea vers la porte opposée à la chambre des maîtres, dans la pièce où étaient ses achats.
— Malfaiteur ! brigand ! cria en ce moment une femme maigre, pâle, un enfant sur les bras, un fichu tombant de la tête, qui s’échappait de la porte et courait par l’escalier dans la cour. Férapontov la suivait. En apercevant Alpatitch il rajusta son gilet, ses cheveux, bâilla et entra derrière Alpatitch dans la chambre.
— Est-ce que tu veux déjà partir ? demanda-t-il.
Sans répondre à sa question et sans le regarder, Alpatitch, tout en vérifiant ses achats, demanda combien il devait pour le logement.
— Nous aurons le temps de faire le compte ! Quoi ! as-tu été chez le gouverneur ! demanda Férapontov, quelle résolution ?
Alpatitch répondit que le gouverneur ne lui avait rien dit de positif.
— Pouvons-nous partir avec notre ménage, dit Férapontov : jusqu’à Dorogobouge, on demande sept roubles par chariot. Moi, je dis qu’ils ne sont pas des chrétiens ! Selivanov, lui, a réussi jeudi à vendre sa farine à l’armée, neuf roubles le sac… Eh bien, prendrez-vous du thé ? ajouta-t-il.
Pendant qu’on attelait, Alpatitch et Férapontov burent le thé et causèrent du prix du blé, de la disette, du beau temps pour les moissons.
— Cependant la canonnade commence à se calmer, dit Férapontov en se levant après avoir bu trois verres de thé. Probablement que nous les avons vaincus. On a dit qu’on ne les laisserait pas… voilà ce que c’est que la force… On a raconté que, dernièrement, Matthieu Ivanitch Platov les a poursuivis jusqu’au fleuve Morina : d’un seul coup il a noyé presque dix-huit mille hommes.
Alpatitch rassembla ses achats, les donna au cocher qui entrait et paya le patron.
La rue était pleine d’un bruit de roues, de sabots et de grelots des charrettes qui sortaient.
Il était déjà midi passé. Une moitié de la rue était dans l’ombre, l’autre était vivement éclairée par le soleil. Alpatitch regarda par la fenêtre et alla à la porte.
Soudain, un bruit étrange de sifflements et de coups lointains se fit entendre, puis éclata le grondement confus de la canonnade qui fit trembler les vitres.
Alpatitch sortit dans la rue. Deux hommes couraient dans la direction du pont. De tous côtés s’entendaient le sifflement, les coups de canon et l’explosion des grenades qui tombaient dans la ville. Mais ces coups étaient peu de chose et n’attiraient pas l’attention des habitants en comparaison de la canonnade qu’on entendait en dehors de la ville. C’était le bombardement de Smolensk que Napoléon avait ordonné de commencer à cinq heures, avec cent trente bouches à feu.
Au premier moment, le peuple ne comprit pas la signification de ce bombardement.
Le bruit des obus et des bombes, d’abord, ne faisait qu’exciter la curiosité. La femme de Férapontov qui ne cessait de brailler près du hangar, se tut et, l’enfant sur les bras, sortit à la porte cochère. Elle regardait en silence le peuple et prêtait l’oreille aux sons.
La cuisinière et un marchand sortirent aussi sous la porte cochère. Tous, avec une curiosité joyeuse, tâchaient d’apercevoir les boulets qui volaient au-dessus de leurs têtes. Du coin de la rue sortirent quelques personnes qui causaient avec animation.
— En voilà de la force ! disait l’un. Il a mis en miettes le toit et le plafond. — Il a creusé la terre comme un cochon, remarquait un autre. Voilà. Ça c’est bon. Comme ça ! disait-il en riant.
— Heureusement que tu as sauté à temps, autrement il t’aurait aplati.
Des gens s’adressaient à ces hommes. Ils s’arrêtaient et racontaient que les obus étaient tombés à côté d’eux, dans une maison. En même temps, d’autres obus, tantôt avec un sifflement lugubre — les boulets, — tantôt avec un sifflement agréable — les grenades, — volaient sans cesse au-dessus de la foule. Pas un ne tombait auprès : tous partaient plus loin. Alpatitch s’installa dans sa voiture.
Le patron était près de la porte.
— Que diable regardes-tu là ? cria-t-il à la cuisinière qui, les manches retroussées, en jupon rouge, en agitant ses coudes nus, s’approchait du coin pour écouter ce qu’on racontait.
— En voilà des miracles ! s’exclamait-elle. Mais en entendant la voix du patron elle se retourna et rajusta son jupon retroussé.
De nouveau quelque chose, comme un petit oiseau qui vole de haut en bas, siffla, mais cette fois très près.
Le feu brilla au milieu de la rue, quelque chose éclata et couvrit de fumée toute la rue.
— Brigand ! Que fais-tu donc là ? s’écria le patron en accourant vers la cuisinière. Au même moment, de divers côtés, ce furent des gémissements de femmes, des enfants effrayés se mirent à pleurer et les gens, les visages pâles, se groupèrent en silence autour de la cuisinière. Dans cette foule dominaient les gémissements et les cris de la cuisinière.
— Oh ! oh ! mes colombes ! Mes colombes blanches, ne me laissez pas mourir ! Mes petites colombes blanches !…
Cinq minutes après personne ne restait dans la rue. La cuisinière, une côte enfoncée par un éclat d’obus, était emportée dans la cuisine.
Alpatitch, son cocher, la femme de Férapontov avec les enfants, le portier, tous étaient assis dans le sous-sol et prêtaient l’oreille. Le grondement des canons, le sifflement des obus, les gémissements plaintifs de la cuisinière qui dominaient tous les autres sons, ne cessaient pas d’un instant.
La maîtresse tantôt balançait et calmait l’enfant, tantôt, avec un chuchotement plaintif, demandait à tous ceux qui entraient dans le sous-sol où était le patron qui était resté dans la rue. Un boutiquier qui entrait lui dit que le maître était allé avec la foule vers la cathédrale où l’on faisait des prières devant l’icône miraculeuse de Smolensk.
À la nuit tombante, la canonnade commença à se calmer. Alpatitch sortit du sous-sol et s’arrêta dans la porte. Le ciel auparavant si clair était obscurci de fumée, et, à travers la fumée, le jeune croissant brillait étrangement. Après le grondement terrible des canons qui s’était apaisé, le silence, interrompu seulement par le bruit des pas, les gémissements, les cris, les craquements des incendies répandus partout, semblait planer sur la ville.
Les gémissements de la cuisinière avaient cessé. De deux côtés se levaient et disparaissaient les nuages noirs des fumées de l’incendie. Dans les rues passaient et couraient des soldats, non en rangs compacts, mais comme des fourmis d’une fourmilière bouleversée, en divers uniformes et dans diverses directions. Sous les yeux d’Alpatitch, quelques-uns accoururent dans la cour de Férapontov. Alpatitch sortit vers la porte cochère. Un régiment revenait en hâte, emplissant la rue.
— On rend la ville, partez, partez, cria en l’apercevant un officier ; et, aussitôt, il s’adressa au soldat avec le cri :
— Je vous apprendrai à courir dans les cours ! Alpatitch entra dans l’izba, appela son cocher et lui ordonna de partir. Tous les familiers de Férapontov sortirent derrière Alpatitch et derrière le cocher. En apercevant la fumée et même la flamme des incendies qui se montraient dans le crépuscule, des femmes jusqu’alors silencieuses, tout à coup se mirent à crier.
Comme pour leur répondre, des cris et des hurlements s’élevaient à d’autres coins de rues.
Alpatitch et le cocher, d’une main tremblante, détachèrent les guides des chevaux sous l’auvent.
Quand Alpatitch sortit des portes cochères, il aperçut dans la boutique ouverte de Férapontov une dizaine de soldats qui, en causant très haut, emplissaient les sacs et les gibernes de farine de seigle et de grains de tournesol. À ce moment, Férapontov entrait de la rue dans la boutique. Quand il vit les soldats, il voulut crier quelque chose, mais tout à coup, il s’arrêta et, en se prenant par les cheveux, se mit à rire d’un rire plein de sanglots.
— Prenez tout, mes garçons ! Que les diables ne trouvent rien ! cria-t-il en prenant lui-même le sac et le jetant dans la rue.
Quelques soldats effrayés sortirent en courant, d’autres continuèrent à remplir des sacs.
En apercevant Alpatitch, Férapontov s’adressa à lui :
— Finie la Russie ! s’écria-t-il. Alpatitch ! c’est fini ! Je mettrai le feu moi-même. C’est fini !
Férapontov courut dans la cour.
La rue ne désemplissait pas ; des soldats passaient sans cesse, de sorte qu’Alpatitch ne pouvait avancer et devait attendre. La femme de Férapontov, avec ses enfants, était assise sur un chariot, attendant qu’on pût sortir.
Il faisait déjà tout à fait nuit. Le ciel était étoilé, la lune, de temps en temps, disparaissait sous la fumée. À la descente vers le Dniéper, la voiture d’Alpatitch et celle de la patronne, qui avançaient lentement entre les rangs des soldats et des autres voitures, durent s’arrêter. Dans une rue voisine du carrefour où ils s’arrêtèrent, une maison et une boutique brûlaient. L’incendie tirait à sa fin. La flamme tantôt diminuait et disparaissait dans la fumée noire, tantôt brillait soudain en éclairant jusqu’au fantastique les visages des hommes groupés sur le carrefour.
Devant l’incendie passaient les figures noires, et, à travers le bruit incessant du feu, on entendait des conversations et des cris. Alpatitch qui était descendu de chariot, voyant que de longtemps on ne pourrait passer, tourna dans la rue pour voir le feu. Des soldats allaient et venaient devant l’incendie et Alpatitch vit deux soldats et avec eux un homme en manteau de frise qui traînaient de l’incendie, à travers la rue, dans une cour voisine, des bûches brûlées. D’autres portaient des tas de foin.
Alpatitch s’approcha de la foule qui se trouvait en face d’un haut hangar où l’incendie battait son plein : Tous les murs étaient en feu, celui de derrière s’écroulait, la toiture penchait, les poutres brûlaient. Évidemment la foule attendait de voir tomber le toit. Alpatitch attendait cela aussi.
— Alpatitch ! appela tout à coup une voix qu’il connaissait.
— Petit père, Votre Excellence, répondit Alpatitch en reconnaissant la voix de son jeune prince.
Le prince André en manteau, monté sur un cheval noir, se trouvait dans la foule et regardait Alpatitch.
— Comment es-tu ici ? demanda-t-il.
— Votre… Votre Excellence…, prononça Alpatitch en sanglotant. Votre… Votre… est-ce que nous sommes déjà tout à fait perdus ? Mon petit père…
— Comment es-tu ici ? répéta le prince André.
En ce moment la flamme s’élancait et éclairait le visage pâle et fatigué du jeune maître. Alpatitch raconta comment il était là et la difficulté qu’il avait de partir.
— Quoi, Votre Excellence, est-ce que nous sommes déjà perdus ? répéta-t-il.
Le prince André, sans répondre, prit son carnet et, sur un genou, se mit à écrire au crayon sur une feuille qu’il détacha. Il écrivait à sa sœur : « On rend Smolensk ; dans une semaine Lissia-Gorï sera occupé par l’ennemi ; partez sur le champ à Moscou. Fais-moi savoir immédiatement quand vous partez en m’envoyant un exprès à Ousviage. »
Après avoir remis la feuille à Alpatitch, il lui dit de vive voix quels préparatifs il fallait faire pour le départ du prince, de la princesse, et du fils avec son précepteur, et comment et où il fallait lui répondre immédiatement. Il n’avait pas le temps d’achever ces ordres qu’un des chefs de l’état-major, à cheval, accompagné de sa suite, accourait vers lui.
— Vous, colonel ? cria le chef d’état-major, avec un accent allemand et une voix que le prince André connaissait. En votre présence on brûle des maisons et vous restez ainsi ? Que signifie cela ? Vous serez responsable ! cria Berg qui était maintenant l’aide du chef d’état-major du flanc gauche d’infanterie de la première armée, position très agréable et en vue, comme il disait.
Le prince André le regarda et, sans lui répondre, continua en s’adressant à Alpatitch :
— Alors, tu diras que j’attends la réponse jusqu’au 10, et si le 10 je ne reçois pas la nouvelle que tous sont partis, je devrai moi-même quitter tout et aller à Lissia-Gorï.
— Je dis cela, prince, dit Berg en reconnaissant le prince André, parce que je dois remplir les ordres, parce que je remplis toujours exactement… Excusez-moi, je vous prie…
Quelque chose craqua dans le feu ; il s’apaisa pour un moment ; des masses noires de fumée s’élancèrent au-dessus du toit. Il se fit encore un craquement terrible et quelque chose d’énorme s’écroula.
— Hourra ! hourra ! hurla la foule au bruit du toit du hangar qui croulait, en même temps que se répandait une odeur de galette produite par le pain brûlé. La flamme s’élança et éclaira les visages animés, joyeux et fatigués des gens qui entouraient l’incendie.
L’homme au manteau de frise, levant les bras au ciel, s’écria :
— Bravo ! Ça craque bien ! C’est chic, les enfants !
— C’est le maître lui-même ! disaient des voix.
— C’est ça, dit le prince André en s’adressant à Alpatitch, transmets tout ce que je t’ai dit ; et, sans répondre un mot à Berg qui se tenait silencieux près de lui, il poussa son cheval et disparut dans les ruelles.