Guerre et Paix (trad. Bienstock)/X/08

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 10p. 249-263).


VIII

La princesse Marie n’était pas à Moscou, ni hors de danger comme le pensait le prince André.

Après le retour d’Alpatitch de Smolensk, le vieux prince parut tout à coup se ressaisir. Il ordonna de réunir les paysans, de les armer et écrivit une lettre au général en chef où il lui annonçait son intention de rester à Lissia-Gorï jusqu’à la dernière extrémité et de se défendre ; il demandait la liberté de s’armer à son gré ou de ne pas prendre de mesures pour la défense de Lissia-Gorï et alors, le plus vieux des généraux russes serait fait prisonnier ou tué ; et il déclara à ses familiers qu’il restait à Lissia-Gorï.

Mais le vieux prince donnait des ordres pour envoyer la princesse, Desalles et son petit-fils à Bogoutcharovo et de là à Moscou. La princesse Marie, effrayée de l’activité fiévreuse, sans sommeil, de son père, activité qui remplaçait son ancien abattement, ne pouvait se décider à le laisser seul et, pour la première fois de sa vie, elle se permit de ne lui pas obéir. Elle refusa à partir et subit l’effroyable colère du prince. Il lui rappela tout ce en quoi il était injuste envers elle. En tâchant de l’accuser, il lui disait qu’elle le tourmentait, qu’elle l’avait fait se quereller avec son fils, qu’elle nourrissait contre lui de vilains soupçons, que son but était d’empoisonner sa vie et il la chassa de son cabinet en ajoutant qu’il lui était indifférent qu’elle partît ou non. Il affirma qu’il ne voulait rien savoir de son existence et la prévint de ne plus avoir à paraître à ses yeux. Ce fait qu’il n’avait pas ordonné de l’emmener par force, — ce que craignait la princesse Marie, — mais qu’il lui défendait seulement de se présenter à ses yeux, réjouit la princesse Marie. Elle savait que cela prouvait, qu’au fond de son âme, il était content qu’elle ne partît pas.

Le lendemain, après le départ de Nikolouchka, le vieux prince, le matin, revêtit son uniforme de parade, se préparant à partir chez le général en chef. La voiture était déjà près du perron. La princesse Marie le vit sortir de la maison, en uniforme, avec toutes ses décorations, et aller dans le jardin faire la revue des paysans armés et des domestiques. La princesse Marie était assise près de la fenêtre et écoutait sa voix qui éclatait dans le jardin. Tout à coup quelques personnes, les visages effrayés, coururent dans l’allée.

La princesse Marie sortit du perron dans l’allée du jardin. Une grande foule de paysans venait à sa rencontre et, au milieu, quelques hommes traînaient sous les bras le petit vieillard en uniforme décoré. La princesse Marie accourut vers lui. Dans le jeu des petits cercles de lumière qui tombait à travers le feuillage de l’allée de tilleuls, elle ne pouvait se rendre compte des changements du visage. Elle vit une seule chose : c’est que l’ancienne expression sévère et décidée de son visage était remplacée par une expression de timidité et de docilité.

En apercevant sa fille, il remua ses lèvres débiles et râla. On ne pouvait comprendre ce qu’il voulait. On le souleva sous les bras et on l’emmena dans son cabinet. Là on le mit sur ce divan qu’il redoutait tant depuis quelque temps. Le docteur mandé en hâte, la nuit même, lui fit une saignée et déclara que le prince était atteint de paralysie du côté droit. Rester à Lissia-Gorï était de plus en plus dangereux et, le lendemain même, on emmena le prince à Bogoutcharovo. Le docteur partit avec lui.

Quand ils arrivèrent à Bogoutcharovo, Desalles et le petit prince étaient déjà partis à Moscou. Le vieux prince, toujours dans le même état, ni pire ni mieux, paralysé, resta couché à Bogoutcharovo pendant trois semaines, dans la maison neuve construite par le prince André. Le vieux prince était sans connaissance. Il était couché comme un cadavre mutilé. Sans cesse il marmonnait quelque chose en remuant les sourcils et les lèvres, mais on ne pouvait savoir s’il comprenait ceux qui l’entouraient. Une seule chose était certaine : c’est qu’il souffrait et désirait exprimer quelque chose. Mais qu’était-ce ? personne ne pouvait le deviner. Était-ce le caprice d’un malade ou d’un insensé ? Cela avait-il rapport à la marche générale des affaires ou à des circonstances de famille ? Le docteur disait que l’inquiétude qu’il exprimait ne signifiait rien, que la cause était physique, mais la princesse Marie pensait (et ce fait que sa présence augmentait toujours l’inquiétude du prince confirmait sa supposition) qu’il voulait lui dire quelque chose.

Évidemment il souffrait physiquement et moralement. Il n’y avait pas d’espoir de guérison. On ne pouvait songer à le transporter. Que ferait-on s’il mourait en route ? « La fin vaudrait mieux, tout à fait la fin », pensait parfois la princesse Marie. Elle restait jour et nuit près de lui, dormait à peine et, c’est affreux à dire, mais souvent elle l’observait, non avec l’espoir de lui apporter du soulagement, mais avec le désir de voir l’indice de la fin prochaine.

Si étrange que ce fût pour la princesse de s’avouer ce sentiment, il était en elle. Et ce qui était encore plus terrible pour elle, c’est que, depuis la maladie de son père, s’éveillaient tous les désirs et les espoirs personnels qui dormaient en elle. Ce qui, pendant des années, ne lui venait pas en tête : la pensée de la vie libre, sans crainte du père, même la pensée de l’amour et la possibilité du bonheur de famille, comme une tentation démoniaque, emplissait sans cesse son imagination. Elle avait beau la repousser, sans cesse lui venait en tête la question : comment après cela arrangerait-elle sa vie ? C’étaient tentations du diable et la princesse Marie le savait. Elle savait que la seule arme contre lui était la prière ; elle s’agenouillait devant les icônes, récitait les paroles des prières, mais ne pouvait pas prier. Elle sentait que maintenant l’autre monde, celui de la vie, de l’activité difficile et libre, tout à fait opposé à ce monde moral où elle était enfermée auparavant et où la prière était la meilleure consolation, la saisissait. Elle ne pouvait ni prier ni pleurer, et les soucis de la vie l’accompagnaient. Rester à Bogoutcharovo devenait dangereux. De tous côtés on entendait dire que les Français s’avancaient ; et dans un village, à quinze verstes de Bogoutcharovo, un domaine était pillé par les maraudeurs français.

Le docteur insistait pour emmener le prince plus loin ; le maréchal de la noblesse envoya un fonctionnaire chez la princesse Marie pour la supplier de partir le plus vite possible. L’inspecteur de police, venu à Bogoutcharovo, insista de même en disant que les Français étaient à quarante verstes, que des proclamations françaises circulaient dans les villages et que, si la princesse ne partait pas avec son père avant le 15, il ne répondait de rien. Les soucis des préparatifs, les ordres à donner, — tout le monde s’adressait à elle, — prenaient toute sa journée.

La nuit du 14 au 15, comme à l’ordinaire, elle resta sans se déshabiller dans la chambre voisine de celle où était couché le prince. Elle s’éveilla plusieurs fois, entendit sa respiration oppressée, le grincement du lit, les pas de Tikhone et du domestique qui le changeaient de côté. Plusieurs fois, elle écouta près de la porte : il lui semblait qu’aujourd’hui il marmonnait plus haut qu’à l’habitude et se retournait plus souvent. Elle ne pouvait dormir, maintes fois elle s’approchait de la porte, écoutait, désirant entrer, mais n’osait le faire. Bien qu’il ne parlât pas, la princesse Marie voyait, savait combien lui était désagréable toute expression de crainte à son égard. Elle remarquait avec quel mécontentement il se détournait du regard que parfois elle fixait sur lui obstinément, malgré elle. Elle savait que sa venue, la nuit, en temps extraordinaire, l’agaçait.

Mais jamais il ne lui avait paru si pénible, si affreux de le perdre. Elle se rappelait toute sa vie avec lui et, dans chacune de ses paroles, dans chacun de ses actes, elle trouvait l’expression de son amour pour elle. Parmi ces souvenirs, les tentations du diable, la pensée : « Qu’arrivera-t-il après sa mort et comment organiser une nouvelle vie libre ? » venaient parfois à son imagination ; mais avec horreur elle les chassait. Le matin, le prince devint plus calme et elle s’endormit.

Elle se réveilla tard. La netteté d’esprit qui se manifeste au réveil lui montrait clairement ce qui l’occupait le plus pendant la maladie de son père. Elle s’éveilla, écouta ce qui se passait derrière la porte, et, en entendant son grommellement, elle se dit que c’était toujours la même chose.

— Et que peut-il y avoir ? qu’est-ce que je désire ? Je désire sa mort ! s’écria-t-elle avec dégoût d’elle-même.

Elle s’habilla, se lava, récita ses prières et sortit sur le perron. Près de là se trouvaient déjà les voitures, mais sans chevaux ; dans les voitures on installait les bagages.

La matinée était chaude et grise. La princesse Marie s’arrêta sur le perron ; elle ne cessait de se faire horreur pour sa lâcheté morale et tâchait de mettre de l’ordre dans ses pensées avant de rentrer chez son père. Le docteur descendait l’escalier ; il s’approcha d’elle.

— Il va mieux aujourd’hui, dit-il. Je vous ai cherchée. On peut comprendre quelque chose de ce qu’il dit ; sa tête est plus fraîche. Allons, il vous demande.

À cette nouvelle, le cœur de la princesse Marie se mit à battre si fort, qu’elle pâlit et s’appuya contre la porte pour ne pas tomber. Le voir, lui parler, paraître à ses yeux quand toute son âme était pleine d’horribles tentations criminelles, c’était pour la princesse Marie un tourment joyeux et terrible.

— Allons, dit le docteur.

La princesse Marie entra chez son père et s’approcha du lit. Il était couché haut sur le dos ; ses mains petites, osseuses, sillonnées de veines bleues noueuses, reposaient sur la couverture ; son œil gauche était fixe et doux, l’œil droit, louche ; les sourcils et les lèvres immobiles. Il était tout maigre, petit et misérable. Son visage semblait desséché ou fondu, ses traits s’étaient amincis. La princesse Marie s’approcha et baisa sa main. La main gauche du prince serra si fort la sienne qu’on voyait qu’il l’attendait depuis déjà longtemps. Il agita la main, et ses sourcils et ses lèvres remuèrent avec colère.

Effrayée, elle le regardait, tâchant de deviner ce qu’il lui voulait. Quand on l’eut changé de position, elle s’avança si près que l’œil gauche du prince voyait son visage. Il se calma pour quelques secondes sans la quitter des yeux. En outre ses lèvres et sa langue s’agitèrent, des sons s’entendirent et il se mit à parler timidement, en la regardant d’un air suppliant : il craignait évidemment qu’elle ne le comprît pas.

La princesse Marie, tendant toute son attention, le regardait. L’effort comique qu’il faisait pour remuer la langue força la princesse Marie à baisser les yeux et elle renfonça avec peine les sanglots qui montaient à sa gorge. Il prononça quelque chose en répétant plusieurs fois le même mot, La princesse Marie ne pouvait pas le comprendre mais elle tâchait de deviner ce qu’il disait et répétait interrogativement les mots dits par lui.

— Ah ! ah ! ah ! ouf, ouf… répétait-il plusieurs fois. On ne pouvait nullement comprendre. Le docteur crut avoir deviné, et, en répétant ses paroles, demanda : « La princesse est-elle effrayée ? » Il hocha négativement la tête et répéta de nouveau la même chose.

L’âme, l’âme souffre, devina et dit la princesse Marie.

Il gémit affirmativement, lui prit la main, et se mit à la presser contre divers points de sa poitrine, comme s’il y cherchait une place pour elle.

— Toujours des pensées ! sur toi… des pensées… murmura-t-il ensuite, beaucoup mieux et d’une façon bien plus compréhensible qu’auparavant, maintenant qu’il était tout à fait convaincu d’être compris. La princesse Marie appuya sa tête sur la main de son père pour cacher ses sanglots et ses larmes. Il lui caressa les cheveux.

— Je t’ai appelée toute la nuit… prononça-t-il.

— Si je l’avais su… dit-elle à travers ses larmes. Je n’osais pas entrer. Il serra sa main.

— Tu n’as pas dormi ?

— Non, je n’ai pas dormi, dit-elle en hochant négativement la tête. Soumise involontairement à son père, elle tâchait de parler comme lui, surtout par signes, et feignait aussi de remuer la langue avec effort.

— Petite âme… ou : petite amie…

La princesse Marie ne pouvait saisir, mais à l’expression de son regard on voyait qu’il avait prononcé un mot tendre, caressant, qu’il n’avait jamais dit auparavant : — Pourquoi n’es-tu pas venue ?

« Et moi, je désirais sa mort, » pensa la princesse Marie. Il se tut, puis :

— Merci, ma fille… mon amie… pour tout… pour… tout… pardon… Marie… par… donne… merci ! Des larmes coulaient de ses yeux.

— Appelez Andrucha, dit-il tout à coup, et à cette demande quelque chose de timide, d’enfantin, de méfiant s’exprima sur son visage. Il paraissait savoir lui-même que sa demande n’avait pas de sens. C’est du moins ce qui semblait à la princesse Marie.

— J’ai reçu une lettre de lui, répondit-elle.

Il la regarda étonné et timidement :

— Où donc est-il ?

— Il est à l’armée, mon père, à Smolensk.

Il se tut longtemps, les yeux fermés. Ensuite, comme pour répondre à ses doutes et affirmer qu’il avait tout compris et se souvenait, il remua affirmativement la tête et ouvrit les yeux.

— Oui, dit-il nettement et doucement, la Russie est perdue ! On l’a perdue ! Et de nouveau il sanglota, des larmes coulèrent de ses yeux.

La princesse Marie ne pouvant plus se retenir pleurait aussi en le regardant.

Il referma de nouveau les yeux, ses sanglots cessèrent ; avec la main, il fit un signe vers ses yeux et Tikhone l’ayant compris vint essuyer ses larmes.

Puis il ouvrit les yeux ; prononça quelque chose que longtemps personne ne put comprendre et que seul Tikhone comprit enfin et transmit. La princesse Marie cherchait le sens de ses paroles dans l’ordre d’idées de ce que disait le prince quelques minutes avant ; elle se demandait s’il parlait de la Russie, du prince André, d’elle, ou de son petit-fils, ou de la mort, c’est pourquoi elle ne pouvait deviner ce qu’il disait.

— Mets ta robe blanche, je l’aime, dit-il.

À ces paroles, la princesse Marie sanglota encore plus fort et le docteur la prenant par le bras, la conduisit de la chambre sur la terrasse en lui disant de se calmer et de s’occuper des préparatifs du départ.

Dès que la princesse Marie eut quitté le prince, il se remit à parler de son fils, de la guerre, de l’empereur, fronça avec colère les sourcils, haussa sa voix rauque et fut pris d’une deuxième et dernière attaque.

La princesse Marie s’arrêta sur la terrasse. La journée était devenue belle, ensoleillée, chaude. Elle ne pouvait ni comprendre, ni sentir ni penser ; elle était toute à son affection passionnée pour son père, affection que, lui semblait-il, elle avait ignorée jusqu’alors. Elle courut au jardin et, en sanglotant, s’enfuit en bas, vers l’étang, par l’allée de jeunes tilleuls plantés par le prince André.

— Oui… c’est moi… moi… moi… qui désirais sa mort ! Oui, j’ai désiré qu’il finisse plus vite… j’ai désiré me débarrasser… Et qu’adviendra-t-il de moi ! À quoi bon me tranquilliser quand il ne sera plus là ! murmurait-elle à haute voix en marchant à pas rapides dans le jardin, ses mains comprimant sa poitrine pleine de sanglots.

Après avoir fait un nouveau tour qui la ramena à la maison, elle aperçut mademoiselle Bourienne (elle était restée à Bogoutcharovo et n’avait pas voulu s’en aller) et un homme inconnu qui marchaient à sa rencontre. C’était le maréchal de la noblesse qui venait personnellement chez la princesse pour lui représenter la nécessité d’un prompt départ. La princesse Marie écoutait et ne comprenait pas. Elle l’introduisit dans la maison, lui offrit à déjeuner et s’assit avec lui ; bientôt, s’excusant devant le maréchal de la noblesse, elle s’approcha de la porte du vieux prince. Le docteur, le visage troublé sortait ; il lui défendit d’entrer : Allez, allez, princesse, allez !

La princesse Marie retourna au jardin et près de l’étang, l’endroit où personne ne pouvait la voir, elle s’assit sur l’herbe. Elle ne sut pas au juste combien de temps elle y resta.

Les pas d’une femme qui courait dans l’allée la firent se ressaisir. Elle se leva et aperçut Douniacha, sa femme de chambre, qui évidemment courait la chercher. Tout à coup, comme effrayée de la vue de sa demoiselle, elle s’arrêta.

— S’il vous plaît, princesse… le prince… prononça Douniacha d’une voix entrecoupée.

— Tout de suite, j’y vais, j’y vais, dit hâtivement la princesse sans laisser à Douniacha le temps d’achever ce qu’elle avait à dire. Et, tâchant de ne pas voir Douniacha, elle courut à la maison.

— Princesse, la volonté de Dieu s’accomplit, vous devez être prête à tout, lui dit le maréchal de la noblesse en la rencontrant près de la porte d’entrée.

— Laissez ! Non, ce n’est pas vrai ! lui cria-t-elle méchamment. Le docteur voulut l’arrêter, elle le repoussa et courut vers la porte. « Et pourquoi ces hommes aux visages effrayés m’arrêtent-ils ? Je n’ai besoin de personne ! Et que font-ils ici ? » Elle ouvrit la porte, la lumière claire du jour, dans cette chambre demi-obscure auparavant, l’effraya. Des femmes et des bonnes étaient là. Toutes s’écartèrent du lit, lui laissant le chemin. Il était toujours couché sur le lit, mais l’air sévère de son visage calme arrêta la princesse Marie au seuil de la chambre.

« Non. il n’est pas mort, ce n’est pas possible ! » se dit la princesse Marie en s’approchant de lui ; et, surmontant l’horreur qui la saisissait, elle posa ses lèvres sur sa joue. Mais aussitôt elle se recula. Spontanément toute la force de la tendresse pour lui qu’elle sentait en elle disparaissait et faisait place au sentiment d’effroi pour ce qui était devant elle. « Il n’est plus ! il n’est plus ! Il n’est plus, et ici, à la même place où il était, il y a quelque chose d’étranger, d’hostile, un mystère terrible, affreux et repoussant ! » Et cachant son visage dans ses mains, la princesse Marie tomba dans les bras du docteur qui la soutint.

En présence de Tikhone et du docteur, les femmes lavèrent le corps, bandèrent la tête avec un mouchoir afin que la bouche ne restât pas ouverte, lièrent avec un autre mouchoir les jambes qui s’écartaient : ensuite elles le revêtirent de l’uniforme avec les décorations et l’on mit sur la table un petit cadavre décharné. Dieu sait qui se soucia de tout cela et quand tout semblait se faire tout seul. Vers la nuit, des cierges brûlaient autour du cercueil recouvert d’un drap mortuaire ; du genièvre était semé sur le parquet ; une prière imprimée était placée sous la tête du mort, et dans un coin, un chantre récitait les psaumes.

Semblables aux chevaux qui se cabrent et frémissent en voyant un cheval mort, dans le salon, autour du cercueil se pressaient des étrangers, les familiers, le maréchal de la noblesse, le starosta du village, des femmes, des paysannes et tous, les yeux fixes, effrayés, se signaient, saluaient bas et baisaient la main froide, inerte du vieux prince.