Guerre et Paix (trad. Bienstock)/X/14

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 10p. 301-309).


XIV

— Eh bien ! est-elle gentille ? Va, mon cher, un charme, c’est ma rose, et elle s’appelle Douniacha… Mais, Iline, en regardant le visage de Rostov, se tut. Il vit que son héros, le commandant, se trouvait dans une tout autre disposition d’esprit.

Rostov regarda méchamment Iline et sans lui répondre se dirigea à pas rapides vers le village.

« Je leur montrerai, je leur ferai voir, les brigands ! » se disait-il.

Alpatitch, en trottant le plus vite possible, rejoignit Rostov.

— Quelle décision daignez-vous prendre ? lui demanda-t-il.

Rostov s’arrêta et, en serrant les poings, l’air menaçant, il s’avança brusquement vers Alpatitch.

— Décision ! Quelle décision ! Vieux fainéant ! lui cria-t-il. Qu’est-ce que tu attends ? Les paysans se révoltent et tu ne peux pas t’arranger ? Tu es un traître toi-même. Je vous connais… je vous arracherai la peau à tous…

Puis, comme s’il craignait de dépenser en vain son ardeur, il laissa Alpatitch et, à pas rapides, partit en avant. Alpatitch, étouffant le sentiment d’offense, le suivit hâtivement. Il continuait à lui communiquer ses considérations. Il expliquait que les paysans étant dans l’ignorance, en ce moment, il serait imprudent de les contredire sans un détachement militaire, et qu’il vaudrait mieux envoyer chercher la troupe.

— Je leur en donnerai, des troupes ! Je les contredirai ! disait sans aucun sens Nicolas, en étouffant de colère insensée, animale et du besoin de déverser cette colère. Sans penser à ce qu’il devait faire, il s’avançait vers la foule, inconsciemment, d’un pas rapide et résolu. Plus il avançait, plus Alpatitch sentait que son acte irréfléchi pouvait donner de bons résultats. Les paysans, en regardant son allure rapide, ferme et son visage contracté, pensaient la même chose.

Après l’arrivée des hussards dans le village, pendant que Rostov était chez la princesse, de terribles querelles se produisirent dans la foule. Quelques paysans se mirent à dire que les officiers étaient des Russes et qu’ils pourraient être offensés de ce qu’on n’eût pas laissé partir la demoiselle.

Drone était de cet avis. Mais dès qu’il l’exprima, Karp et les autres paysans se montèrent contre l’ancien starosta.

— Combien d’années as-tu exploité le mir ? cria Karp. Pour toi, ça t’est bien égal. Tu déterreras ton petit coffre et tu l’emporteras ; qu’est-ce que cela te fait que nos maisons soient ruinées ou non ?

— On dit qu’il y a l’ordre que personne ne quitte les maisons, qu’on n’emporte rien du tout, et voilà ! cria un autre.

— C’était le tour de ton fils de partir soldat, mais t’avais pitié de ton corbeau et tu as fait enrôler mon Vanka. Hé ! nous saurons mourir ! dit tout à coup un petit vieillard, en attaquant Drone.

— C’est ça ! Nous saurons mourir !

— Quoi ? moi, je ne m’écarte pas du mir, dit Drone.

— C’est ça ! tu t’es fait un gros ventre !

Deux paysans, de haute taille, disaient la même chose.

Dès que Rostov, accompagné d’Iline, de Lavrouchka, d’Alpatitch, s’approcha de la foule, Karp, mettant ses doigts dans sa ceinture, s’avança en souriant un peu. Drone, au contraire, se recula dans les derniers rangs ; la foule se tut.

— Hé ! qui est le starosta ? cria Rostov en s’approchant de la foule, à pas rapides.

— Le starosta ? Pourquoi vous le faut-il ? demanda Karp.

Mais il n’avait pas le temps d’achever que son bonnet tombait et que sa tête s’inclinait de côté sous un vigoureux coup.

— À bas les bonnets ! traîtres ! cria la voix de Rostov. Où est le starosta ? cria-t-il hors de lui.

— Le starosta… Il appelle le starosta… Drone… Zakaritch, on vous appelle… prononçait-on hâtivement, et tous les bonnets se soulevaient.

— Nous ne voulons pas nous révolter, nous connaissons l’ordre, prononça Karp. Et à ce moment, de divers rangs, plusieurs voix se mirent à parler ensemble.

— C’est ce que les vieux ont décidé. Il y a beaucoup de chefs ici !

— Causer encore ? La révolte ! Des brigands ! des traîtres ! criait Rostov, hors de lui, en saisissant Karp par le collet.

— Ligottez-le ! Ligottez-le ! cria-t-il, bien qu’il n’y eût personne pour ligotter Karp sauf Lavrouchka et Alpatitch. Cependant Lavrouchka accourut vers Karp et lui replia les bras par derrière.

— Ordonnez-vous d’appeler les nôtres de la montagne, cria-t-il.

Alpatitch s’adressa aux paysans et en appela deux par leur nom pour ligotter Karp. Les paysans sortirent docilement de la foule et ôtèrent leurs ceintures.

— Où est le starosta ? cria Rostov.

Drone, le visage convulsé et pâle, sortit de la foule.

— Tu es starosta ? Ligote-le, Lavrouchka ! cria Rostov comme si cet ordre ne pouvait rencontrer d’obstacle.

Et en effet, encore deux paysans se mirent à ligotter Drone qui, comme pour les aider, ôta sa ceinture et la leur donna.

— Et vous tous, écoutez-moi ! dit Rostov en s’adressant aux paysans. Allez tout de suite à vos maisons et que je n’entende pas votre voix.

— Quoi ! Nous n’avons fait aucune offense. C’est seulement comme ça, par bêtise… Nous avons fait seulement des bêtises… Je disais bien que c’était pas l’ordre… disaient des voix se faisant des reproches mutuels.

— Voilà… Je vous l’ai dit… Ce n’est pas bien, les enfants ! dit Alpatitch en rentrant dans ses fonctions.

— C’est notre bêtise, Iakov Alpatitch ! répondaient les voix. Et aussitôt la foule se dispersa dans le village.

On amena les deux paysans ligottés dans la cour des maîtres. Deux paysans ivres les suivaient.

— Eh ! je te vois ! dit l’un d’eux à Karp.

— Est-ce qu’on peut parler ainsi, avec les maîtres ?

— À quoi pensais-tu ? Imbécile ! ajouta l’autre.

Deux heures après, les chariots étaient dans la cour de la maison de Bogoutcharovo ; des paysans, avec animation, y installaient les bagages des maîtres, et Drone, délivré de ses entraves, selon le désir de la princesse Marie, se tenait dans la cour et donnait des ordres aux paysans.

— Pas comme ça, c’est mal ! dit un paysan, un homme de haute taille, au visage rond, souriant, en prenant un petit coffret des mains de la femme de chambre. Il vaut de l’argent, hein ! Tu le jetteras comme ça, et il s’abîmera. J’aime pas ça. Faut que tout soit convenable, en ordre, porte-le comme ça, mets-le ici sous la natte et couvre avec un peu de foin. Voilà, c’est bien !

— En voilà des livres, des livres ! dit un autre paysan qui portait la bibliothèque du prince André.

— N’accroche pas ! Comme ça, les enfants, hein ! C’est lourd les livres !

— Oui, on a écrit… on s’est pas amusé ! dit un paysan de haute taille, au visage rond, en clignant des yeux avec importance et désignant les dictionnaires qui étaient en dessus.




Rostov, qui ne voulait pas s’imposer à la princesse, n’allait pas chez elle mais restait au village en attendant son départ. Quand il vit les voitures de la princesse Marie quitter la maison, il monta à cheval et l’accompagna jusqu’à la route occupée par nos troupes, à douze verstes de Bogoutcharovo. A Iankovo, dans une auberge, il lui dit respectueusement adieu, et se permit pour la première fois de lui baiser la main.

— Oh ! ce n’est rien, répondit-il en rougissant quand la princesse lui exprima sa reconnaissance pour son salut (comme elle appelait son acte). N’importe quel policier eût fait la même chose. Si nous n’avions qu’à faire la guerre aux paysans, nous ne laisserions pas l’ennemi si loin, dit-il comme s’il avait honte de quelque chose et tâchait de changer de conversation. Je suis heureux d’avoir eu l’occasion de faire votre connaissance. Au revoir, princesse, je vous désire le bonheur et la consolation et je souhaite vous rencontrer dans des circonstances plus heureuses. Si vous ne voulez pas me faire rougir, je vous prie de ne pas me remercier.

Mais si la princesse ne remercia plus par les paroles, elle remercia par toute l’expression de son visage éclairé de reconnaissance et de tendresse. Elle ne pouvait le croire quand il disait qu’il n’y avait pas de quoi remercier. Au contraire, pour elle, il était indiscutable que sans lui elle devait sûrement périr par la main des révoltés ou des Français, que lui, pour la sauver, s’était exposé aux dangers les plus certains et les plus terribles, et que, chose encore moins indiscutable, c’était un homme à l’âme haute et noble qui avait su comprendre sa situation et sa douleur. Ses yeux bons et honnêtes, avec les larmes qui s’y montraient pendant qu’elle, en pleurant, lui parlait de son deuil, ne sortaient pas de son imagination.

Quand elle lui dit adieu et se trouva seule, tout-à-coup, elle sentit des larmes dans ses yeux et alors, pour la première fois, se présenta à elle cette question étrange : est-ce que je l’aime ?

Dans la route, plus près de Moscou, bien que la situation de la princesse ne fût pas gaie, Douniacha qui était dans la voiture remarqua plusieurs fois que la princesse se montrait à la portière et souriait d’un sourire joyeux et triste.

« Eh bien, si je l’aimais ! » pensa la princesse Marie. Quelque honte qu’elle eût à s’avouer qu’elle aimait la première un homme qui peut-être ne l’aimerait jamais, elle se consola à la pensée que personne ne le saurait jamais et qu’elle ne serait pas coupable si, sans en rien dire à personne, jusqu’à la fin de sa vie, elle aimait quelqu’un pour la première et la dernière fois.

Parfois elle se rappelait ses regards, sa compassion, ses paroles, et le bonheur ne lui semblait pas impossible. Et c’est alors que Douniacha remarquait qu’elle regardait en souriant par la portière de la voiture.

« Et il devait venir à Bogoutcharovo juste à ce moment, et sa sœur devait refuser le prince André ! » pensait la princesse Marie, et en tout cela, elle voyait la volonté de la Providence.

L’impression faite par la princesse Marie sur Rostov était très agréable. Quand il se la rappelait, il devenait gai et quand les camarades, après avoir appris l’aventure qui lui était arrivée à Bogoutcharovo, le plaisantèrent, disant qu’il était parti chercher du foin et avait accroché la plus riche fiancée de Russie, Rostov se fâcha. Il se fâchait précisément parce que l’idée du mariage avec la douce, agréable et très riche princesse Marie, plusieurs fois, malgré lui, lui était venue en tête. Pour lui, personnellement, Nicolas ne pouvait désirer une femme meilleure que la princesse Marie. Son mariage avec elle ferait le bonheur de la comtesse sa mère et réparerait les affaires de son père et même — Nicolas le sentait — ferait le bonheur de la princesse Marie.

Mais Sonia ! Et la parole donnée ? C’est pourquoi Rostov se fâchait quand, en plaisantant, on lui parlait de la princesse Bolkonskï.