Guerre et Paix (trad. Bienstock)/X/31

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 10p. 433-446).


XXXI

Le général derrière lequel galopait Pierre, tourna brusquement à gauche et Pierre, après l’avoir perdu de vue, s’élança dans les rangs des soldats de l’infanterie qui marchaient devant lui. Il essayait d’en sortir, tantôt en avant, tantôt à gauche, tantôt à droite, mais partout il y avait des soldats aux visages exprimant le même souci, occupés d’une affaire qu’on ne remarquait pas, mais évidemment très importante.

Tous, avec un regard mécontent, interrogateur, dévisageaient cet homme au bonnet blanc qui, on ne savait pourquoi, les piétinait avec son cheval.

— Pourquoi marche-t-il au milieu du bataillon ? cria l’un. Un autre poussa le cheval de Pierre avec la crosse de son fusil, et Pierre, penché contre l’arçon, avait peine à retenir le cheval qui s’enlevait d’un bond devant les soldats, vers l’espace libre.

Devant Pierre, il y avait le pont et près de là des soldats tiraient. Pierre s’approcha d’eux. Sans le savoir, Pierre était arrivé au pont de la Kolotcha entre Gorki et Borodino que, dans la première action de la bataille (après avoir occupé Borodino), les Français attaquaient. Pierre voyait le pont devant lui et de chaque côté, dans les prairies de foin coupé qu’il n’avait pas remarquées la veille à travers la fumée, les soldats faisaient quelque chose, mais malgré la fusillade ininterrompue qui avait lieu à cet endroit, il ne se croyait nullement au champ de bataille. Il n’entendait pas le son des balles qui sifflaient de tous côtés et des obus qui tombaient derrière lui. Il ne voyait pas l’ennemi qui était de l’autre côté de la rivière et, pendant longtemps, il ne voyait pas les tués et les blessés, bien que plusieurs fussent tombés non loin de lui.

Avec un sourire qui ne quittait pas son visage il regardait autour de lui.

— Que fait celui-ci devant la ligne ? cria de nouveau quelqu’un.

— Prends à gauche ! À droite ! lui criait-on.

Pierre prit à gauche, et tout à fait à l’improviste il rencontra un aide de camp du général Raievsky qu’il connaissait. L’aide de camp regarda Pierre d’un air mécontent, lui aussi avait envie de crier après Pierre, mais en le reconnaissant, il hocha la tête.

— Vous ! Comment êtes-vous ici ? dit-il et il galopa plus loin.

Pierre se sentait déplacé et bon à rien ; ayant peur de nouveau de déranger quelqu’un, il suivit l’aide de camp.

— Que se passe-t-il donc ici ? Puis-je aller avec vous ? demanda-t-il.

— Tout à l’heure ! tout à l’heure ! répondit l’aide de camp, qui s’approcha d’un gros colonel qui était sur le champ, lui transmit quelque ordre et alors seulement s’adressa à Pierre.

— Pourquoi êtes-vous ici, comte ? Toujours curieux ? lui dit-il avec un sourire.

— Oui, oui, dit Pierre. Mais l’aide de camp fit virevolter son cheval et alla plus loin.

— Ici ce n’est encore rien, grâce à Dieu, dit l’aide de camp, mais au flanc gauche, chez Bagration, la bataille est épouvantable !

— Est-ce possible ? Où cela ? demanda Pierre.

— Venez avec moi au mamelon. De chez nous on voit, et là, la bataille est encore supportable, dit l’aide de camp.

— Oui, j’irai avec vous, dit Pierre en regardant autour de lui et cherchant son écuyer.

Ici, pour la première fois, Pierre aperçut les blessés qui marchaient ou qu’on portait sur des brancards.

Sur ce même champ aux rangées de foin parfumé qu’il avait traversé la veille, un soldat, la tête gauchement penchée, gisait immobile, le bonnet à terre.

— Et pourquoi n’a-t-on pas relevé celui-ci ? commença Pierre. Mais en voyant le visage sévère de l’aide de camp qui regardait du même côté, il s’arrêta.

Pierre ne retrouva pas son écuyer et partit avec l’aide de camp au mamelon de Raïevsky. Son cheval restait en arrière de celui de l’aide de camp et le secouait régulièrement.

— Évidemment, vous n’avez pas l’habitude de monter, comte ? lui dit l’aide de camp.

— Non, ce n’est rien, mais il saute beaucoup, dit Pierre d’un ton étonné.

— Eh ! mais il est blessé à la jambe gauche, au-dessus du genou. C’est probablement une balle. Je vous félicite, comte : le baptême du feu, dit l’aide de camp.

En traversant la fumée du 6e corps, derrière l’artillerie qui s’avançait en tirant et étourdissant de ses coups, ils arrivèrent à un petit bois. Il y faisait frais, calme, on y sentait l’automne. Pierre et l’aide de camp descendirent de cheval et gravirent à pied la colline.

Le général est ici ? demanda l’aide de camp en s’approchant du mamelon.

— Il y était tout à l’heure. Il a passé par là, lui répondit-on en désignant la droite.

L’aide de camp se retourna vers Pierre, comme s’il ne savait pas ce que maintenant il devait faire de lui.

— Ne vous inquiétez pas, j’irai au mamelon. Peut-on ? dit Pierre.

— Oui, allez, de là on voit tout et ce n’est pas si dangereux, je reviendrai vous prendre.

Pierre alla à la batterie et l’aide de camp partit plus loin. Ils ne se revirent plus et déjà beaucoup plus tard, Pierre apprit que ce même jour, cet aide de camp avait eu le bras arraché.

Le mamelon où Pierre monta était ce célèbre endroit (connu ensuite des Russes sous le nom de batterie du mamelon ou batterie de Raïevsky et des Français sous le nom de la grande redoute, la fatale redoute, la redoute du centre) autour duquel tombèrent une dizaine de mille hommes et que les Français considéraient comme la clef de voûte de la position.

Cette redoute était composée du mamelon autour duquel, de trois côtés, était creusé un fossé.

Sur l’endroit entouré de fossés se trouvaient dix canons en action dirigés vers les embrasures des remparts.

Sur la même ligne que le mamelon, de chaque côté, il y avait aussi des canons qui tiraient sans cesse. Un peu en arrière se trouvaient les troupes d’infanterie. En montant sur ce mamelon, Pierre ne pensait nullement que cet endroit, entouré de petits fossés sur lesquels étaient placés et tiraient quelques canons, était l’endroit le plus important de la bataille, au contraire, il lui semblait que cet endroit (précisément parce qu’il s’y trouvait) était le plus insignifiant.

Arrivé sur le mamelon, Pierre s’assit au bout du fossé qui entourait la batterie et, avec un sourire inconscient et joyeux, il regarda ce qui se faisait autour de lui. De temps en temps, toujours avec le même sourire, il se levait, et, en tâchant de ne pas déranger les soldats qui chargeaient les canons et qui couraient devant lui avec des sacs et des charges, il se promenait sur la batterie. Les canons de cette batterie, l’un après l’autre, sans cesse, tiraient en étourdissant de leurs sons et en couvrant toute la place de fumée et de poudre.

En contradiction avec cette frayeur qu’on sentait parmi les soldats d’infanterie de couverture, ici — sur la batterie où les petits groupes d’hommes occupés de leur besogne étaient restreints, — séparé des autres par le fossé, on sentait une animation égale, commune à tous, solidaire.

La personne de Pierre, non martiale, en bonnet blanc, frappa d’abord désagréablement ces hommes. Les soldats, en passant devant lui, le regardaient avec étonnement et même avec effroi. L’officier supérieur d’artillerie, grêlé, haut, les jambes longues, s’approcha de Pierre, comme s’il voulait voir le canon extrême, et le regarda avec curiosité.

Un tout jeune officier au visage rond, un enfant encore, qui devait être sorti tout récemment de l’école, tout en observant très attentivement les deux canons confiés à lui, s’adressa sévèrement à Pierre :

— Monsieur, permettez-moi de vous demander de vous éloigner, on ne peut pas stationner ici.

Les soldats hochaient désapprobativement la tête en regardant Pierre ; mais quand tous se convainquirent que cet homme en bonnet blanc, non seulement ne faisait rien de mal, mais tantôt s’asseyait tranquillement sur la pente des remparts, tantôt, avec un sourire timide, s’écartant poliment des soldats, se promenait sur la batterie, sous les coups, avec autant de calme que s’il eût été sur le boulevard, alors peu à peu le sentiment d’hostilité envers lui commença à se transformer en sympathie tendre et railleuse semblable à celle qu’ont les soldats envers les animaux : chiens, coqs, moutons, etc., qui vivent près des camps.

Instantanément, les soldats admirent Pierre dans leur famille, l’adoptèrent et lui donnèrent un sobriquet : « Notre monsieur ! » et entre eux ils riaient, se moquaient affectueusement de lui.

Un boulet creva la terre à deux pas de Pierre ; lui, rejetant la terre que le boulet avait projetée sur lui, regardait de tous côtés en souriant.

— Et comment, monsieur, vous n’avez pas peur, vraiment ! dit à Pierre un soldat aux larges épaules, le visage rouge, en montrant de fortes dents blanches.

— Et toi, est-ce que tu as peur ? répondit Pierre.

— Comment donc ! lui ne fera pas grâce ! il touchera et alors les entrailles sortiront ! On ne peut pas ne pas avoir peur, dit-il en riant.

Quelques soldats aux visages gais et bons s’arrêtaient près de Pierre. Ils paraissaient croire qu’il ne parlait pas comme tout le monde et la constatation de leur erreur les réjouissait.

— Notre affaire est celle du soldat ! Mais le monsieur, voilà qui est étonnant. En voilà un monsieur !

— À vos places ! cria un tout jeune officier aux soldats groupés autour de Pierre.

On voyait que ce jeune officier remplissait ses fonctions pour la première ou la seconde fois, c’est pourquoi il se montrait si exact et si formaliste envers les soldats et envers ses chefs.

Le feu roulant des canons et des fusils augmentait sur tout le champ, surtout à gauche, là où étaient les flèches de Bagration, mais à cause de la fumée des coups, de l’endroit où était Pierre on ne pouvait presque rien voir. En outre les observations de ce petit cercle — comme une famille — de gens (séparés de tous les autres) qui se trouvaient sur la batterie, absorbaient toute l’attention de Pierre.

La première émotion inconsciente et joyeuse produite par l’aspect et les sons du champ de bataille maintenant, surtout après la vue du soldat étendu seul sur la prairie, faisait place à un autre sentiment. À présent, assis sur le bord du fossé il observait les personnes qui l’entouraient. Vers dix heures on avait déjà emporté une vingtaine d’hommes de la batterie, deux canons étaient détruits et les balles, envoyées de loin, en bondissant et sifflant tombaient de plus en plus souvent sur la batterie. Mais les hommes qui se trouvaient là paraissaient ne pas le remarquer. De tous côtés on entendait des conversations gaies et des plaisanteries.

— Eh, la grenade ! cria un soldat à un obus qui s’approchait en sifflant. Pas ici ! — Vers l’infanterie ! ajouta un autre avec un éclat de rire en remarquant que la grenade les avait dépassés et tombait dans les rangs des troupes de couverture.

— Quoi ! Une connaissance ! criait un autre soldat à un paysan qui s’inclinait quand un obus volait au-dessus de lui.

Quelques soldats se groupaient près du rempart et regardaient ce qui se faisait devant.

— On a ôté la ligne, tu vois. Ils se sont retournés, disait l’un en montrant l’espace au delà du rempart.

— Sache donc ton métier ! cria un vieux caporal. Ils ont passé derrière, alors c’est qu’il y a une affaire derrière.

Et le caporal, prenant par l’épaule un des soldats, lui allongea un coup de pied.

Un éclat de rire se fit entendre.

— Au cinquième canon ! cria-t-on d’un côté.

— Ensemble, les amis ! Au hâlage ! criaient gaiement ceux qui remplaçaient le canon.

— Ah ! il a failli arracher le bonnet de notre monsieur ! s’exclama le plaisant au museau rouge, en montrant ses dents et désignant Pierre.

— Eh ! maladroit, ajouta-t-il avec un reproche à l’adresse du boulet qui touchait une roue et la jambe d’un homme.

— Eh vous ! les renards ! riait un autre en désignant les miliciens qui se baissaient et entraient sur la batterie pour relever les blessés. — Quoi ! le gruau n’est pas bon ! Eh ! vous, les corbeaux ! criait-on aux miliciens qui s’arrêtaient devant le soldat à la jambe arrachée. — Ma foi il n’aime pas ça ! disaient-ils se moquant des paysans.

Pierre remarquait qu’après chaque boulet tombé, après chaque perte, l’animation générale redoublait.

Comme d’un nuage orageux qui s’approche, sur les visages de tous ces hommes, les foudres d’un feu caché, grandissant, s’enflammant de plus en plus souvent, se montraient de plus en plus vives. Pierre ne regardait pas en avant sur le champ de bataille et ne s’intéressait pas à ce qui s’y passait. Il était tout absorbé dans la contemplation de ces feux qui brillaient de plus en plus, et qui (il le sentait) s’enflammaient aussi dans son âme.

À dix heures, les soldats d’infanterie qui étaient devant la batterie, dans les buissons et au bord de la Kamenka, reculèrent. De la batterie on les voyait courir derrière et devant, portant les blessés sur des fusils arrangés en brancards. Un général avec sa suite monta sur le mamelon ; il causait avec un colonel. En regardant sévèrement Pierre, il descendit après avoir ordonné à la couverture d’infanterie qui se trouvait derrière la batterie de se coucher pour se garantir davantage des coups. Après cela, dans les rangs de l’infanterie, à droite de la batterie, le tambour et des cris de commandement se firent entendre et l’on vit s’avancer les rangs de l’infanterie.

Pierre regardait au-dessus du rempart. Un militaire le frappait particulièrement : c’était un officier qui, le visage pâle, jeune, marchait à reculons, l’épée baissée, et se retournait avec inquiétude.

Les rangs de l’infanterie disparaissaient dans la fumée. On entendait leurs cris prolongés et les décharges fréquentes des fusils. Quelques minutes après il en sortait quantité de blessés et de brancards. Sur la batterie les obus commençaient à tomber plus nombreux. Quelques soldats gisaient à terre. Autour des canons, les soldats avançaient avec plus d’animation. Personne ne faisait plus attention à Pierre. Deux ou trois fois on cria après lui, avec colère, parce qu’il se trouvait sur le passage.

L’officier supérieur, le visage plissé, passait à grands pas rapides d’un canon à l’autre. Le jeune et petit officier, encore plus rougissant, commandait ses soldats avec encore plus de soin. Ceux-ci donnaient les charges et faisaient leur besogne avec une bravoure admirable. En marchant, ils sautillaient comme mus par des ressorts.

Le nuage d’orage s’avançait et ce feu dont Pierre suivait le développement brillait sur tous les visages. Pierre se trouvait près de l’officier supérieur. Le jeune officier accourut vers lui, la main à la visière.

— J’ai l’honneur de vous annoncer, monsieur le colonel, qu’il ne reste que huit charges. Ordonnez-vous de continuer le feu ?

— Mitraille ! cria sans répondre l’officier supérieur qui regardait au delà du rempart.

Quelque chose arrivait tout à coup : le petit officier poussa un : Ah ! et, en se pliant, il tomba à terre comme un oiseau blessé dans son vol.

Tout devint étrange, vague et sombre, aux yeux de Pierre.

Les obus sifflaient l’un après l’autre et tombaient sur le rempart, sur les soldats et les canons. Pierre qui, auparavant, n’entendait pas ce son, maintenant n’entendait que lui. Du côté de la batterie de droite, avec un cri : hourra ! les soldats couraient, à ce qu’il semblait à Pierre, non en avant mais à reculons.

Un obus frappa le bord même du rempart devant lequel se trouvait Pierre, y arracha beaucoup de terre, une balle noire passa devant ses yeux et, au même moment, quelque chose tomba.

Les miliciens qui entraient sur la batterie revinrent sur leurs pas en courant.

— La mitraille à tous les canons ! cria l’officier.

Le caporal accourut vers l’officier supérieur et, dans un chuchotement effrayé (tel un maître d’hôtel qui, pendant le dîner, informe l’hôte qu’il n’y a plus du vin demandé), lui apprit qu’il n’y avait plus de charges.

— Brigands ! Que font-ils ? s’écria l’officier en se tournant vers Pierre. Le visage de l’officier supérieur était rouge et en sueur, ses yeux enfoncés brillaient.

— Cours aux réserves, amène les caissons ! cria-t-il au soldat, en jetant un regard irrité sur Pierre.

— Moi, j’irai, dit Pierre.

Sans lui répondre, à grands pas, l’officier alla de l’autre côté.

— Pas tirer… Attends ! criait-il.

Le soldat qui avait reçu l’ordre d’aller chercher des charges se heurta contre Pierre.

— Eh ! monsieur, c’est pas ta place, ici ! dit-il, et il descendit en courant.

Pierre courut derrière lui en faisant un détour là où était tombé le jeune officier.

Un obus, un second, un troisième volaient au-dessus de lui, frappaient devant, à côté, derrière. Pierre courait en bas : « Où vais-je ? » se rappela-t-il tout à coup, déjà rendu près des caissons verts. Il s’arrêta indécis, se demandant s’il fallait retourner ou aller en avant. Tout à coup un choc terrible le renversa.

Au même moment l’éclat d’un grand feu l’éclairait et un bruit de tonnerre et un sifflement étourdissants éclataient à ses oreilles et se répercutaient. Quand Pierre se ressaisit il était assis sur le sol, les mains à terre ; le caisson près duquel il se trouvait n’existait plus, seulement des planches vertes brûlées et des torchons restaient épars sur l’herbe ; un cheval, en secouant les restes de brancards, s’enfuyait de lui et un autre, comme lui, gisait à terre et poussait de longs cris perçants.