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Guerre et Paix (trad. Bienstock)/X/38

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 10p. 489-494).


XXXVIII

L’aspect terrifiant du champ de bataille, couvert de cadavres et de blessés, uni à la lourdeur dans la tête, à la nouvelle que vingt généraux qu’il connaissait étaient tués ou blessés, et à la conscience de la faiblesse de sa main jadis puissante, produisaient une impression inattendue sur Napoléon, qui, d’ordinaire, aimait à regarder les morts et les blessés pour éprouver par là, disait-il, sa force d’âme.

Mais ce jour, l’aspect effrayant du champ de bataille avait vaincu cette force d’âme dans laquelle il mettait son mérite et sa grandeur ; il se retira à la hâte du champ de bataille et revint au mamelon de Schévardine.

Pâle, bouffi, lourd, les yeux vagues, le nez rouge, la voix enrouée, il était assis sur un pliant et entendait sans le vouloir et sans lever les yeux les sons de la canonnade. Avec un ennui maladif il attendait la fin de cette affaire à laquelle il se jugeait lié, mais qu’il ne pouvait arrêter. Le sentiment personnel, humain, pour un court moment, primait cette image artificielle de la vie qu’il servait depuis si longtemps. Il transportait sur soi les souffrances et la mort qu’il voyait sur le champ de bataille.

La lourdeur de la tête et de la poitrine lui rappelaient la possibilité des souffrances et de la mort pour lui aussi. À ce moment il ne désirait pour lui ni Moscou, ni la victoire, ni la gloire (de quelle gloire avait-il encore besoin ?) maintenant, il ne désirait qu’une chose : le repos, la tranquillité, la liberté. Mais quand il fut sur la hauteur de Séméonovskoié, le chef d’artillerie lui proposa de faire monter quelques batteries sur ces hauteurs, afin d’augmenter le feu sur les troupes russes concentrées devant le village Kniaskovo. Napoléon y consentit et ordonna de lui apporter la nouvelle de l’effet produit par ces batteries.

L’aide de camp vint dire que, par ordre de l’empereur, deux cents canons étaient dirigés sur les Russes, mais qu’ils tenaient quand même.

— Notre feu les fauche par rangs entiers, mais ils restent quand même ! dit l’aide de camp.

Ils en veulent encore ? dit Napoléon d’une voix enrouée.

— Sire ? fit l’aide de camp qui n’avait pas bien entendu.

Ils en veulent encore, donnez-leur-en ! prononça Napoléon d’une voix rauque en fronçant les sourcils.

Sans qu’il donnât des ordres, ce qu’il désirait se faisait, et il ne donnait des ordres que parce qu’il pensait qu’on en attendait de lui. Et de nouveau il se transportait dans ce monde intérieur ancien, artificiel, peuplé d’images quelconques de grandeur chimérique, et de nouveau (tel un cheval qui marche en faisant mouvoir la roue et s’imagine faire quelque chose pour soi) il se mettait docilement à remplir le rôle cruel, triste, pénible, inhumain qui lui était dévolu.

Et l’esprit et la conscience de cet homme étaient assombris — non seulement à cette heure, dans ce jour — plus péniblement que ceux de tous les autres acteurs de cette œuvre, mais jamais jusqu’à la fin de sa vie il ne put comprendre ni le bien, ni la beauté, ni la vérité, ni la signification de ces actes, trop contraires au bien et à la vérité, trop éloignés de tout sentiment humain pour les pouvoir comprendre. Il ne pouvait renoncer à ses actes loués par la moitié du monde et c’est pourquoi il devait renoncer au vrai et au bien, à tout acte humain.

Ce n’est pas seulement ce jour-là, qu’en parcourant le champ de bataille plein de morts et de blessés (par sa volonté, à ce qu’il pensait), en regardant ces gens il calculait combien il y avait de Russes contre un Français et, se leurrant soi-même, il trouvait des causes de se réjouir parce que, contre un Français, il y avait cinq Russes.

Ce n’est pas seulement en ce jour, comme il l’écrivait dans une lettre de Paris, que le champ de bataille a été superbe, parce qu’il y avait cinquante mille cadavres, mais aussi à l’île de Sainte-Hélène, dans le silence de la solitude, où il disait avoir l’intention de consacrer ses loisirs à l’exposé des grandes œuvres qu’il avait faites, il écrivait :

« La guerre de Russie a dû être la plus populaire des temps modernes : c’était celle du bon sens et des vrais intérêts, celle du repos et de la sécurité de tous ; elle était purement scientifique et conservatrice.

» C’était pour la grande cause, la fin des hasards et le commencement de la sécurité. Un nouvel horizon, de nouveaux travaux allaient se dérouler, tout pleins du bien-être et de la prospérité de tous. Le système européen se trouvait fondé ; il n’était plus question que de l’organiser.

» Satisfait sur ces grands points et tranquille partout, j’aurais eu aussi mon congrès et ma sainte alliance. Ce sont des idées qu’on m’a volées. Dans cette réunion de grands souverains nous eussions traité de nos intérêts en famille et compté dès lors à moitié avec les peuples.

» L’Europe n’eût bientôt fait de la sorte véritablement qu’un même peuple, et chacun, en voyageant partout, se fût trouvé toujours dans la patrie commune. J’eusse demandé toutes les rivières navigables pour tous, la communauté des mers et que les grandes armées permanentes fussent réduites désormais à la seule garde des souverains.

» De retour en France, au sein de la patrie, grande, forte, magnifique, tranquille, glorieuse, j’eusse proclamé ses limites immuables ; toute guerre future purement défensive ; tout agrandissement nouveau antinational. J’eusse associé mon fils à l’Empire ; ma dictature eut fini, et son règne constitutionnel eut commencé

» Paris eut été la capitale du monde et les Français l’envie des nations !…

» Mes loisirs ensuite et mes vieux jours eussent été consacrés, en compagnie de l’impératrice et durant l’apprentissage royal de mon fils, à visiter lentement, en vrai couple campagnard, avec nos propres chevaux, tous les recoins de l’Empire, recevant les plaintes, redressant les torts, semant de toutes parts et partout les monuments et les bienfaits. »

Lui, destiné par la Providence au rôle triste, servile de bourreau des peuples, était convaincu que le but de ses actes était le bien des peuples et qu’il pouvait guider des millions de destinées humaines et les orienter vers le bonheur.

« Des quatre cent mille hommes qui passèrent la Vistule, écrivait-il plus loin sur la guerre de Russie, la moitié était Autrichiens, Prussiens, Saxons, Polonais, Bavarois, Wurtembourgeois, Mecklembourgeois, Espagnols, Italiens, Napolitains. L’armée impériale proprement dite était pour un tiers composée de Hollandais, Belges, habitants des bords du Rhin, Piémontais, Suisses, Genevois, Toscans, Romains, habitants de la 32e division militaire, Brême, Hambourg, etc. ; elle comptait à peine cent quarante mille hommes parlant français. L’expédition de Russie coûta moins de cinquante mille hommes à la France actuelle, l’armée russe, dans la retraite de Wilna à Moscou, dans les différentes batailles, a perdu quatre fois plus que l’armée française ; l’incendie de Moscou a coûté la vie à cent mille Russes, morts de froid et de misère dans les bois ; enfin, dans sa marche de Moscou à l’Oder, l’armée russe fut aussi atteinte par l’intempérie de la saison ; elle ne comptait à son arrivée à Wilna que cinquante mille hommes et à Kalisch moins de dix-huit mille. »

Il s’imaginait que la guerre contre la Russie s’était faite par sa volonté et l’horreur de ce qui se commettait ne frappait pas son âme. Il prenait hardiment sur soi toute la responsabilité de l’événement et son esprit voyait la justification dans ce fait que, parmi les centaines de mille hommes qui avaient péri, il y avait moins de Français que de Hessois ou de Bavarois.