Guerre et Paix (trad. Bienstock)/XI/05

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 11p. 26-30).


V

Rostoptchine, que nous nous représentons comme le moteur de cet événement beaucoup plus grave que la retraite de l’armée sans combat, — l’abandon de Moscou et son incendie, — en cette circonstance agissait tout autrement que Koutouzov.

Cet événement — l’abandon de Moscou incendiée — était aussi inévitable que la retraite des troupes derrière Moscou sans livrer bataille, après Borodino.

Chaque Russe, non par la réflexion logique, mais en se guidant sur le sentiment qui est en nous et qui était en nos pères, pouvait prédire ce qui arriva.

Depuis Smolensk, dans toutes les villes et tous les villages de la Russie, sans l’intervention du comte Rostoptchine et de ses officiers, il se passait la même chose qu’à Moscou : le peuple attendait tranquillement l’ennemi, ne se révoltait pas, ne se troublait pas, ne mettait personne en pièces, mais attendait avec calme son sort, sûr d’être capable de décider, dans les moments les plus difficiles, ce qu’il devait faire. Et aussitôt que l’ennemi s’approchait, les habitants les plus riches s’en allaient en abandonnant leurs biens, les plus pauvres demeuraient, incendiaient et détruisaient ce qui restait. Chaque Russe avait conscience que ce serait ainsi toujours et partout, et cette conscience, jointe au pressentiment que Moscou serait prise, était répandue dans la société moscovite de 1812. Ceux qui commencèrent à partir en juillet et dans les premiers jours d’août montraient qu’ils attendaient cela. Ceux qui partaient en emportant ce qu’ils pouvaient, en abandonnant leurs maisons et la moitié de leurs biens, agissaient ainsi par ce patriotisme latent qui s’exprimait non par des phrases, non par le meurtre des enfants pour le salut de la patrie ou autres actes antinaturels, mais qui s’exprimait simplement, insensiblement, naturellement, et donnait par cela même les meilleurs résultats. « C’est honteux de fuir le danger. Seuls les poltrons quittent Moscou, » leur disait-on. Dans ses affiches, Rostoptchine leur faisait entendre qu’il était honteux de quitter Moscou ; ils avaient honte d’être appelés poltrons ; ils avaient honte de partir, mais ils partaient quand même, sachant qu’il le fallait. Pourquoi partaient-ils ? On ne peut supposer que Rostoptchine les effrayait par les horreurs que commettait Napoléon sur les terres conquises : c’étaient les gens riches, instruits, qui partaient les premiers, des gens qui savaient très bien que Vienne et Berlin étaient restés intacts et que là-bas, pendant l’occupation par Napoléon, les habitants passaient gaiement leur temps avec les charmants Français, que les Russes, les dames surtout, aimaient tant.

Ils partaient parce que des Russes ne pouvaient se demander si à Moscou il ferait bon ou mauvais, sous la direction des Français. On ne pouvait rester sous la domination des Français, c’était le pire. Ils partaient même avant la bataille de Borodino, encore plus vite après cette bataille, malgré les appels pour la défense, malgré la déclaration du gouverneur de Moscou, qui proposait de prier la sainte Mère Iverskaïa et d’aller se battre, malgré les ballons qui devaient perdre les Français, malgré toutes les bêtises que Rostoptchine écrivait dans ses affiches. Ils savaient que c’était l’armée qui devait se battre et que si elle ne le pouvait pas, ce n’était pas avec les demoiselles et les domestiques qu’on irait aux Trois Montagnes faire la guerre à Napoléon, et qu’il était nécessaire de partir malgré le chagrin d’abandonner ses biens. Ils partaient et ne pensaient pas à l’importance majestueuse de cette grande et riche capitale abandonnée par les habitants et évidemment destinée à l’incendie (il n’était pas dans l’esprit du peuple russe de ne pas brûler, de ne pas détruire les maisons vides). Ils partaient chacun pour soi et en même temps, par cela seul qu’ils partaient se réalisait l’événement mémorable qui restera pour toujours la plus grande gloire du peuple russe. Cette dame qui, dès le mois de juin, partait de Moscou avec ses nègres et ses bouffons pour aller à sa campagne de Saratov, avec la conscience vague qu’elle n’était pas une servante de Bonaparte et avec la crainte d’être arrêtée par ordre du comte Rostoptchine, accomplissait tout simplement cette grande œuvre qui a sauvé la Russie. Et le comte Rostoptchine, qui tantôt faisait honte à ceux qui partaient, tantôt faisait partir toutes les chancelleries, tantôt distribuait à la populace ivre des armes bonnes à rien, tantôt promenait dans les rues des icônes, tantôt défendait au Métropolite Augustin de faire sortir les reliques et les icônes, tantôt saisissait tous les chariots qui étaient à Moscou, tantôt sur cent trente-six chariots emportait le ballon fabriqué par Leppich, tantôt insinuait qu’il brûlerait Moscou, tantôt racontait comment il avait brûlé sa propre maison et écrivait une proclamation aux Français où il leur reprochait solennellement le pillage d’un asile d’enfants, tantôt s’attribuait la gloire de l’incendie de Moscou, tantôt s’en défendait, tantôt ordonnait au peuple de saisir tous les espions et de les lui amener, tantôt blâmait le peuple pour ce fait, tantôt expulsait de Moscou tous les Français, tantôt y laissait madame Ober Chalmet, qui était le centre de toute la société française de Moscou, et, sans aucune cause, ordonnait d’arrêter et de déporter le vieux et respectable directeur des postes, Klutcharov, tantôt assemblait le peuple pour aller aux Trois Montagnes se battre contre les Français, tantôt, pour se débarrasser de ce même peuple, lui jetait en proie un homme et sortait lui-même par les portes de service, tantôt disait qu’il ne supporterait pas les malheurs de Moscou, tantôt écrivait dans des albums des vers français sur sa participation à cette affaire[1], cet homme ne comprenait pas l’importance de l’événement qui s’accomplissait, mais il voulait faire quelque chose, étonner quelqu’un, jouer un rôle quelconque, patriotique, héroïque, et, comme un gamin, il s’amusait de l’événement formidable et fatal de l’abandon et de l’incendie de Moscou, et de sa faible main tâchait tantôt d’encourager, tantôt de retenir l’énorme courant du peuple qui l’emportait avec lui.

  1. Je suis de naissance tatare,
    Je voulus me montrer Romain.
    Les Français m’appellent barbare
    Et les Russes — Georges Dandin