Guerre et Paix (trad. Bienstock)/XI/08

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 11p. 44-47).


VIII

Presque à la fin de la bataille de Borodino, Pierre, abandonnant pour la deuxième fois le mamelon de Raïevsky, se dirigea, avec une foule de soldats, à travers bois, à Kniazkovo, et atteignit l’ambulance. Mais, en apercevant le sang, en entendant les cris et les gémissements, il s’empressa de partir plus loin en se mêlant aux soldats. De toutes les forces de son âme, Pierre ne désirait maintenant qu’une seule chose : sortir le plus vite possible de l’horrible impression dans laquelle il avait passé ce jour, retourner aux conditions habituelles de la vie et s’endormir tranquillement dans sa chambre, sur son lit. Il sentait que seulement dans les conditions ordinaires de la vie il pourrait comprendre tout ce qu’il avait vu et éprouvé. Mais ces conditions ordinaires de la vie lui faisaient défaut.

Sur la route qu’ils suivaient ne sifflaient plus les balles et les boulets, mais c’était de tous côtés la même chose que là-bas sur le champ de bataille : Les mêmes visages souffrants, tourmentés et parfois étrangement différents ; le même sang, les mêmes capotes, les mêmes sons de la fusillade, bien que lointains, mais qui, cependant, répandaient l’effroi ; en outre la chaleur et la poussière étaient accablantes.

Au bout de trois verstes sur la grande route de Mojaïsk, Pierre s’assit sur le bord de la route. Le crépuscule descendait sur la terre. Le grondement du canon se calmait. Pierre, s’appuyant sur la main, s’allongea et resta longtemps ainsi tout en regardant les ombres qui passaient devant lui dans l’obscurité. Il lui semblait, à chaque instant, qu’un boulet arrivait sur lui avec un sifflement effrayant. Il tressaillait et se soulevait. Il ne se souvint pas combien de temps il resta à cet endroit. Au milieu de la nuit trois soldats qui avaient ramassé des branches s’installèrent près de lui et allumèrent un bûcher, tout en le regardant de côté. Le feu allumé, ils installèrent une marmite où ils mirent des biscuits et du lard. L’odeur agréable de soupe grasse se confondait avec celle de la fumée. Pierre se souleva et soupira.

Les soldats mangeaient sans faire attention à Pierre et causaient entre eux. Tout à coup l’un d’eux demanda à Pierre :

— Qui es-tu, toi ?

Par cette question il voulait sans doute exprimer ce que pensait Pierre, c’est-à-dire : Si tu veux manger, nous t’en donnerons, dis seulement si tu es un brave homme.

— Moi ? moi ?… fit Pierre qui sentit la nécessité de diminuer le plus possible sa position sociale afin d’être plus près des soldats et mieux compris d’eux. À vrai dire, je suis un officier de la milice, seulement mon détachement n’est pas ici. Je suis arrivé à la bataille et j’ai perdu les miens là-bas.

— Tiens ! fit un des soldats.

Un autre hocha la tête.

— Eh bien, quoi ! mange une bouchée si tu veux, dit le premier ; et il passa à Pierre une cuiller de bois qu’il lécha auparavant.

Pierre s’assit près du feu et se mit à manger la soupe qui était dans la marmite ; il lui sembla n’avoir jamais mangé rien d’aussi bon. Pendant qu’il se penchait avidement sur la marmite, pour prendre de grandes cuillerées qu’il avalait sans s’arrêter, son visage étant éclairé par le feu, les soldats l’examinaient en silence.

— Où vas-tu, dis donc ? lui demanda un des soldats.

— Je vais à Mojaïsk.

— Tu es donc un monsieur ?

— Oui.

— Et comment t’appelles-tu ?

— Piotr Kyrilovitch.

— Eh bien, Piotr Kyrilovitch, allons ; nous te conduirons.

Dans l’obscurité épaisse, les soldats et Pierre se dirigèrent vers Mojaïsk.

Le coq chantait déjà quand ils y arrivèrent et commencèrent à gravir la côte raide de la ville. Pierre marchait avec les soldats, oubliant tout à fait que son auberge était au bas de la montée et qu’il l’avait dépassée. Il ne se le fût pas rappelé (tellement il était bouleversé), si à mi-côte il n’avait rencontré son écuyer qui était allé le chercher en ville et revenait à l’auberge. L’écuyer reconnut Pierre à son chapeau qui blanchissait dans l’obscurité.

— Votre Excellence ! fit-il. Nous étions déjà désespérés. Pourquoi allez-vous à pied ? Où vous dirigez-vous donc ? Venez, s’il vous plaît.

— Ah, oui ! fit Pierre.

Les soldats s’arrêtèrent.

— Eh bien ! As-tu trouvé les tiens ? dit l’un d’eux.

— Eh bien ! Adieu, Piotr Kyrilovitch, n’est-ce pas ?

— Adieu, Piotr Kyrilovitch, dirent les autres.

— Adieu, dit Pierre et, avec son écuyer, il partit à l’auberge.

« Il faudrait leur donner quelque chose, se dit Pierre en touchant sa poche. — Non, il ne faut pas », lui répondit une voix intérieure.

Toutes les chambres de l’auberge étaient occupées. Pierre passa dans la cour et se coucha en sa voiture la tête enfouie dans les coussins.