Guerre et Paix (trad. Bienstock)/XI/14

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 11p. 79-84).


XV

Madame Schoss, qui était allé voir sa fille, augmenta encore plus la peur de la comtesse par les récits de ce qu’elle avait vu rue Miasnitzkaïa, près du dépôt de spiritueux : dans la rue, elle n’avait pas pu passer à cause d’une foule de gens ivres qui criaient là. Elle avait été obligée de prendre une voiture et de faire un détour pour rentrer chez elle. Le long du chemin, le cocher lui avait raconté que le peuple avait brisé les fûts dans l’entrepôt, que c’était maintenant l’ordre d’agir ainsi.

Après le dîner, tous les familiers des Rostov se mirent, avec une hâte fébrile, à emballer les objets et à faire les préparatifs du départ. Le vieux comte restait là tout l’après-midi, allant sans cesse de la cour à la maison et criant aux domestiques de se hâter encore davantage. Pétia donnait des ordres dans la cour. Sonia ne savait que faire avec les ordres contradictoires du comte et s’y perdait tout à fait. Les domestiques criaient, se disputaient, faisaient du tapage et couraient à travers les chambres et dans la cour. Natacha, avec la passion qu’elle apportait à tout, se mit aussi à l’ouvrage. D’abord, son intervention dans l’emballage fut regardée avec méfiance. On attendait toujours d’elle une plaisanterie et l’on se demandait s’il fallait lui obéir. Mais elle, avec obstination et ardeur, exigea l’obéissance, se fâcha, faillit pleurer parce qu’on ne lui obéissait pas, et elle obtint enfin que tous l’écoutassent. Son premier acte, qui lui coûta de grands efforts et lui donna le pouvoir, fut l’emballage des tapis. Dans la maison du comte il y avait des gobelins de grande valeur et des tapis persans. Quand Natacha se mit à la besogne, il y avait dans la salle deux caisses ouvertes : l’une presque pleine de faïences, l’autre de tapis. Il restait encore beaucoup de faïences sur les tables et l’on en apportait encore d’un cabinet noir. Il fallait se mettre à remplir une troisième caisse ; les domestiques allèrent la chercher.

— Sonia, attends, nous emballerons comme ça, dit Natacha.

— C’est impossible, mademoiselle, on a déjà essayé, dit le sommelier.

Et Natacha se mit à tirer rapidement de la caisse les plats et les assiettes enveloppés de papier.

— Les plats, il faut les mettre ici, dans les tapis, dit-elle.

— Mais que Dieu fasse que nous puissions mettre les tapis seuls dans trois caisses !

— Non, attends, s’il te plaît. Et Natacha recommença l’emballage rapidement et avec adresse. — Il ne faut pas mettre cela, disait-elle des assiettes de Kiev. Cela, oui. Cela, avec les tapis, disait-elle d’un plat de Saxe.

— Mais laisse, Natacha, nous emballerons, disait Sonia d’un ton de reproche.

— Laissez, mademoiselle, disait aussi le maître d’hôtel.

Mais Natacha ne cédait pas. Elle ôtait tous les objets, les emballait de nouveau en décidant qu’il n’était pas nécessaire d’emporter les tapis usés et la vaisselle ordinaire. Quand tout fut sorti des caisses, on se remit à emballer. Et, en effet, quand tout ce qui était ordinaire, qui ne valait pas, par son prix, d’être emporté, fut laissé de côté, les deux caisses purent contenir les objets de valeur. Cependant, le couvercle de la caisse des tapis ne pouvait fermer. On aurait pu enlever quelque chose, mais Natacha voulait arriver sans cela à fermer la caisse. Elle déballait, remballait, pressait, forçait le sommelier et Pétia, qu’elle avait entraîné au travail de l’emballage, à pousser, et faisait elle-même des efforts désespérés.

— Mais assez, Natacha, disait Sonia. Je crois que tu as raison, mais retire tout de même celui de dessus.

— Je ne veux pas, disait Natacha, en retenant d’une main ses cheveux qui tombaient sur son visage, et en serrant avec l’autre les tapis. — Mais pousse donc, Pétia ; appuie, Vassilitch, serre donc ! criait-elle. Les tapis s’entassèrent et le couvercle se ferma. Natacha, battant des mains, poussa des cris de joie et des larmes coulèrent de ses yeux. Mais ce fut l’affaire d’une seconde. Aussitôt elle se mit à autre chose et on lui obéit sans hésitation. Le comte même ne se fâchait pas quand on lui disait que Natalie Ilinichna avait changé son ordre, et c’était à elle que les domestiques venaient demander s’il fallait mettre les cordes au chariot ou s’il était assez chargé.

La besogne avançait grâce aux ordres de Natacha. Les choses inutiles étaient laissées, les autres emballées le plus étroitement possible. Mais malgré toute la vigilance des domestiques, à la nuit tout n’était pas encore emballé. La comtesse s’endormit et le comte, ajournant le départ au lendemain matin, alla se coucher.

Sonia et Natacha se couchèrent habillées dans le boudoir. Cette nuit-là, on amena, par la rue Poverskaïa, un nouveau blessé, et Maria Kouzminichna, qui se trouvait à la porte cochère, le fit entrer chez les Rostov. Ce blessé, d’après les considérations de Maria Kouzminichna, était un personnage très important. On le conduisait dans une calèche fermée. Un vieux valet de chambre, à l’air respectable, était sur le siège, près du cocher. Derrière, dans une voiture, suivaient le docteur et deux soldats.

— Venez chez nous, s’il vous plaît. Les maîtres partent. Toute la maison reste vide, dit la vieille au vieux serviteur.

— Eh quoi ! reprit le valet de pied. Nous n’espérons pas même le mener jusqu’à la place ! Nous avons notre maison à Moscou, mais c’est loin et il n’y a personne.

— Chez nous, s’il vous plaît. Chez mes maîtres. Il y a tout ce qu’il faut, fit-elle. Quoi ! est-il donc si mal ?

Le valet fit un geste des mains.

— Nous n’espérons même pas le mener jusqu’à la place ! Il faut demander au docteur.

Il descendit du siège et s’approcha de l’autre voiture.

— Bon ! dit le docteur.

Le valet revint vers la calèche, y jeta un coup d’œil, hocha la tête, ordonna au cocher de tourner dans la cour et s’arrêta près de Maria Kouzminichna.

— Seigneur Dieu Jésus-Christ ! prononça-t-elle.

Maria Kouzminichna proposa de porter le blessé dans la maison.

— Les maîtres ne diront rien… Mais il fallait éviter de monter l’escalier, c’est pourquoi on porta le blessé dans le pavillon. On le mit dans l’ancienne chambre de madame Schoss. Ce blessé, c’était le prince André Bolkonskï.