Guerre et Paix (trad. Bienstock)/XI/23

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 11p. 137-144).


XXIII

Rue Varvarka, dans une maison inachevée, avec un débit au rez-de-chaussée, s’entendaient des cris, des rires et des chansons. Dans une petite chambre malpropre, une dizaine d’hommes, des ouvriers, étaient assis sur des bancs autour des tables. Tous étaient ivres, en sueur, les yeux vagues, et leur chant était entrecoupé de larges bâillées : chacun, à en juger par la difficulté et l’effort, évidemment ne désirait pas chanter mais voulait montrer qu’il avait bu et qu’il s’amusait. L’un, d’eux, un grand garçon blond, en cafetan bleu, propre, au nez fin, droit, eût été joli sans des lèvres trop minces, trop enfoncées, remuant sans cesse, et des yeux vagues, sombres et immobiles. Il se tenait debout près de ceux qui chantaient, sa manche relevée jusqu’au coude, montrait un bras blanc, et, évidemment en pensant à quelque chose, solennellement et gauchement, il agitait au-dessus de leurs têtes sa main aux doigts sales écartés. La manche de sa blouse descendait sans cesse et, de la main gauche, il la relevait, comme s’il eût été important que ce bras blanc, veiné, qui s’agitait, fût absolument nu.

Au milieu de la chanson, dans le vestibule et sur le perron, se firent entendre les cris d’une escarmouche et des coups. Le grand garçon fit un signe de la main.

— Assez ! cria-t-il d’un ton impérieux. Camarades, la bagarre ! Et sans cesser de retrousser sa manche, il sortit sur le perron.

Les ouvriers le suivirent. Les ouvriers qui avaient bu dans le débit, ce matin, sous l’inspiration du grand garçon, avaient apporté au cabaretier des peaux de la fabrique ; en échange, celui-ci leur avait donné du vin. Les forgerons de l’usine voisine, au bruit de l’orgie dans le débit, pensant qu’il était pris d’assaut, voulaient y pénétrer. Sur le perron une bagarre commença. Le cabaretier se battait dans la porte avec les forgerons, et, pendant que les ouvriers sortaient, un forgeron se détachait du cabaretier et tombait la face sur le pavé.

Un autre forgeron tâchait de forcer la porte et poussait le cabaretier.

Le garçon aux manches relevées frappa au visage le forgeron qui voulait forcer la porte et s’écria sauvagement :

— Camarades ! On bat les nôtres !

À ce moment le premier forgeron se souleva de terre, puis, écorchant davantage son visage ensanglanté, il s’écria d’une voix geignarde :

— Au secours ! On assassine !… On a assassiné un homme ! Frères !…

— Oh ! mes aïeux ! On a tué un homme ! cria d’une voix aiguë une femme qui sortait de la porte voisine.

La foule s’assemblait autour du forgeron ensanglanté.

— N’est-ce pas assez que tu aies pris au peuple jusqu’à la dernière chemise, dit une voix quelconque s’adressant au débitant. Quoi ! tu as encore tué un homme ! Brigand !

Le haut garçon, sur le perron, jetait des regards vagues tantôt sur le débitant, tantôt sur le forgeron. Il semblait se demander avec qui il allait se battre.

— Assassin ! cria-t-il tout à coup à l’adresse du débitant. Liez-le, mes frères.

— Comment donc !… Tu auras encore le temps de lier et moi aussi ! s’écria le débitant en repoussant les gens qui se jetaient sur lui. Et enlevant son bonnet, il le jeta à terre. Cet acte semblait avoir une importance menaçante, mystérieuse : les ouvriers qui entouraient le débitant s’arrêtèrent indécis.

— Mon cher, moi-même je connais très bien l’ordre. J’irai jusqu’au commissariat de police. Tu crois que j’aurai peur ! Tu sais, maintenant on ne permet pas de brigander ! s’écria le débitant ; il ramassa son bonnet…

— Allons. En voilà !… Allons !… en voilà ! répétaient l’un après l’autre le débitant et le grand garçon, et tous deux s’avancèrent dans la rue. Le forgeron ensanglanté marchait à côté d’eux. Les ouvriers et des passants les suivirent en criant et causant.

Au coin de la rue Morosseïka, en face d’une grande maison aux fenêtres fermées sur laquelle était l’enseigne d’un cordonnier, se tenaient une vingtaine de cordonniers aux visages tristes, maigres, fatigués, en khalat[1] et blouses déchirées.

— Qu’il paie ses ouvriers comme il faut, disait un cordonnier à la petite barbiche, aux sourcils froncés. Il a sucé notre sang et… fini. Il nous a coulés, roulés, toute la semaine ; il nous a coulés jusqu’au bout et maintenant voilà : lui-même est parti.

En apercevant la foule et un homme ensanglanté, le cordonnier qui parlait se tut, et tous avec curiosité se joignirent à la foule.

— Où va-t-on ?

— C’est connu, chez les chefs.

— Quoi ! Est-ce vrai que notre armée n’a pas le dessus ?

— T’as trouvé ça tout seul ! Écoute ce qu’on dit.

Les questions et les réponses se croisaient.

Le débitant, profitant du grossissement de la foule, se mit à l’écart et retourna à son débit.

Le grand garçon, sans remarquer le départ de son adversaire, parlait sans cesse, en agitant son bras nu, et attirait à soi l’attention générale.

C’était lui que le peuple entourait, supposant en obtenir la solution de toutes les questions qui l’occupaient.

— Qu’ils montrent l’ordre, la loi ! C’est pour ça qu’ils sont les chefs ! N’est-ce pas vrai, frères orthodoxes ! dit le grand garçon en souriant à peine.

— Ils pensent qu’il n’y a pas de chefs ? Peut-on se passer de chefs ? Autrement si on laisse piller…

— Assez de bêtises ! disait-on dans la foule. — Comment donc ! On abandonne Moscou ? — On l’a dit pour rire et tu l’as cru. — Combien y a-t-il d’armées en marche ? — On les laisserait comme ça ? — C’est pour ça qu’ils sont les chefs, — Écoute, voilà ce qu’on dit. Et l’on désignait le grand garçon. Près du mur de la cité, un autre petit groupe de gens entourait un homme en capote de frise qui tenait à la main un papier.

— On lit un ukase ! On lit un ukase ! cria-t-on dans la foule et tous se poussèrent vers le lecteur. L’homme en capote de frise lisait l’affiche du 31 août. Quand il se vit entouré de la foule il parut confus ; mais à la demande du grand garçon, d’une voix tremblotante, il se mit à lire l’affiche depuis le commencement.

« Demain, de bonne heure, j’irai chez le sérénissime (sérénissime ! répéta solennellement le grand garçon, en souriant à pleine bouche et fronçant les sourcils), pour causer avec lui, agir et aider les troupes à écraser les malfaiteurs. Commençons par extirper leur esprit… » (Le lecteur s’arrêta. — As-tu entendu ! s’écria victorieusement le garçon. Il te déblaiera tout…) « … les écraser et les envoyer au diable. Je viendrai demain pour le dîner. Nous nous mettrons à l’œuvre. Nous ferons, nous finirons et nous achèverons nos malfaiteurs. »

Un silence absolu accompagna ces derniers mots. Le grand garçon baissa tristement la tête. Évidemment personne ne comprenait ces dernières paroles. Surtout les mots : « Je viendrai demain pour dîner » attristaient visiblement lecteur et auditeurs. Le peuple prêtait tout son entendement, mais cela était trop simple et inutile. Chacun d’eux pouvait en dire autant, c’était donc déplacé dans le décret du général gouverneur.

Tous restaient silencieux et tristes. Le grand garçon remuait les lèvres et se dandinait. — Voilà, allez lui demander !… — C’est lui-même !… — Comment donc ?… — Autrement…

— C’est lui qui vous le dira, se mit-on à dire dans les derniers rangs de la foule ; et l’attention générale fut attirée par la voiture du chef de police qui se montrait sur la place accompagnée de deux dragons à cheval.

Le chef de police qui, le matin, par ordre du comte, était allé brûler les bateaux et qui, pour ce fait, avait gagné une forte somme, — il l’avait en ce moment dans sa poche, — en apercevant une foule de gens qui s’avançait vers lui, ordonna au cocher de s’arrêter.

— Quelles sont ces gens-là ? cria-t-il aux hommes qui, isolément et timidement, s’approchaient de sa voiture. Qu’est-ce que cette foule, je vous le demande ? répéta le chef de police qui ne recevait pas de réponse.

— Votre seigneurie, dit l’homme en capote de frise. Votre seigneurie, suivant le décret du comte, ils veulent servir jusqu’à la mort et non faire une révolte. C’est dit de la part du comte.

— Le comte n’est pas parti. Il est ici et vous recevrez des ordres, dit le chef de police. — Va ! cria-t-il au cocher.

La foule s’arrêta autour de ceux qui avaient entendu les paroles du chef de police, et suivit des yeux la voiture qui s’éloignait.

Pendant ce temps le chef de police se retournait effrayé. Il dit quelque chose au cocher et la voiture s’éloigna encore plus vite.

— On nous trompe, camarades ! Allons chez lui-même ! cria le grand garçon. — Allons, enfants ! Qu’il nous rende compte ! répétèrent des voix. Et le peuple s’élança en courant derrière la voiture. La foule, en causant bruyamment, suivit le chef de police rue Loubianka.

— Quoi ! les seigneurs et les négociants sont partis et nous mourons de faim ici ! Est-ce que nous sommes des chiens ! entendait-on de plus en plus souvent dans la foule.

  1. Vêtement très long que portent les Orientaux.