Guerre et Paix (trad. Bienstock)/XII/04

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 11p. 267-275).


IV

Tandis que la Russie était presque à moitié conquise, que les habitants de Moscou s’enfuyaient dans les provinces lointaines, qu’une milice après l’autre se levait pour la défense de la patrie, à nous, qui ne vivions pas à cette époque, il apparaît involontairement que tous les Russes petits et grands ne pensaient qu’à se sacrifier eux-mêmes, à sauver la patrie ou à pleurer sa perte. Tous les récits, toutes les descriptions de ce temps, tous, sans exception, ne parlent que de sacrifices, de l’amour pour la patrie, du désespoir, de la douleur et de l’héroïsme des Russes. En réalité il n’en était pas ainsi. Ce nous semble seulement parce que nous ne voyons du passé que le seul intérêt historique général de ce temps en négligeant tous les intérêts personnels, humains qui étaient chez les hommes d’alors. Et cependant, en réalité, ces intérêts personnels du moment sont beaucoup plus importants que les intérêts généraux : les premiers empêchent de sentir et de voir les seconds. La plupart des hommes de ce temps ne faisaient aucune attention à la marche générale des affaires et ne se guidaient que d’après leurs intérêts personnels immédiats, et c’est précisément ces gens qui étaient les acteurs les plus intéressants des événements d’alors.

Ceux qui ont essayé de comprendre la marche générale des affaires et qui, par le sacrifice et l’héroïsme, ont voulu y participer, étaient les membres les plus inintelligents de la société. Ils voyaient tout à l’envers et tout ce qu’ils faisaient pour être utiles n’était en réalité que bêtise inutile : comme les régiments de Pierre, de Mamonov, qui pillaient les villages russes, comme la charpie tirée par les dames et qui n’arrivait jamais jusqu’aux blessés, etc. Même ceux qui aimaient dire des choses spirituelles et, exprimant leurs sentiments, discutaient la situation présente de la Russie portaient, malgré eux, dans leurs discours le cachet de la feinte, du mensonge ou du blâme inutile et de la colère contre des hommes accusés d’actes dont personne n’était coupable.

Dans les événements historiques se dessine avec la plus grande clarté la défense de goûter le fruit du bon arbre. Seule l’activité inconsciente porte des fruits et l’homme qui joue un rôle dans les événements historiques n’en comprend jamais l’importance.

L’importance de l’événement qui se passait alors en Russie était d’autant plus inaperçue d’un homme qu’il y participait de plus près. À Pétersbourg et dans les provinces éloignées de Moscou, des dames et des messieurs en uniformes de miliciens pleuraient sur le sort de la Russie et de la capitale, parlaient de sacrifice, etc., mais dans l’armée qui reculait derrière Moscou, à peine si l’on parlait et pensait à Moscou, et, en la voyant brûler, personne ne jurait de se venger des Français : on pensait au salaire futur, au prochain retour, à Matriocha la vivandière, etc.

Nicolas Rostov, sans aucun but de sacrifice, mais tout à fait par hasard, puisque la guerre le trouvait au service, prenait une part très immédiate et très grande à la défense de la patrie et c’est pourquoi il envisageait sans désespoir et sans conclusion pessimiste ce qui s’y passait alors. Si on lui eut demandé ce qu’il pensait de la situation actuelle de la Russie, il aurait répondu qu’il n’y avait pas besoin d’y penser, que Koutouzov et les autres étaient là pour cela, mais qu’il avait entendu dire qu’on lèverait des régiments, que probablement on se battrait encore longtemps, et que, vu les circonstances, il était bien possible qu’il fût nommé commandant de régiment dans deux ans.

Envisageant les choses de ce point de vue, non seulement il n’avait point de regret de ne pas prendre part au dernier combat, puisqu’il était nommé en inspection de remonte pour la division à Voronèje, mais il apprit même cette nouvelle avec le plus grand plaisir, plaisir qu’il ne cacha pas et que ses camarades comprirent très bien.

Quelques jours avant la bataille de Borodino, Nicolas reçut l’argent et les papiers : on envoya en avant ses hussards, et lui-même, avec des chevaux de poste, partit à Voronèje.

Seul, celui qui a passé plusieurs mois consécutifs dans l’atmosphère de la vie des camps peut comprendre le plaisir qu’éprouva Nicolas quand il sortit du cercle des troupes, de leurs fourrages, de leurs vivres, de leurs ambulances, quand, sans soldats, sans convois, sans aucun des tracas du camp, il aperçut les villages avec les paysans et les femmes, les maisons seigneuriales, les champs où paissait le bétail, les relais avec les maîtres de postes endormis, il ressentit autant de joie que s’il voyait cela pour la première fois. Surtout, ce qui pendant longtemps l’étonna, et le réjouit, c’étaient les femmes, jeunes, fortes, dont chacune n’avait pas une dizaine d’officiers à ses trousses, des femmes qui étaient contentes et flattées qu’un officier, en passant, plaisantât avec elles.

Dans l’humeur la plus gaie, Nicolas arriva la nuit à Voronèje. À l’hôtel, il commanda tout ce dont il était privé depuis longtemps à l’armée, et, le lendemain, après s’être rasé soigneusement et avoir endossé l’uniforme de parade, qu’il n’avait pas mis depuis longtemps, il alla se présenter aux autorités.

Le chef de la milice était un civil ayant le grade de général, un homme âgé qui s’amusait visiblement de ses occupations militaires et de son grade. Il reçut Nicolas avec colère (il pensait qu’en cela était la principale qualité militaire) et, avec importance, comme s’il en avait le droit, il jugea la marche générale des affaires, l’interrogea en l’approuvant et la désapprouvant. Nicolas était si gai que cela lui parut seulement amusant.

Après le chef de la milice, il alla voir le gouverneur de la province. Le gouverneur était un homme petit, très remuant, très bon et très simple.

Il indiqua à Nicolas les haras où il pourrait trouver son affaire, lui recommanda un maquignon de la ville, et, à vingt verstes de la ville, un propriétaire rural qui avait les meilleurs chevaux, et lui promit tout son appui.

— Vous êtes le fils du comte Ilia Andréiévitch ? Ma femme était une grande amie de votre mère. On se réunit chez moi chaque jeudi, c’est aujourd’hui jeudi, je vous prie de venir tout simplement, sans cérémonie, dit le gouverneur en lui donnant congé.

En sortant de chez le gouverneur, Nicolas prit une voiture de poste et, faisant asseoir près de lui le maréchal des logis, il partit à vingt verstes, au haras du propriétaire.

Durant tout son séjour à Voronèje, pour Nicolas tout fut gai et facile et, comme il arrive quand on est soi-même bien disposé, tout s’arrangea à merveille.

Le propriétaire chez qui arriva Nicolas était un vieux célibataire, un ancien cavalier, connaisseur de chevaux, chasseur, possesseur de vieille eau-de-vie centenaire, de vieux vin de Hongrie et de chevaux magnifiques.

En deux mots le marché se conclut. Nicolas acheta, pour six mille roubles, dix-sept chevaux trotteurs (comme il disait) puis, après avoir dîné et bu un peu trop de vin de Hongrie, il embrassa le propriétaire qu’il tutoyait déjà et se remit en route.

Nicolas était de très joyeuse humeur, il ne cessait de stimuler le cocher afin d’arriver à temps à la soirée du gouverneur.

Il s’habilla, se versa de l’eau fraîche sur la tête, se parfuma et, un peu en retard, mais avec une phrase toute prête : Mieux vaut tard que jamais, il arriva chez le gouverneur.

Ce n’était pas un bal, on n’avait pas dit qu’on danserait, mais tous savaient que Catherine Pétrovna jouerait au clavecin des valses et des écossaises et qu’on danserait. Tous, comptant là-dessus, étaient en costume de bal.

La vie de province était en 1812 ce qu’elle était toujours, seulement avec cette différence que la ville était plus animée à cause de la présence de plusieurs familles riches de Moscou et qu’on y remarquait, comme en tout ce qui se passait alors en Russie, une ampleur particulière, et encore par ce fait que cette conversation banale, toujours nécessaire dans la société et qui autrefois roulait sur le beau temps et les connaissances communes, roulait maintenant sur Moscou, l’armée, Napoléon.

La société réunie chez le gouverneur était la meilleure société de Voronèje.

Il y avait beaucoup de dames ; Nicolas avait connu certaines d’entre elles à Moscou, mais personne, parmi les messieurs, ne pouvait rivaliser avec le chevalier de la croix de Saint-Georges, le hussard de la remonte et en même temps le très bon et très bien élevé comte Rostov. Parmi les messieurs, il y avait un officier italien, prisonnier de l’armée française, et Nicolas sentit que la présence de ce prisonnier augmentait encore plus son importance personnelle comme héros russe : c’était comme un trophée. Nicolas le sentait et il lui semblait que tous regardaient du même œil cet Italien, et Nicolas se montrait protecteur avec dignité et modération.

Aussitôt que Nicolas parut en uniforme de hussard en répandant autour de lui une odeur de parfum et de vin et prononça lui-même et entendit plusieurs voix prononcer : Mieux vaut tard que jamais, tous l’entourèrent, tous les regards se portèrent sur lui et, d’un coup, il se sentit placé dans la situation de favori, situation toujours agréable, même en province, et qui maintenant, après une longue privation, l’enivrait. Non seulement aux relais, dans les auberges et chez le propriétaire il y avait des serviteurs qui le flattaient par leurs attentions, mais ici, à la soirée du gouverneur, il y avait (à ce qu’il lui semblait) une quantité de jeunes dames et de jeunes filles très jolies qui, avec impatience, attendaient que Nicolas fit attention à elles. Les jeunes femmes et les jeunes filles faisaient les coquettes avec lui, et les personnes âgées pensaient déjà à le marier.

Parmi ces dernières se trouvait la femme même du gouverneur qui reçut Rostov comme un parent, l’appela « Nicolas » et le tutoya.

Catherine Pétrovna, en effet, se mit à jouer des valses, des écossaises et les danses — pendant lesquelles Nicolas, par son habileté, charma encore davantage la société de province — commencèrent.

Il étonna même tout le monde par sa manière particulière de danser ; lui-même en fut ce soir-là un peu surpris. Il n’avait jamais dansé ainsi à Moscou et aurait même trouvé inconvenante et de mauvais genre cette manière dégagée de danser. Mais ici, il sentait le besoin d’étonner tout le monde par quelque chose d’extraordinaire, par quelque chose qu’on devait croire ordinaire dans la capitale mais encore inconnu, ici, en province.

Pendant toute la soirée, Nicolas montra une attention particulière à une blonde aux yeux bleus, grassouillette et charmante, femme d’un fonctionnaire de la province. Avec cette conviction naïve des jeunes gens gais, que les femmes des autres sont faites pour eux, Rostov ne quittait pas cette dame et se montrait amical, un peu comme un diplomate, à l’égard du mari. Sans le dire, ils se savaient très bien ensemble : Nicolas et la femme de ce mari. Cependant le mari ne semblait pas partager cette conviction et s’efforçait de rester froid avec Rostov. Mais la naïve bonhomie de Nicolas était si grande, que parfois, involontairement, le mari cédait à l’humeur agréable du jeune officier. Néanmoins, à la fin de la soirée, à mesure que le visage de la femme devenait plus rouge et plus animé, le visage du mari devenait plus triste et plus grave, comme si l’animation de tous deux eût formé une somme constante : celle du mari diminuant quand celle de la femme augmentait.