Guerre et Paix (trad. Bienstock)/XII/10

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 11p. 310-316).


X

Le 8 septembre, dans le hangar des prisonniers entra un officier très important, à en juger par le respect que lui témoignaient les gardiens. Cet officier, de l’état-major, probablement, la liste des noms à la main, fit l’appel de tous les Russes. En appelant Pierre : Celui qui n’avoue pas son nom, il regarda avec pitié et nonchalance tous les prisonniers et ordonna à l’officier de service de les habiller convenablement avant de les conduire chez le maréchal. Une heure après arrivait une compagnie de soldats, et l’on emmena Pierre avec les treize autres, au champ Dévitché. Le jour était clair, ensoleillé après la pluie, et l’air était extraordinairement pur. La fumée n’emplissait pas les rues comme le jour où l’on avait fait sortir Pierre de la maison de détention du rempart Zoubov ; la fumée s’élevait dans l’air pur. On ne voyait nulle part les feux des incendies, mais de tous côtés se soulevait la fumée, et tout ce que Pierre pouvait voir de Moscou était incendié. De tous côtés on voyait les champs nus encombrés de tuyaux et de poêles, et, par endroits, les murs noircis des maisons de pierre.

Pierre regardait les restes de l’incendie et ne reconnaissait plus les quartiers fréquentés de la ville. Çà et là se dressaient des églises demeurées intactes, le Kremlin blanchissait au loin avec ses tours et ses clochers d’Ivan le Grand.

Tout près brillait la coupole du couvent Novodiévitchi et de là venait un son de cloches. Ce son rappela à Pierre que c’était dimanche et la fête de Noël, mais il semblait n’y avoir personne pour la fêter. Partout la ruine. En fait de Russes, on rencontrait de temps en temps des gens en guenilles, effrayés, qui se cachaient à la vue des Français.

Il était évident que le nid russe était détruit, dispersé, mais Pierre sentait inconsciemment qu’après la destruction de cet ordre même de la vie, qu’après l’effondrement de ce nid, s’établissait un autre ordre, français, tout à fait autre mais très ferme. Il le sentit en voyant ces soldats qui, gaîment, en rangs serrés l’escortaient, lui et les criminels. Il le sentit à la rencontre d’un haut fonctionnaire français assis dans une voiture attelée de deux chevaux conduits par un soldat. Il le sentit aux sons joyeux de la musique du régiment qui débouchait d’un autre côté, il le sentit surtout à cette liste de noms que lisait l’officier français en faisant l’appel des prisonniers. Pierre pris par les uns était emmené quelque part avec une dizaine d’autres ; on pouvait, semblait-il, l’oublier tout à fait, le confondre avec les autres. Mais non : les réponses qu’il avait données pendant l’interrogatoire lui revinrent sous la forme de son appellation. Et sous ce nom qui maintenant inspirait à Pierre de l’horreur, on l’emmenait quelque part avec l’assurance indiscutable écrite sur tous les visages que tous les prisonniers et lui étaient ceux mêmes dont on avait besoin et qu’on emmenait juste où il fallait. Pierre se sentait un mince copeau tombant dans l’engrenage d’une machine qui ne comprend pas, mais fonctionne régulièrement.

On conduisit Pierre et les autres prisonniers à droite du champ Dévitché, non loin du couvent, vers une grande maison blanche avec un vaste jardin. C’était la maison du prince Tcherbatov, où il fréquentait autrefois et où maintenant, comme il l’apprit par les conversations des soldats, était logé le maréchal duc d’Eckmühl. On les amena près du perron et, un par un, ils furent introduits dans la maison. Pierre y entra le sixième, à son tour. Après avoir traversé la galerie vitrée, le vestibule, l’antichambre que Pierre connaissait, on le fit entrer dans le long cabinet de travail, bas d’étage, près duquel se tenait l’aide de camp.

Davoust était assis au fond de la pièce, devant une table, ses lunettes sur le nez. Pierre s’approcha très près de lui. Davoust, sans lever les yeux, consultant probablement les papiers qu’il avait devant lui, demanda d’une voix basse :

Qui êtes-vous ?

Pierre se tut : il n’avait pas la force de répondre un mot. Pour Pierre, Davoust n’était pas un simple général français, mais un homme fameux par sa cruauté. En regardant le visage froid de Davoust qui, comme un professeur sévère, consentait pour un certain temps à avoir de la patience et à attendre la réponse, Pierre sentait que chaque seconde d’attente pouvait lui coûter la vie, mais il ne savait que dire, et il ne se décidait pas à répéter ce qu’il avait répondu à son premier interrogatoire.

Dévoiler sa position sociale était dangereux et honteux. Pierre se tut, et avant qu’il eût eu le temps de décider quelque chose, Davoust leva la tête, cligna des yeux et le regarda fixement.

— Je connais cet homme, fit Davoust d’une voix monotone, froide, prise évidemment pour effrayer Pierre.

Le froid qui auparavant parcourait le dos de Pierre, maintenant lui serrait la tête comme des tenailles.

Mon général, vous ne pouvez pas me connaître, je ne vous ai jamais vu.

C’est un espion russe, l’interrompit Davoust en s’adressant à un général qui se trouvait dans la chambre et que Pierre n’avait pas remarqué.

Davoust se détourna. Avec une assurance inattendue, Pierre se mit à parler très rapidement :

Non, Monseigneur, dit-il en se rappelant tout à coup que Davoust était duc. — Non, Monseigneur, vous n’avez pas pu me connaître. Je suis un officier militionnaire et je n’ai pas quitté Moscou.

Votre nom ?

Bezoukhov.

Qu’est-ce qui me prouvera que vous ne mentez pas ?

Monseigneur !… s’écria Pierre d’une voix non offensée mais suppliante.

Davoust leva les yeux et regarda fixement Pierre. Pendant quelques secondes leurs regards se croisèrent. Ce fut le salut de Pierre. Dans ce regard, en dehors de toutes les conditions de la guerre et de jugement, un rapport humain s’établissait entre ces deux hommes. Tous deux, à ce moment, sentirent vaguement, involontairement, quantité de choses : ils comprirent que tous deux étaient des enfants de l’humanité, qu’ils étaient frères.

Pour Davoust, avant qu’il n’eût levé la tête de ses papiers où toutes les œuvres et les vies humaines étaient classées par numéros, Pierre n’était qu’un dossier quelconque et, sans charger sa conscience, il le faisait fusiller ; mais maintenant il voyait en lui un homme. Il resta pensif un moment.

Comment me prouverez-vous la vérité de ce que vous me dites ? reprit Davoust froidement.

Pierre se rappela Ramballe, il nomma son régiment, son nom et la rue où était la maison.

Vous n’êtes pas ce que vous dites, fit de nouveau Davoust.

Pierre, d’une voix tremblante et entrecoupée, se mit à citer les preuves de la véracité de ce qu’il avançait. Mais, à ce moment un aide de camp entra et dit quelque chose à Davoust. Celui-ci parut s’épanouir à la nouvelle que lui communiquait l’aide de camp et se mit à boutonner son uniforme. Il paraissait avoir oublié Pierre.

Quand l’aide de camp lui rappela son prisonnier, il fronça les sourcils, hocha la tête du côté de Pierre et ordonna de l’emmener. Mais où allait-on l’emmener, Pierre ne le savait pas : de retour aux baraques ou au lieu de l’exécution que ses compagnons, en traversant le champ Dévitché, lui avaient montré. Il tourna la tête et vit que l’aide de camp demandait quelque chose.

Oui, sans doute, dit Davoust.

Mais quel sens avaient ces mots. Pierre l’ignorait.

Il ne se rappela pas comment il avait marché, où et combien de temps. Dans l’état d’abrutissement complet où il se trouvait il ne voyait rien autour de lui : il remuait les pieds comme les autres, et il s’arrêta quand tous s’arrêtèrent.

Une pensée ne le quittait pas : qui, qui donc le condamnait à mort ? Ce n’étaient pas ces gens qui l’avaient interrogé ; dans la commission pas un seul évidemment ne pouvait ni ne voulait le faire. Ce n’était pas Davoust qui l’avait regardé si humainement.

Encore un moment et Davoust eût compris qu’ils agissaient mal, seule l’entrée de l’aide de camp l’en avait empêché. Cet aide de camp non plus, évidemment, ne désirait rien de mauvais. C’est vrai qu’il pouvait ne pas entrer. Qui donc, qui enfin, le tuait, le privait de la vie avec tous ses souvenirs, ses aspirations, ses espoirs, ses pensées ? Qui faisait cela ? Et Pierre sentait que ce n’était personne.

C’était l’état de choses.

Un ordre quelconque le tuait, le privait de la vie, l’anéantissait.