Guerre et Paix (trad. Bienstock)/XII/12

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 11p. 324-333).


XII

Après le supplice on sépara Pierre des autres accusés et on le laissa seul dans une chapelle salie et pillée.

Vers le soir, le sous-officier de service et deux soldats entrèrent dans la chapelle et informèrent Pierre qu’il était gracié et serait placé désormais dans les baraques des prisonniers militaires. Pierre, sans comprendre ce qu’on lui disait, se leva et suivit les soldats. On l’emmena près des baraques construites en haut du champ avec des poutres brûlées et on le fit entrer dans l’une d’elles.

Dans l’obscurité, une vingtaine de gens entouraient Pierre. Il les regardait sans se rendre compte qui ils étaient, pourquoi ils étaient là et ce qu’ils voulaient de lui. Il écoutait les paroles qu’on lui disait mais n’en tirait aucune conclusion, aucune explication ; il ne comprenait pas leur importance. Il répondit aux questions qu’on lui adressa sans savoir qui les lui posait et comment ses réponses étaient interprétées. Il regardait les visages et les figures et tous lui semblaient également insensés.

Depuis que Pierre avait vu l’horrible massacre commis par des hommes, malgré eux, il éprouvait une sensation particulière : il lui semblait qu’on avait brisé en lui le ressort duquel dépendait toute sa vie et que tout, maintenant, n’était que poussière.

Sans qu’il s’en rendît compte, en lui s’anéantissait la foi dans le bien-être du monde, en l’âme humaine, en Dieu. Auparavant aussi Pierre avait ressenti cela, mais jamais si vivement que maintenant.

Auparavant, quand un pareil doute lui venait, la source de ce doute était sa propre faute, et alors, Pierre sentait au fond de son âme que le moyen de se délivrer du désespoir et du doute était en lui-même.

Mais maintenant il n’avait pas conscience d’être cause que le monde tombât devant ses yeux, ne laissant que des ruines. Il sentait qu’il n’était pas en son pouvoir de recouvrer la foi en la vie.

Autour de lui, dans l’obscurité, se trouvaient des gens quelconques. Probablement qu’en lui quelque chose les amusait beaucoup. On lui adressait la parole, ensuite on l’emmena quelque part, enfin il se trouva dans le coin de la baraque avec des gens quelconques qui s’interpellaient de tous côtés en riant.

— Et voilà, mes enfants… ce prince lui-même qui… (le mot était prononcé avec un accent particulier), disait une voix, à l’autre coin de la baraque. Pierre assis, silencieux et immobile, sur de la paille, près du mur, tantôt ouvrait les yeux, tantôt les fermait.

Mais dès qu’il fermait les yeux, il voyait devant lui le même visage terrible de l’ouvrier et les visages encore plus terribles de ses assassins involontaires.

Et de nouveau il ouvrait les yeux et regardait au hasard dans l’obscurité. À côté de lui était assis, recourbé, un homme de petite taille dont Pierre remarqua d’abord la présence par la forte odeur de sueur qui se dégageait de lui à chacun de ses mouvements. Cet homme, dans l’obscurité, faisait quelque chose à ses jambes, et, bien que Pierre ne vit pas son visage, il sentait que cet homme le regardait sans cesse. En fixant ses regards dans l’obscurité, Pierre comprit que l’homme se déchaussait et la façon dont il le faisait intéressa Pierre.

Ayant délié des cordes qui ficelaient une de ses jambes, il les roula soigneusement et aussitôt se mit à l’autre jambe en jetant des regards sur Pierre. Pendant qu’une main suspendait la corde déjà roulée, l’autre déliait déjà la jambe.

Soigneusement et avec des mouvements réguliers, l’homme se déchaussa, plaça sa chaussure sur des clous de bois, au-dessus de sa tête, puis il prit un couteau, coupa quelque chose, referma le couteau, le plaça sous sa tête et s’installa plus commodément ; tenant ses deux genoux à brassée il fixa les yeux sur Pierre.

Pierre sentait quelque chose d’agréable, de consolant, de rond, dans les mouvements réguliers, dans ce petit coin bien arrangé, même dans l’odeur de cet homme qui ne le quittait pas des yeux.

— Avez-vous vu beaucoup de misères, monsieur, hein ? dit tout à coup le petit homme.

Une expression si caressante, si simple, était dans la voix chantante de l’homme que Pierre voulut répondre ; mais ses lèvres tremblaient et il sentit des larmes. Immédiatement, sans donner à Pierre le temps de montrer sa gêne, le petit homme se mit à parler de la même voix agréable.

— Hé ! petit faucon, ne t’ennuie pas ! dit-il de cette voix tendre, caressante, chantante, dont parlent les vieilles femmes russes. Ne t’ennuie pas, mon ami, le chagrin dure une heure et la vie un siècle ! C’est comme ça, mon cher. Et nous vivons ici, grâce à Dieu, sans misère. Ce sont des hommes eux aussi. Il y en a de bons, il y en a de mauvais. Et d’un mouvement élastique il se leva en toussotant et alla quelque part.

— La voilà, camarade. Hé ! canaille ! tu es revenue ! disait à l’autre bout de la baraque la même voix tendre que Pierre entendit. Elle est revenue, elle s’est rappelée ! Eh bien, assez, assez !

Et le soldat, en repoussant un petit chien qui tournait autour de lui, se mit à sa place et s’assit. Il avait dans ses mains un objet entouré d’un torchon.

— Voilà, monsieur, mangez, dit-il, reprenant de nouveau son ton respectueux et donnant à Pierre quelques pommes de terre bouillies. Les pommes sont excellentes.

Pierre n’avait pas mangé de la journée et l’odeur des pommes lui parut extraordinairement agréable. Il remercia le soldat et se mit à manger.

— Pourquoi manges-tu comme ça ? fit le soldat en souriant. Il prit une pomme : — Fais comme ça.

Il sortit de nouveau son couteau, dans sa main coupa la pomme en deux parties égales, y jeta du sel de son torchon et l’offrit à Pierre.

— D’excellentes pommes de terre, répéta-t-il. Mange comme ça.

Il semblait à Pierre n’avoir jamais mangé plat meilleur.

— Non, pour moi, ça m’est égal, dit Pierre, mais pourquoi ont-ils fusillé ces malheureux ? Le dernier n’avait pas vingt ans !

— Ts… ts… ts… fit le petit homme. Combien de péchés ! combien de péchés !… ajouta-t-il rapidement, et comme si les paroles étaient toujours prêtes dans sa bouche et partaient au hasard, il continua :

— Pourquoi donc, monsieur, êtes-vous resté à Moscou ?

— Je ne pensais pas qu’ils viendraient si vite. Je suis resté par hasard, répondit Pierre.

— Mais, petit père, comment t’ont-ils pris dans ta propre maison ?

— Non, j’étais allé voir l’incendie et ils m’ont arrêté et jugé comme incendiaire.

— Où il y a le jugement, il y a l’injustice ! ajouta le petit homme.

— Et toi, es-tu ici depuis longtemps ? demanda Pierre en mâchant la dernière bouchée.

— Non ! Dimanche dernier on m’a pris à l’hôpital.

— Es-tu soldat ?

— Nous étions soldats du régiment d’Apchéron ; j’ai failli mourir de la fièvre. On ne nous a rien dit. Nous étions une vingtaine d’hommes là-bas. Nous n’avons même pas pensé…

— Eh bien, est-ce que tu t’ennuies ici ? demanda Pierre.

— Comment ne pas s’ennuyer, petit père ? On m’appelle Platon, mon nom est Karataïev, ajouta-t-il, évidemment pour faciliter son rapprochement de Pierre. Au service on m’appelle le Petit Faucon. Comment ne pas s’ennuyer, petit père ! Moscou c’est la mère de toutes les villes. Comment n’être pas triste en voyant cela ! Mais le ver mange le chou et lui-même meurt avant. Les vieux disent comme ça, ajouta-t-il rapidement.

— Comment, comment as-tu dit ? demanda Pierre.

— Moi ! je dis que ce n’est pas par notre raison, mais par la volonté de Dieu, dit-il pensant répéter exactement ce qu’il avait dit auparavant.

Et aussitôt il continua :

— Mais, monsieur, vous avez aussi des domaines ? Et la maison ? Alors c’est tout plein ! Et votre épouse ? Et vos vieux parents vivent encore ? demandait-il. — Pierre ne voyait pas dans l’obscurité, mais il sentait que les lèvres du soldat se plissaient dans un sourire tendre pendant qu’il l’interrogeait. Il parut attendri d’apprendre que Pierre n’avait plus de parents, surtout plus de mère.

— La femme c’est pour le conseil, la belle-mère pour le salut, mais il n’y a rien de plus cher que la mère ! dit-il. Eh bien, avez-vous des enfants ? interrogea-t-il encore.

La réponse négative de Pierre l’attrista de nouveau. Il se hâta d’ajouter : Bah, vous êtes encore jeune, grâce à Dieu vous en aurez, seulement il faut vivre en bon accord.

— Ah ! maintenant, tout m’est égal ! dit Pierre malgré lui.

— Eh, mon cher ! Personne ne peut renoncer à la besace et à la prison, objecta Platon.

Il s’assit plus commodément, toussota, se préparant évidemment à un long récit :

— C’est comme ça, mon cher ami. J’ai vécu aussi à la maison, le domaine de notre seigneur était riche : il y avait beaucoup de terres, les paysans vivaient bien et notre maison, grâce à Dieu, était prospère. Mon père allait faucher accompagné de ses six enfants. On vivait bien. Nous étions de vrais paysans. Mais il est arrivé…

Et Platon Karataïev raconta une longue histoire : Il était allé dans la forêt voisine chercher du bois, un garde l’avait attrapé, il avait été fouetté, jugé enrôlé.

— Quoi, mon cher, fit-il d’une voix changée par un sourire, on a cru que c’était un malheur et c’était un bonheur ! Sans ce péché c’était le tour de mon frère d’être enrôlé, et mon frère cadet avait cinq enfants, moi je n’avais que ma femme. Il y avait eu une fille, mais Dieu l’avait prise avant le service. Je pars en congé et, sais-tu, je regarde : ils vivent mieux qu’auparavant, l’étable est pleine de bétail, les femmes sont à la maison, les deux frères gagnent leur pain au dehors, seul le cadet Mikhaïlo est à la maison. Et le père dit : « Pour moi, tous mes enfants sont égaux. Qu’on me morde n’importe quel doigt, je sens le mal partout, et si on n’avait pas pris Platon, Mikhaïlo aurait dû partir. » Il nous a appelés tous, nous a placés devant l’icone : « Mikhaïlo, dit-il, viens ici, salue-le bas, et toi, femme, salue aussi, les petits enfants, saluez. Avez-vous compris, enfants ? » C’est comme ça, mon cher ami. Le destin cherche sa tête et nous jugeons toujours : ceci n’est pas bien, ceci est mal. Notre bonheur, mon ami, c’est comme l’eau dans le filet du pêcheur : on tire, c’est gonflé ; on soulève, il n’y a rien. Ce n’est pas autre chose.

Et Platon s’arrangea sur la paille.

Après un moment de silence, il se leva.

— Eh bien ! Je pense que tu veux dormir ?

Et il se mit à se signer rapidement et à marmotter :

— Dieu Jésus-Christ, saint Nicolas, Frôle et Laurent. Dieu Jésus-Christ, saint Nicolas, Frôle et Laurent. Dieu Jésus-Christ, pardonne-nous et sauve-nous ! finit-il.

Il salua très bas, se leva, soupira et s’assit sur la paille. « Voilà, comme ça, Dieu, aide-moi à dormir comme une pierre et me lever comme du pain ! » prononça-t-il en se couchant et se couvrant du manteau.

— Quelle prière as-tu dite ? demanda Pierre.

— Quoi ? fit Platon (il s’endormait). Ce que j’ai dit ? J’ai prié Dieu. Et toi, est-ce que tu ne pries pas ?

— Non, je prie aussi, mais que veut dire : Frôle et Laurent ?

— Comment donc ! reprit vivement Platon, ce sont les patrons des chevaux. Il faut aussi avoir pitié de l’animal. Ah ! la canaille ! elle s’est retournée. Elle est fatiguée, nom d’un chien ! dit-il en tâtant le chien auprès de ses jambes, puis, se retournant, il s’endormit aussitôt.

Au dehors s’entendaient quelque part des cris, des pleurs et, à travers le trou de la baraque, on voyait du feu, mais dans la baraque tout était silencieux et obscur. De longtemps Pierre ne s’endormit pas. Les yeux ouverts, il était couché dans l’obscurité, il entendait le ronflement de Platon couché près de lui et il sentait que le monde détruit auparavant se dressait maintenant en son âme avec une beauté nouvelle, sur des bases nouvelles, inébranlables.